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La Loi naturelle et les droits de l’homme

P. Laurent Sentis

Droits de l’homme et loi naturelle sont les références habituelles de l’Église actuelle lorsqu’elle développe son discours dans le domaine moral. Ces deux références sont-elles antinomiques, comme l’affirment les théologiens traditionalistes qui rejettent les droits de l’homme au nom de la loi naturelle, mais aussi les théologiens anti-romains qui estiment dépassée l’idée même de loi naturelle ? Sont-elles juxtaposées, comme paraissent l’être dans le discours magistériel la doctrine sociale et l’enseignement relatif à la morale de la vie privée ? Sont elles équivalentes comme semblent le penser certains théologiens soucieux de conciliation ? À ces questions il semble nécessaire d’apporter une réponse nuancée et complexe qui pourrait tenir dans les quatre thèses suivantes :

1°) La proclamation des droits de l’homme a permis de présenter certaines exigences morales qui n’étaient guère mises en lumière dans la théologie classique, fondée sur la loi naturelle.

2°) L’idée de droits de l’homme est liée à une anthropologie individualiste qui appelle de notre part un discernement précis.

3°) La conception philosophique de la loi naturelle fondée sur les inclinations naturelles ne permet pas de fonder de manière pleinement satisfaisante ce discernement.

4°) Il est possible de repenser la loi naturelle de telle sorte que soit rendue possible à la fois l’accueil de tout le positif de la doctrine des droits de l’homme et en même temps une critique de l’anthropologie sous-jacente à cette doctrine.

Reprenons méthodiquement ces quatre points.

L’apport positif de la déclaration de 1789

Aux yeux de beaucoup, la déclaration de 1789 exprime une vérité qui s’impose comme allant de soi. Elle semble jouir d’une évidence interne qui capte l’adhésion du lecteur. Du point de vue formel, il ne faut pas en minimiser la beauté. Celle-ci se manifeste par la concision, la précision et l’enchaînement rigoureux des 17 articles. Au-delà de cet aspect formel, comment ne pas être impressionné par la synthèse proposée entre une doctrine de la liberté individuelle inaliénable et une théorie de l’État capable d’encadrer cette liberté ? On ne pourra critiquer valablement un tel texte qu’après avoir reconnu ce qui lui donne une si grande puissance et après avoir pleinement assimilé son apport positif, qui me semble presque entièrement contenu dans le premier article.

Celui-ci affirme : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Il fait partie de ces principes qui s’imposent à l’intelligence, non parce qu’ils dérivent d’autres principes reconnus par ailleurs mais parce qu’il est très difficile d’en affirmer la contradictoire sans se mettre soi-même en porte-à-faux. Celui qui rejette cet article doit se demander comment il se situe. Pourquoi revendiquerait-il une supériorité ou accepterait-il une infériorité ? L’argument qui consiste à évoquer les inégalités qui, de fait, affectent les humains en raison de leur naissance n’a aucune valeur puisqu’il s’agit précisément de situations de fait, qui peuvent ou non être justifiées par l’utilité sociale et qui ne suppriment pas l’égalité affirmée en droit. Mais toute la force de l’article vient de la précision selon laquelle les hommes demeurent libres, et qui exprime ainsi le caractère illégitime de l’esclavage.

Rappelons que selon la foi chrétienne l’esclavage est une conséquence du péché [1]. Ce qui signifie que la relation de servitude, contrairement à la relation conjugale, ne fait pas partie de la condition humaine telle que Dieu l’a créée. En revanche, un philosophe païen comme Aristote estime que ces deux relations sont tout aussi naturelles l’une que l’autre [2]. Dans l’Écriture et l’histoire de l’Église jusqu’au XVIIIe siècle, on perçoit davantage un souci d’adoucir la condition des esclaves que de l’abolir. En fait, l’esclavage disparaît progressivement dans l’Occident médiéval chrétien, ce qui montre l’efficacité du message chrétien lorsque celui-ci pénètre une société. La question resurgit au XVIe siècle, et si Las Casas arrive à protéger les Indiens, il n’empêche pas la traite des Noirs. Et de nombreux philosophes et théologiens essayent de montrer que l’esclavage n’est pas incompatible avec le droit naturel. Ce fut le mérite de Condorcet de réfuter méthodiquement ces arguments et c’est sous son influence que l’on a précisé dans l’article 1 que les hommes non seulement naissent mais demeurent libres et égaux [3]. Si la loi naturelle est bien, selon saint Thomas, l’ensemble des inclinations spirituelles mises en nous par le Créateur, il faut reconnaître que l’article 1 exprime un élément de cette loi naturelle. Comment nier qu’il existe en tout homme une aspiration à être reconnu dans sa dignité et que l’esclavage répugne à cette aspiration ? Pourtant, jusqu’au siècle des Lumières, les théologiens, sauf exception, n’ont pas réussi à mettre ce point en valeur. Il faut reconnaître que la thèse selon laquelle l’esclavage est contraire à la loi naturelle n’a été démontrée que tardivement, et non par des théologiens. Le rôle joué par des philosophes agnostiques et athées dans l’explicitation de cette doctrine ne doit pas nous troubler. Quelle que soit la manière dont une vérité est explicitée, cette vérité est reconnue comme venant du Saint-Esprit et appartenant de droit au trésor de la foi [4]. C’est pourquoi l’Église a accueilli cette vérité.

Tout contrat stipulant une forme de servage ou d’esclavage doit donc être déclaré nul. La grandeur morale de l’article 1 réside dans cette volonté de constituer une société d’où est bannie la condition servile. Et, du point de vue chrétien, il faut reconnaître que l’article 1 exprime de façon adéquate l’aspiration inscrite dans le cœur de tout homme à être reconnu dans sa dignité inaliénable : il a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu [5].

Le problème de l’individualisme

En son sens courant, le mot individualisme est connoté de façon morale et désigne l’attitude de celui qui se préoccupe de façon excessive de ses propres affaires sans trop se préoccuper d’autrui. Ce n’est pas en ce sens que ce mot est compris dans le cadre de cette étude, mais dans un sens plus fondamental. Je caractériserai comme individualiste toute anthropologie qui pense la communauté comme logiquement postérieure aux individus qui la composent. Dans les perspectives de l’individualisme, les individus s’associent par un contrat pour constituer une communauté susceptible de leur assurer la protection qui leur est nécessaire.

Il est vrai que dans les démocraties contemporaines l’État apparaît bien comme le résultat d’un tel contrat. Cependant, il est clair que l’individu isolé et libre n’a jamais existé. L’homme n’existe qu’en communauté et c’est au sein de cette communauté régie par des valeurs, des coutumes et des lois qu’il peut exister et grandir en tant qu’homme. En effet, s’il n’est de communauté authentiquement humaine que fondée sur l’échange de parole, si le langage n’existe que porté et transmis par une communauté, on ne peut pas dire que la communauté provient de la décision des individus. Au contraire, c’est l’individu qui est redevable à la communauté d’avoir eu accès au langage et donc à la capacité de décider.

Or la déclaration des droits de l’homme présuppose une anthropologie résolument individualiste. Cela est clair dans l’article 4 de la déclaration de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. » L’individu est pensé comme doté d’une capacité d’initiative dans un cadre bien déterminé. C’est la liberté du propriétaire, qui agit comme il l’entend dans son domaine, qui ne veut pas qu’autrui empiète sur son territoire et qui, pour cela, est disposé à ne pas empiéter sur le territoire d’autrui. Il fonde avec ses voisins une association politique, chargée précisément de fixer cette loi qui doit établir les bornes au champ d’initiative de chacun.

Cet individualisme se manifeste également dans la déclaration de 1948 [6] et dans tous les exposés moraux fondés sur les droits de l’homme. Il conduit à une conception de la liberté qui a sa part de vérité mais n’est pas totalement satisfaisante. Deux remarques permettent d’en mesurer les limites.

Tout d’abord il existe des actes qui, sans nuire à autrui, nuisent à celui qui les accomplit et diminuent sa liberté. On peut se demander s’il est alors judicieux de parler encore d’actes libres. Il est souhaitable de ne pas inclure la capacité de faire le mal dans la définition de la liberté. Il vaut mieux définir celle-ci comme capacité d’initiative dans le bien [7].

Par ailleurs, s’il est légitime, du point de vue de l’État de considérer la loi comme une limite à établir entre des individus, c’est parce que la force publique n’intervient en principe qu’à l’appel des individus en conflit. Mais l’État n’est pas la seule communauté. Dans les autres communautés, les hommes ne doivent pas être considérés comme des individus en conflit, mais plutôt comme des personnes susceptibles de coopérer. Et ces communautés sont l’espace à l’intérieur duquel les libertés peuvent naître et grandir. Pensons à la famille, aux communautés linguistiques, culturelles et spirituelles qui permettent à chacun d’accéder à son humanité. De ce point de vue, la loi qui régit ces communautés et organise leur existence, loin d’apparaître comme une limite à la liberté, doit être comprise comme source de liberté.

La doctrine classique de la loi naturelle permet-elle de surmonter l’individualisme ?

Pour répondre à cette question, nous considérerons d’abord la doctrine élaborée par saint Thomas en ce qui concerne la loi naturelle, et nous verrons ensuite que deux interprétations de cette loi sont possibles, l’une que je nommerai philosophique et l’autre que je nommerai biblique. J’exposerai les raisons qui, indépendamment de la question des droits de l’homme, me font préférer la seconde à la première. Je montrerai pourquoi, de mon point de vue, cette interprétation biblique permet, mieux que l’interprétation philosophique, d’exercer un discernement en ce qui concerne cette question des droits de l’homme.

A. La notion thomiste de loi naturelle

Un approfondissement du concept de loi naturelle passe nécessairement par l’étude de la pensée de saint Thomas d’Aquin. Rappelons d’abord la définition donnée par le docteur commun :

Or, parmi tous les êtres, la créature raisonnable est soumise à la providence divine d’une manière plus excellente par le fait qu’elle participe elle-même de cette providence en pourvoyant à soi-même et aux autres. En cette créature, il y a donc une participation de la raison éternelle selon laquelle elle possède une inclination naturelle au mode d’agir et à la fin qui sont requis. C’est une telle participation de la loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est appelée loi naturelle. Aussi, quand le Psaume (Ps 4, 6) disait : « Offrez un sacrifice de justice », il ajoutait, comme pour ceux qui demandaient quelles sont ces oeuvres de justice : « Beaucoup disent : qui nous montrera le bien ? » et il leur donnait cette réponse : « Seigneur, nous avons la lumière de ta face imprimée en nous », c’est-à-dire que la lumière de notre raison naturelle, nous faisant discerner ce qui est bien et ce qui est mal, n’est rien d’autre qu’une impression en nous de la lumière divine. Il est donc évident que la loi naturelle n’est pas autre chose qu’une participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable [8].

Cette définition « théologique » est complétée par une étude du contenu de cette loi, qui reprend la doctrine cicéronienne des inclinations naturelles de l’homme [9]. Nous dirons que saint Thomas nous donne alors une approche « philosophique » de cette loi.

Dans quelle mesure et sous quelle forme la doctrine thomiste relative à la loi naturelle fait-elle partie de l’enseignement ordinaire de l’Église catholique ? Dans son encyclique Veritatis Splendor, Jean-Paul II déclarait que « L’Église s’est souvent référée à la doctrine thomiste de la loi naturelle, l’intégrant dans son enseignement moral » [10]. Cependant la référence à la définition de la loi naturelle donnée dans la Somme Théologique n’est pas aussi nette dans le Catéchisme de l’Église catholique. On sait que les rédacteurs de ce document ont eu le souci d’exprimer la foi commune de l’Église, sans prendre parti pour telle ou telle école théologique. Il est simplement dit que « La loi naturelle exprime le sens moral originel qui permet à l’homme de discerner par la raison ce que sont le bien et le mal, la vérité et le mensonge » [11].

Certes, le Catéchisme cite un texte de saint Thomas, tiré non pas de la Somme, mais de l’opuscule Sur les deux préceptes de la charité et les dix préceptes de la loi, où saint Thomas déclare : « La loi naturelle n’est rien d’autre que la lumière de l’intelligence mise en nous par Dieu ; par elle, nous connaissons ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter. Cette lumière ou cette loi, Dieu l’a donnée à la création » [12]. L’approche donnée par l’opuscule présente cette particularité de situer la loi naturelle dans l’histoire du salut. De ce point de vue on pourrait dire que la loi naturelle s’identifie avec ce que, dans un ouvrage précédent, j’ai nommé loi adamique [13]. Assurément, pour saint Thomas il y a équivalence entre cette approche « biblique » et l’approche « philosophique ».

Mais pour nous, qui lisons les textes avec le recul du temps, une telle équivalence a disparu. L’approche biblique permet de mieux comprendre la difficulté que nous avons à la connaître. En effet, à supposer que la lumière naturelle de la raison ne soit pas obscurcie par le péché, il reste que l’homme tel que nous le connaissons est marqué par le péché. Pour connaître convenablement la loi naturelle, nous devrions donc essayer de concevoir ce que serait l’homme s’il n’était pas pécheur et cela n’est guère possible sans la révélation biblique. Comme le souligne le Catéchisme : « Les préceptes de la loi naturelle ne sont pas perçus par tous d’une manière claire et immédiate. Dans la situation actuelle, la grâce et la révélation sont nécessaires à l’homme pécheur pour que les vérités religieuses et morales puissent être connues “de tous et sans difficulté, avec une ferme certitude et sans mélange d’erreur” (Pie XII, Humani generis : DS 3876) » [14].

Il est donc vrai que l’Église fait sienne la doctrine thomiste de la loi naturelle mais il est vrai qu’entre les deux approches « biblique » et « philosophique », elle ne tranche pas et semble plutôt incliner vers l’approche biblique.

B. Pourquoi l’approche biblique semble préférable à l’approche philosophique

La supériorité de l’approche biblique de la loi naturelle sur l’approche philosophique est particulièrement nette en ce qui concerne la sexualité. Au lieu de s’appuyer sur les textes de la Genèse pour montrer la grandeur du couple humain créé non comme une espèce animale mais à l’image de Dieu, saint Thomas se contente d’une compréhension très biologique de la sexualité. J’ai déjà eu l’occasion de montrer les limites de la théologie morale de saint Thomas sur cette question [15]. Mais sur ce point, saint Thomas pense en pleine cohérence avec l’approche philosophique privilégiée dans la Somme Théologique, davantage d’ailleurs en dépendance de Cicéron [16] que d’Aristote.

Mais parce que le bien a raison de fin, et le mal raison du contraire, il s’ensuit que l’esprit humain saisit comme des biens, et par suite comme dignes d’être réalisées toutes les choses auxquelles l’homme se sent porté naturellement ; en revanche, il envisage comme des maux à éviter les choses opposées aux précédentes. C’est selon l’ordre même des inclinations naturelles que se prend l’ordre des préceptes de la loi naturelle […]. Il y a dans l’homme une inclination à rechercher certains biens plus spéciaux, conformes à la nature qui lui est commune avec les autres animaux. Ainsi appartient à la loi naturelle ce que « la nature enseigne à tous les animaux », par exemple l’union du mâle et de la femelle, le soin des petits, etc. [17]

Or le sentiment qui domine de nos jours est l’insatisfaction vis-à-vis d’une anthropologie sexuelle aussi pauvre. Ce n’est pas un hasard si, dans ses catéchèses relatives à la théologie du corps, Jean-Paul II est parti d’une lecture approfondie des trois premiers chapitres de la Genèse.

En ce qui concerne la question de la vie en société, une remarque semblable pourrait être faite. Certes, dans la Somme Théologique, Thomas n’ignore pas l’approche biblique de loi naturelle, en particulier en ce qui concerne la possession des biens de la terre. Il montre (à partir de Gn 1, 26) que l’homme a reçu une domination naturelle sur les choses extérieures. Ce qui lui permet de souligner que selon le droit naturel les choses sont communes à tous les hommes et que la gestion est attribuée aux particuliers selon le droit positif [18].

Mais, en dehors de cette question, il faut bien reconnaître que saint Thomas reste tributaire de la pensée morale et politique des philosophes. Cela est manifeste en ce qui concerne l’esclavage et la question du pouvoir politique.

Pourtant la révélation biblique aurait pu apporter sur ces deux questions une importante remise en cause. Pour Aristote la relation du maître et de l’esclave est tout aussi naturelle que la relation de l’homme et de la femme. Or, nous l’avons déjà signalé, dans une perspective de foi, l’esclavage est une conséquence du péché, alors que le couple homme-femme est voulu par Dieu avant le péché. En ce qui concerne le pouvoir politique, un discernement comparable aurait pu être proposé. Il n’est pas nécessaire de penser que l’organisation de la vie commune sous l’autorité d’un responsable soit une conséquence du péché. Bien au contraire, la diversité des compétences des uns et des autres et la diversité des communautés en fonction de leur enracinement semblent correspondre à la volonté du Créateur. Le fait que ces communautés aient besoin d’une autorité pour assurer la coopération des personnes et la coordination avec les communautés voisines correspond à l’intention du Créateur, qui a confié la terre à l’humanité prise comme un tout. En revanche le pouvoir de contraindre et de châtier est devenu nécessaire en raison du péché. Et la détermination des procédures pénales et du barême des châtiments relève essentiellement d’une convention.

Toutes ces remarques nous conduisent à penser que la doctrine cicéronienne des inclinations naturelles n’est peut-être pas la meilleure approche de la loi naturelle.

C. Loi naturelle et individualisme

Nous pouvons aller plus loin dans l’analyse. Il faut bien reconnaître qu’à y regarder de près l’inclination à la vie en société décrite par Cicéron n’est pas totalement exempte d’un certain individualisme [19], au sens précisé plus haut. Car Cicéron conçoit cette inclination comme inscrite dans le cœur de l’individu. En revanche, la loi adamique apparaît comme une parole adressée au couple humain et, à travers lui, à la communauté humaine, lui confiant la terre à peupler et à gouverner.

L’approche biblique de la loi naturelle comme parole de Dieu adressée à l’humanité considérée concrètement et dans son universalité permet donc une critique de l’individualisme beaucoup plus ferme que l’approche philosophique.

Pour de nouvelles perspectives

Les modernes déclarations des droits de l’homme ont développé avec force l’aspiration de tout homme à être reconnu et respecté dans ses droits fondamentaux et souligné l’exigence éthique correspondante. Une telle exigence n’épuise pas le contenu de la loi naturelle. L’erreur serait de présenter au nom de cette loi un ensemble de règles qui viendraient se rajouter à l’exigence éthique que nous venons d’évoquer et qui introduirait ainsi une limite supplémentaire à la liberté. Ce serait simplement réinterpréter cette loi dans le cadre de l’individualisme et passer à côté de ce que la théologie thomiste suggérait quand elle évoquait à propos de cette loi « une inclination naturelle au mode d’agir et à la fin qui sont requis ». Il convient plutôt de reprendre cette idée en développant un point qui, chez saint Thomas, demeurait dans l’ombre : le caractère essentiellement communautaire de cette loi. Il s’agit d’un dynamisme spirituel donné à la communauté humaine et par cette communauté à chacun de nous. C’est par cette loi que cette communauté est instituée, que la dignité et la liberté de chacun de ses membres est fondée.

Certes les communautés historiques marquées par le péché peuvent mutiler les libertés tout en les éveillant. Et la qualité des communautés et de leurs lois peut sans doute être évaluée en fonction de la qualité de la liberté qu’elles rendent possible. Mais quelles que soient ces communautés et leurs lois, il apparaît que la liberté individuelle n’est jamais première. Elle doit être perçue comme capacité d’initiative dans le cadre d’une communauté qui lui préexiste. Elle ne s’oppose nullement à la vie en communauté et au fait que cette communauté soit régie par des lois et unie autour d’une certaine finalité. Au contraire, c’est au sein d’une telle communauté que les initiatives peuvent surgir et coopérer.

Dans cette perspective, l’élément fondateur de l’humanité de l’homme n’est pas la liberté individuelle mais le dynamisme spirituel constitutif de l’humanité dans son ensemble. La loi naturelle n’est rien d’autre que ce dynamisme d’où dérivent les communautés particulières et la liberté de chacun de ses membres. Il est certain que le mystère de la liberté humaine, comme capacité d’initiative dans le bien, susceptible de coopération avec la liberté divine et la liberté d’autrui, ne peut être dégagé dans toute sa clarté que si l’on envisage l’humanité telle que Dieu l’a créée et la destinée bienheureuse à laquelle elle est appelée. Toutefois cette humanité est, pour une part, connaissable indépendamment de la Révélation biblique. N’étant pas totalement corrompue par le péché des origines, elle ne se dérobe pas complètement à notre intelligence. La raison humaine peut dans une certaine mesure percevoir certains aspects de la loi naturelle, sous forme d’un appel adressé à l’humanité. Appel à travailler la terre pour en partager les fruits entre tous. Appel à se propager dans un cadre familial et à transmettre aux générations futures une terre habitable. Appel à organiser la vie en communauté pour permettre à chacun d’y jouer un rôle et d’être reconnu dans sa dignité. Appel à vivre dans la paix et l’amitié. Appel à chercher la vérité en particulier en ce qui concerne Dieu.

En conclusion, reconnaissons que les philosophies morales modernes et en particulier celles qui se réfèrent aux droits de l’homme invitent la théologie morale à réexaminer de façon sérieuse le concept de loi naturelle et son contenu. Ce réexamen doit conduire à un approfondissement, et non à un abandon. Il serait illusoire de vouloir bloquer cette théologie au XIIIe siècle et de prétendre servir la mission de l’Église en suivant saint Thomas d’Aquin dans les moindres détails de son enseignement. Mais il serait néfaste d’abandonner les grandes orientations de sa pensée, et en particulier cette idée de loi naturelle comprise comme le dynamisme spirituel inscrit dans l’homme, en tant que créé à l’image de Dieu, et qui subsiste même après le péché. Nous devons mobiliser toute notre intelligence pour découvrir ce dynamisme et pour en manifester toutes les dimensions. C’est alors que nous serons en mesure d’accueillir tout ce qu’il y a de juste dans la pensée moderne, sans pour autant nous laisser entraîner dans ce qu’elle a de contestable.

Intervention de M. Rémi Brague

Je voudrais compléter, non pas corriger, ce que tu as dit, en introduisant un peu plus de clarté sur la notion de loi naturelle. Tout simplement, lorsqu’on manipule cette notion délicate, on oublie que le sens du mot ‘nature’ a changé, et que ce qu’Aristote et saint Thomas d’Aquin, qui le suit assez largement, entendaient par ‘nature’ n’est pas ce que nous entendons maintenant par ce mot. Et si on n’est pas conscient de cette évolution sémantique, on se prend les pieds dans plusieurs tapis. Ce que nous entendons, nous, par ‘nature’, c’est essentiellement l’état brut d’une chose, c’est la façon dont une chose se présente avant toute intervention. Ce qu’Aristote entend par ‘nature’, c’est, au contraire, l’état pleinement développé de cette réalité. En d’autres termes, et là, je cite très explicitement un passage du premier livre de la Politique d’Aristote : La cité est quelque chose de plus naturel que la société civile – j’adapte un peu les termes – la société civile est plus naturelle que la famille et la famille est plus naturelle que l’individu. Pourquoi ? Parce que c’est seulement dans le cadre de la société politique, qui est indépendante, qui se suffit à elle-même, que l’homme peut déployer la plénitude de ses capacités. Alors, si l’on part de cette idée, on va comprendre la notion de loi naturelle à partir d’une autre notion de la nature – je retourne ici à un petit peu d’aristotélisme élémentaire ; pour Aristote et saint Thomas d’Aquin, la nature, ce n’est pas la nature au sens où l’on parle des fleurs, des petits oiseaux, des animaux… c’est la nature de quelque chose : la nature de la plante, c’est de pousser ; la nature de l’animal, c’est de se déplacer, de chercher sa nourriture, de se reproduire etc. Quelle est la nature de l’homme ? Certes, la nature de l’homme c’est ce qui va être présenté, ce qui va être formulé par sa définition, c’est ce dont la définition donne la formule au sens presque chimique du terme. Cette définition de l’homme, nous avons tous appris cela dans les petites classes : animal rationnel, un être vivant qui est doué du logos, ce qui est plus précis que « animal rationnel ». C’est pourquoi saint Thomas d’Aquin explique dans son commentaire d’Aristote au livre V, là où il est question de la justice naturelle et de la justice par convention, que le mot de nature a deux sens : il peut signifier la propriété que l’homme possède sous son aspect animal, si je puis dire son aspect d’être vivant (par exemple le désir de se conserver, le mécanisme qui lui permet de se reproduire, l’instinct qui le pousse à chercher sa nourriture…), et puis « naturel » peut vouloir dire aussi tout simplement ce qui découle non pas du genre prochain ‘animal’ mais de la différence spécifique, à savoir rationnel ; en ce sens, naturel veut dire rationnel. Je dirais même plus, comme disent les personnes qui nous sont chères, « rationnel » veut dire tout ce qui découle de la possession du logos, ce qui veut dire non seulement la capacité de calculer que les ordinateurs possèdent d’une certaine façon, mais aussi la liberté, mais aussi la capacité de choix, mais aussi tout ce qu’implique le fait que nous sommes des êtres qui nous parlons les uns aux autres : nous ne parlons pas tout seul, nous vivons en communauté. De ce point de vue, la loi naturelle devient très exactement la loi rationnelle. C’est-à-dire : cette loi qui non seulement est accessible à la raison, mais qui se cherche dans le dialogue de la communauté avec elle-même, la loi qui concerne, non pas les individus abstraits, mais les individus qui naissent à la personnalité à partir du langage.

P. Laurent Sentis, prêtre, docteur en théologie. Professeur de théologie morale au séminaire de Toulon.

[1] Voir l’article « esclavage » du Dictionnaire de théologie catholique.

[2] Politique I,2 (1252a24-1252b10).

[3] Voir Francisco Vergara, Introduction aux fondements philosophiques du libéralisme, Paris, La Découverte, 1992, p. 15-16.

[4] « Plusieurs éléments de vérité et de sanctification se trouvent en dehors des structures de l’Église catholique, ils appartiennent proprement par don de Dieu à l’Église du Christ et appellent par eux-mêmes l’unité catholique » (Lumen gentium, §8).

[5] Pour plus de précisions sur ce point, voir L. Sentis, « Vérité et tolérance, le problème posé par la déclaration de 1789 », Nouvelle Revue théologique, Juillet 2006, t. 128/3, p. 428.

[6] Voir article 29.2

[7] Voir L. Sentis, De l’utilité des vertus, Beauchesne, Paris, 2004, p. 195.

[8] Somme théologique, Ia IIae, qu. 91, art. 2.

[9] Somme théologique, Ia IIae, qu. 94, art. 2.

[10] § 44.

[11] C. E. C., § 1954.

[12] C. E. C., § 1955.

[13] De l’utilité des vertus, p. 41 et 295.

[14] C. E. C., § 1960.

[15] Voir De l’utilité des vertus, p. 126.

[16] De officiis, livre I chapitre 4, mentionné par Servais Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne, Le Cerf, Fribourg Suisse, 1990, p. 409.

[17] Somme théologique, Ia IIae , qu. 94, art. 2

[18] Somme théologique, IIa IIae, qu. 66, art. 1 et 2. Voir De l’utilité des vertus, p. 162.

[19] On remarquera que Hobbes ne conteste pas l’existence d’une telle inclination, même s’il la comprend à sa façon : « À l’homme considéré dans sa nature, c’est-à-dire en tant qu’homme, ou encore dès qu’il est né, il est vrai que la solitude perpétuelle est pénible. Car les enfants pour vivre et les adultes pour bien vivre ont besoin de l’aide des autres. C’est pourquoi je ne nie pas que les hommes désirent par contrainte naturelle une rencontre mutuelle » De Cive, chap. 1, §2, note 1, cité par Jean Terrel, Les théories du pacte social, Paris, Le Seuil, 2001, p. 138. La doctrine de l’inclination naturelle à une forme de vie sociale est compatible avec l’individualisme parce qu’il s’agit d’inclinations de l’individu.

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