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L’histoire de Dieu dans la Bible

P. Henri Cazelles

Pierre Cazaux a publié un livre intitulé « Chercheurs de Dieu ». Il semble avoir toujours son actualité puisque Jean-Paul II a repris l’expression en s’adressant aux jeunes réunis à Paris. Dieu ne tombe pas sous le sens, mais Qui ou quoi chercher ? Il a fallu que J.N. Bezançon rappelle que « Dieu n’est pas bizarre ». Plus que la foi en Dieu, c’est le terme même de Dieu qui paraît le plus énigmatique pour notre monde ; aussi, avec quelle facilité se dit-on athée ! C’est l’indice que, dans cette recherche, il y a des impasses.

L’image qui paraît à la fois la plus courante et la plus contestée, c’est celle du « Dieu qui punit ». « Qu’est-ce que j’ai fait à Dieu pour que cela m’arrive ? » A quoi l’on répond avec l’Écriture que « Dieu est amour » ; mais cet amour est-il vraiment efficace pour ceux qu’il aime ? Pour d’autres, Dieu reste le grand horloger de Voltaire : l’univers marche comme une horloge bien réglée selon les découvertes de la science. A quoi l’on objecte que l’horloge ne marche pas si bien et qu’il y a beaucoup de mal dans le monde... Aussi, certains rient quand on admet un Dieu bon et tout-puissant qui paraît incapable d’empêcher ce mal.

D’où une recherche de Dieu en dehors de l’univers. Pour sauvegarder une certaine dimension de l’esprit humain, on parlera de « transcendance » ou encore non seulement de « Dieu autre », mais « Tout-autre » ; soit dit en passant, cela est peu biblique car, selon la Bible, l’homme est à l’image et à la ressemblance de Dieu. Du Dieu « Tout autre », on passe insensiblement au Dieu inconnaissable. A quoi bon chercher ? Séparé de l’univers, Dieu n’est qu’une idée, utile certes en morale, mais la morale n’a pas bonne presse. Relégué dans le domaine des concepts, l’idée de Dieu paraît à une certaine intelligentsia une création du cerveau humain. Dans une revue que l’on croit sérieuse, on lit que « Dieu est né à Babylone ». Dans les époques de grandes mutations culturelles comme la notre, où les notions usuelles sont perturbées, on n’hésitera pas à dire avec Nietzsche que « Dieu est mort ».

L’homme dans l’univers

Mais l’univers continue et les générations s’y succèdent. L’homme vivant cherche comment faire sa vie dans un « environnement » d’êtres vivants ou non, milieu où il est incorporé et qui lui est soit favorable, soit hostile. L’expérience lui apprend vite que cet environnement n’obéit ni à ses désirs, ni à ses pensées, même s’il a une certaine maîtrise sur des objets et des êtres de son entourage. Le Dieu qui l’intéressera, c’est un être capable de l’aider au milieu des êtres visibles ou invisibles qui l’enserrent de partout, hors de son corps comme dans son corps. Comment agir ou ne pas agir dans cet univers ou se déploient des puissances et des énergies souvent bien imprévues ? Faut-il chercher ou ne pas chercher ? N’y aurait-il qu’impasses ?

Faisons le point en cette fin du XXe siècle. Quel univers me présentent l’école et l’université ? « Première surprise, nous dit H. Reeves, l’univers n’est pas statique ; il est en évolution ». Tout y est croissance ou décroissance. S’il cherche Dieu, l’homme, lui aussi, ne pourra chercher un Dieu statique. S’il arrive à certains idéalistes de dire que « l’homme créa l’univers », cet univers est une vue de l’esprit, un beau « cosmos », bien peu semblable à l’univers concret où se débattent les humains. Le Dieu à chercher sera cherché par des hommes en devenir dans un univers en devenir.

Ce devenir dans l’homme se fait par un comportement intelligent qui devient de plus en plus conscient de ce qu’il peut et doit faire dans ses contacts avec d’autres êtres. Il n’est qu’une énergie au milieu d’autres énergies. Son « énergie spirituelle », pour parler comme Bergson, ne s’exerce qu’en synergie avec d’autres énergies en son corps ou en dehors de son corps. Dans son corps, car son intelligence ne s’exerce que grâce aux énergies d’atomes et de molécules, devenues molécules de chimie organique, combinées en système osseux, sanguins, nerveux, cérébraux. En regardant un champion ou une star, on peut être saisi par la stature ou les formes, mais le chercheur du Dieu de l’univers sait y découvrir ce que mettra à nu le scalpel du chirurgien. Il est bon qu’en agissant intelligemment, l’homme prenne de plus en plus conscience que cette action se réalise sur un fond d’énergies accumulées depuis des milliards d’années pour aboutir, il y a entre cent mille et un million d’années, à une nature humaine. Il en est le dépositaire, mais seulement en utilisant les premières assises de l’univers que scrutent les hommes de science au-delà même des atomes, grâce à l’outil mathématique qui est un des aspects de l’activité intelligente. Cette activité, quel que soit l’outil employé, part de l’observation sensible, celle de l’œil, de l’oreille ou du toucher, et elle y revient pour vérification. De même que l’homme tout court verra bien si ses cogitations l’aident à vivre et à survivre dans cet univers.

C’est qu’en dehors de son corps, il a affaire à d’autres êtres et d’autres énergies avec lesquelles il est en symbiose : plantes, animaux..., et ses congénères. Sa propre activité éclot et se développe en symbiose avec ses parents dans une famille, avec des groupes et des sociétés qui ont aussi leur activité et leur énergie.

Ce terme d’énergie apparaît un maître-mot dans notre culture. Il était utilisé en théologie orthodoxe pour l’action des personnes divines dans l’univers. Il est offert comme une clé de la recherche individuelle dans un groupe peu orthodoxe comme le New Age. Il domine la science : énergie du vide, énergie électrique, énergie magnétique, énergie faible, énergie gravitationnelle. La science cherche l’unification de ces énergies. Avec Biot, Ampère et Maxwell, énergie électrique et énergie magnétique se dévoilent comme une seule énergie électromagnétique. Celle-ci s’unifie à l’énergie d’interaction faible (qui concerne les électrons à une haute température). On n’est pas loin de montrer qu’à une température plus haute, cette énergie n’est qu’une avec l’interaction forte, celle qui soude les éléments protons-neutrons du noyau de l’atome. Enfin, on étudie la possibilité d’une totale unification dans une énergie thermique vertigineuse, à la température de Planck de 10° suivis de 32 zéros...

Cette recherche scientifique sur les énergies cosmiques et leur unification est nécessaire si l’on veut connaître la condition humaine dans l’univers. Elle montre à la fois la puissance de l’énergie intellectuelle de l’homme qui lui fait acquérir une maîtrise technique efficace sur son environnement . Mais elle dévoile aussi la faiblesse de cette énergie humaine. Elle n’apparaît que tardivement dans l’histoire de l’univers, à la suite d’un refroidissement progressif qui peut se poursuivre et entraîner la fin de l’espèce humaine. D’autre part, ce n’est pas l’énergie individuelle qui a cette maîtrise, mais l’homme dans une société organisée où l’individu n’est qu’un élément dans un Etat dont les capacités énergétiques sont incomparablement plus puissantes, capables aussi bien d’écraser l’individu que de le servir. D’où une autre recherche qu’ont reconnue des hommes de science comme Oppenheimer, inventeur de la bombe atomique, mais qui relève d’autres disciplines, philosophiques, voire religieuses. Y a-t-il place pour une recherche sur l’énergie divine ?

Recherches sur l’homme et ses sociétés

La recherche philosophique se fait sur plusieurs fronts. Pour notre propos, la métaphysique et la sociologie sont premières. Par la métaphysique, on étudie le fonctionnement de la pensée humaine, cette petite énergie qui discerne dans les phénomènes sensibles les énergies invisibles qui forment et transforment l’univers. Elle dégage le réel des apparences ; d’où les réussites techniques et scientifiques. Mais le chercheur de Dieu s’interroge sur le « hasard » dont parlent certains hommes de science, ce hasard qui produit cet univers intelligible exploré par des hommes intelligents, eux-mêmes produits du devenir. Quel est l’être de cet univers qui est un par les interactions entre les êtres divers qui le composent et qui a sa permanence à travers tous les changements ? « La recherche de l’absolu » se propose à la conscience de l’homme pensant. Elle échoue quand elle se fait par les outils que sont la chimie médiévale, la physique, et même les mathématiques ; elles nous font connaître les ondes qui conditionnent les couleurs, mais non les couleurs elles-mêmes. Les philosophies ont trouvé cet absolu par les voies les plus variées. Pour les uns, c’est l’énergie cosmique, et la pensée humaine n’est qu’un épiphénomène. Pour Platon, Dieu est le Bien absolu. Pour Aristote, c’est la « pensée de la pensée », énergie qui meut tout ce qui désire, étant lui-même désiré : ôs erômenon. Pour Blondel, l’univers est « une pensée qui ne se pense pas suspendue à une pensée qui se pense ». C’est aussi dans l’intime de l’homme que les Upanishads cherchent l’absolu de l’univers ; cependant, ce brahman, le « Soi » subconscient qu’est l’atmân, on ne l’atteint pas par une pensée dialectique, mais « par intuition, en s’abîmant en lui dans une communion mystique » (Grousset, Philosophies indiennes, I,9). Le Bouddhisme délivre par la Vacuité du mauvais devenir des phénomènes. En Chine, le sage recherche avec Lao-Tseu le Tao immatériel qui renferme la substance de tout ce qui est, ou avec Confucius, le Chou, moins métaphysique que principe de morale sociale. D’autres philosophies admettent que le principe de l’énergie cosmique est un Dieu personnel et intelligent. Beaucoup de sociétés primitives font place à un Dieu suprême lointain, mais bon et juste, à côté de divinités plus proches. Il ne s’agit pas ici de faire une revue de toutes les métaphysiques, mais d’enregistrer cette tendance générale de la conscience humaine qui entraîne une éthique, comme le voyait Confucius.

Cette recherche du principe moteur de l’univers ne doit pas en effet laisser oublier que le chercheur de Dieu situe son action dans cette activité générale de l’univers. Son action peut dominer même des animaux plus robustes que lui. Il ne domine qu’exceptionnellement, et pour un temps, la société humaine où il naît et grandit. L’enfant peut-il chercher Dieu tant qu’il dépend entièrement de sa famille ? L’adulte peut-il chercher Dieu dans les sociétés primitives où la cohésion du groupe est nécessaire pour survivre ? Les données de l’environnement, « le cru et le cuit », sanctionnées par des rites, signifieront à l’individu l’impératif de la vie sociale au nom d’une puissance personnelle ou non.

Cependant, celui qui a des responsabilités, en particulier le chef de clan, ou le patriarche responsable de la vie de ce groupe, est contraint de s’interroger sur la validité des coutumes et rites qui font la vie de ce clan quand il doit s’affronter à d’autres groupements humains de l’univers. Va-t-il se replier sur sa tradition, ou s’ouvrir à une nouvelle dimension ? Ne doit-il pas élargir ou changer la notion qu’il se fait avec son groupe du dieu, totem ou fétiche qui représentait jusqu’alors la puissance protectrice de la grande famille ou du clan. S’il refuse l’ouverture, son groupe, tels les Fuégiens ou les Pygmées, sera refoulé et deviendra un organe témoin d’une culture dépassée par le développement de l’univers. Cette possibilité de s’ouvrir ou de ne pas s’ouvrir est à l’origine de la notion de faute. Cette faute peut n’être qu’une négligence fautive de la recherche de l’énergie divine dans un univers dynamique. Elle suffit pour que l’homme ne soit plus à sa place dans ce dynamisme. Si cette énergie est celle d’un Dieu, celui-ci peut gratuitement la redonner à l’homme fautif.

Mais la question peut aussi se poser à l’individu membre du groupe. Intelligent, il peut critiquer la décision du chef. Sa conscience peut lui faire rechercher un dieu dont il ne trouvait pas les attributs dans l’impératif de son clan exprimé par le chef. De ce fait, il pourra être exclu et mourir seul, mais il pourra aussi, par son intelligence et son énergie, fonder un nouveau clan ou un nouveau groupe au nom d’un autre dieu ou d’une autre énergie vitale.

C’est encore le fruit de la recherche d’un dieu de vie dans l’univers. Soumis dans son corps à l’attrait ou à la répulsion de forces psycho-somatiques ou sociales, l’homme de chair fait confiance à telle ou telle de ces forces, acte de confiance qui peut devenir acte de foi où le dieu personnel de la conscience a aussi son mot à dire à celui qui cherche Dieu ou néglige cette recherche.

Recherche de Dieu et civilisations

Le développement des échanges et des conflits de groupe à groupe va faire apparaître la cité, donc une civilisation. Les cités doivent s’organiser avec une administration civile et militaire, exigeant des comptes et des listes qui entraînent l’apparition de l’écriture. Trois grandes civilisations se manifestent sur cette terre : l’Amérique pré-colombienne, le Chine et le Proche-Orient. Ce dernier est le plus ancien et pour lequel nous disposons maintenant d’une large documentation. Lui-même a trois pôles : la Mésopotamie et ses cités commerçantes, l’Égypte et ses nomes que Menès va unifier, et l’Égée de Minos.

La plus ancienne, mais de peu, est la Mésopotamie. C’est aussi la plus complexe avec sa symbiose Sumer et Akkad. Tout en étant encore appelé « père », le chef devient un « vicaire » du dieu de la cité, ou un roi « fils de ce dieu ». S’il gouverne, s’il combat ou s’il réforme, c’est au nom de ce dieu. Le pouvoir dont il dispose vient de ce dieu pour la prospérité du pays et l’équité entre les citoyens, du moins en théorie, comme on le lit dans le prologue du code d’Hammourabi.

Le roi a ses faiblesses plus encore que le patriarche. Il organise l’administration, mais il dépend de cet entourage ; les faiblesses de l’homme de chair dont nous parlions pèsent sur lui comme sur ses subordonnés. Il dispose de pouvoirs dont ne disposait pas le patriarche ; ces pouvoirs lui permettent d’imposer la paix et l’équité au profit de ses sujets ou des citoyens. Or ceux-ci sont intelligents et libres de juger que ses décisions ne sont pas justes mais commandées par l’ambition personnelle ou la pression de son entourage. Ont-ils raison ? Eux qui ne disposent pas des moyens d’informations dont dispose le chef devant les menaces qui visent le groupe ? Vis-à-vis de ses enfants, le père était révéré comme celui qui avait donné la vie à ces enfants, et les avait fait grandir dans cette vie ; il pouvait demander obéissance au nom de son dieu. Le roi demandera obéissance à ses sujets au nom du dieu de la cité qui descend vers elle sur des « tours de Babel ». Ce dieu devient le dieu de l’ancêtre de la dynastie. La royauté est dynastique. Le dieu dynastique assurera la victoire et la prospérité à son peuple en donnant au roi force et sagesse. La royauté sera sacrale. Marduk donnera la victoire à Babylone, comme Assur à l’Assyrie et Amon aux dynasties thébaines. On portera au temple du dieu vainqueur les statues des dieux vaincus.

La royauté est universelle en droit. Les adversaires du pharaon sont des rebelles, et le roi mésopotamien est « roi des quatre régions », les quatre points cardinaux. Les défaites du roi font problème, ainsi que la succession des dynasties. La dynastie a-t-elle été infidèle à son dieu et au culte de son temple ? C’est le problème de ce qu’on appelle la « liste royale sumérienne ». Le pharaon « hérétique » Aménophis IV a-t-il été infidèle à Thèbes et à Amon ? Ce n’est pas la divinité qui est responsable, mais le roi ou la dynastie. Malgré les défaites, le babylonien continuera à célébrer par des hymnes sa foi en Marduk, Amon de Thèbes recouvrera ses droits et l’obéissance de l’Égyptien. C’est quand la nation est anéantie et perd son identité que le culte de son dieu disparaîtra, même si son nom reste invoqué en incantations et magie. Ce n’est plus chercher le dieu qui mène l’univers.

L’expérience religieuse d’Israël

Dans la seconde moitié du deuxième millénaire, le dynamisme des grands empires et de leur culture s’affaiblit. De petites principautés émergent en Syrie-Palestine, araméennes dans le nord, phénicienne, philistine, édomite, ammonite et israëlite dans le sud. Mais elles se constituent sur le modèle des grandes administrations qui les ont précédées. Elles demandent même obédience des citoyens devant le dieu national et le roi qui parle en son nom. Nous sommes particulièrement bien informés par les archives de la ville commerçante d’Ugarit, en Syrie, détruite par les « peuples de la mer » (dont les Philistins) au début du XIIIe siècle. Le roi est « fils du dieu El ». Sa maladie fait problème, comme la naissance de son premier-né. Ce fils se révoltera, et c’est la dernière de ses filles qui en aura les droits.

Israël apparaît dans l’histoire comme un clan sur la stèle victoire du Pharaon Ménephta vers 1210. Après s’être uni sous des formes diverses à d’autres clans au sanctuaire de Sichem au nom du dieu El, il s’érige en monarchie aux XIe-Xe siècles, à l’imitation des autres nations (1 S 8,5.20). Elle sera donc sacrale. Le roi est un élu de Dieu. Il a une « sagesse divine » (1 R 3,28 ; cf. 2 S 14,17.20) comme le phénicien Azitawadda ou l’araméen Panammu. Il reçoit à son onction une force divine, la ruah (espace vital, souffle ou esprit) pour gouverner et sauver son peuple. Il organise le culte, dispose du clergé, prie pour le peuple et lui donne des ordres qui sont des oracles (Pr 16,10) au nom du Dieu de Jacob (2 S 23,1-3). Ce Dieu s’appelle Yahweh et son culte vient du désert, au sud ou sud-est (Seth, Sinaï, Horeb, Teman, Edom, Séïr, Madian).

Mais les circonstances politiques qui entourent la naissance de cette monarchie obligent ceux qui cherchent Dieu en Israël à se poser des questions. L’élu de Yahweh auquel il faut obéir pour vivre au milieu des menaces climatiques ou guerrières est-il un Gédéon du clan de Manassé (Jd 7,18), un Saül de Benjamin (1 S 9-10), un Jéroboam d’Éphraïm, un Baesha d’Issakar ou un David de Juda ? Est-ce un premier-né ou un cadet comme Salomon ?

La plus ancienne réponse qui, finalement, fera autorité dans la Bible est donnée par l’ensemble des textes du Pentateuque qu’on appelle yahvistes. Yahweh est juge plus qu’il n’est juste. Comme les potentats orientaux, il décrète souverainement le sort d’Adam, de l’humanité au Déluge et des babyloniens constructeurs de la tour. Il veut même faire mourir Moïse au désert (Ex 4,24-26).

Cette histoire yahviste suppose l’institution royale (Nb 24,7.17) et proclame paradoxalement que c’est en Juda qu’on trouve la dynastie élue et celui auquel revient l’obéissance des peuples (Gn 49,10), et non en ses aînés. Elle insiste sur l’élection du cadet contre les premiers-nés et ne cache rien du rôle des mères dans le choix de l’élu.

Elle n’en relativise pas moins cette élection monarchique. Ceux qui cherchent Dieu en Israël connaissent les faiblesses de David vieillissant, et les fautes de Salomon vis-à-vis du culte de Yahweh. Le roi n’est l’élu de Dieu que comme dépositaire des promesses faites, non au fondateur de la dynastie, mais à Abraham, père d’Ismaël avant de l’être d’Isaac et Jacob. Cette histoire du salut incorpore le plus ancien code de la Tôrah, le code liturgique d’Ex 34,12-27, donné par El-Qannah à Moïse au Sinaï. Il est probable que le chercheur de Dieu qui a repris les anciennes traditions, au-delà même des tribus de Jacob, appartenait au Temple de Jérusalem, proche de la cour et connaissant ses faiblesses. Peut-être cette histoire a-t-elle été rédigée en deux temps : par Abiathar, prêtre de David éliminé par Salomon, puis par un fils de Sadoq, « la maison sacerdotale fidèle » de 1 S 3,35.

Dans ce carrefour de civilisations qu’était le Proche Orient du premier millénaire, une nouvelle approche de Dieu s’offrait aux humbles par la foi. Les membres des clans continueront à invoquer l’Esprit des ancêtres, les sujets des rois leurs dieux dynastiques. Ici, le dieu dynastique se propose autrement que par l’autorité royale, car l’Alliance par Moïse intervient dans les institutions qui font l’identité d’Israël. C’est en Israël que le Dieu de la personne va se révéler comme le Dieu de l’univers, plus puissant que les puissances cosmiques ou politiques.

Le rejet de la dynastie judéenne par dix ou onze tribus, puis les désastres des guerres araméennes, discréditèrent l’institution royale aux yeux des chercheurs de Dieu. Ils s’adressèrent à l’institution prophétique comme héritière de la Parole de YHWH. Révélée à Moïse ‘superprophète’ avant la monarchie et la sédentarisation. C’est Moïse qui avait reçu la ruah royale, et celle-ci avait été communiquée à des juges (Nb 11,24s ; cf. Ex 18,13-26). Fixées par écrit, ces « dix Paroles » et ces « coutumes » étaient déposées dans des sanctuaires comme Dan, desservi par des descendants de Moïse (Jg 18,30), et Jérusalem. Abraham, passé à Sichem, Béthel et Béershévah, avait été ‘prophète’ (Gn 20,7) ; sa foi en YHWH lui avait valu justice (Gn 15,6). Le dynamisme de l’univers et des civilisations débouchait en cette terre d’Israël, dans une société où la recherche du Dieu capable de « sauver » ne passait plus par le pouvoir politique. Mais il y avait d’autres sanctuaires, plus influencés par le culte de Baal, et d’autres prophètes, infidèles à la vraie Parole. De hautes personnalités comme Osée, considérées par leurs disciples comme prophètes, rappelaient les directives divines (Os 12,14 ; 4,1ss). Elles ne furent pas écoutées, et ce fut la fin du royaume d’Israël (722 av. JC).

Les fidèles du royaume du Nord se regroupèrent autour d’Ézéchias, successeur de David, et du Temple, bâti par le fils de David. Le Deutéronome fut un appel aux « sages », conseillers du roi responsable des destinées du pays, et rappel des paroles de Moïse. Les Sages sont des gens réfléchis, marqués par la culture internationale ambiante, où l’on discernait l’unité du divin dans la multiplicité des dieux, tant en Égypte qu’en Mésopotamie. Les Deutéronomistes sont monothéistes. pour eux, Dieu est au ciel, sans forme (Dt 4,15) : « A YHWH, notre Dieu, ce qui est caché » (29,28). Chez eux, il y a une via negativa pour chercher le Dieu de l’univers ; elle n’est pas sans analogie avec les grandes mystiques orientales. Vu les divergences entre les options politiques, ces sages insisteront sur la rétribution personnelle de chacun devant le Dieu national.

Il y eut aussi une via positiva par l’obéissance à la Tôrah révélée. Celle-ci n’est pas à chercher dans les cieux ou au-delà des mers. Toute proche, consignée dans un Livre, elle est « dans ta bouche et dans ton cœur » (Dt 30,11-14). Jérémie reproche aux Israëlites de ne pas se demander « où est YHWH » (Jé 2,6.8). Si Dieu a sa demeure dans les cieux, il fait demeurer son Nom, c’est-à-dire son autorité, au sanctuaire unique de Sion. Si on lui obéit, on le trouvera là, prêt à exaucer son fidèle qui peut ainsi choisir la vie et éviter la mort. Les prêtres-lévites sont les dépositaires de cette Loi ; appliquée par des juges (17,9-11), rois et prophètes lui sont soumis. Les Deutéronomistes ne renient pas les témoignages des expériences passées. Dans une grande Histoire, ils incorporent tant l’Histoire dynastique que l’Histoire prophétique.

La douloureuse expérience religieuse d’Israël n’était pas terminée. Promulgué loi d’État par le roi Josias, le Deutéronome fut abandonné par son successeur. En 587 av. J.C., c’est la ruine du Temple et de la royauté davidique. Les chercheurs de Dieu n’en vinrent pas moins le chercher sur ces ruines en chantant les Lamentations. Le développement de la Révélation, c’est-à-dire du don par le Créateur de sa lumière et de sa force à sa créature, s’est exprimé non par une spéculation humaine, mais par une réponse imprévue lors de crises qui paraissaient fatales à la foi du croyant.

Les exilés comme Ézéchiel découvrent la présence du Dieu de l’univers et d’Israël dans de nouvelles conditions. Leur recherche n’est plus fondée sur l’autorité du Nom : la Gloire de YHWH a quitté le Temple. Ézéchiel la retrouve en son peuple près des fleuves de Babylone. Le pouvoir politique a échappé au « frère » du Deutéronome, il appartient au « prince » étranger qui a des fonctions religieuses. Mais il est distinct du « prêtre » descendant de Sadoq, comme le profane l’est du sacré du Dieu Saint (Ez 44,23). Celui-ci a donné une « Loi de Sainteté » (Lv 17-26) aux règles à la fois morales et liturgiques, qui conditionnent la recherche de ce Dieu. Le Code sacerdotal admet que tous les hommes sont créés à l’image de Dieu. Par l’Alliance de Noé, il y a une bénédiction pour tous les êtres animés qui ne répandent pas le sang. Mais il y a une Alliance élective de Dieu avec Abraham et ses descendants. Le Temple sera reconstruit, et la Gloire de Dieu y reviendra après un nouvel Exode, triomphal cette fois, telle une procession. Les tribus entourent l’Arche (Nb 1-10) et retrouveront leur héritage. Rachat « gratis » (Is 52,3), acte du Dieu créateur et rédempteur.

La foi des Apôtres

Le retour ne fut pas triomphal. Par la grâce du roi perse qui adorait « le dieu du ciel » comme les Juifs, ceux-ci eurent des postes importants à la cour. Le Temple fut reconstruit et le culte traditionnel reprit. Une étonnante vitalité va se manifester qui rayonne de cette terre de Juda, témoignage du Dieu vivant dont Cyrus avait été dit « messie » (Is 45,1).

Soumis politiquement aux Empires étrangers, les Juifs, après leurs retours successifs, reconnaissent la valeur des cultures ambiantes, leur « sagesse ». Sans posséder la connaissance d’un Dieu de l’univers « tout proche » d’Israël (Dt 4,7), ces étrangers cherchaient Dieu dans leur écoles. Les sages d’Israël ne méprisaient pas ce qu’un Amenemopé d’Égypte avait dit du dieu protecteur des pauvres ; ils surent utiliser son enseignement dans leurs propres écoles (Pr 22, 17-23,14). Dans ce petit pays ouvert à toutes les influences, les « livres de sagesse » bibliques abordent les problèmes humains que se posent les jeunes, les « petits », dans une ambiance païenne. Ils peuvent être séduits par « l’étrangère ». Comment grandir en restant fidèle au culte de YHWH ? Le problème du mal est brutalement posé dans le livre de Job, mais c’est au sanctuaire que le fidèle comprend les desseins du Dieu de l’univers sur les justes et les pervers (Ps 73,15-17).

La culture hellénique elle-même cherchait Dieu par ses philosophes, et cette recherche délaissait les cultes des cités. L’appel de Dieu se faisait plus personnel et conduisait vers les religions à mystères, hors du monde. L’hellénisme s’avéra au IVe siècle av. J.C. triomphant des vénérables cultures religieuses d’Égypte et de Mésopotamie, tout en renforçant le caractère sacré du souverain pour le salut du monde. En Israël même, le Siracide lui fait bon accueil. L’hellénisme entraîne les masses et jusqu’au sacerdoce. C’est quand il s’en prend avec Antiochus IV à la Tôrah et au Temple que les fidèles en Israël iront chercher Dieu au désert.

Le roi qui s’affirmait comme « sacré », voire divin, voulut assurer l’unité de son empire par l’unité du culte au mépris de la foi locale. Le livre de Daniel (ch.7) décrit la puissance de plus en plus redoutable de ces empires, et les fidèles ne reçoivent humainement qu’une « petite aide » (Dn 11,34). Or, de même que le peuple soumis à la Tôrah avait survécu à l’exil, la dynastie asmonéenne des Maccabées l’emporta sur l’empire grec.

La volonté du Dieu de l’univers (d’autres diront : le dynamisme de la nature) maintint la valeur de sa Tôrah vis-à-vis des empires grec et romain. Cependant, le culte du Temple et son sacerdoce restèrent blessés, et c’était une partie intégrante de la Tôrah ! Pouvait-on admettre qu’un roi asmonéen soit à la fois prince et prêtre, malgré Ézéchiel et la Tôrah elle-même (Nb 27,12-23).

Unis dans la foi en la Parole de Dieu en cette Loi, les « chercheurs de Dieu » allaient se diviser sur les « voies » (halakah, odos) par lesquelles on appliquerait cette Loi. Il y eut la voie sadducéenne, l’hérodienne, la zélote, la pharisienne, l’essénienne (Qumran), celle de Dieu par Jean Baptiste (Ac 18,25s), et celle de jésus de Nazareth. par une conversion personnelle pour un salut personnel, le pharisien, l’essénien, Jean et Jésus invitaient à retrouver le Dieu des Pères. La voie de Jésus fut diffusée par les Apôtres dans l’empire romain. Ils mettaient leur foi dans ses paroles, ses actes, sa personne, et sa présence dans l’assemblée du Seigneur. Par lui, ils cherchent Dieu pour une vie, non seulement en ce monde, mais au-delà, soit par l’immortalité (Sagesse de Salomon), soit par la résurrection de la chair (Daniel).

Chercher le Dieu de l’univers dans l’Église du Christ

Entre 30 et 40 de notre ère apparaît historiquement un nouveau groupe juif, celui des Nazôréens. Formé des disciples d’un condamné par les autorités juives et romaines, il reconnaît l’autorité de ce condamné, revenu à la vie avec puissance (Ro 1,4), Messie et Seigneur (Ac 2,36). Interrogé sur son messianisme pendant son procès, il avait répondu indirectement en assumant le signe du « Fils de l’homme » de Daniel, livre récusé par les Sadducéens. Le règne éternel annoncé (Dn 7,14.27) commencerait « à partir de maintenant » (Mt 27,64 ; Lc 22,69). Cette revendication pouvait apparaître comme une contestation de la domination romaine. Le sanctuaire où le Juif venait chercher Dieu s’en trouvait menacé comme au temps d’Épiphane et de Pompée, d’autant que certains accusaient le Nazaréen de vouloir détruire le Temple ; mais le groupe resta très fidèle à la prière du Temple, et ne se montra nullement subversif vis-à-vis de l’occupant : « Rendez à César ce qui est à César ».

Jésus avait été condamné comme roi des Juifs. Le Messie, dans la liturgie en langue araméenne, était en effet « roi Messie ». Mais sa mort rendait peu crédible cette revendication politique. Les Pharisiens, qui distinguaient le « prince » et le « prêtre », et qui étaient suspects vis-à-vis des Esséniens comme « chercheurs de flatterie », n’avaient guère pris part au procès. Ils soutinrent la légitimité de la voie chrétienne vers Dieu dont ils partageaient la croyance à la résurrection. La prédication chrétienne eut un grand écho en Judée, même dans la classe sacerdotale, ce qui inquiéta le milieu des grands prêtres.

Ils s’opposèrent avec force à cette recherche de Dieu appuyée sur des références (contestées) à l’Écriture, interprétée par les paroles du Nazaréen. Les « commentaires » des Esséniens de Qumran montrent que chaque groupe interprétait les textes en fonction de sa vie actuelle et non de la vie sociale des adresses prophétiques. Lorsque la prédication d’Etienne mit plus directement en cause l’avenir du Temple (Ac 7,48s), et lorsque les colonies juives de l’Empire furent atteintes par la prédication de Paul, cette annonce du règne de Dieu accompli en Jésus Christ ‘roi’ parut mettre en danger le statut de la religion juive tel qu’il avait été libéralement défini par César et Auguste. Les autorités romaines n’étaient guère gênées par les chants des Psaumes du règne de YHWH créateur de l’univers. Elles admettaient, sauf Caligula, qu’on célèbre la suprématie du Dieu d’Israël sur les divinités païennes, même Rome et Auguste. En 52, Gallion considère les Nazôréens, appelés maintenant Chrétiens, comme un groupe juif, couvert par la législation. De leur côté, les Chrétiens parlent plus du retour du Christ que d’une recherche de Dieu par l’instauration de son règne. Le « à partir de maintenant » des logia (source Q) disparaît de la catéchèse romaine (Mc 14,62). La catéchèse très structurée de Paul sur la présence active du Seigneur « puissance de Dieu et Sagesse de Dieu » (1 Co 1,12.25) en son Église par l’Esprit, est assez estompée dans Marc et Luc pour ne retrouver sa force que dans Matthieu et sa structure antisynagogale.

Pendant une trentaine d’années, c’est par la vitalité de la communauté chrétienne et la prédication orale des apôtres, témoins de la parole et des gestes du Fondateur, que sont attirés les païens de l’Empire, de même que l’enseignement pharisien, assez proche moralement, attirait les « craignant Dieu ».

En Judée, la communauté chrétienne passait par des alternances de paix et de persécution. Il y avait des « martyrs », témoins par excellence, comme l’avaient été les martyrs juifs de la persécution d’Épiphane ; mais ils témoignaient de la vie future et non de la protection de Dieu dans la vie présente. Entre 62 (Ac 28) et 64 (incendie de Rome), les grands prêtres obtiennent par Poppée que les Chrétiens ne soient plus reconnus comme couverts par la loi romaine. Interrogés comme Chrétiens (Tacite), ils seront exclus de la Synagogue.

Les survivants se regroupent en rendant grâce à Dieu et restent fidèles à la voie du Christ, mais sans structure juridique. La situation des Chrétiens devint intenable à Jérusalem pendant le siège, ainsi que celle des Juifs comme Johanan ben Zakkaï. Celui-ci regroupe à Joppê les fidèles de la halakah pharisienne. La chute du Temple n’en entraîne pas moins un profond changement dans le culte des uns et des autres : Eucharistie, Pâque sans agneau.

Dès avant la mort de pierre et Paul, des paroles et récits d’Évangile avaient circulé entre Églises grecques. La mort des témoins comme Pierre conduisit les Églises de Rome, d’Achaïe, et probablement d’Antioche, à demander à des disciples comme Marc et Luc de fixer la catéchèse du Christ qui fondait la liturgie et la morale des communautés chrétiennes. C’était d’autant plus urgent que les divisions entre chrétiens se multipliaient, comme en témoignent les Épîtres.

Marginal par rapport à des autorités civiles et judaïques hostiles, ce groupe étrange se reconnut dans un recueil, le Nouveau Testament, dont les limites se définirent peu à peu. Était-ce suffisant pour chercher le Dieu vivant par Jésus Christ ?

Cette recherche se faisait personnellement ou par spéculations d’écoles. On eut le gnosticisme, où la recherche se fondait non seulement sur l’Ecriture ou les logia du Christ, mais aussi sur des systèmes égyptiens comme la théologie d’Hermopolis et ses couples, et sur la ‘sagesse’ grecque. Devant l’hostilité du monde, on cherche un Dieu abstrait et lointain, et non le Dieu « proche » des sacrements et de la Bible. Les hérésies pullulent dont Irénée, avant Eusèbe de Césarée, fera le catalogue. Cependant, de même que le Judaïsme, quoiqu’en défaveur, se maintient de par la Tôrah explicitée par la Mishnah et les Talmuds, l’Église chrétienne subsiste dans ses assemblées eucharistiques, autour de ses évêques et par ses sacrements.

Après les édits d’extermination de la persécution de Dioclétien, qui fut une sorte de ‘Shoah’ chrétienne, vint la paix constantinienne. La recherche de Dieu allait se trouvait profondément modifiée. Les humbles pouvaient dès lors recevoir l’Évangile, sans obstacle de la part du pouvoir. Le Basileus ne prétendait plus être dieu ; mais quelle était la royauté de ce Jésus Christ dont il admettait la souveraineté ? Responsable de l’ordre public pour un peuple de mentalité religieuse, le Basileus se reconnaissait des fonctions religieuses comme les autres rois. Moins de dix ans après l’édit de Milan, les divisions entre chrétiens, devenant majoritaires, perturbaient cet ordre public. Le Basileus convoqua le concile de Nicée, puis d’autres conciles, malgré la revendication du pape Jules (340). Il déplaça les évêques, même celui de Rome.

Bien des évêques, des moines et des fidèles ne reconnaissaient pas le doigt de Dieu dans ces interventions, surtout quand, sous Constance, l’univers se trouva arien, niant la divinité du Christ. La foi fut sauvée par l’appel des Pères Cappadociens au IVe évangile.

Le prestige de l’Empire romain était tel qu’il leur paraissait être tout l’univers, maintenant soumis à l’Evangile. On put voir rapidement que ce n’était pas le cas. La recherche de Dieu, facilitée dans l’Empire romain, devenait au contraire plus difficile dans l’Empire perse rival : ce fut la persécution de Sapor. Par ailleurs, les moines fuyèrent dans les déserts d’Égypte et de Syrie une société qui n’avait de chrétien que le titre. A la cour, l’impératrice ne put supporter les sermons évangéliques de Jean Chrysostome. Enfin, lorsque, pour assurer l’unité de l’Empire par l’unité de la foi, les empereurs eurent éliminé les chrétientés jacobites d’Égypte et nestoriennes de Syrie, et lorsque Justinien eut incorporé dans son Code et ses Novelles une législation inspirée de sa propre théologie, un nouvel empire et une nouvelle communauté surgirent : la ummah musulmane vivait de la foi d’Abraham et d’une certaine interprétation de la Bible. Or, Mahomet distinguait encore moins que Justinien le prince du prêtre, gardien du Livre. Quant à la communauté juive, ashkénaze ou sépharade, se soumettre à la loi d’un prince chrétien serait se soustraire à l’obédience de la Tôrah divine.

La recherche de Dieu au Moyen-Age allait se faire sur ces données politico-religieuses. Les masses sont croyantes, mais étayent leur vie de foi sur les miracles et pèlerinages, comme on le lit dans l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours. Les évêques dépendent du pouvoir politique, et la Papauté ne sauvegardera une certaine indépendance de l’Église du Christ qu’en se présentant comme un État au milieu des autres États et supérieur à eux (dictatus Papae), ce qui est contesté et prête à des malentendus. La réflexion rationnelle, théologique et juridique devient nécessaire en Occident au contact de la riche culture patristique de l’Orient, et devant l’attaque frontale par l’Espagne de la théologie musulmane, appuyée sur Aristote. Elle commence avec Scot Érigène pendant la renaissance carolingienne. Cette recherche de la vérité sur Dieu est affaire de clercs et d’universités, sous la surveillance des rois et des Papes. Elle est assez en défiance de la piété populaire, plus occupée par les dévotions et les procès de sorcellerie.

Fides quaerens intellectum et intellectus quaerens fidem : de grandes synthèses théologiques s’élaborent qui culminent avec Thomas d’Aquin et Bonaventure. Elles ne renient nullement l’héritage d’Augustin et des Pères, et ne veulent qu’interpréter l’Ecriture en termes de raison croyante dans l’Eglise. mais cette recherche intellectuelle débouche à la fin du Moyen-Age sur un Dieu lointain, voire arbitraire : l’univers visible se sépare du monde invisible. C’est par la voie du cœur et non de l’intellect que les mystiques rhénans et anglais cherchent Dieu dans le nuage de l’inconnaissance. La porte étroite est ouverte pour de nouvelles ruptures.

La recherche de Dieu à l’âge critique

Devant l’humanisme qui déferle sur l’Occident au XVe siècle, et parfois frise l’athéisme, et devant une Papauté affaiblie par le Grand Schisme, le religion des rois chrétiens paraît la seule voie ouverte pour chercher le Dieu présent dans l’univers. Luther confie au prince la charge de diriger l’Église. Henri VIII fera de même, et tous les princes, même catholiques comme Louis XIV. Calvin structure davantage son Église sur l’Écriture ; mais l’influence du prêtre, devenu pasteur, fait intervenir le bras séculier dans le cas de Michel Servet, comme Rome dans le cas de Giordano Bruno. C’est le triomphe du principe cujus regio, ejus religio. L’Église du Christ paraît dominatrice puisque les princes se réfèrent au christianisme comme fondement de la doctrine politico-morale qui inspire leur législation. En fait, l’Église n’est qu’un rouage de leur administration afin de réguler les aspirations religieuses de leurs sujets. On demande aux Églises des homélies moralisantes, et le recrutement d’un corps qui assurera les fonctions religieuses élémentaires : naissance, mariage, et surtout les obsèques ; Dieu est le Dieu des morts plus que des vivants. Les rois catholiques demandent aux évêques qu’ils nomment d’être unis à l’évêque de Rome ; mais celui-ci a peine à faire entendre son témoignage au roi d’Espagne et au Louis XIV de la Régale. Ce sont les religieux comme les Jésuites, et les spirituels comme Bérulle et l’École française, qui cherchent Dieu par d’autres voies que la religion royale.

Luther avait fait appel à l’Écriture contre les traditions de l’Église romaine. Mais, dès son vivant, éclata le « conflit des interprétations ». L’Écriture avait été interprétée juridiquement par les Rabbins, puis dogmatiquement par les Pères et les théologiens. La renaissance du Droit romain à l’université de Bologne, et celle de la philosophie aristotélicienne à Paris et Oxford, entre autres universités européennes, allaient puiser à d’autres sources pour trouver l’autorité du Dieu de l’univers. Les rois devront tenir compte de l’émergence de cette nouvelle autorité qui forme l’esprit de leurs ministres.

Après le magistère de l’Église, c’est le magistère royal qui va être soumis à la critique au cours du siècle des Lumières. C’est un siècle de découvertes scientifiques, géographiques et sociales, qui entraînent « la crise de la conscience européenne ». L’analyse littéraire et philologique, pratiquée sur la Bible comme sur les écrits de l’Antiquité, la fait lire sous un nouveau jour : elle n’est plus un impératif juridique ou dogmatique. Que vaut sa chronologie et l’histoire qu’elle relate, en particulier les lois attribuées à Moïse ? Ses récits ne servent-ils pas de cible à Voltaire contre l’Église ? Chercher le Dieu de l’univers par le témoignage de ce texte paraît fallacieux, surtout après l’affaire Galilée. La raison n’a-t-elle pas fait ses preuves grâce à ses découvertes et à celles de Newton ? C’est par la raison qu’on trouve un Dieu raisonnable et non arbitraire ou cruel, et c’est par la raison qu’on peut bâtir une société adaptée à l’univers, non par le bon plaisir d’un souverain de droit divin.

Dans le dynamisme de notre univers, qu’il soit personnel ou impersonnel, le passé n’est pas mort ; il est assumé par de nouvelles formes de vie. Aux États-Unis, naît une société sans souverain sacral. Plus religieuse avec Washington, plus rationnelle avec Franklin, elle est très attachée à la Bible, mais dans une recherche personnelle qui n’est cependant pas encore individualiste. De fond protestant, contestataire du pouvoir royal, elle n’exclut pas les anglicans, appelés maintenant épiscopaliens, elle accueillera les catholiques d’Irlande, puis d’autres.

En France, la mutation se fera plus brutalement, car la Constituante transfère à la nation les droits reconnus au roi. C’est le nationalisme religieux qui va gagner l’Europe et l’Amérique latine. La religion et son culte, tels qu’ils ont été vécus traditionnellement dans le pays, suffisent au besoin religieux. Les élites intellectuelles ou sociales en apprécient les œuvres d’art qui font partie du patrimoine national. Mais on ne s’adresse plus aux Églises pour chercher Dieu, sauf quelques exceptions notables. Un roi chrétien se dira de la « religion de l’Institut » où, selon Laplace, Dieu n’est qu’une hypothèse inutile.

Comme principe de gouvernement, les cours s’appuient sur des doctrines philosophiques. Elles peuvent être traditionnalistes-conservatrices, ou libérales-progressistes. La doctrine de l’Église chrétienne va être considérée comme une idéologie parmi d’autres, préférée par ceux qui croient à une vie après la mort. Mais la morale chrétienne, « la bonne vieille morale de nos pères » (J. Ferry), qui a assumé les antiques morales philosophiques, paraît suffisante pour l’avenir des sociétés ; les gouvernements sont reconnaissants aux Églises de la diffuser.

Le statut de la recherche de Dieu va profondément se modifier au milieu du XIXe siècle. Le développement des sciences compromet l’audience de la théologie systématique d’alors. L’absolu n’est-il pas à chercher dans cet « avenir de la science » ? L’élargissement prodigieux de l’orientalisme n’achève-t-il pas la ruine de l’autorité de la Bible, « Babel oder Bibel » ? Plus grave encore, la révolution industrielle, de par les conditions de vie infligées aux masses, les rend incapables, sauf exceptions, de pratiquer la morale traditionnelle. Les Eglises sont disqualifiées et l’État libéral « bourgeois » est sommé de laisser la place à l’État totalitaire, fondé sur une idéologie « scientifique », d’abord socialiste, puis communiste et national-socialiste.

Une nouvelle approche du Dieu vivant et personnel allait s’esquisser. Elle tiendrait compte de la valeur et des limites de la science, elle situerait le message de la Bible au cœur des aspirations religieuses de son temps et du nôtre, elle préciserait le témoignage de l’Église du Christ en osmose avec des États qui ont la lourde charge de la paix et du bien publics.

Cette recherche dispose en effet d’acquis dont aucun ne doit être négligé : 1. Les analyses des Eichhorn, Wellhausen, Kuenen, Lagrange, S. Driver, entre autres, montrent que la Tôrah se compose de quatre strates où les codes sont une pièce maîtresse à ne pas séparer des récits ni des prophètes. 2. Les études scandinaves et anglaises montrent que la communauté juive consacrée n’est pas une construction de la Bible, mais une désacralisation partielle de monarchies sacrales. 3. La Bible n’est pas seulement un témoignage sur la morale à pratiquer, sur les vérités à croire ou sur l’histoire d’un peuple, mais sur la constitution d’un nouveau peuple dont les membres adorent le Dieu unique, soit en Synagogue, soit en Église du Christ, soit même en ummah musulmane, car le Coran se réfère à un Kitâb, le Livre qu’est la Bible.

Une religion nationale ne favorise pas la recherche personnelle du Dieu de l’univers. Thérèse d’Avila avait une visée spirituelle qui allait au-delà du catholicisme de Philippe II, de même pour Wesley et Newman au-delà de l’anglicanisme, pour Lacordaire et Montalembert au-delà du gallicanisme.

Dans l’état actuel des recherches d’histoire et de littérature, on peut découvrir, sans que cela soit évident, que :

1. Le Dieu d’Abraham, révéré par les trois communautés monothéistes vivantes, est moins le Dieu unique que le Dieu de la personne. Dans le polythéisme de l’Ancien Orient, ce type de divinité était reconnu comme indépendant des phénomènes physiques ou politiques. Le Dieu s’adresse à l’homme qu’elle accompagne en respectant sa liberté ; il le protège et lui fait des promesses.

La connaissance des littératures orientales et de leurs expressions permet aussi de préciser la portée du langage symbolique de la Bible. Que signifient « le ciel », la sanctification du Nom, l’expiation... ? Elle nous donne les modèles littéraires des lois, récits, oracles, sentences de sagesse... dont la sémiotique moderne donne une première approche.

2. Dans sa recherche active de son Dieu personnel dont il reconnaît l’action dans le développement de l’univers, l’homme rencontre des sociétés qui constituent son environnement. L’État est la plus puissante de toutes. Dans sa recherche personnelle, l’homme doit avoir une conduite sociale. Les coutumes et codes des sociétés antiques règlent les rapports sociaux en fonction d’une morale, qu’elle soit celle de Confucius, celle des philosophes grecs, celle de Hammurapi ou des sages égyptiens. La morale biblique ne se présente plus comme un diktat de la divinité. La réflexion morale avait été très poussée dans les grandes cultures qui ont précédé Israël. On en retrouve le meilleur dans les « Dix commandements » sous une forme nouvelle. Ce sont probablement à l’origine des « interdits » d’entrée au sanctuaire pour ceux qui ne respectent pas le Dieu d’Israël, son prochain et ses biens. Cette morale sera précisée dans les éditions successives du Décalogue, et dans les codes de la Tôrah, variant suivant les époques de leurs rédactions.

3. Dans le royaume d’Israël, les prophètes dénoncent les transgressions et les responsabilités du pouvoir. A travers des crises successives, marquées par la rédaction de nouveaux codes avec de nouvelles institutions ; une lente germination aboutit au statut juif de la Tôrah. La communauté sainte, avec son prêtre, est distincte de l’État politique (Ez 44-45 ; Nb 27,12-25) alors même que les chercheurs de Dieu sont soumis à l’un et à l’autre. Ils trouvent leur appui dans le culte du Temple, lieu de la Demeure de Dieu et résidence de sa Gloire.

Cet appui va disparaître avec la chute du second Temple. Mais, pour les disciples de Jésus de Nazareth, rien n’est perdu. L’Esprit Saint qui, dès les origines, appelle tout homme à chercher le Dieu créateur de l’univers, anime l’ekklèsia du Christ et ses membres. L’ekklèsia du Deutéronome (23,2ss) et d’Esdras (10,12-24) se réunissait sur les parvis du Temple de pierre, détruit en 70. Elle est devenue l’ekklèsia du Temple de chair et de l’Eucharistie, où le chercheur de Dieu trouve la grâce du Ressuscité selon le témoignage de l’Écriture, des Apôtres et de leurs successeurs. Les notions qui expriment la structure originale de ce nouvel organisme, comparé soit à un arbre (Mc 4,32), soit à un édifice qui se construit (Ep 2,21s), ne sont d’ordre ni philosophique, ni juridique. Ses membres restent citoyens de l’État qui pourvoit au développement des techniques... et en dépend. Ils reconnaissent ses charges propres et son droit du « glaive » (Ro 13,4). Tout en connaissant ses faiblesses et ses défaillances qui peuvent heurter leur conscience éclairée par leur Dieu personnel, ils se soumettent à sa morale civique. Leur Église doit accepter des compromis (sans compromissions !) pour que la « bonne nouvelle » soit annoncée aux humbles, ce que l’État peut bloquer. On l’a constaté par les États totalitaires modernes. Lévinas s’est interrogé sur la passage du ‘sacré’ au ‘saint’ (même terme en hébreu, et souvent dans le Nouveau Testament). La réponse est en Is 5,16 : Dieu est sacré par sa « justice ». Fondée par l’héritier de David, héritier sacré de royautés sacrales dépouillées de leur pouvoir politique, son Église est dépositaire d’une « justice » plus parfaite, qui n’annule pas les exigences sociales de cette morale civique, mais les conforte. Cette recherche de Dieu n’est pas une idéologie ; ni une psychologie collective à la manière des sectes, mais la volonté de rendre plus habitable un univers créé bon, ce à quoi incite avec « énergie » le Dieu de l’univers.

P. Henri Cazelles, professeur de théologie et d’exégèse à l’Institut Catholique de Paris, directeur d’études à l’EPHE, spécialiste de l’histoire du Moyen-Orient et d’Israël, membre de la Commission Biblique Pontificale.

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