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La Nativité et ses fêtes

P. Michel Gitton

Tout ministre ordonné chargé de la prédication au temps de Noël sait qu’il n’est pas si facile de cibler chacune des célébrations qui s’égrènent dans un temps finalement assez court : messe du soir du 24 décembre, messe de minuit, (éventuellement) messe de l’aurore, messe du jour, messe de l’Épiphanie, sans parler des féries, c’est à dire des jours de semaine où il n’y a pas la célébration d’un saint et où c’est le mystère de la Nativité qui est directement le sujet. Il doit résister à la tentation que connaît tout jeune prêtre de vouloir tout dire en une fois, et par conséquent de se répéter. Il doit aussi se garder de la tentation, pire encore, de faire de la prédication des ces jours de grâce une occasion de traiter un sujet banal qui n’a qu’un lointain rapport avec le mystère célébré, tel ce curé qui, à la messe de minuit du soir de Noël, sachant qu’il avait là un public plus nombreux que d’habitude, émouvait ses auditeurs sur le Petit Jésus qui avait eu froid cette nuit-là, les rendant sensibles à l’intérêt d’avoir un chauffage en état de marche et à la nécessité d’y contribuer par une offrande généreuse !

Cette difficulté est aussi celle de tout croyant qui s’efforce de vivre avec la liturgie et de méditer chaque jour sur les lectures proposées et les oraisons de la messe. Percevoir l’architecture de ces fêtes (au moins dans la liturgie latine, car le monde oriental réserve aussi d’autres surprises) est donc de première nécessité.

Pâques et Épiphanie, les deux foyers de l’année liturgique

Commençons par considérer la place qu’occupe le temps de la Nativité dans l’ensemble de l’année liturgique. On sait que les deux premières fêtes qui ont émergé dans les origines chrétiennes sont Pâques et l’Épiphanie. Chacune d’elles s’est enrichie au fil des siècles de toute une constellation de célébrations diverses et d’un temps de préparation spécifique. Mais il apparaît que l’une comme l’autre porte une part capitale du mystère chrétien, au point qu’on peut dire qu’elles sont les deux foyers d’une ellipse qui sous-tend tout le cycle annuel. Elles ne commémorent pas seulement deux moments de la vie de Jésus : la naissance et l’enfance d’un côté, la passion et la résurrection de l’autre, elles portent deux manières de synthétiser toute l’économie du Christ. D’une manière ou d’une autre, tous les mystères de la vie du Sauveur se rattachent à l’un de ces deux pôles : le Baptême du Christ au Jourdain, les noces de Cana à l’Épiphanie, la Transfiguration au cycle de la mort et de la Résurrection, par exemple. Si on veut synthétiser, on expliquera que l’Éphanie nous dévoile le mouvement de Dieu vers l’homme destiné à lui révéler son vrai visage ; Pâques nous fait assister en Jésus au retour de l’homme vers Dieu, auquel correspond la réponse du Père ressuscitant son Fils et à travers lui l’humanité entière. Au premier mouvement correspond ce qu’on appelle la fonction révélatrice du Verbe incarné, au second sa mission salvatrice.

Il ne faut pas trop opposer les deux, car il y a un côté « épiphanique » au mystère pascal, celui-ci nous révélant les profondeurs de Dieu qui « a tant aimé les hommes qu’il leur a donné son Fils unique » (Jn 3,16) ; Grégoire de Nysse nous dit que la Croix est théologienne, en elle en effet se déploient toutes les dimensions du mystère trinitaire. D’un autre coté, la lumière de l’Épiphanie renouvelle profondément le cœur de celui qui la reçoit et elle est donc déjà porteuse de salut : « la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le véritable Dieu et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jn 17,3). La préface de l’Épiphanie chante ces mots :« quand le Christ s’est manifesté dans notre nature mortelle, tu [Dieu] nous as recréés par la lumière éternelle de sa divinité ».

Épiphanie : la lumière incréée vient dans le monde

Il n’empêche que le sens de la fête de l’Épiphanie et de tout ce qui l’entoure est de nous rendre sensibles à une richesse qui n’a pas toujours sa place dans la piété de catholiques d’aujourd’hui : la splendeur de l’Incarnation, là où le Dieu invisible se donne à voir, sans rien perdre de sa transcendance. La réduction de l’Épiphanie à un seul épisode de l’enfance de Jésus (la venue des Mages), si important soit-il pour nous montrer le cheminement de la foi et marquer la portée universelle de l’Incarnation, est un appauvrissement qui ne correspond pas à la liturgie, même actuelle, de la fête. Certes la collecte du jour, dans le missel de 1969 comme dans celui qui le précédait, mentionne l’étoile qui guidait les nations vers l’Enfant-Dieu, mais c’est pour en tirer tout de suite une conclusion beaucoup plus large : le passage de la foi à la contemplation, à partir des signes que Dieu nous donne. L’Introït, quant à lui, reprend Mal 3,1 pour annoncer « voici venir le Seigneur souverain ! ». C’est cet émerveillement devant la venue de Celui qui dépasse tout qui domine l’office de ce jour. L’invitatoire des vigiles nous déclare : « le Christ est apparu pour nous, venez, adorons-le ! ». L’antienne célèbre du Magnificat des secondes Vêpres de l’Épiphanie élargit encore la perspective : « nous célébrons trois miracles en ce jour : aujourd’hui l’étoile a conduit les mages à la crèche, aujourd’hui l’eau est changée en vin aux noces de Cana, aujourd’hui le Christ a voulu être baptisé dans le Jourdain pour nous sauver, alléluia ! ». Le triple « aujourd’hui » montre bien que le mystère épiphanique se réalise à chaque fois dans un épisode différent qui connaît une réalisation nouvelle dans la célébration qu’en fait l’Église. L’ordre dans lequel sont mentionnés ces trois épisodes traduit une royale indifférence à l’égard de la chronologie, puisque le Baptême précède les noces de Cana. C’est que la réalité visée au-delà de chacun d’eux est bien l’apparition, l’Épiphanie, du Roi-Messie, qui vient s’insérer dans une histoire humaine.

Aujourd’hui, une partie des significations présentes dans la fête de l’Épiphanie s’est transférée, comme on sait, au 25 décembre, c’est-à-dire à la fête de Noël, au point que l’évocation du mystère de l’Incarnation semble y trouver sa principale et presque sa seule application. Ce n’est pourtant pas tout à fait vrai, d’abord parce que l’objet de l’Épiphanie reste, comme on l’a montré, plus large que le seul épisode des Mages, et aussi parce qu’il existe la fête de l’Annonciation, le 25 mars, qui n’est pas seulement une fête mariale, mais qui a pour thème d’abord la venue du Verbe dans la chair, à Nazareth, dans le sein de la Vierge Marie. Comme le jour de Noël, nous sommes invités à nous agenouiller au verset du Credo qui nous dit que le Fils « par l’Esprit Saint a pris chair de la Vierge Marie et s’est fait homme ». En fait, ce commencement caché de l’Incarnation permet de mieux voir ce qui se passe dans la Nativité, qui est bien une « apparition », le fait que le Fils déjà donné au monde entre vraiment dans la vie des hommes, qu’il peut être vu, approché, contemplé.

Noël, fête de la divinité du Christ

Reste à expliquer comment la fête du 25 décembre a pris peu à peu la place qu’on lui connaît. Les auteurs nous apprennent qu’elle est d’origine occidentale, avant tout romaine, et qu’elle s’est imposée au lendemain du Concile de Nicée (325) comme une réponse à l’arianisme qui minimisait la nature divine du Christ. Pendant tout le IIIe siècle, le culte du Soleil avait fourni au paganisme finissant un substitut païen de la foi monothéiste des juifs et des chrétiens : sous le nom de Sol invictus (Soleil invaincu), il était fêté au solstice d’hiver pour marquer le moment où, réduit à sa plus courte apparition, il commençait en quelque sorte à renaître. Le chrétiens, en investissant cette date faisaient coup double, ils oblitéraient une fête très populaire et récupéraient son aura au profit de la foi nouvelle, et, par ailleurs, ils manifestaient leur attachement à la pleine divinité du Christ. Sans doute l’Épiphanie, à cause du lien avec le Baptême au Jourdain, pouvait-elle à la rigueur s’entendre en un sens adoptianiste (le Christ est un homme adopté par Dieu au Jourdain et élevé à partir de ce moment au rang divin). Par contre, Noël se veut d’emblée une fête de la divinité du Christ. Nous n’entrerons pas dans le détail des trois messes de Noël auxquelles est consacré un autre article de cette livraison, mais, pour nous en tenir aux deux principaux évangiles mobilisés pour cette fête : le Prologue de saint Jean et l’évangile de la Nativité chez saint Luc, nous voyons bien deux éclairages qui partant d’un point différent aboutissent à la même vision transcendante de Jésus. Jean, met en jeu une « christologie d’en-haut », c’est-à-dire partant de Dieu et situant la naissance humaine du Christ dans la suite de son engendrement divin, tandis que Luc commence par en bas : raconter les circonstances très humaines au milieu desquelles a eu lieu la naissance (recensement, déplacement, absence d’accueil, etc.), avant de nous la montrer dans toute la lumière de gloire qui vient du ciel avec le chant des anges.

Arrêtons-nous quelques instants sur la préface de Noël (aujourd’hui le missel en comporte trois, celle qui porte le numéro I est traditionnelle dans le Missel romain, elle remonte au sacramentaire grégorien). L’accent est très épiphanique : « il est juste et bon de te rendre gloire (etc.) car la révélation de ta gloire s’est éclairée pour nous d’une lumière nouvelle dans le mystère du Verbe incarné : maintenant nous connaissons en lui Dieu qui s’est rendu visible à nos yeux et nous sommes entraînés par lui à aimer ce qui demeure invisible ». L’invisible s’est rendu visible, sans rien renier de son invisibilité ! Les circonstances ne sont même pas envisagées, mais c’est fait : la Lumière est venue chez les hommes !

Noël, fête de l’humanité du Christ

Ce n’est qu’avec le Moyen-Age que Noël se voit investi d’une dimension supplémentaire : l’attention pleine d’amour pour la sainte humanité du Sauveur. La dimension humaine n’était pas méconnue, saint Jean parlait de « chair », ce qui est quand même un terme fort, surtout quand on sait le sens péjoratif que le mot revêt ailleurs, même dans le quatrième évangile (Jn 6,63) ; saint Luc, quant à lui, nous décrivait une naissance qui n’a rien de mythique, avec les tracas dus aux circonstances politiques et familiales. Mais ce qu’apporte d’irremplaçable la dévotion du Poverello et de tout le courant franciscain, bientôt suivi par l’Église entière, c’est l’attendrissement devant Celui qui vient ainsi dans les ombres de la nuit et accepte de reposer dans une humble crèche. La crèche était figurée sur l’antique icône de la Nativité, mais, outre son peu de pittoresque, ce n’était pas la pauvreté et le froid qui étaient soulignés, ce qu’on nous montrait, c’était un lieu obscur où brillait tout à coup une lumière venue du ciel. D’autres images anciennes faisaient le lien entre la crèche et l’autel du sacrifice. Tout était strictement théologique, tandis qu’après l’épisode de Greccio, le pittoresque fait son entrée dans la scène, avec lui le sourire, tous les sentiments humains qui s’éveillent devant le Dieu enfant. Pourtant, si l’accent est mis sur l’humain, on ne perd à aucun moment conscience que c’est le « Très-Haut Seigneur » qui est là, c’est même sa présence dans de telles circonstances qui fait tout l’intérêt de l’évocation. On n’en est pas encore à l’anecdote pieuse qui marquera la débâcle de la peinture religieuse quelques siècles plus tard.

Tout une octave pour savoir ce qui nous arrive

Noël a, comme toutes les grandes fêtes, une octave. L’Épiphanie aussi d’ailleurs, mais ce dernier a pratiquement disparu du missel actuel. Par contre, les jours qui suivent Noël prolongent vraiment le mystère de la Nativité, les trois premiers jours de la semaine comportent de façon inattendue l’évocation des saints : saint Étienne le 26, saint Jean l’Apôtre le 27, les saints Innocents le 28. Si le premier est un peu hors saison à cette date (due à la dédicace d’un sanctuaire en l’honneur du Protomartyr), nous ne quittons pas vraiment le mystère de l’Incarnation avec l’Apôtre qui nous conduit jusqu’à la contemplation du Verbe, ni avec les précoces victimes qui ont suivi l’Agneau. Nous le quittons d’autant moins que chaque jour les Vêpres nous ramènent à la considération du don incandescent du Dieu fait homme. Les trois derniers jours (29, 30 et 31) sont, eux, tout entiers voués à la méditation de Noël. Mais, toute la semaine, les psaumes des Vêpres sont ceux de Noël, la lecture brève fournit ainsi un très beau florilège de textes rattachés au thème de l’Incarnation, tel celui du 27 qui emprunte à Paul cette réflexion étonnante : « quand Dieu a envoyé son Fils dans la ressemblance de notre chair de péché pour vaincre le péché, il a condamné le péché dans la chair pour que la justification de la loi s’accomplisse en nous qui ne vivons pas selon la chair, mais selon l’Esprit » (Rm 8,3 – attention ! la traduction de l’édition française s’éloigne sensiblement du texte original). L’antienne du Magnificat ouvre chaque jour un nouvel horizon : « le Roi des cieux a voulu naître d’une Vierge, pour ramener l’homme perdu aux célestes demeures » (29 décembre), « à la naissance du Sauveur, le chœur des anges chantait ; salut à notre Dieu qui siège sur le trône et à l’Agneau » (30 décembre).

Mais c’est surtout le jour octave de Noël, donc le premier janvier, qui compte : là se déroule une fête qui ajoute plusieurs nuances à l’évocation de l’Incarnation. À vrai dire, ce jour peut se prêter à diverses évocations. Cette date peut se prendre comme le premier jour de l’année civile, occasion de nous présenter des vœux (et c’est sans doute la raison du choix de la première lecture de la messe du 1er janvier qui donne le texte des bénédictions que les prêtres, descendants d’Aaron, sont appelés à prononcer sur les Israélites, Nb 6, 22 et suiv.). Mais elle porte bien d’autres valeurs. Longtemps elle a reçu le nom de « fête de la circoncision de Notre Seigneur », car, de fait, cet épisode survient le 8e jour après la naissance, selon la Loi, comme le rappelle saint Luc (2,21). C’est l’occasion de méditer sur l’appartenance juive de Jésus, une judaïté qu’il a voulu recevoir comme une part constitutive de son humanité : il ne s’agissait pas d’un trait contingent, d’une nationalité et d’une culture comme une autre, mais bien d’assumer tout l’héritage d’Israël et de montrer l’aboutissement du plan de Dieu qui, avec Abraham, se liait pour toujours à ce peuple. La lecture de l’Évangile du jour dans sa forme actuelle évoque toujours cet événement, même s’il l’élargit en nous montrant aussi l’écoute attentive de Marie. Comme le nom de Jésus lui est donné à l’occasion de sa circoncision, selon l’usage, cette fête a eu tendance à intégrer cet aspect. Le Nom de Jésus, ce n’est pas seulement le moyen conventionnel de le désigner. D’abord il a tout un passé et fait penser à Josué, le successeur de Moïse, qui a fait entrer son peuple en Terre Promise. Et puis il a un sens : « Dieu sauve », l’ange lui-même dans l’apparition à Joseph vient expliciter ce vocable : « car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés » (Mt 1,21). Le saint Nom de Jésus, c’est le lien qui nous unit à lui, quand nous l’appelons par son « petit » nom dans la prière. Récemment, l’Église a rétabli la fête du Saint Nom de Jésus le 3 janvier (comme il y a une fête du saint Nom de Marie).

La place de Mère de Dieu

Mais la destination la plus traditionnelle de la fête du 1er janvier est mariale : il s’agit de faire honneur à la Maternité divine de Marie. Huit jours après l’évocation de la naissance du Sauveur, il est bien juste que l’Église se tourne vers sa Mère et lui fasse spécialement fête. Selon l’enseignement des Pères, elle n’est pas seulement le canal involontaire par lequel est passé le don de Dieu ; Dieu a pris chair en elle et d ’elle. Elle est Mère de Dieu parce que l’homme qu’elle a porté est Dieu : comme l’humanité du Christ est assumée par la personne du Verbe, c’est cette personne que Marie a reçu dans sa chair. C’est la plus ancienne fête mariale de notre calendrier qui va de pair avec la construction des premières églises dédiées à Marie (dont Sainte-Marie-Majeure à Rome avec le Pape Libère, 432-440). Là encore, la perspective est d’emblée théologique : les antiennes des psaumes des premières vêpres commencent par chanter l’admirabile commercium : «  quel échange admirable ! le Créateur de l’homme en prenant chair de la Vierge Marie, nous donne part à sa divinité ». Toute cette fête est inspirée par la lecture du seul passage de saint Paul qui fasse quelque peu allusion à la naissance de Jésus (et qui fournit la 2e lecture de la messe du jour) : « quand vint la plénitude des temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme, né sujet de la Loi, afin de racheter les sujets de la Loi et de nous rendre notre filiation » (Ga 4,4-5). On a remarqué depuis longtemps que la phrase est construite en chiasme (AB-B’A’) et rapproche la naissance selon la Loi et la libération des sujets de la Loi, d’une part, et ensuite la naissance de Marie et le don de notre filiation adoptive, d’autre part : Jésus, en acceptant d’être fils jusque dans la chair, nous prépare à être fils selon l’Esprit. Les formules d’échange, si fréquentes chez saint Paul (« de riche qu’il était, il s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté », 2 Co 8,9) nous donnent la clé de la divino-humanité du Christ. C’est ce que chante magnifiquement l’antienne du Magnificat des premières vêpres de la fête en disant : « dans son amour extrême pour les hommes, Dieu leur envoya son Fils ; prenant notre chair, notre chair de péché, il naquit d’une femme et fut soumis à la Loi. Gloire au Fils bien aimé ! ». La plus haute théologie continue d’animer la liturgie de ce jour, car, à l’office des Laudes, nous trouvons cette antienne du Benedictus qui mérite qu’on s’y arrête : « aujourd’hui nous est révélé un étonnant mystère : quand Dieu se fait homme paraît un monde nouveau ; en devenant ce que tu n’étais pas, tu demeures ce que tu es ; gloire à toi, Verbe fait chair ! ».

Il ne faut pas oublier que le dimanche qui tombe dans l’Octave de Noël est voué, dans le missel actuel, à la Sainte Famille de Jésus, Marie et Joseph. Cette fête récente (1893) a pour but de mettre en valeur la famille, réalité malmenée par le bouleversement des mentalités et des législations, en lui donnant un fondement transcendant dans la vie du Christ. Le Verbe a voulu venir sur terre dans ce cercle rapproché, ces deux êtres d’exception qui l’aimaient et qui s’aimaient. Lui qui n’a cherché ni honneur, ni dignité, ni richesses n’a pas dédaigné la qualité de cet accueil, il a trouvé sur terre cette cellule heureuse où s’est développée son humanité : c’est là qu’il a crû « en taille, en sagesse et en grâce, devant Dieu et devant les hommes » (Lc 2,52). Les textes liturgiques de cette fête n’ont pas la profondeur théologique de la solennité du 1er janvier, mais (à travers les trois évangiles proposés selon les années A, B et C), défilent devant nos yeux les principaux épisodes qui mettent en jeu la Sainte Famille. Les antiennes des offices détaillent les différents moments, où s’est jouée cette incroyable soumission du Fils de Dieu.

Si on passe le deuxième dimanche de la Nativité, qui n’est célébré pour lui-même que dans les pays où l’Épiphanie est fêtée le 6 janvier et n’a donc pas été portée au dimanche qui suit le 1er Janvier, on arrive à la Fête du Baptême du Seigneur, qui depuis un certain temps déjà (dès avant la réforme de 1969) marque l’Octave de l’Épiphanie. Mais on ne s’y arrêtera pas ici, car cela nous mènerait un peu loin de notre préoccupation principale, la Nativité.

L’obéissance du Fils

Il reste à dire plus qu’un mot d’une fête dont l’importance reste à bien saisir : la fête de la Présentation du Seigneur au Temple, le 2 février. Là encore, il existe plusieurs noms pour la désigner. Nos frères d’Orient lui donnent l’appellation d’Hypapante, c’est-à-dire la Rencontre, car, en se présentant au Temple de Jérusalem, Jésus vient au-devant de son Peuple, celui-ci étant représenté par deux vieillards, Syméon et Anne, qui l’accueillent avec joie. Elle a longtemps reçu le nom de Purification (de la Vierge Marie), car c’est un des deux rites auxquels s’est soumise la Sainte Famille : à côté de la présentation du fils premier-né au Temple (Ex 13,2 ; 12-15), il y a la purification de la femme qui vient d’accoucher (Lv 12,1-4), les deux étant mêlés au point que certaines versions du texte de Lc 2,22 portent : « leur purification » (celle de Jésus et de Marie). Bien sûr, le Christ pas plus que sa Mère ne sont impurs et n’ont besoin de purification, mais il s’agit des règles de pureté légale auxquelles se soumettent les membres de la Sainte Famille, car la naissance est chose si sacrée qu’elle exige des rites avant et après pour marquer le passage du profane au sacré et réciproquement. Le nom actuel de Présentation convient aussi et met l’accent sur la situation du Christ qui est offert à Dieu son Père, selon la Loi d’Israël. Il s’agit bien sûr d’une offrande passive qui annonce et prépare celle de la Passion. Mais la note est donnée : Jésus ne vient pas chez nous faire une visite sympathique, il vient souffrir et mourir, pour réaliser l’acte d’oblation qui marque le moment douloureux de l’obéissance, réparant ainsi la désobéissance d’Adam.

Une certaine théologie de l’Incarnation a mis trop exclusivement en avant le mouvement d’abaissement de Dieu, par lequel il se rapproche de l’humanité pour la sanctifier, comme si cela pouvait se réaliser par un simple contact avec la condition humaine. On a vu fleurir, après la seconde guerre mondiale, une véritable mystique de l’enfouissement qui se réclamait sans doute à tort de Charles de Foucault : en se rapprochant du monde sécularisé, en acceptant de s’ouvrir à la vie des hommes telle qu’elle est, sans chercher à les convertir, on partagerait l’incognito de Dieu qui avait voulu être perdu au milieu de la masse des hommes. Or l’Incarnation n’est pas seulement la descente de Dieu vers l’humanité, en Jésus elle est remontée de l’homme vers Dieu. L’humanité qu’assume le Christ est tout entière sanctifiée, dépouillée, comme dit Pierre de Bérulle, de « sa propre et ordinaire subsistance » [1], pour devenir l’humanité du Verbe. S’il y a un abaissement de Dieu qui se fait homme, il y aussi un abaissement symétrique de l’homme pour faire de la place à Dieu. Jésus, par l’onction de l’Esprit dans le sein de la Vierge Marie, devient le « Religieux de Dieu », son être homme est tout entier un être-pour-Dieu. L’auteur de l’Épître aux Hébreux l’entend dire en entrant dans le monde : « me voici, ô Dieu, pour faire ta volonté » (10,9). Loin de séculariser Dieu, il implante dans le monde une greffe de sainteté. Et c’est à partir d’elle que Dieu suscitera des âmes religieuses, qui ouvriront ce monde à l’influence de Dieu.

La fête de la Présentation comporte exactement cette dimension. L’insistance mise par le texte évangélique sur l’obéissance à la Loi que manifestent Marie et Joseph dans tout cet épisode nous donne l’indication de ce que sera la mission du Sauveur ; en venant parmi les hommes, il partage avec eux ce qui est le mouvement profond de son être, l’abaissement devant la Majesté divine : « le Père est plus grand que moi ! ». Il rejoint ce qui est le fond de l’être humain : esse ad Deum, être fait pour Dieu, il ne trouve qu’en lui son repos (saint Augustin). Les textes font de la « présentation » de Jésus une première forme d’oblation qui a pour cadre le Temple : le prêtre Syméon, en élevant l’enfant, le présente à son Père comme la véritable offrande. La phrase dite à Marie pour lui annoncer le glaive de douleur qui va transpercer son âme renforce la conviction que la venue de Jésus entraîne avec elle une oblation nécessaire. Syméon lui-même, en acceptant sa mort du moment qu’il a vu le Messie, va dans le même sens.

En même temps, le thème plus épiphanique de la lumière qui vient dans le monde est fortement souligné, notamment avec la bénédiction des cierges et la procession : « Seigneur Dieu, véritable lumière, source et foyer de la lumière éternelle, fais resplendir au cœur de tes fidèles la lumière qui jamais ne s’éteint pas … » (prière sur les fidèles au moment de la procession). Ce thème découle bien sûr des paroles de Syméon qui a salué Jésus comme la « lumière des nations » et la « gloire d’Israël son peuple ». Mais, comme la flamme du cierge, elle éclaire en se consumant !

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L’ensemble de ces fêtes et célébrations diverses constitue comme un bouquet impressionnant autour de la venue du Sauveur. Il nous appelle toujours plus à nous émerveiller. Le pire serait de croire que l’Incarnation est un fait acquis, une donnée admise et presque normale : Dieu est chez nous ! Ce jour-là, nous aurions tout perdu, perdu le sens que la venue du Christ est toujours eschatologique, c’est-à-dire toujours devant nous. Même dans la crèche, c’est le grand Roi qui s’approche de nous pour juger le ciel et la terre. La venue dans la chair du Fils de Dieu n’est source de lumière et de vie que si nous la recevons chaque année à neuf, comme un don inentamé, imprévisible frémissement d’une nouveauté qui se laisse deviner dans la présence toute simple de l’enfant-Dieu.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Discours de l’état et des grandeurs de Jésus, 2e discours, §10, dans l’édition des Œuvres complètes (Cerf), 7, p. 108-109.

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