Rechercher

La Résurrection devant la critique historique

P. Michel Gitton
“ Touchez et voyez ”. (Lc 24, 39)

A un moment ou à un autre, il faut bien en arriver à se poser la question : “ finalement, quelle réalité objective y a-t-il derrière ce que racontent les Évangiles sur les événements de Pâques ? le corps de Jésus est-il vraiment disparu ? qu’est-ce qu’ont vu les apôtres et les femmes ? ” Toutes les positions philosophiques sont possibles, mais les données de fait sont là qui nous obligent à prendre parti sur leur réalité. Ceux-là même qui affectent de trouver la question sans importance l’ont déjà résolue ou dépassée dans leur for intérieur.

Or à cette interrogation, qui se pose d’abord au niveau des faits, on ne peut répondre sérieusement que par l’étude préalable des faits, c’est-à-dire par l’histoire. Et pour cet examen nous n’aurons à notre disposition que les instruments habituels de l’historien : réunion des données éparses dans le Nouveau Testament, ou ailleurs s’il s’en trouve, critique de leur valeur respective, combinaison de leurs informations, - halos de probabilités d’où se dégagent des noyaux de certitudes peu à peu étendus et reliés. Ce n’est pas autrement que l’on reconstitue l’histoire de Vercingétorix.

Roland à Roncevaux

Mais dès l’abord se pose une question de confiance. Ne se trompe-t-on pas radicalement sur l’intention des récits évangéliques en prétendant en tirer ce qu’ils n’ont pas voulu nous donner : une reconstitution objective des faits ? Interpréter historiquement ce qui n’est que réflexion théologique, c’est, au simple plan historique, une erreur de méthode comparable à celle qui consisterait à lire la Chanson de Roland en prétendant en tirer une image précise du combat de Roncevaux, le résultat serait lamentable. Les Évangélistes, pas plus que les Apôtres, n’ont cherché, c’est évident, à faire de l’histoire ; ce qui comptait pour eux, c’était le Christ prêché et sacramentellement présent ; savoir combien de fois il était apparu, à quelle heure et dans quelle tenue, leur était indifférent. On ne sait donc rien d’historique sur la Résurrection de Jésus et on ne peut rien en savoir.

COMMENT ON CRITIQUE UN TÉMOIGNAGE

Cette position appelle plusieurs observations de principe. On aura remarqué qu’elle repose sur un tout-ou-rien : si le témoignage des Apôtres n’a pas la rigueur impersonnelle d’un compte-rendu de laboratoire, et évidemment il ne l’a pas, c’est qu’il est pur récit imagé. L’histoire ignore de telles alternatives, c’est dans l’entre-deux que se situe son domaine ; et puisqu’on en est réduit aux témoignages, il faut savoir de quoi l’on parle en employant ce mot.

Il y a histoire et histoire

Prenons un exemple emprunté à l’Ancien Testament : nul ne conteste au Livre des Rois une valeur historique certaine.

Qu’est-ce à dire ? Que son auteur est un historien de profession ? Qu’il est objectif en un sens scientifique d’aujourd’hui ? certainement pas : comme pour tous les Israélites pieux de son époque, la perspective religieuse est pour lui première et pourtant cet ouvrage se distincte d’un écrit comme celui de Tobie par la valeur des informations qu’on y trouve. Les Rois transmettent sur une tranche d’histoire des informations généralement confirmées par les documents retrouvés par ailleurs, alors que Tobie contredit tout ce que l’on sait de la géographie et de la chronologie du Proche-Orient.

Ce ne sont pas tant les moyens d’information qui sont en cause, ce qu’il faut plutôt savoir, c’est pourquoi l’écrivain ne s’est pas mieux informé. Dans les deux cas, il s’agit pour lui de donner un enseignement religieux à travers un récit, mais l’attitude varie fondamentalement dans la façon dont l’écrivain ou la communauté se situent par rapport aux faits qu’ils transmettent. Pour le livre de Tobie, les circonstances historiques et les données géographiques n’apportent à son récit qu’un cadre, et rien de plus ; son but est de donner à ses coreligionnaires un enseignement sur les devoirs d’un juif pieux et l’histoire du vieux Tobie et de son.fils n’est là qu’à titre d’illustration, voire de motif littéraire ; elle pourrait être encore plus légendaire sans que l’enseignement soit le moins du monde infirmé, et personne ne s’y trompe.

La leçon des événements

Dans l’autre cas au contraire la réalité des faits, loin d’être annexe, fait partie du message de l’auteur, elle ne peut en être détachée sans le rendre complètement insignifiant. Ainsi l’auteur des Rois ne peut développer sa thèse sur le châtiment des rois infidèles à l’Alliance que parce qu’il y a eu des rois infidèles et châtiés et une histoire dans laquelle ces faits se sont reproduits avec une suffisante constance. Pas plus que les faits n’auraient pu être réunis sans une idée directrice, cette idée n’eût pu être défendue un instant sans les faits qui la fondent. Dans tous ces cas, l’auteur est forcément partial en ce qu’il tend à privilégier certaines données comme caractéristiques et même à les exagérer et en omettre d’autres. Il cherchera à montrer, par exemple, que tous les rois infidèles sont morts de mort violente et que réciproquement tous les rois morts prématurément étaient impies ; il n’inventera pas l’histoire des rois de Juda et d’Israël, les faits indifférents à sa thèse, qui forment le tissu de son récit. Ainsi, dans ce type d’écrit, il y aura nécessairement un substrat de vérité plus ou moins considérable dont il faudra tenir compte : on ne pourra récuser une partie de son témoignage qu’en ayant au préalable expliqué comment l’auteur en est arrivé à cette erreur, soit par ignorance (par suite de l’éloignement dans le temps ou l’espace), soit par négligence, soit même par falsification, volontaire ou non, (si celle-ci est matériellement possible et psychologiquement explicable).

Déformations inévitables

Même lorsque le document postule, comme nous venons de le voir pour les Rois, une certaine référence à des faits historiques reconnus comme tels, il y a encore bien des nuances à observer, car la réalité historique peut être sollicitée dans différentes perspectives et chacune est nécessairement unilatérale, entraînant donc des déformations spécifiques. C’est ce qui rend indispensable la détermination des genres littéraires tant dans la Bible qu’en dehors.

Tel texte où l’auteur s’interroge sur la leçon des événements passés, plus soucieux de leur signification que de leur déroulement circonstancié, ne peut être interprété de la même façon qu’une apologie où l’on réunit des données favorables à une thèse. Dans ce dernier cas, il faudra supposer que si l’auteur engage ainsi sa responsabilité sur des faits précis, c’est qu’il les croit suffisamment probants pour désarmer d’éventuelles réfutations, c’est donc qu’il en est relativement sûr, les réserves porteront alors moins sur les événements eux-mêmes que sur leur enchaînement et sur le détail de leur interprétation. Ou encore : le témoignage sur un fait isolé vu comme caractéristique appellera un tout autre traitement que la fresque historique, plus ou moins vaste, où le rédacteur risque de superposer des données distinctes dans une perspective harmonisante...

On le voit, à chaque cas doivent correspondre des critères adaptés. Avant d’utiliser un témoignage ou de le récuser, il faudra en savoir assez long sur sa rédaction et son rédacteur pour apprécier quelles ont été ses possibilités d’information, et surtout quelles informations il a cherchées.

LES AUTEURS DU NOUVEAU TESTAMENT SONT-ILS DES HISTORIENS ?

Ce rappel était nécessaire pour aborder les matériaux bibliques et extra-bibliques qui concernent la Résurrection de Jésus avec une perspective plus sainement critique. Dès l’abord nous devons constater qu’il y a, à côté des récits évangéliques eux-mêmes divisés en groupes nettement distincts, toute une poussière de renseignements sur la Résurrection, renseignements tant postérieurs qu’antérieurs aux récits des Évangiles. On fausse le problème si l’on se borne aux textes, certes les plus explicites et sans lesquels on serait bien en peine de parler de la Résurrection, mais non les seuls ni les premiers. L’attestation la plus ancienne nous est fournie par la première Épître aux Corinthiens écrite vers 57, pas plus d’une quinzaine d’années après la mort de Jésus, et déjà sans doute reprise d’une formule de foi plus ancienne encore [1]. Les épîtres pauliniennes contiennent d’autres allusions à la Résurrection, bien souvent l’Apôtre s’efface derrière une présentation hymnique tout à fait caractéristique [2], ainsi dans la formule baptismale de l’Épitre aux Éphésiens (5, 14)

Eveille-toi, toi qui dors ;
Lève-toi d’entre les morts
(cf. aussi Ph 2, 6-11 ; 1 Tm 3, 16).

L’autre piste, qui nous ramène aux tous premiers temps de l’Église, nous est fournie par les Actes des Apôtres, principalement dans les “ discours-programmes ” qui y sont reproduits. Ces discours attribués aux apôtres sont maintenant regardés avec beaucoup de faveur par les exégètes, car ils semblent reproduire très fidèlement la substance et jusqu’au vocabulaire de ces premières publications ; six discours en tout s’échelonnent entre la Pentecôte et l’arrivée de Paul à Antioche de Pisidie résumant les diverses formes que prenait la prédication primitive face aux divers milieux : juif, grec, ou mixte où était prêché l’évangile. La Résurrection y occupe toujours la première place. Qu’il nous suffise de rappeler la phrase abrupte de Pierre à la Pentecôte : “ Dieu l’a ressuscité, ce Jésus ; nous en sommes tous témoins. Et maintenant, exalté à la droite de Dieu,... ” (Ac 2, 32-33).

La Résurrection racontée

Les Évangiles eux-mêmes, du moins les synoptiques, doivent refléter, là comme ailleurs, un état plus ancien de la prédication. On s’est même demandé si, avant leur rédaction, il n’avait pas circulé des relations séparées des épisodes de la Résurrection. En tout cas, ce que nous avons témoigne de diverses reconstitutions des faits à peu près contemporaines qu’on n’a pas cherché à harmoniser, et de l’existence d’une polémique avec les juifs sur la réalité des faits (cf. surtout Mt 28, 1-15).

Après eux on voit apparaître de nouveaux développements : ainsi dans la finale de Marc (16, 9-20) qui, au moins dans son état actuel, est postérieure au texte de cet Évangile. Le cas le plus net est celui du Quatrième Évangile, qui a consacré deux chapitres, (20 et 21), dont un certainement assez récent, à ces événements où il veut résoudre, à l’aide d’épisodes qui lui sont propres, la contradiction qui existait apparemment entre le témoignage de Luc et celui de Matthieu.

Enfin les évangiles apocryphes, notamment le Pseudo-Évangile de Pierre écrit dans la première moitié du IIème siècle, apporte encore des épisodes nouveaux et comble notamment la lacune de la nuit de Pâques [3].

Comment utiliser ces matériaux ?

Nous nous trouvons ainsi en présence d’une gamme de documents plus riches certainement que pour aucun autre événement du Nouveau Testament (mis à part la Crucifixion) et sans doute de l’époque contemporaine. Reste à savoir quel est le type d’informations que l’on peut en tirer, la part de vérité qu’on peut atteindre à travers chacun d’eux.

Ici il faudrait pouvoir prendre chaque genre littéraire (évangiles, récits apologétiques, confessions de foi) et montrer en détail comment chacun d’eux implique l’existence d’un certain substrat de vérité historique, en même temps que des éléments de déformation inévitable : l’évangile, la forme la plus circonstanciée et la plus “ historique ” [4] , est aussi celle où la schématisation théologique et les retouches rédactionnelles [5] sont les plus faciles et risquent à la fin de l’emporter ; les récits de la tradition “ pré-synoptique ” (“ nouvelles ” ou “ paradigmes ”) montrent que déjà les faits étaient contestés par les juifs et par les Grecs et qu’on éprouvait le besoin d’y répondre par d’autres faits ; enfin les confessions de foi, souvent très proches des événements, supposent un témoignage dans lequel on s’engage personnellement au besoin jusqu’à la mort comme Étienne, mais comportent en contre-partie les risques inhérents à toute subjectivité...

Un commencement absolu

Mais c’est finalement dans leur accord profond que réside la valeur de ces documents. Depuis le premier discours des Actes jusqu’à la finale de l’Évangile de Jean, un même témoignage est rendu : Jésus est ressuscité corporellement et c’est cela le Salut. Autour de cette donnée absolument primitive, qu’on ne peut pas elle-même faire dériver d’autre chose, d’aucun autre épisode de la vie de Jésus, tout s’ordonne : la foi, la piété, le rite. On est même frappé de voir par les discours des Actes que la théologie de la Résurrection est encore très sommaire alors que les faits essentiels sont déjà affirmés ; bref ce n’est pas l’idéologie ou le culte qui ont commandé les développements de la légende, c’est au contraire les données historiques premières et irréductibles qui ont appelé un approfondissement théologique et un développement sacramentel. Même les déformations et les embellissements - inévitables dans une transmission de près d’un siècle [6] - ne se développent jamais au point de masquer les caractères propres du fait initial. Il ne s’agit jamais dans ces retouches de rajeunir un thème en quelque sorte libre, mais de défendre certains aspects de l’événement, de préciser des moments quelque peu mélangés par la tradition, voire de mettre en accord plus ou moins habilement deux traditions.

Ce respect des énoncés traditionnels qui apparaît déjà chez Paul, et qui explique d’une certaine façon qu’on ait laissé subsister des désaccords entre les évangélistes [7] et qu’on n’ait pas cherché à rajouter ce que les témoins n’ont matériellement pas pu savoir (les détails de la sortie du tombeau par exemple) constitue la grande différence par rapport aux apocryphes. Car la supériorité des écrits canoniques ne réside pas seulement dans la date (entre les derniers chapitres de Jean et le Pseudo-évangile de Pierre il y a une dizaine d’années, tout au plus) mais dans l’attitude face aux faits.

Cette différence est capitale pour l’usage que l’on peut faire des témoignages des uns et des autres sur le plan historique. Ainsi, pour expliquer un trait qui ne se rencontre que dans un seul récit évangélique (l’Ascension par exemple), on est obligé de supposer à la base une tradition non reprise par les autres textes ; et cette tradition, on ne peut en contester a priori la vérité tant qu’on ne l’a pas prise en contradiction flagrante avec un autre témoignage plus fondé. Pour les apocryphes au contraire, s’il est toujours possible qu’ils aient recueilli certaines traditions non consignées par ailleurs, il est souvent plus probable que, ne se sentant pas tenu à la fidélité vis-à-vis du message apostolique, ils ne se sont pas gênés pour ajouter des épisodes qui s’inspiraient vaguement des textes canoniques qu’ils connaissaient et, dans l’incertitude, on ne peut pratiquement rien en tirer.

La pierre de scandale

La critique des sources doit même admettre qu’avec les textes du Nouveau Testament sur la Résurrection, il est en présence d’un cas singulièrement privilégié : il existe bien peu de traditions religieuses ou historiques pour lesquelles on dispose d’une telle convergence d’affirmations, d’une telle fidélité à une donnée initiale perçue d’emblée comme définitive et déterminante, d’une telle proximité chronologique et humaine par rapport à l’événement que l’on affirme. Cela ne suffit pas à faire admettre tout ce qu’ils nous disent, mais cela oblige à prendre en considération les faits auxquels ils renvoient avec tant d’insistance, ceux du moins pour lesquels on n’a pas de raison de suspecter leur bonne foi, ni leur information.

Des affirmations comme celle des apôtres dans les Actes ou de saint Paul dans l’Epître aux Corinthiens, des récits comme ceux de la course au tombeau (Jn 20, 3-9), de l’apparition aux pèlerins d’Emmaüs (Lc 24, 13-35), etc. (à un moindre degré les apparitions en Galilée) présentent toutes les garanties d’authenticité et seraient donc en elles-mêmes très recevables par l’historien, si - et c’est là que se situe le problème - elles n’étaient pas fondamentalement récits et affirmations d’une résurrection. La métamorphose corporelle à laquelle ils renvoient est si évidemment contraire à tout ce que l’on sait de la vie humaine et des propriétés des corps que l’on va d’abord chercher à en faire l’économie ; l’historien, dans un premier temps, va s’efforcer de conserver le maximum de données fournies par nos sources en essayant de les faire cadrer avec une hypothèse moins déraisonnable. L’historien ne fait là que son travail, sans quoi nous en serions encore à attribuer les fléaux et les éclipses solaires aux sorciers ou aux dieux de l’Olympe.

LA QUADRATURE DU CERCLE ET LES MOYENS D’EN SORTIR

Voilà donc le savant obligé de concilier, à l’intérieur d’une reconstitution purement rationnelle des faits, l’affirmation presque immédiate de la foi pascale et des caractères spécifiques des apparitions de Jésus ressuscité (tels le contact corporel, la plénitude de vie, l’élan missionnaire). Ce n’est pas mince besogne. Depuis que la science moderne s’est attaquée au problème, reprenant d’ailleurs sous une autre forme les objections faites aux premiers chrétiens, on a proposé bien des solutions, mais celles-ci se ramènent toujours à un nombre limité d’explications.

1ère hypothèse : Jésus n’est pas vraiment mort. Son cadavre mis au tombeau se serait ranimé au contact de la fraîcheur ambiante ; s’étant traîné au dehors, il aurait d’abord causé l’effroi des femmes, puis serait apparu aux apôtres. Cette hypothèse a l’avantage de garder aux rapports du Christ et de ses disciples ce caractère très simple et très “ humain ” qu’ils ont dans les Évangiles où les apparitions sont dans le prolongement des autres épisodes de la vie de Jésus. Mais elles n’expliquent pas comment le Christ a finalement disparu et surtout on ne voit pas comment ce mort en sursis a pu inspirer aux apôtres la foi triomphante qu’ils vont affirmer face aux juifs et aux païens.

2ème hypothèse : le rapt du corps. Cette idée semble la plus ancienne, puisqu’on en voit déjà des traces dans les Évangiles (Mt 28, 1-15). Elle se subdivise d’ailleurs selon qu’on attribue l’enlèvement du cadavre aux ennemis de Jésus (Pilate, les Sanhédrinites) soucieux de soustraire le corps à la dévotion des disciples, ou au contraire à ses amis (Joseph d’Arimathie, Marie de Magdala), voire au jardinier désireux de préserver ses plates-bandes ! Ces explications contradictoires peuvent rendre compte, dans une certaine mesure, du fait que le tombeau de Jésus ait été trouvé vide, ce que tout le monde à Jérusalem dût pouvoir constater de visu très peu de temps après. Mais il est absurde que les autorités juives ou romaines aient continué à cacher le cadavre, lorsqu’elles virent que cette disparition accréditait l’idée de la Résurrection de Jésus. Si, au contraire, ce sont ses amis qui l’ont enlevé, on s’engage dans des difficultés inextricables : les apôtres l’ont-ils vu ou pas ? Si oui, leur témoignage reposerait sur une supercherie consciente qui est complètement invraisemblable ; si non, ils se seraient montrés d’une singulière légèreté, bien peu compatible avec leur habituel pragmatisme. De toute façon, on ne rend pas compte des récits d’apparitions ou on les suppose très postérieurs. Or la critique des sources a déjà remarqué depuis longtemps qu’ils constituent au contraire le premier élément de la catéchèse apostolique, alors que les épisodes du tombeau vide sont fixés plus tard.

3ème hypothèse : les disciples ont cru voir le Christ dans leur imagination. La plupart des hypothèses modernes se rattachent avec des nuances à cette dernière position, dite “ théorie de la vision ”, à laquelle la psychologie, et spécialement la psychologie religieuse, fournit des matériaux à l’infini. On notera que, cette fois-ci, à l’inverse du cas précédent, on cherche surtout à rendre compte des récits d’apparitions, en rejetant dans l’ombre ceux du tombeau vide, reconnus comme plus tardifs, mais qu’il resterait à expliquer. Cette position revêt plusieurs formes attribuant tantôt à la réflexion des apôtres, tantôt à leur affectivité la création des phénomènes qu’ils décrivent comme des apparitions objectives. Dans un cas, ils seraient passés de la certitude peu à peu acquise que l’histoire du Christ ne s’était pas terminée sur la Croix, mais devait déboucher dans la gloire, à la conviction de sa présence vivante, puis à l’idée qu’ils l’avaient vu ; l’histoire des mythes donne d’autres exemples d’une pareille évolution.

Mais il resterait à savoir comment les disciples ont pu se former par leurs propres moyens l’idée du Christ ressuscitant glorieusement dans la plénitude de son existence personnelle. On a beau réunir tout ce que disent de la survie les religions à mystères du monde hellénistique, les sectes juives contemporaines et même l’Ancien Testament, on n’aboutit pas à Jésus ressuscité “ avec qui nous avons bu et mangé ” (Ac 10, 41). La recherche des influences peut être certes très féconde, mais elle est à manier avec prudence ; il n’est que de voir la rapidité avec laquelle on passe d’un extrême à l’autre avec une égale assurance : il y a quelques dizaines d’années, tout s’expliquait par l’influence grecque, aujourd’hui on soulignerait plutôt le côté proprement juif, c’est la preuve qu’aucune n’est déterminante.

Mais la critique la plus grave que l’on peut adresser à cette hypothèse, c’est qu’elle ne cadre pas avec la chronologie : pour que des disciples passent spontanément de l’échec de la Croix à la certitude d’avoir vu le Christ vivant, il faut supposer une longue maturation qui n’a pu se faire en une semaine, ni en un an, il faut imaginer au moins une génération entre les deux ; or nous savons que dès les plus anciens témoins de la prédication apostolique, il y a déjà l’affirmation d’une Résurrection historique du Christ Jésus.

Ressuscité par l’amour

Au contraire, si la foi au Ressuscité est une création de la sensibilité collective, la certitude a pu se développer de manière quasi instantanée dans le petit groupe des apôtres et des femmes qui s’était sans doute retiré en Galilée et vivait des souvenirs du maître. On imagine que, dans cette ambiance confinée, des esprits mal remis du choc des événements de la Passion, se remémorant peut-être quelques paroles de Jésus, aient vu danser devant leurs yeux celui qu’ils avaient tant aimé, qu’ils l’aient senti vivant à leur côté, bref, “ ce qui a ressuscité Jésus, c’est l’amour ”. Un tel phénomène n’est certes pas rare dans l’histoire humaine, mais jamais il ne prend ce caractère de vie, de joie et d’espoir constant dans toutes les apparitions du Ressuscité. Notons d’ailleurs que vision d’un disparu n’implique pas nécessairement croyance en sa résurrection corporelle, même en milieu juif : les apôtres qui croient avoir vu Moïse et Élie lors de la Transfiguration ne les ont pas dits ressuscités. Le plus grave, c’est que dans cette hypothèse, on ne comprend plus ce qui a pu faire passer les disciples de la méditation isolée de leurs souvenirs à l’élan missionnaire, et comment celui-ci a pu influencer des gens qui n’avaient pas personnellement connu Jésus [8]. Au reste, le détail des apparitions que donne Paul (1 Co 15, 5-8) montre qu’il ne s’agit pas d’un état plus ou moins permanent, mais d’un certain nombre de manifestations privilégiées dont il donne la liste comme définitivement close ; qu’est-ce qui aurait pu faire cesser d’un seul coup ce phénomène, si celui-ci était purement psychologique ?

Certains auteurs ont vu la difficulté et cherchent à faire intervenir un élément objectif : l’exemple le plus célèbre est celui de Keim qui imagine que les apparitions seraient des visions provoquées par le Christ lui-même pour asseoir la foi de ses disciples ; mais cette hypothèse fait intervenir le surnaturel de façon encore plus arbitraire, et elle n’a même pas l’avantage de conserver le caractère charnel des apparitions. Lake, dans un livre paru en 1907 (The Historical Evidence for the Resurrection of Jésus-Christ) admet le fait des apparitions en Galilée, mais essaie à toute force de réfuter celle de Jérusalem et les témoignages sur le tombeau vide. Il est possible, selon lui, que les femmes soient allées à une autre tombe et qu’un jeune homme leur ait indiqué l’emplacement exact : “ Il n’est pas ici ! Voici le lieu où on l’a déposé ” (Mc 16, 6, les mots “ il est ressuscité ” étant une addition au récit [9]. Ce serait donc sur une méprise que seraient fondés tous les récits ultérieurs !

SAVOIR TIRER LE BILAN

Toutes les explications que nous avons vues font généralement bon marché d’une partie des sources disponibles sur la Résurrection. Ce qui explique que l’on remette périodiquement en cause l’hypothèse précédente au nom d’un texte injustement méconnu. Et comme la tendance générale est à tenir plus largement compte des témoignages apostoliques, même pour les récits du tombeau vide, la tâche de l’historien se complique graduellement et ressemble singulièrement à la quadrature du cercle.

L’impossibilité où s’est trouvée l’histoire à son stade actuel d’expliquer la totalité des témoignages sur la Résurrection sans faire intervenir le surnaturel n’est pas une preuve en soi, mais elle ne laisse pas d’être impressionnante quand on considère la gravité du problème et les efforts déployés. A ce stade, l’être humain qui réfléchit sur l’histoire aura le choix entre deux attitudes (qui ne se fondent ni l’une ni l’autre sur des raisons d’ordre historique) : ou bien il refusera de prendre les témoignages pour ce qu’ils se prétendent et attendra la venue d’une éventuelle hypothèse, plus ingénieuse que les autres, qui rendra définitivement compte du phénomène “ Résurrection ”, ou alors il acceptera la possibilité pour Dieu d’intervenir ainsi d’une manière plénière et unique dans l’histoire des hommes. Et ce sera la foi [10].

Pour ceux qui y croient

Dans ce cas, les données de l’histoire, loin de perdre leur intérêt, vont trouver une consistance et une cohérence nouvelles. Une fois admis le fait central que le Christ est sorti du tombeau, qu’il a accédé à une vie nouvelle avec la plénitude de son existence corporelle et spirituelle, on pourra chercher à déterminer ce qui est primitif et ce qui est rajouté dans les différents témoignages. On pourra les classer, tenter une chronologie, toutes choses qui étaient impossibles auparavant.

Donnons pour finir quelques aperçus du travail qui peut se faire en ce domaine et dont les travaux du P. Lagrange restent le modèle [11]. Devant la confusion des récits concernant le matin de Pâques, par exemple, on est obligé d’admettre un certain déchet. Ainsi la présence de la garde mentionnée par Matthieu (27, 62-66) a pu être suspectée par plusieurs exégètes catholiques. On peut très bien s’expliquer cette partie du récit propre au seul Évangile de Matthieu par un souci polémique : les juifs voulant faire accroire que le corps avait été enlevé par les disciples auraient prétendu tenir le fait de gardes postés au tombeau ; des communautés chrétiennes auraient alors retourné l’argument en accusant les témoins de vénalité, sans remettre en cause la présence de la garde au tombeau. L’explication est plausible, mais elle ne suffit pas pour rejeter le paragraphe de Matthieu, elle ne pourrait être déterminante que si l’on prenait ce paragraphe en contradiction avec le reste des témoignages évangéliques, ce qui ne semble pas le cas ici. Il reste curieux, mais non impossible, que le gouverneur romain ait consenti à immobiliser quelques soldats en dehors de la ville, en pleine période de fête, d’autant plus qu’il ne pouvait être encore question de résurrection puisque les apôtres eux-mêmes n’en avaient pas encore l’idée. La question reste donc ouverte. Sur un autre front, le P. Feuillet montre dans ce numéro (supra) comment l’on peut arriver à combiner deux séries de récits apparemment contradictoires : les apparitions de Galilée et celles de Jérusalem.

Mais surtout on acceptera, comme nos informateurs eux-mêmes, d’ignorer bien des traits de l’événement qui nous occupe, ainsi que pour la plupart de ceux de la vie de Jésus. Nous ne saurons jamais quand et comment il est sorti du tombeau et nous n’entreverrons le fait qu’à travers quelques détails concrets : la pierre roulée, les bandelettes tombées sur place [12].

Le travail de l’historien éclairé par la foi ne sera pas, on le voit, tellement différent de celui qu’il faut mener pour reconstituer n’importe quel événement historique sur lequel il faut bien se résoudre à n’avoir que des données partielles. Mais ce qui fera son prix, ce n’est pas seulement la satisfaction intellectuelle du chercheur, c’est la certitude de rejoindre ainsi jusque dans les détails des faits les intentions du Père dans l’acte central de notre salut. En ressuscitant, le Christ ne s’est pas évaporé, il n’a pas non plus fait semblant de nous apparaître, il a encore assumé, mais sur le mode glorieux, nos gestes, nos mots, notre histoire. Et jusqu’à la fin du monde, il se soumet, à travers le témoignage de ses disciples, à nos pauvres moyens d’investigation : “ Voyez et touchez ”.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] On trouvera l’exposé détaillé de cette question dans l’étude du P. André Feuillet cf. supra.

[2] Ces textes ont été repérés et étudiés magistralement par Schmitt, Jésus Ressuscité dans la prédication apostolique (Paris, 1949), qui reste l’ouvrage de base pour l’exégèse des témoignages sur la Résurrection.

[3] Nous donnons ici le passage le plus caractéristique (§§ 35-44) : “ Or, la nuit où brille le jour du Seigneur, tandis que les soldats montaient la garde deux par deux à tour de rôle, un grand bruit se fit entendre dans le ciel, et ils virent les cieux ouverts et deux hommes en descendre avec un grand rayonnement et s’approcher du tombeau. la pierre qui avait été jetée contre l’entrée, ayant roulé elle-même, se retira sur le côté et le tombeau s’ouvrit, et les deux jeunes gens entrèrent. Ayant donc vu, les soldats éveillèrent le centurion et les anciens, car ils étaient là eux aussi montant la garde. Comme ils racontaient ce qu’ils avaient vu, ils voient encore trois hommes sortir du tombeau, deux d’entre eux soutenant le troisième, et une Croix les suivre, et la tête des deux premiers atteindre jusqu’au ciel, mais celle de l’homme qui était conduit par eux dépasser les cieux. Et ils entendirent une voix venant des cieux, disant : ‘As-tu prêché à ceux qui reposent ?’, et une réponse se fit entendre, de la Croix : ‘Oui !’. Ils se concertèrent donc... ” etc.

[4] On notera que les récits de la Résurrection sont de plain-pied avec les parties les plus narratives des Évangiles. Les enchaînements sont du même ordre que pour les autres épisodes de la vie de Jésus, tout le montage littéraire des théophanies y est également absent. Il n’y a pas un bloc des Évangiles de la Résurrection avec ses lois propres et sa cohérence interne, comme pour les Évangiles de l’Enfance. La perspective est donc plus nettement historique dans ceux-ci que dans ceux-là. (Sur les Évangiles de l’Enfance, cf. R. Brague, “ Les Évangiles de l’Enfance : Mythe ou Histoire ? ” Résurrection n°30 (ancienne série) p. 38sqq).

[5] On appelle de ce nom des corrections destinées à harmoniser le récit, à lui donner un tour plus cohérent. Le cas le plus net est celui de saint Luc qui raconte de deux manières l’Ascension : une fois à la fin de son Évangile (24, 50-53) où elle vient tout de suite après les apparitions pascales réduites à un très court laps de temps, et une fois dans les Actes où quarante jours séparent Résurrection et Ascension (Ac 1, 3).

[6] Nous savons tous par expérience que l’on ne raconte jamais deux fois de façon rigoureusement identique un épisode important de son existence ; les fluctuations et les schématisations n’atteignent pourtant pas l’essentiel, aussi longtemps du moins que cet épisode nous paraît capital.

[7] Il est caractéristique que l’Église primitive se soit toujours refusée à combiner les quatre Évangiles en une rédaction unique. En acceptant de n’avoir jamais qu’un “ Évangile selon saint... ”, elle affirme le lien personnel qui l’unit aux événements de l’Histoire du Salut. Au contraire, on n’a pas hésité dans le Pentateuque, où l’historicité jouait un moindre rôle, à faire cette combinaison de sources.

[8] Dans le cas de Paul, ou explique bien sûr l’apparition du chemin de Damas par la haine portée au Christ, et qui a suffi à le lui représenter !

[9] Nous utilisons ici l’analyse très fine du Dr Ramsey, La Résurrection du Christ, (trad. fr. Tournai - Paris 1968) p. 57-63, qui réfute ces auteurs d’un point de vue légèrement différent du nôtre : celui des présupposés philosophiques.

[10] Remarquons qu’elle n’a pas été proposée aux témoins oculaires d’une façon tellement différente ; le contact sensible qui leur était offert (avec une immédiateté incomparablement plus grande) aurait pu être également refusé. Voyant le Christ en chair et en os, ils auraient pu continuer à croire contre toute évidence à une hallucination, si leur maître ne leur avait préparé la voie en leur montrant par les Écritures que l’impossible est possible à Dieu.

[11] Outre sa célèbre Synopse, on se sert encore volontiers de ses commentaires des quatre Évangiles.

[12] Et non “ rassemblés en un seul endroit ” (le texte est celui de Jean 20, 7)

Réalisation : spyrit.net