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L’observance monastique

Marie-Ange O’Connell

Pourquoi saint Benoît, dans sa célèbre Règle, ordonne-t-il à ses moines de ne pas dormir en gardant à leur côté leur couteau (22, 5) ? Mais pour qu’ils ne se blessent pas, bien sûr !

Pourquoi, dans l’esprit de la Règle, « observance » est-il synonyme de libération ? Pourquoi le contraire de « libre » n’est-il pas « obéissant » ou « soumis », mais bien « rebelle » (62, 8), « fluctuant » (27, 3), bel et bien « infirme » (27, 9) car saisi du mal de la « récrimination » (34, 7), ou encore « gyrovague » (moine errant, 1, 10), « sarabaïte » (moine n’ayant d’autre règle que sa volonté propre et ses convoitises, 1, 6-9) ? Peut-être parce que saint Benoît, et sous sa conduite tant de moines et de moniales, ont découvert la vraie liberté, celle où l’on l’on ne se blesse pas, où l’on ne blesse pas non plus les autres, ni sa propre relation à Dieu.

Ce ne sera sans doute pas le dernier des paradoxes de ce numéro que d’essayer de montrer comment l’observance monastique, dans son esprit comme dans ses petits détails, constitue réellement un chemin d’amour, de libération et donc de bonheur.

Définitions et bagarres

Donnons tout de suite d’autres exemples, à nouveau sous forme de questions :

Comment saint Benoît peut-il ordonner à ses moines de saluer les hôtes de monastère « tête inclinée, ou même prosterné au sol de tout son long » (53, 7) ? Pour que, par ces « observances », le corps se joigne à l’esprit « pour adorer en eux le Christ que l’on reçoit ».

Comment peut-il exiger que ses moines « rivalisent d’obéissance les uns aux autres » (72, 6) ? A fortiori à notre époque pétrie de la dignité et des droits de l’homme. Pour s’ancrer dans la reconnaissance et la manifestation concrète de ce que l’autre est plus grand que nous. Il fait ainsi écho à saint Paul (Rm 12, 10 ; Ph 2, 3).

Ces exemples permettent de commencer à percevoir ce qui se cache derrière les multiples recommandations de la Règle de saint Benoît. Au commencement est le Créateur qui, de la surabondance de son amour trinitaire, crée toute chose – et l’homme – de rien. L’homme est cette créature dont le bonheur consiste à reconnaître filialement Dieu comme son Créateur, à adorer, en paroles et en actes, celui duquel il reçoit tout son être. Créé à l’image de Dieu, l’être humain a cet honneur insigne de pouvoir répondre par la bonté, la beauté, la vérité de ses actes à un Dieu dont la bonté, la beauté, la vérité dépassent tout ce qu’on peut imaginer. Transposée dans la vie monastique, cette adoration s’appelle « observance », et les actes qui la manifeste concrètement « observances ». Celles-ci n’apparaissent tatillonnes ou étroites que lorsqu’on remplace l’adoration filiale par la crainte servile. C’est cette attitude filiale qui est commencement et fin de l’observance et qui permet la fidélité à des actes auxquels répugne la nature blessée par le péché.

Sur le plan étymologique, observer s’apparente à servare, qui signifie garder, ne pas quitter des yeux, demeurer dans, avec une nuance active introduite par le préfixe ob : au-devant de, en vue de, ainsi qu’une insistance sur le respect.

Cette observation des yeux et du cœur rejoint, au plan étymologique, l’attitude de Marie (Lc 2, 19, 51) et de tous ceux qui « écoutent la parole de Dieu et qui l’observent » (Lc 11, 28). On est déjà loin des définitions du dictionnaire se limitant à la pratique de ce que prescrit une règle.

Notre siècle – comme les précédents : qu’on se souvienne de toutes les réformes visant à retrouver la pureté des origines – a vu parfois se diviser les communautés religieuses autour du sens des observances, de l’autorité, de la liberté. Et il n’est pas sûr que toutes les tentatives faites au nom de l’aggiornamento aient mené à un réel progrès spirituel, à une authentique fécondité. Il était capital que le décret Perfectae caritatis sur la vie religieuse (concile Vatican II) recommande le retour continu aux sources ainsi que la correspondance des Instituts de vie religieuse avec les conditions nouvelles d’existence (n° 2), qu’il demande de supprimer des Constitutions, coutumiers, déclarations, ce qui était désuet (n° 3) : car ce n’est pas la multiplicité des lois qui mène à la perfection spirituelle. « Cependant l’on se souviendra que l’espoir d’une rénovation doit être mis dans une observance plus rigoureuse de la règle. » (n° 4)

Le contexte de cette affirmation, ainsi que le soin mis par notre pape Jean-Paul II à enseigner les religieux, montre que cette observance plus rigoureuse de la règle jaillit de ce qui fait le tréfonds de toute vie chrétienne : l’union au Christ donnant sa vie « jusqu’à la fin » (Jn 13, 1), l’amour de Dieu seul, et l’amour du prochain. Jamais l’observance de la règle ne doit être disjointe de la sequela Christi (suite du Christ) et l’obéissance n’est là que pour apprendre à entrer dans la vérité et vivre dans la charité (1 P 1, 22). Posez la question à une moniale : « Qu’est-ce que l’observance ? » : « C’est un mode d’aimer, le mode assuré de rencontrer Dieu, de ‘demeurer’ dans son amour, le chemin du bonheur. »

Observance, don de l’amour de Dieu

Comme pour tout amour, Dieu en a l’initiative. C’est lui qui invite, qui appelle, qui inspire aux fondateurs une règle. C’est lui aussi qui met des hommes à la tête de son petit troupeau pour que chacun découvre les exigences de la règle comme des exigences de l’amour.

Dans les communautés formées autour de la Règle de saint Benoît, l’abbé représente le Christ, il est pasteur (2, 7ss). C’est un berger au cœur tendre et à la main ferme (2, 24), tel le bon berger (2, 9 ; 27, 8 ; 2, 32) qui mène et conduit son troupeau. Il tient la place du Christ et se tient lui-même sous l’autorité de Dieu, père de famille (2, 7). Il se tient donc à la tête et dirige les pas de ses frères, enrôlés dans le même service (2, 11). Son « observance » à lui est la même que celle de ses frères (3, 11), mais il doit en plus « garder » la parole de l’Apôtre : « Reprends, exhorte, menace » (2, 23). Il le fera tantôt avec sévérité, tantôt avec douceur, mais toujours dans la cohérence d’une communauté rassemblée pour le service obéissant du même Seigneur (2, 20).

Sa paternité, car il est père (son nom l’indique : abba = abbé) deviendra pour ses moines à la fois exemple vivant de la façon d’aimer Dieu en observant ses préceptes et image de la paternité divine dont toute paternité tient sa réalité. Les préceptes de la règle pourront alors apparaître vraiment comme cette manière qu’a Dieu d’aimer ceux qu’il appelle en cette voie. La Règle se fait « chemin de vie » indiqué par la tendresse du Seigneur (Prologue, 20). Elle se fait occasion amoureusement donnée par Dieu de répondre à son amour. Le Dieu qui aime celui qui donne avec joie (5, 16 ; 2 Cor 9, 7) permet au moine de lui donner non seulement quelque chose mais tout son être, et d’abord sa volonté, à travers tous les domaines recouverts par l’observance : et sur cette voie, sûr de l’amour de Dieu, il va demander la grâce de courir d’un pas léger (5, 8).

Les médiations de l’amour

Comprendre l’observance comme mode d’être aimé et d’aimer suppose deux piliers : le plier de la consécration qui attache le religieux à Jésus seul, et le pilier des médiations de l’amour. Car le religieux n’est pas un ange, et comme tout être humain, il entretient sa relation nuptiale avec Jésus seul à travers toutes sortes de médiations. Par son corps d’abord, très sollicité par l’observance : ce corps qui entend la parole et s’applique lui aussi à la garder (écoute : Prol. 1, 9, 11, 12 ; yeux ouverts Prol. 9 ; silence : chap. 6 et 42 ; tenue à l’office : chap. 19 ; attitude humble : 7, 63). Le corps et l’âme sont comme les montants de cette échelle que Dieu veut élever par l’humilité (7, 6ss). L’âme, pour sa part, va, dans sa quête de Dieu, trouver tous les moyens pour parvenir à ses fins : les « observances » principales du silence, de l’Office divin, du travail manuel et de l’oraison vont passer, pour ne pas se bercer d’illusions, par le crible de l’obéissance à l’abbé et à tout supérieur (par exemple les « officiers » titulaires des charges), conçus comme médiation de la volonté vivante du Christ pour moi, hic et nunc. Il ne s’agit pas de se couler passivement et mollement dans la volonté d’un autre. Il s’agit, en obéissant promptement à ces intermédiaires – assuré qu’ils ne sont pas toujours parfaits, transparents à la grâce –, d’adhérer plus fermement et plus volontairement au Christ, bref de « choisir » le Christ par dessus tout :

Le premier degré de l’humilité est l’obéissance sans délai. Elle convient à ceux qui estiment n’avoir rien de plus cher que le Christ (5, 1-2).
Dès qu’un ordre leur est donné par un supérieur, ils l’exécutent comme s’il s’agissait d’un ordre de Dieu, sans souffrir le moindre retard (5, 4).

Telle est la forme de l’amour monastique.

« Ce n’est jamais petit ce que l’amour demande. » (Bse Eugénie Joubert)

On comprend alors ces petites phrases qui parsèment la Règle et en constituent l’esprit profond, ces petites phrases qui se mêlent à des conseils, ordres ou interdictions très divers, pour les réorienter sans cesse vers l’intention principale :

D’abord aimer le Seigneur Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces (4, 1).
Ensuite aimer le prochain comme soi-même (4, 2).
Renoncer à soi-même pour suivre le Christ (4, 10).
Ne rien préférer à l’amour du Christ (4, 21).
Par amour du Christ, prier pour nos ennemis (4, 72).

Tel est l’amour qui va, pour le Christ, épouser les formes concrètes des plus petites « observances » et les plus difficiles à la nature. C’est le même amour qui anime l’obéissance (chap. 5), le bon zèle (chap. 72), l’observance du Carême (chap. 49) : dans ce chapitre jaillit, comme libérée, la volonté propre, devenue volonté d’aimer et de s’offrir, alors que jusqu’alors, sous son aspect accapareur et égocentrique, elle était à bannir absolument :

Que chacun, par delà la mesure qui lui est assignée, et de sa volonté propre, offre quelque chose à Dieu dans la joie de l’Esprit Saint (49, 6).

Si la réalisation de cette observance ne peut se faire qu’avec l’assentiment et la prière de l’abbé, elle n’en reste pas moins le signe joyeux du but unique poursuivi par l’observance : libérer en l’homme la force d’aimer.

Observance comme mode de libération

Nous avons noté, dans la définition de l’observance, la dimension du regard, du cœur qui voudrait ne pas quitter des yeux l’objet de son amour : ce regard fait de l’observance une « sauvegarde (de) ce qu’il y a d’intime et de personnel dans la vie avec Dieu » (P. Jérôme, L’art d’être disciple, p.102). L’observance monte la garde et permet, enveloppée et mûe par la grâce sans cesse demandée, la lente restauration et la croissance du bien le plus précieux mis par Dieu au cœur de l’homme : la liberté intérieure de l’amour, à son image, la liberté de s’élancer sans entrave à la rencontre de la miséricorde prévenante de Dieu. Et si saint Benoît fustige les maladies de cette liberté, c’est pour mieux se pencher, et avec quelle tendresse (non sans fermeté) sur ces brebis malades dont l’abbé a reçu le soin (27, 6).

Le chrétien qui aura répondu à la douce invitation de l’amour divin (Prol. 19), pourra néanmoins trouver rudes les multiples et sévères interdictions contenues dans la Règle, ainsi que les châtiments correspondant à leur transgression. Saint Benoît prévient l’objection : la promesse faite par le moine de suivre la règle a été précédée d’une mûre réflexion, d’une libre délibération et détermination (chap. 58). S’il est venu, c’est bien comme en une école où il apprendrait à lutter contre ses convoitises et volontés propres (Prol. 45ss), pour se remettre sans cesse sous le regard de la volonté amoureuse de son Dieu. La volonté propre est rarement libre, quand elle est tournée vers nous-mêmes et non élancée vers Dieu, véritable bien de l’homme. Il va donc falloir apprendre à s’en détourner (7, 19), à la haïr (4, 60 ; 7, 31), à délaisser le soin trop empressé de ses propres affaires (5, 7), à ne plus disposer à son gré de son corps et de ses désirs (33, 4). Mais il n’est pas question de former des êtres sans volonté : il faut au contraire une volonté bien renouvelée et mue par l’amour de Dieu pour employer les instruments des bonnes œuvres (chap. 4), aimer d’un « bon zèle » (chap. 72), pour s’offrir et se livrer.

La beauté de la volonté libérée

La nouvelle devise de la volonté libérée s’exprime en termes de préférence amoureuse pour Dieu seul. Elle se caractérise par sa rapidité. On luttera contre tout retard mis à obéir ou à servir Dieu et ses frères (71, 8 ; 31, 16) ; On ira rapidement (7, 7) et en se hâtant, comme Marie à la Visitation, vers l’œuvre de Dieu (43 ,1 ; 22, 8) – et pas seulement parce que l’on serait en retard ! – mû par la charité (66, 4). L’obéissance elle-même, apparemment si contraire à ce que nous considérons spontanément comme notre liberté, devient l’exercice et le moyen le plus concret de cette volonté légère, véloce (chap. 5), sans agitation non plus, dans la joie et la paix autant que faire se peut. Elle fait ressembler à Jésus qui faisait toujours ce qui plaît au Père.

Il en résulte, d’après la Règle ainsi que d’après ceux et celles qui en vivent, un assouplissement, une dilatation, une « indicible douceur d’amour » (Prol. 49), le resplendissement, par la grâce de la charité (68, 5), d’une authentique liberté.

D’autant que l’Église a veillé à ce que le scrupule ne vienne pas faire obstacle à la circulation de la charité. Est proprement matière du vœu d’obéissance l’ordre donné expressément par l’abbé au nom de l’obéissance. Pour le reste, la charité prime (Prol. 47 ; 36, 1), dans la disposition d’un cœur uni à Jésus qui s’est fait « obéissant jusqu’à la mort et la mort de la croix » (Phil 2). Ce n’est pas sainte Scholastique qui nous contredira, qui fit manquer son frère saint Benoît à l’observance !

« La concupiscence spirituelle de la vie éternelle » (4, 46)

Tendre vers cette liberté requiert encore deux éléments capitaux et qui touchent de près à l’observance monastique : il convient que tout, dans le monastère, soit organisé en vue de permettre la vie intérieure. L’abbé, le prieur, le cellérier, ceux qui ont charge des malades et des hôtes, tous sont tenus par la Règle de tout disposer pour préserver la paix intérieure et extérieure, en vue du salut des âmes (41, 5 ; 31, 18) : la mesure du boire (chap. 40), et du manger (chap. 39), des psaumes (8, 2 ; 18, 22), la sollicitude sans mépris pour les besoins des frères, rien ne doit laisser place à la quelconque tyrannie d’un pouvoir arbitraire (27, 6). C’est à juste titre qu’on salue la mesure, la « discrétion » (discernement, modération) et l’équilibre de la Règle.

Il faut également que la vie intérieure elle-même soit saisie de la vraie et bonne « concupiscence » de l’unique et violent désir de l’amour de Dieu, en quoi consiste la vie éternelle (5, 10). Toute l’observance n’est là que pour réveiller sans cesse la volonté de marcher à la lumière de Dieu vers le Royaume (Prol. 15-17, 22, 42). Il faut se réveiller (Prol. 8) et secouer toute mollesse (18, 24ss). Mais il ne faut pas non plus céder à la peur devant tant d’exigences (Prol. 48). Car, par la vertu de cette « petite règle pour débutants » (73, 8), cette exigence sera aussi sagement mesurée pour permettre réellement à chacun de progresser vers le but de ce chemin où Dieu l’appelle et où l’on est sûr d’arriver (pervenies, 73, 9).

L’observance deviendra alors, selon les mots du P. Jérôme (op. cit. p. 101ss), un rempart, « un abri pour se libérer, et se libérer pour faire quelques pas de plus en compagnie du Seigneur ».

Note : Cet article n’aurait pas été possible sans l’accueil, les conseils et l’exemple de la mère abbesse de l’abbaye sainte Cécile à Solesmes, et de ses moniales. Qu’il nous soit permis de les remercier ici avec une vive reconnaissance. On comprendra que, dans ces circonstances, il ait été surtout question ici des « observances » bénédictines. Il conviendrait de poursuivre ce travail en donnant la parole à notre nouveau docteur de l’Église qui aurait sûrement un éclairage particulier à donner sur les « observances » carmélitaines (deux exemples : CJ 3/8, 6 ; 12/7, 1). Mais l’observance est la même pour toutes les âmes qui ne veulent se laisser éprendre que du et par le Christ.

Marie-Ange O’Connell, née en 1957. Membre de la Communauté apostolique Aïn Karem. Agrégée d’allemand, prépare une thèse sur les sources patristiques de la Bible de Berlebourg.

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