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La Nativité selon Joseph Ratzinger / Benoît XVI

De l’exégèse historico-critique à l’exégèse spirituelle
Jérôme Moreau

En choisissant de publier sous son pontificat Jésus de Nazareth, Benoît XVI a gardé pour la fin un petit volume intitulé L’enfance de Jésus [1]. S’il le qualifie de « porte d’entrée » aux deux autres volumes, il n’en a pas moins préféré évoquer d’abord la mission de Jésus et sa Passion avant d’envisager plus brièvement les Évangiles de l’enfance. La crainte de ne pas avoir la force d’aller jusqu’au bout de son entreprise (de fait, le renoncement à sa charge a eu lieu quelques mois après la fin de la rédaction de cet ouvrage) l’a conduit à privilégier le cœur de la Révélation chrétienne avant de revenir sur des épisodes plus facilement considérés comme secondaires voire fantaisistes, comme s’il s’agissait au mieux de contes édifiants qu’il faudrait se garder de prendre au sérieux.

Tout le mérite de ce livre est de mettre en évidence non seulement les apports de l’approche historico-critique pour la compréhension de ces chapitres, entendus comme témoignages authentiques sur la naissance de Jésus, mais encore leur dimension proprement christologique, apte à nourrir l’intelligence et la foi des fidèles. Pour reprendre ce qui constitue à peu de choses près la conclusion de l’ouvrage :

Toujours à nouveau les paroles de Jésus sont plus grandes que notre raison. Elles dépassent toujours à nouveau notre intelligence. La tentation de les réduire, de les manipuler pour les faire entrer dans notre mesure est compréhensible. Fait partie de l’exégèse juste précisément l’humilité de respecter cette grandeur qui, avec ses exigences, nous dépasse souvent. (p. 178-179)

C’est la grande humilité de l’exégète, contre les tentatives orgueilleuses de réduire les Écritures à une clé humaine, toujours restrictive et appauvrissante, qui permet de leur donner leur pleine mesure, incommensurable avec le travail de notre seule intelligence.

Ne pas sous-estimer l’étude critique

L’ancien universitaire devenu pape n’a pas renoncé à prendre en compte l’exégèse historico-critique. Il sait lui accorder toute la place qui lui revient, sans pour autant la surestimer en lui donnant une importance excessive. Les questions qu’elle soulève, en effet, ne remettent pas en cause la valeur des Évangiles, non seulement dans leur dimension spirituelle, mais encore dans leur dimension historique, ce qui leur confère un ancrage décisif.

Benoît XVI rappelle ainsi comment l’exégèse historico-critique ne contredit pas les faits rapportés par les Évangiles, y compris à propos d’un événement aussi considérable que le recensement qui aurait conduit Joseph et Marie à se rendre à Bethléem malgré la grossesse de celle-ci, et qui paraît souvent un élément d’historicité très incertaine. Au contraire, repartir des éléments connus (le fonctionnement par étape d’un tel recensement à portée fiscale, dont seule la dernière phase pourrait avoir laissé la trace historique postérieure généralement rappelée ; le fait que Quirinius ait sans doute bien été gouverneur de Syrie à une date plus précoce que généralement affirmé, à partir de sources mieux connues ; la nécessité d’aller se faire enregistrer là où l’on possède un terrain) permet de confirmer le caractère vraisemblable des affirmations d’un évangéliste qui assure s’être consciencieusement renseigné avant de proposer son Évangile (Lc 1, 3).

Certains arguments relèvent de la vraisemblance. C’est le cas pour le simple fait que Luc puisse prétendre parler des événements entourant la naissance et l’enfance de Jésus. L’idée traditionnelle est que Luc, qui revendique d’ailleurs d’avoir lui-même rassemblé des sources et des témoignages pour écrire son Évangile (Lc 1, 1), tient ces récits de la bouche de Marie elle-même. Benoît XVI souligne que la mention à deux reprises du fait que Marie « gardait ces événements dans son cœur » (Lc 2, 19 et 51) appuie l’idée de ce témoignage : cette affirmation serait tout à fait présomptueuse si cela ne venait pas de Marie elle-même. Plus largement, Benoît XVI rappelle la logique qui veut que ces récits, pour ce qui est de leur « contenu concret », « proviennent de la tradition familiale », comme « tradition transmise qui conserve ce qui s’est passé » (p. 79). Il n’y a pas de raison de balayer d’un revers de main une telle tradition, quand bien même elle ne pourrait, et c’est bien naturel, être confirmée par d’autres documents ou d’autres sources.

Dans la continuité de la tradition d’Israël

L’enjeu n’est pas de défendre coûte que coûte la vérité factuelle des Évangiles pour les protéger contre des attaques iconoclastes. Dans la perspective du mystère de l’Incarnation, d’un Dieu qui se donne à voir dans l’histoire des hommes, l’enjeu est de montrer que les Évangiles ne sont pas seulement des constructions symboliques suggestives, mais la découverte, à l’occasion de faits réels, d’une nouvelle profondeur dans l’être du Dieu d’Israël. Cette lecture laisse entrevoir la venue dans le monde du Verbe de Dieu, qui a marché sur cette terre : « l’universel et le concret se touchent mutuellement. […] Le Logos éternel s’est fait homme, et le contexte de lieu et de temps en fait partie » (p. 94).

Il ne s’agit donc pas de se limiter à une approche strictement historique validant la seule dimension factuelle des Évangiles. En tant qu’ils sont des témoignages, ils s’inscrivent dans la continuité d’une Révélation longuement préparée par Dieu dans l’histoire et les Écritures de son peuple. Un juste regard sur les Évangiles implique d’élucider la façon dont ils sont tissés de reprises de l’Ancien Testament, non pas sur le mode de simples références, mais en tant qu’annonces qui trouvent enfin leur accomplissement véritable. Jésus, connu à travers le témoignage des Évangiles, est également reconnu comme celui qui avait été annoncé – même si la réalisation des promesses dépasse, comme dans le mystère de sa Résurrection, ce qui avait été attendu. Pour reprendre les mots de Benoît XVI :

On raconte ici une histoire qui explique l’Écriture et, inversement, ce que l’Écriture, en beaucoup d’endroits, a voulu dire devient visible seulement à présent, au moyen de cette nouvelle histoire. C’est un récit qui naît entièrement de la Parole, et cependant c’est bien lui qui donne à la Parole sa pleine signification non encore reconnaissable auparavant. L’histoire ici racontée n’est pas simplement une illustration des paroles anciennes, mais la réalité que les paroles attendaient. Celle-ci, dans les seules paroles, n’était pas reconnaissable, mais les paroles atteignent leur pleine signification au moyen de l’événement dans lequel elles deviennent réalité. (p. 30-31)

La perspective n’est alors pas de présenter un récit journalistique, exhaustif, mais de présenter « une histoire réelle qui a eu lieu, certainement une histoire interprétée et comprise selon la Parole de Dieu. Cela signifie aussi qu’il n’y avait pas une intention de raconter de façon complète, mais de noter ce qui, à la lumière de la Parole et pour la communauté naissante de la foi, apparaissait important » (p. 32).

Ainsi, la naissance de Jean-Baptiste est présentée d’une façon qui fait de lui un nouvel Élie, mais un Élie qui annoncerait la venue de Dieu lui-même. Le rôle de l’ange Gabriel est également une référence au livre de Daniel dans lequel il annonce l’établissement à venir d’une éternelle justice (Dn 9, 24).

L’ancrage vétérotestamentaire est plus frappant encore concernant la naissance de Jésus : « Or, tout ceci advint pour que s’accomplît cet oracle prophétique du Seigneur : “Voici que la Vierge concevra et enfantera un fils, et on l’appellera du nom d’Emmanuel” ce qui se traduit : “Dieu avec nous” » (Mt 1, 22). La référence à Is 7, 14 est directe et montre comment cette promesse mystérieuse, dont aucune hypothèse exégétique ne peut suggérer une forme d’accomplissement du temps d’Isaïe ou par la suite, trouve enfin à s’accomplir. Ce n’est pas toutefois une simple vérification, comme le montre le jeu sur les deux noms de Jésus. On annonce en effet l’Emmanuel, « Dieu avec nous », et il porte le nom « Dieu sauve », ce qui manifeste la nouveauté de ce salut par la présence réelle de Dieu au milieu de nous.

Une lecture approfondie de ces épisodes montre enfin des liens non pas seulement avec l’Ancien Testament qu’il s’agirait de confirmer, de reprendre et d’accomplir, mais avec l’ensemble de la Révélation chrétienne : la joie annoncée à Marie par l’ange (Chaïrê) n’est pas qu’une salutation formelle, un Ave ou un « Je te salue », on la retrouve lors de l’annonce aux bergers (Lc 2, 10) mais aussi à la Résurrection (Jn 20, 20), comme le Christ l’avait laissé entendre (Jn 16, 22).

L’exégèse « canonique », une nouvelle approche

En somme, il importe de tenir compte d’une exégèse canonique, c’est-à-dire d’une approche qui tienne compte de l’Écriture dans sa totalité et sa cohérence, aussi bien quant aux liens fondamentaux entre Ancien et Nouveau Testament (« le Nouveau Testament est caché dans l’Ancien ; l’Ancien se manifeste dans le Nouveau », selon l’adage ancien) que dans la cohérence profonde du Nouveau en lui-même, malgré les origines diverses des textes. Il s’agit d’avoir confiance en l’inspiration commune de l’Esprit, qui permet ainsi de relier entre eux tous les témoignages convergents sur la personne de Jésus.

À partir de là, Benoît XVI peut déployer un troisième niveau d’exégèse, spirituelle, en montrant comme elle s’enracine dans cette lecture attentive et critique des textes et lui donne son plein développement : cette lecture n’est pas détachée d’une approche technique, elle s’y oppose encore moins.

C’est particulièrement net dans sa méditation sur la conception virginale de Jésus, lors de l’Annonciation. Il faut prendre au sérieux les récits de Luc et Matthieu sur la naissance de Jésus, en constatant qu’ils « ne sont pas des mythes développés ultérieurement. Selon leur conception de fond, ils sont solidement ancrés dans la tradition biblique du Dieu Créateur et Rédempteur » (p. 79). Une approche comparatiste des religions permet de dégager le caractère radicalement unique de cette naissance qui est encore un « scandale pour l’esprit moderne ». En effet, poursuit Benoît XVI, associant conception virginale et résurrection, « on concède à Dieu d’opérer sur les idées et les pensées, dans la sphère spirituelle – mais non dans la sphère matérielle. Cela dérange. » (p. 83-84) Et c’est très précisément là que se situe l’enjeu le plus décisif de notre foi :

Si Dieu n’a pas aussi pouvoir sur la matière, alors il n’est pas Dieu. Mais il possède ce pouvoir et, par la conception et la résurrection de Jésus-Christ, il a inauguré une nouvelle création. Ainsi, en tant que Créateur, il est aussi notre Rédempteur. Pour cette raison, la conception et la naissance de Jésus de la Vierge Marie sont un élément fondamental de notre foi et un signal lumineux d’espérance. (p. 84)

Ainsi, une lecture ajustée de l’Écriture, précisée par l’étude minutieuse des textes, de leur contexte, de leur place dans l’histoire des religions et des croyances, fait surgir d’autant plus vivement la force et le caractère unique de la Révélation par l’Incarnation du Verbe.

Cela se manifeste encore dans l’étude de la Tradition et plus particulièrement dans l’exégèse des Pères, qui constitue un approfondissement et comme une attestation nouvelle de ce témoignage des Écritures. Est rappelé par exemple un sermon de Bernard de Clairvaux qui restitue le caractère proprement dramatique de l’attente du « oui » de Marie, afin de mieux donner à comprendre ce qui se joue dans ce récit. Benoît XVI rappelle aussi les développements patristiques sur la « conception par l’oreille » de Marie : c’est parce qu’elle a entendu le message de l’ange et y a obéi qu’elle a pu accueillir l’Esprit et concevoir Jésus, ou plus précisément « à travers son obéissance, la Parole est entrée en elle et, en elle, elle est devenue féconde » (p. 58).

L’attention à la lettre du texte, la contextualisation précise des épisodes et leur déploiement narratif, la façon dont ils viennent répondre à l’attente des Écritures, enfin l’interprétation qui se déploie dans l’Église : toutes ces dimensions contribuent à manifester la richesse inépuisable des textes et leur profondeur indépassable.

Un dernier exemple permet de récapituler toutes ces dimensions : la naissance à Bethléem. Benoît XVI rappelle ainsi que rien ne permet de faire de ce lieu de naissance une attribution rétrospective pour des raisons théologiques ; au contraire, l’installation par les Romains d’un sanctuaire païen dès le IIe siècle, après l’expulsion des Juifs de Judée, laisse entendre qu’un lieu de culte important se trouvait déjà là. Un détail traditionnel aussi prosaïque que la présence du bœuf et de l’âne a un enracinement scripturaire profond, à la fois chez Isaïe (« le bœuf connaît son possesseur, et l’âne la mangeoire de son maître, Israël ne connaît pas, mon peuple ne comprend pas » ; Is 1, 3) et Habaquq (« Au milieu des deux êtres vivants… tu seras connu ; quand sera venu le temps, tu apparaîtras » ; Ha 3, 2). Cette dernière référence, appliquée d’abord aux deux Chérubins, fait de la mangeoire non moins que la nouvelle Arche d’Alliance dans laquelle Dieu est mystérieusement gardé pour se manifester aux hommes. Le bœuf et l’âne renvoient ainsi à l’humanité qui apprend à reconnaître la venue de Dieu.

La mangeoire a également été comprise par les Pères de l’Église et par l’art des icônes comme le lieu où l’enfant Jésus, enveloppé de langes, est déjà comme immolé dans l’attente de sa mort et de sa résurrection. C’est le sens également de la qualification de « premier-né », celui qui est offert à Dieu (Ex 13, 1-2) et celui qui sera reconnu, par la Résurrection, comme « le premier-né d’une multitude de frères » (Rm 8, 29), le « premier-né de toute créature (Col 1, 15), « le premier-né d’entre les morts » (Col 1, 18).

Loin d’être un récit enfantin, la Nativité porte ainsi un message de salut aussi inédit que profond, adressé à toute l’humanité et tout particulièrement aux plus pauvres, ces bergers qui reçoivent la grande joie annoncée par les anges.

C’est donc proprement de l’Incarnation de Dieu, de son passage dans notre histoire, qu’il est question dans ce petit ouvrage apparemment secondaire et sans prétention par rapport aux volumes sur la prédication puis la mission, et c’est ce qui en fait le prix. Sa portée spirituelle en est également très grande. Pour reprendre les mots de Benoît XVI :

Il ne faut pas laisser le texte dans le passé, en l’archivant parmi les événements arrivés il y a longtemps. La seconde question doit être : “Ce qui est dit est-il vrai ? Cela me regarde-t-il ? Et si cela me regarde, de quelle façon ?” Devant un texte tel qu’un texte biblique, dont l’ultime et le plus profond auteur, selon notre foi, est Dieu lui-même, la question du rapport du passé avec le présent fait immanquablement partie de l’interprétation elle-même. En cela le sérieux de la recherche n’est en rien diminué, mais augmenté. (p. 7-8)

C’est bien là tout le mérite de Benoît XVI que d’avoir montré, tout au long de son activité de théologien, combien la recherche la plus rigoureuse n’éloignait pas des vérités spirituelles, mais les nourrissait.

Jérôme Moreau, Né en 1980. Ancien élève de l’E.N.S., agrégé de lettres classiques, des études de théologie et une thèse sur Philon d’Alexandrie. Enseignant à l’Université Lyon II.

[1] Joseph Ratzinger / Benoît XVI, L’Enfance de Jésus, Flammarion, 2012.

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