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La Foi des démons ou l’athéisme dépassé (Fabrice Hadjadj)

Paris, Salvator, 2009.
Alexis Perot

Cet essai de Fabrice Hadjadj n’est ni son premier ni son dernier du genre ; il a déjà publié depuis un retentissant Paradis à la Porte. L’auteur, aujourd’hui bien connu du milieu de la presse catholique, est un converti, juif d’origine et philosophe de formation, faisant preuve d’une belle érudition. Ses références vont ainsi de la théologie patristique à la philosophie, en passant par l’exégèse et la littérature. L’homme n’hésite pas non plus à se mettre en scène, usant d’un langage aussi truculent qu’éclectique, qui sacrifie assez volontiers au plaisir du jeu de mot, ce qui peut avoir le don d’agacer, ou non. Son propos est cependant très sérieux. Dés l’entame est ciblé ce qu’il entend démasquer : une attitude chrétienne qui ferait de la foi un usage que les démons ne renieraient pas !

Car les démons croient, les démons ont la foi ! Paradoxe, cependant inscrit dans les lettres de saint Jacques de même que dans l’évangile selon saint Marc, chez qui les démoniaques sont les premiers à professer leur foi en Jésus. Il existe donc une manière de croire qui serait propre à cette engeance, assène l’auteur, et qu’il convient de redouter plus que tout, notamment plus que l’athéisme ou que l’idolâtrie charnelle.

Cette foi des démons nous est décrite comme une foi extérieure, qui sait mais qui n’adhère pas au plus profond, procédant de l’intelligence seule et qui, ce faisant, s’aveugle de sa propre lumière. Mieux vaut, dit l’auteur, l’obscurité de l’ignorance ou même la négation, pourvu que celle-ci ne s’enferme pas elle-même dans un confort durable, qu’une telle foi autosuffisante que rien ne peut plus sauver. En d’autres termes, mieux vaut encore être à l’extérieur du mystère de la Révélation que de s’y loger d’une telle manière qu’on le détourne pour se l’approprier, ainsi que l’Inquisiteur de la légende imaginée par Dostoïevski, dont il est fait mention. Faire de la foi un système mondain et efficace, n’est-ce pas le sens de la troisième tentation du Christ au désert ? Laquelle conduit à goûter au fruit de l’arbre de la connaissance plutôt que de se nourrir à l’arbre de vie.

Or, voilà bien une question redoutable : comment discerner la foi de type démoniaque de la vraie foi théologale ? Il y va du salut des baptisés et c’est par là que Fabrice Hadjadj entend ici secouer nos pieuses consciences.

Satan en effet, ange déchu, éminemment spirituel, se fait fort de nous communiquer cette foi orgueilleuse, dont le caractère est trop subtil pour être aisément démasqué. Sur ce terrain spirituel, il est le plus fort. Depuis l’origine, le redoutable péché d’orgueil est logé dans la pomme d’Adam de l’humanité, gangrenant tous ses efforts d’élévation vers Dieu, comme l’illustre l’exemple fameux des pharisiens, devenu exemplaire de par l’instance du Seigneur à nous en détourner.

La clé, pour Fabrice Hadjadj, est le corps. L’amour de charité, intimement lié à la foi si on en revient à une acception biblique de ce mot, s’exerce au travers du corps : incarnation mais aussi filiation. La filiation charnelle étant le lieu par où s’exprime l’inimitié établie entre la femme et le serpent au soir du premier péché. La haine de ces réalités incite Lucifer, à nous faire d’un côté déchoir dans l’esclavage du péché le plus bestial, pour de l’autre susciter en nous une foi désincarnée qui est sa marque propre et qui mène le plus sûrement vers l’Enfer. Si c’est lui qui suscite et inspire la concupiscence, c’est encore plus sûrement lui, affirme l’auteur, qui conduit nos redressements superbes.

La seconde partie du livre est nettement plus effervescente, s’éloignant parfois de la thématique principale pour y revenir par émergences. Elle nous entraîne dans les méandres des ruses diaboliques, inspirée par le livre de C. S Lewis, La Tactique du diable. On y croise Baudelaire, Bernanos, écrivains qui ont contribué à révéler la façon dont le diable se cache ou se déguise, lui cependant dont la signature est inscrite derrière toutes les grandes catastrophes qui ont marquée notre modernité positiviste, elle qui se fait fort pourtant de ne plus croire en lui au nom du Progrès. Dès lors, on s’enfonce dans de troublantes considérations sur la façon dont l’ennemi manipule et distille les erreurs afin que celles-ci s’affrontent et s’entretiennent mutuellement… Erreurs où s’illustrent bien des philosophes, Leibniz d’un côté, promoteur de la théodicée optimiste, Voltaire de l’autre, initiateur du doute ingrat des Lumières…

Menant lui-même nos débats tel un joueur qui serait de chaque côté de la table, le diable pervertit jusqu’à nos vertus et, mieux encore, s’efforce d’enfermer les fervents chrétiens dans une tour d’ivoire pour que, du même coup, prospèrent athéisme ou indifférence, et que les quelques fidèles restants soient précisément la proie de la foi démoniaque, en se croyant meilleurs…

Pour être troublant, le propos n’est pourtant pas manichéen, l’auteur ayant soin de rappeler que, in fine, les ruses du Malin sont rattrapées par la main providentielle, ce afin d’émonder le juste comme ce fut le cas de Job et de le rendre ainsi plus apte à la communion. D’autres fois, ce sont les machinations sataniques qui finissent d’elles-mêmes par se mordre la queue, ainsi de cet agnosticisme mou et tiède dont l’actuelle propagation pourrait être vue comme une infaillible victoire des abîmes si ceux-ci étaient si sûrs d’y engloutir les âmes… Or, rien de tel, car le péché contre l’Esprit, si mystérieux soit-il, paraît plus à la portée des garants de l’orthodoxie qu’à celle des pécheurs ignorants…

Au passage, l’auteur corrige Kant et Kierkegaard qui, pour s’être passionnément opposés à la froide orthodoxie dont procèdent les faux amis de Job, ont basculé dans des erreurs contraires, le premier en détachant la raison de la foi, le second en prônant une Église élitiste, purifiée des tiédeurs de la chrétienté, mais qui renierait par là le commandement du Maître d’aller évangéliser les nations.

Cherchant toujours à approfondir le combat, le livre ne vise rien d’autre qu’à nous avertir des dangers d’une spiritualité partielle ou désincarnée. Il nous fait valoir à ce titre que les vertus elles-mêmes vont par paire selon une logique nuptiale ; miséricorde d’un côté, justice de l’autre, le tout se tenant en un subtil équilibre qu’il est facile de rompre. Le dialogue amoureux est alors placé au cœur de la connaissance du bien, et c’est en quoi l’hymne de saint Paul à la charité place cette vertu divine à la charnière de toute autre.

L’auteur conclut, s’appuyant sur l’exemple des saints, que c’est finalement dans la nuit que la foi s’enracine réellement et échappe aux mystifications adverses. Or cette nuit de la foi, nuit des sens, est ce qui ressemble le plus à un certain athéisme, insatisfait de lui-même et dont le cri angoissé continue de résonner dans cette nuit, à la manière du psalmiste.

L’intuition de ce livre précède alors assez opportunément l’initiative du Saint-Père d’inviter, à Assise, à côté des représentants des diverses religions, plusieurs chercheurs de sens qui n’ont pas su encore faire aboutir leur quête vers la foi révélée.

Alexis Perot, né en 1975, marié, cinq enfants. Études de géographie (Sorbonne) et sciences politiques (I.E.P. Lyon). Attaché territorial dans le domaine de l’urbanisme.

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