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La christologie paulinienne

Isabelle Rak

Après avoir rencontré le Christ sur le chemin de Damas, saint Paul, nous le savons, lui a consacré tout son amour et toute son énergie, comme en témoigne sa remarquable action missionnaire. Il a également mis à son service son intelligence et sa science des Écritures, acquises auprès des plus grands maîtres juifs de son temps, afin de dessiner pour ses contemporains une figure du Christ qui emporte l’adhésion simultanée de l’esprit et du cœur.

Comment l’Apôtre des Gentils a-t-il donc élaboré, à partir des récits évangéliques et des témoignages des disciples de Jésus, une pensée aussi cohérente et structurée, tirant de la tradition biblique, comme le scribe de l’Évangile, « du neuf et de l’ancien » ? Comment a-t-il su articuler ce qu’il avait reçu de son éducation pharisienne avec la nouveauté fondamentale du message du Christ ? Quelles sont ces « outres neuves » dans lesquelles saint Paul a puisé le vin nouveau ? Quelles sont, en bref, les grandes lignes d’une « christologie paulinienne » qui constitue le fondement de la théologie chrétienne ?

Le Christ dans la continuité de l’histoire du salut

Pour saint Paul, le Christ est non seulement celui qui vient accomplir les Écritures, mais également la figure de l’action de Dieu dans toute l’histoire du salut, depuis la création. Ce n’est pas à partir de sa naissance à Bethléem que le Christ s’est rendu présent au monde, mais depuis l’origine. C’est par lui que tout a été créé, selon la célèbre formule « C’est en lui qu’ont été créées toutes choses […] Tout a été créé par lui et pour lui. » (Col 1,16) Il est à la fois acteur de la création et celui en qui toutes choses trouvent leur existence. Le Fils qui préexiste au monde n’est pas, dans la divinité créatrice, une composante purement passive qui se serait contentée d’être témoin de l’acte créateur : il est l’agent de la Création dont le Père est l’origine. Dans cette unité du Père et du Fils, saint Paul voit l’action du Dieu unique de la première Alliance, dès le commencement.

La figure du Christ est également présente dans l’histoire d’Abraham. En premier lieu, parce qu’il est de la descendance du patriarche, descendance partagée par tous ceux qui le suivent : « Si vous appartenez au Christ, vous êtes donc la descendance d’Abraham, héritiers selon la promesse » (Ga 3,29), écrit saint Paul aux Galates. Mais c’est surtout le personnage d’Isaac qui préfigure le Christ. On retrouve en particulier des expressions fort semblables lorsqu’il s’agit du sacrifice du fils : « tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique » (Gn 22, 16) dit l’Ange au patriarche. « Lui qui n’a pas épargné son propre Fils » (Rm 8, 32) trouve-t-on dans l’épître aux Romains. Par ce parallèle, saint Paul pose l’un des fondements les plus radicaux de la théologie trinitaire : le Christ est tout autant le Fils de Dieu le Père qu’Isaac est le fils d’Abraham ; Jésus mort sur la croix est le vrai Fils éternel. Ce lien de filiation n’est pas une simple relation d’engendrement, il est surtout un lien d’amour : « prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes » dit Dieu à Abraham ; le Christ est le Fils « bien-aimé » du Père.

Saint Paul discerne également la figure du Christ dans l’autre étape fondamentale de l’histoire du salut dans l’Ancien Testament, l’Exode. Le langage de la Rédemption est déjà présent dans l’épisode de la sortie d’Égypte : « je vous rachèterai à bras étendus et par de grands jugements » (Ex 6,6) promet Dieu à Moïse. On connaît bien sûr le parallèle entre la traversée de la Mer Rouge (la mer était pour les Hébreux un élément hostile et mortifère) et le baptême, où l’homme meurt au péché pour renaître dans la liberté des enfants de Dieu. Le thème de l’eau dans l’Exode est largement évoqué dans l’épître aux Corinthiens : « Tous ont passé à travers la mer, tous ont été baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer […] tous ont bu le même breuvage spirituel – ils buvaient en effet à un rocher spirituel qui les accompagnait, et ce rocher, c’était le Christ. » (1 Co 10, 1-4)

Un autre aspect, peut-être moins évident, concerne la Loi. Pour saint Paul, le Christ est la « fin de la Loi » (Rm 10, 4). Le mot grec utilisé, telos, ne se rapporte pas au terme d’une existence, il ne s’agit aucunement d’une abolition ; il s’agit d’une finalité, d’un but, de ce qui oriente l’action et lui donne son sens. La loi est source de vie : « Moïse écrit en effet de la justice, née de la Loi, qu’en l’accomplissant l’homme vivra par elle. » (Rm 10,5) Or, c’est le Christ qui donne la vie par l’accomplissement total de la Loi. En suivant le Christ, l’homme observe la Loi de Dieu et trouve en elle sa propre finalité.

On ne saurait achever ce rapide tour d’horizon de l’Ancien Testament sans évoquer la royauté de David, si fréquemment rapportée au Christ. Royauté liée, dès son instauration, à la notion de filiation : « Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils » (2 S 7, 14) dit Dieu à David à propos de Salomon et de sa descendance. Le roi ne peut représenter le peuple face à Dieu que s’il se place lui-même en position de dépendance, de filiation confiante à l’égard de son Créateur. L’élection de David, et donc sa relation filiale avec Dieu, s’étend à sa descendance. Dans le Psaume 88, le roi appelle Dieu son « père » (v. 27). Et bien sûr, dans le Psaume 2, le fils du roi est « l’Oint » (Christos) du Seigneur. Saint Paul s’appuie sur la promesse faite à David pour relier sans équivoque la filiation davidique du Christ à sa filiation divine : « … son Fils, issu de la lignée de David selon la chair, établi Fils de Dieu avec puissance selon l’esprit de sainteté » (Rm 1, 3-4).

La nouveauté radicale de Jésus-Christ : la création nouvelle

Si la figure du Christ est déjà présente, du moins implicitement, dans l’Ancien Testament, l’Évangile n’est-il qu’un simple dévoilement de cette présence invisible ? Saint Paul s’emploie au contraire à montrer en quoi le Fils incarné « fait toutes choses nouvelles » précisément à partir de cette continuité dont nous venons d’illustrer quelques aspects. Reprenons par exemple le thème de la Création. Dans l’épître aux Colossiens (Col 1, 15-20), il est question d’abord du Christ agent de la création du monde (v. 15-17) puis de la re-création opérée « par le sang de sa Croix », en réconciliant « tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux ». Parce qu’il est présent et actif à la première création, le Christ est le commencement de la nouvelle création, annoncée en Isaïe 65, 17-25 (« Voici que je vais créer des cieux nouveaux et une terre nouvelle ») et opérée par sa mort et sa Résurrection. Cette re-création est radicale : « Si donc quelqu’un est dans le Christ, c’est une création nouvelle : l’être ancien a disparu, un être nouveau est déjà là. » (2Co 5, 17) Le signe de nouveauté réside dans l’abolition des exclusions mutuelles du « monde ancien » : comme dans Isaïe, la communion des contraires (Juif/païen, homme/femme, maître/esclave…) manifeste l’avènement de cette radicale nouveauté.

En conséquence le Christ est réellement le « nouvel Adam » (1Co 15, 45, cf. 21-22), dans la plénitude d’une humanité qui, par Adam, a fait entrer la mort dans le monde, et qui, par le Christ, remporte sur elle une victoire définitive. Le parallèle entre le premier et le second Adam est particulièrement souligné dans 1Co 15, 44-49, où il est question de la vie et de la résurrection du corps. Pour saint Paul, la résurrection est corporelle, car le Christ ressuscité possède un corps d’homme. La distinction physique/pneumatique évoquée dans ce passage n’oppose pas le corporel à l’immatérialité de l’âme, mais le corps de celui qui a refusé l’action transformante de l’Esprit, qui rejette la possibilité d’être transfiguré, et qui, s’il venait à « ressusciter », ne serait qu’un cadavre réanimé, et le corps glorieux du Christ et de ceux qui ressusciteront en lui à la fin des temps, corps aux propriétés inhabituelles, échappant à la corruption, habité par la gloire divine. Le corps de Jésus conserve toute son humanité, mais il inaugure une humanité nouvelle, complètement transformée par rapport à celle du premier Adam, et à laquelle nous sommes tous appelés à appartenir.

D’où la célèbre formule : « Où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé. » (Rm 5, 20) Par « un seul » le péché entre dans le monde, puis la grâce. Saint Paul semble même affirmer que la grâce apportée par le Christ est d’autant plus radicale qu’elle efface un plus grand nombre de péchés, alors qu’une seule faute, celle d’Adam, a abouti à la condamnation de tous.

La restauration de l’image divine

La restauration du corps humain dans le corps glorieux du Christ n’est pas celle d’un organisme doué de propriétés physiques ou biologiques extraordinaires. Il s’agit avant tout d’un corps capable de « porter l’image du céleste » (1 Co 15, 49). Et cette image n’est pas une lointaine promesse attachée à la re-création de notre corps dans la gloire du Christ à la fin des temps, mais elle est restaurée en nous dès maintenant (Rm 6) du fait de la Résurrection de Jésus, qui introduit notre humanité corporelle auprès du Père céleste. Le Christ est réellement porteur de l’image de Dieu dans sa vie d’homme, il porte en son humanité l’image authentique de Dieu.

En effet, saint Paul voit le Christ comme image de la gloire divine : « Il est celui qui a resplendi dans nos cœurs, pour faire briller la connaissance de la gloire de Dieu, qui est sur la face du Christ. » (2 Co 4,6) Il utilise à cet effet, dans le même passage, l’analogie du miroir (2 Co 3, 18) : nous réfléchissons la gloire du Christ qui est la gloire même de Dieu. Il est celui qui dévoile le visage de Dieu : « C’est quand on se convertit au Seigneur que le voile est enlevé. » (2 Co 3, 16) Et si cette gloire divine devient visible en nous, c’est parce que le Christ restaure en l’homme l’image et la ressemblance avec Dieu. Comme l’écrit saint Paul en Rm 8, 29 : « … il les a prédestinés à reproduire l’image de son Fils, afin qu’il soit le premier-né d’une multitude de frères. » Il convient de remarquer à ce propos que le terme grec employé pour « premier-né », prôtotokos, n’est jamais utilisé pour parler d’Adam. L’image parfaite de Dieu portée par le Christ est quelque chose d’absolument nouveau vis-à-vis de l’ « image de Dieu » portée par le premier Adam. Seul le Christ peut imprimer en nous l’authentique figure du Dieu éternel.

De la nouveauté à la rupture : transcendance et abaissement du Dieu incarné

Ce qui se trouve à l’origine de la radicale nouveauté de la création et de l’humanité rachetées par le Christ, c’est bien sûr la divinité du Christ. Là se trouve la vraie rupture avec la notion d’un Dieu intrinsèquement « autre » vis-à-vis de l’homme, et ne participant pas à son humanité. L’unicité de Dieu est rapportée à la divinité du Christ : « Il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, de qui tout vient et pour qui nous sommes, et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui tout existe et par qui nous sommes. » (1 Co 8, 6) Ce passage reprend presque dans les mêmes termes la prière juive du Shema Israël : « Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique. » (Dt 6, 4) Saint Paul affirme, face aux Juifs, un monothéisme strict en Jésus-Christ, le Seigneur, terme qui désigne Dieu dans le judaïsme, comme le confirme la traduction grecque du Shema : kurios o theos pour « le Seigneur Dieu ». Un autre attribut divin est le Nom (Hachem) ; or, saint Paul insiste dans Ph 2, 9 sur le fait que le Christ « reçoit le Nom qui est au-dessus de tout nom », c’est-à-dire le Nom même de Dieu. En désignant le Christ par les attributs réservés à Dieu dans l’Ancien Testament, saint Paul affirme sans équivoque sa divinité.

Le Christ reçoit d’autres prérogatives divines : « qu’au nom de Jésus, tout genou fléchisse. » (Ph 2, 10) C’est toute la Création qui est appelée à cet acte d’adoration qui n’est permis qu’envers Dieu seul. Pour saint Paul, toute action de Dieu passe par le Christ : l’Église existe en lui, les croyants agissent en lui et pour lui. Et quand il s’agit de « connaître » le Christ (Ph 3, 8 et 10), le terme employé est celui qui se rapporte à Dieu et à lui seul, dans l’Ancien Testament. La dévotion due à Dieu est alors transférée entièrement au Christ. Et même lorsque certaines formules « pré-trinitaires » associent l’action du Père et du Fils, le verbe d’action utilisé reste au singulier, par exemple dans la citation suivante : « Que Dieu lui-même, notre Père, et notre Seigneur Jésus–Christ aplanissent [en grec, ce verbe est au singulier] notre chemin jusqu’à vous. » (1 Th 3, 11) Le Christ n’est donc pas seulement médiateur et sauveur, il est aussi objet d’adoration, car il est le Fils éternel, l’égal en tout de Dieu le Père.

C’est sur ce point qu’incontestablement saint Paul instaure la rupture la plus radicale : l’idée d’un Dieu qui, par son Fils incarné, se fait le plus petit, le plus pauvre d’entre nous (2 Co 8,9). Lui qui était riche, il s’est fait pauvre pour notre salut. L’Incarnation est vue comme un abaissement, un vide (sens du mot kénose), mais cet abandon des prérogatives du Christ nous communique la richesse de sa divinité. Notons bien que cet abaissement est perçu comme tel dès la conception du Fils en Marie, c’est-à-dire bien avant la Passion qui atteint le plus profond de la kénose. Et s’il y a abaissement, c’est bien parce que le Fils préexiste à l’homme et à toute la création, c’est précisément parce qu’il est Dieu qu’il peut connaître un tel dépouillement. On pense ici à la formule du Père de Foucauld : « Il a tellement pris la dernière place que jamais personne ne pourra la lui ravir », phrase qui, à la lecture de saint Paul, révèle toute sa profondeur théologique. La kénose du Fils est un acte contraire à celui d’Adam, qui voulait s’emparer des privilèges divins avant que de les recevoir de son Créateur. Le Fils au contraire s’en défait totalement, en assumant pleinement notre humanité affaiblie par le péché. Pour que la kénose soit véritable, il faut que l’Incarnation le soit aussi. Le Christ est donc par là « vrai Dieu et vrai homme ».

Le texte magnifique de 1 Co 1, 17-31 pousse le paradoxe de l’abaissement du Fils jusqu’à ses conséquences extrêmes : Jésus, en tant que Messie accomplissant les promesses d’Israël, peut-il avoir été crucifié ? Certes, le messie juif, descendant de David, est bien un « fils » comme nous l’avons vu à propos de David et de ses successeurs. Mais dans le contexte de l’époque, le crucifié est objet de malédiction : « Malheur à qui est pendu au gibet. » (Dt 21, 23) C’est donc le plus grand des paradoxes que le Messie des Juifs soit aussi un Messie crucifié. C’est un « scandale » pour les Juifs, une « folie » pour les païens. Dieu aurait-il maudit son Messie, son propre Fils ? Or, s’il y a bien une malédiction sur le gibet de la Croix, elle ne porte pas sur celui qui y est pendu, mais sur le péché de l’humanité, sur son refus de Dieu et de l’amour qu’il lui propose. Le « non » de l’humanité, objet de la malédiction divine, devient le « non » de Dieu à notre chute et à notre révolte. En ressuscitant Jésus d’entre les morts, Dieu dit « oui » à son Fils et à toute l’humanité sauvée et assumée par Lui. L’oxymore « Messie crucifié » se transforme en expression ultime de la Sagesse divine qui nous sauve.

Une christologie « proto-trinitaire » ?

Si saint Paul n’a pas véritablement entrepris de poser les fondements d’une théologie trinitaire, les trois personnes de la Trinité sont explicitement présentes dans ses écrits. En particulier, un rôle important est accordé à l’Esprit-Saint ; le chapitre 8 de l’épître aux Romains affirme notamment que c’est l’Esprit qui nous fait appeler Dieu « Père », et qui nous introduit donc dans l’adoption filiale par le Père. L’Esprit « atteste » que nous sommes enfants de Dieu. Il est le témoin de cette adoption, témoin indispensable pour valider toute transaction, tout héritage. Et ce témoin est une personne. Cet Esprit de Dieu est aussi l’Esprit du Christ : « Car le Seigneur, c’est l’Esprit, et là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. » (2 Co 3, 17) L’Esprit rend le Christ présent en nous – « qui n’a pas l’Esprit du Christ ne lui appartient pas. » (Rm 8, 9) La doctrine de saint Paul sur l’Esprit est christocentrique, elle montre que l’Esprit a pour mission de rendre effective l’action du Christ en nous. Elle insiste également sur la nette distinction entre les personnes du Fils et de l’Esprit, le Christ étant celui qui triomphe de la mort et connaît la résurrection, l’Esprit étant celui qui est envoyé dans ce monde présent par le Père. L’action de Dieu ne se limite pas à celle du Père et du Fils. L’Esprit assure la communion des croyants et répand sa bénédiction en synergie avec les deux autres personnes, selon la formule de 2 Co 13, 13, qui a été choisie comme formule d’introduction de la messe : « La grâce du Seigneur Jésus-Christ, l’amour de Dieu et la communion de l’Esprit-Saint soient toujours avec vous ! »

Isabelle Rak, née en 1957, mariée. Professeur des Universités (Sciences Physiques) et chercheur à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan. Membre des comités de rédaction des revues Communio et Résurrection.

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