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La Réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du Ier au VIe siècle

Pierre de Labriolle, Paris, Cerf, 2005. [Réimpression de l’édition originale de 1934, avec une préface de J.-Cl. Fredouille].
Renaud Alexandre
Il nous a semblé utile de recenser la réimpression de cet ouvrage, au vu de son importance, mais aussi des reprises que plusieurs ouvrages contemporains font à cette polémique antichrétienne des origines, sous le couvert d’études scientifiques (voir Résurrection n° 114-115).

L’ouvrage de P. de Labriolle, historien et philologue spécialiste de l’Antiquité tardive, a été réédité en 2005 par les éditions du Cerf. L’intérêt de ce livre dépasse largement le cadre des spécialistes de ces questions. Écrit dans une langue simple et agréable, il permet au lecteur de se familiariser avec une période un peu complexe ; l’auteur brosse, selon les mots du préfacier, une « histoire de la rencontre et de l’opposition intellectuelle et spirituelle entre paganisme et christianisme dans le monde gréco-romain ». L’intérêt, dans le domaine chrétien, d’un ouvrage de ce genre, est qu’il analyse l’apparition, dans l’Antiquité, de la majorité des thèmes de la polémique antichrétienne, que les adversaires du christianisme ou les sceptiques ne feront que reprendre ultérieurement, et ce jusqu’aux polémiques d’aujour-d’hui. Cet ouvrage n’est pas une histoire de l’Église paléo-chrétienne, ni une histoire politique de l’Empire romain ; c’est pourquoi il serait vain d’y chercher des développements sur les dissensions internes de l’Église, sur les hérésies, ainsi que sur les persécutions envisagées sous l’angle événementiel. Le seul but de cet ouvrage est de retracer l’histoire de la lutte intellectuelle du paganisme contre le christianisme naissant, puis dominant, tâche difficile en raison de la disparition de la plupart des textes de controverse.

La construction de l’ouvrage est l’un de ses atouts : elle est très claire, et chaque tête de chapitre comporte un bref résumé des différents points abordés. L’étude est divisée en cinq parties, chaque césure mettant l’accent sur un tournant dans les rapports entre paganisme et christianisme.

La première partie est intitulée « Des origines à Celse » et étudie la période qui s’étend entre l’an 40 et le milieu du IIe siècle. Elle est subdivisée en deux chapitres, dont le titre résume efficacement le contenu : le chapitre « Les temps de sécurité et de dédain (40-160) » détaille les rares mentions du Christ et des chrétiens que nous pouvons trouver dans les littératures latine et grecque de l’époque (un rescrit de l’empereur Claude, la correspondance apocryphe entre saint Paul et Sénèque, une lettre de Pline le Jeune, le récit de l’incendie de Rome chez Tacite, etc.). La conclusion que Labriolle en tire est que, si le christianisme apparaît peu à peu dans les textes, ses débuts sont plutôt discrets. Le second chapitre, « Les premières inquiétudes », montre un début d’intérêt méfiant des païens vis-à-vis des chrétiens, le com-mencement des « controverses orales » entre penseurs, et des « persiflages » (chez l’auteur grec Lucien, en particulier).

La deuxième partie, « De Celse à Origène », se concentre sur la première tentative sérieuse de réfutation du christianisme. Elle retrace l’histoire du grand combat du IIIe siècle : celui qui opposa Celse et Origène, indirectement cependant, puisque 70 ans séparent la publication du Discours de vérité de Celse de sa réfutation par Origène. Les temps ont changé, et les païens commencent à prendre cette « folie » au sérieux. Le but de Celse, dans son ouvrage qui ne nous est conservé qu’en fragments dans la réfutation d’Origène, est de « convaincre [le christianisme] d’illogisme, de plagiat, de désertion civique » (p. 112). Les deux reproches principaux que Celse fait au christianisme sont d’être un platonisme mal compris, et de ruiner les fondements de l’État. Labriolle examine longuement les termes de ce combat, puis passe aux autres attaques païennes contemporaines, et surtout à la parution de la biographie d’Apollonius de Tyane par Philostrate (traduit dans la collection de la Pléiade par Pierre Grimal comme un « roman grec »). Le personnage d’Apollo-nius, « théurge misérable » pour Renan, est promis à un avenir incroyable : il fait partie de ces figures dont les adversaires des chrétiens feront des Christs païens.

La troisième partie, intitulée « La réaction de l’ “hel-lénisme” », est principalement centrée autour de la figure du second détracteur du christianisme (second dans l’ordre chrono-logique, premier sans aucun doute par l’importance), le philosophe Porphyre. La description que nous donne Labriolle de son ouvrage, le Contre les chrétiens est très didactique. Il s’agit d’un ouvrage perdu (condamné par deux fois, sous Constantin et à nouveau en 448) mais dont d’importants passages nous ont été conservés dans les textes chrétiens qui lui répondaient (saint Jérôme, Eusèbe de Césarée et, indirectement, Macarius Magnès). Les thèmes abordés par Porphyre, comme le mentionne P. de Labriolle citant J. Bidez (qui a longuement étudié aussi bien Julien que Porphyre), constituent le coeur des arguments auxquels a recours le rationalisme, chaque fois qu’il est « aux prises avec la révélation chrétienne » (p. 8) : par exemple, Porphyre relève avec attention les contradictions entre les livres du Nouveau Testament. Il nous reste peu de choses de ses livres dirigés contre l’Ancien Testament. Le point principal de son attaque est un refus de l’allégorie appliquée à la Bible : Porphyre perçoit cette application comme un faux-fuyant, une façon d’éluder les difficultés du texte ou de spiritualiser des récits indignes, dans leur version littérale, d’un homme sérieux. Il fait preuve d’une bonne connaissance du christianisme contemporain, semble maîtriser les termes techniques des sacrements et de la hiérarchie ecclésiastique, ce qui est rare parmi les détracteurs du christianisme [1]. Outre ce long examen des thèmes abordés dans l’ouvrage de Porphyre, Labriolle présente la pensée de Cornelius Labeo (néo-platonicien dont l’œuvre n’est connue que par la réfutation que nous en trouvons chez Arnobe, et qui se penchait sur l’origine des cultes païens), et il étudie brièvement le climat qui mène à la persécution de Dioclétien (303-304).

La quatrième partie, « L’opposition intellectuelle sous l’empire chrétien », est concentrée sur le IVe siècle, un siècle déterminant pour le christianisme, qui s’ouvre sur la persécution la plus violente dont il eut à souffrir, et s’achève sur son intégration progressive au sein de l’Empire romain. Labriolle parle de « phase suprême de la lutte anti-chrétienne » (p. 337). Elle se caractérise par le développement d’un versant plus pratique de cette lutte : la mise en place de cultes et de clergés dirigés contre le christianisme. C’est à cette époque que s’accroît de manière exponentielle l’engouement de la noblesse romaine pour les cultes moins abstraits : « il [...] faut des rites, des symboles, [...] et jusqu’à l’imprégnation fétide des tauroboles [2] ». Les païens, sentant qu’ils sont en train de perdre la partie, selon Labriolle, sont donc actifs sur le plan religieux (avec les cultes d’origine asiatique, et l’évolution du néo-platonisme vers une tendance nettement mystico-religieuse), mais aussi sur le plan intellectuel (multiplication des éditions et des révisions de textes classiques, pour former un rempart contre l’« inculture » chrétienne). Dans les deux derniers chapitres de cette partie, Labriolle évoque longuement la figure controversée de l’empereur Julien et le thème de l’« hellénisme » que ce dernier met au cœur de sa tentative de restauration païenne, puis tente de reconstituer en creux la connaissance que nous pouvons avoir de ce qu’il reste du paganisme de cette époque, à travers les Correspondances respectives de saint Jérôme et de saint Augustin, ou le De catechizandis rudibus de ce dernier. Les questions qu’ils traitent sont du type : de la résurrection de Jésus ou de celle de Lazare, quelle est celle qui est promise aux fidèles ? Saint Augustin doit d’ailleurs affronter une dernière objection païenne : le christianisme, avec ses impli-cations morales, est-il responsable de la catastrophe que représente pour tout l’Empire la prise de Rome par Alaric en 410 ?

Enfin, la dernière partie, « Les dernières luttes », étudie la fin du paganisme constitué, jusqu’à la fermeture de l’École d’Athènes par Justinien en 529.

La méthode que suit Labriolle tout au long de son ouvrage est un modèle d’écriture critique. Sa double formation d’historien et de philologue, comme le souligne J.-Cl. Fredouille dans sa préface, lui permet d’évoquer, par un contact direct avec les textes, cette période à la fois troublée et pleine d’un intense bouillonnement intellectuel. L’auteur ne perd jamais de vue son objectif : écrire une histoire intellectuelle. C’est la raison pour laquelle il ne fait que survoler les événements dramatiques du début du IVe siècle.

Afin de permettre à son lecteur de juger par lui-même, dans la mesure du possible, de la justesse de ses analyses, il cite, à de nombreuses reprises, de longs extraits [3] ; il le fait également rentrer en quelque sorte dans son atÉlier en lui fournissant le plus de données possible sur certains débats érudits [4]. Dans la présen-tation des auteurs qu’il évoque, loin de considérer comme évidents certains éléments, il n’hésite pas à faire de longues biographies (c’est notamment le cas pour Ælius Aristide, rhéteur du IIe siècle).

La réédition de cet ouvrage qui a fait date dans le domaine du christianisme antique est donc une bonne nouvelle, même s’il manque sans doute une mise au point sur les avancées de la recherche depuis la rédaction de ce livre en 1934. Il est dommage que la réédition reprenne sans l’accroître la bibliographie originale de P. de Labriolle. Cela aurait permis de refaire de son ouvrage ce qu’il était au moment de sa parution : un manuel indispensable. La qualité de sa documentation, de son écriture, ainsi que la justesse de ses vues font qu’il reste un ouvrage de référence.

[1] Ce point précis a suscité un débat sur la religion de Porphyre. Certains critiques soutenaient qu’il avait pu être catéchumène, position qui semble ne trouver que peu d’appuis dans les sources.

[2] Rite qui consiste à se placer sous une grille sur laquelle est égorgé un taureau et à se laisser asperger de sang.

[3] Principalement lorsqu’il s’agit des textes fondamentaux : Celse, Porphyre ou l’empereur Julien.

[4] Surpris que beaucoup d’érudits considèrent que la personne du Christ a été épargnée par Porphyre, il écrit : « Voilà des affirmations surprenantes. Examinons les textes, ou mieux encore traduisons-les : c’est la vraie méthode. » (p. 233). De même, il élabore (pp. 453-454) une méthode visant à déterminer ce qui relève réellement d’emprunts formels entre le christianisme et d’autres religions (au sujet de l’accusation lancinante de plagiat des mystères imputée aux chrétiens) et ce qui n’est que coïncidence ou « rapprochements ingénieux ».

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