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La cité sceptique et ses mirages

Jean-Gabriel Piguet

On ne saurait aborder la question du rapport entre le relativisme et le régime démocratique contemporain sans laisser percer l’inquiétude qui suscite son examen. En accord avec nombre de penseurs déçus du marxisme et du néo-libéralisme, Benoît XVI n’a cessé de nous mettre en garde contre la « dictature du relativisme » qui érode selon lui le cœur « non nihiliste » de la civilisation des droits de l’homme [1]. Le Pape suivait de ce point de vue la ligne constante du Magistère depuis que l’effondrement du bloc soviétique a rendu plus évidents encore les dangers internes des démocraties occidentales.

Il n’est pas nécessaire d’insister sur le fait que cet avertissement du Magistère ne prend de sens qu’en écho aux révolutions sociologiques et législatives qui contestent l’ancienne compréhension de l’homme et de ses fins naturelles au nom de la compréhension neutraliste de la démocratie libérale, selon laquelle la loi ne peut ni ne doit faire appel à aucune fin particulière. Peu d’auteurs libéraux trouveraient véritablement à redire à la déclaration inaugurale du Léviathan, selon laquelle « n’existent en réalité ni ce finis ultimus, ni ce summum bonum dont il est question dans les ouvrages des anciens moralistes » [2]. Bien que les libéraux contemporains ne retiennent pas nécessairement la réduction hobbesienne de l’homme aux seuls désirs de pouvoir et de conserver sa vie, ce constat originel sert bien de point de départ dans la pensée contemporaine et nourrit sa perception de la trajectoire des sociétés occidentales, celle d’un éclatement global et irréversible du monde des « fins » unifiées.

Si la dénonciation de la violence qui est libérée par le scepticisme moral laisserait parfaitement insensible un authentique pyrrhonien [3], elle prend tout son sens lorsqu’elle est adressée aux tenants d’une démocratie libérale. La dénonciation du relativisme n’est compréhensible, d’un point de vue rhétorique, que parce qu’elle s’adresse aux sujets d’une cité qui n’a pas renoncé à désigner et défendre l’ultime dignité de l’homme (être la source de ses propres normes) en consacrant la tolérance comme vertu cardinale et fondement de la liberté. Elle est adressée particulièrement à ceux qui ont préalablement admis la liberté de vivre selon sa propre conception du bonheur comme le bien fondamental de l’existence humaine et considèrent la relativisation de toute anthropologie finalisée comme le principe cardinal d’un régime de tolérance. La dénonciation de la dictature du relativisme ne peut espérer convaincre que ceux qui ont des raisons de réprouver les régimes tyranniques.

Autrement dit, la raison d’être de la rhétorique anti-relativiste n’apparaît que dans le contexte de ce qu’on pourrait appeler le renversement libéral de l’approche classique des rapports entre démocratie et vérité. Dans les Politiques, et la République, la valeur des différents régimes politiques est déterminée précisément en fonction de leur capacité à développer l’excellence éthique de ses membres, et, corrélativement leur capacité à lier l’autorité politique au jugement le plus sûr. Sur ce point, les analyses de la « raison grecque » en laquelle Benoît XVI percevait le meilleur remède philosophique contre le relativisme ne convergeaient pas. Au principe platonicien selon lequel la justification du gouvernement du plus grand nombre repose ultimement sur la confusion de la science avec l’opinion [4], s’opposent le second et le troisième livre des Politiques d’Aristote qui établissent que la justice d’un régime et la bonne constitution ne dépendent pas tant du nombre des gouvernants que de l’exercice bon ou mauvais du pouvoir. Aristote envisage contrairement à Platon l’éventuelle vertu méliorative de la réunion des « citoyens de la masse » [5]. L’ambition centrale d’Aristote et de Platon restait cependant rigoureusement la même : fonder le gouvernement sur la raison et la compréhension de ce qui accomplit l’homme.

Dans la matrice libérale contemporaine, le lieu commun où l’on oppose de façon rhétorique les Anciens et des Modernes et où l’on proclame la fin du cosmos finalisé permet d’inverser cette ambition. Il ne s’agit plus d’évaluer la capacité des différents régimes à fonder les lois sur la vérité morale, mais d’élaborer la conception de la vérité morale qui permettra d’assoir dans la conscience collective l’égale liberté de chacun à poursuivre par ses propres moyens les voies de son bonheur. On ne soumet plus le régime à l’aune de la sagesse mais les sagesses à l’aune de leur capacité à s’adapter au bon régime, c’est-à-dire au régime stable qui assure la sécurité des droits et intérêts des consciences privées. La relativité des jugements de valeur chez H. Kelsen [6], la « conscience des difficultés du jugement » chez J. Rawls [7], et le renoncement aux grandes vérités métaphysiques et anthropologiques des Anciens chez J. Habermas valent comme requisit de tout régime démocratique et libéral. Kelsen y voit la condition sine qua non de la désacralisation du droit et la possibilité de son évolution. Rawls et Habermas forgent leur modèle de justification publique sur l’idée que la conscience de la pluralité de valeurs permet de désarmer les prétentions prosélytes et belligènes de l’ancien rationalisme. Seuls des présupposés moraux pré-politiques « faibles » selon Habermas, ou simplement « raisonnables » selon Rawls permettent la coexistence démocratique ; leur force par rapport à l’ancienne conception des fins naturelles de l’homme résidant précisément dans leur faiblesse métaphysique et normative.

À la faveur de cette réduction de la vérité à la prétention d’une conscience privée, l’amour de la vérité ne se distingue plus fondamentalement de la folie d’un emporté. A plus forte raison, la prétention de la connaître et de la faire triompher s’apparente désormais à l’intérêt d’une conscience particulière que la raison d’état doit subsumer en elle. La certitude dogmatique est le ferment de la division et de l’oppression de la minorité par la majorité.

Trois problèmes du relativisme libéral

L’alliance du libéralisme et du relativisme des fins pose un premier problème d’ordre historique. La doctrine relativiste est-elle réellement le fondement historique du libéralisme ? La « conscience des difficultés du jugement » en matière de morale paraît étonnamment absente des fondements modernes de la tolérance religieuse, qui sert pourtant de point de départ évident à la construction de l’état libéral. Les Lettres sur la Tolérance de John Locke en sont les témoins les plus éclatants. Alors que le philosophe anglais s’avère tout à fait sceptique quant à la possibilité de parvenir à de véritables certitudes religieuses, il évite soigneusement de faire intervenir le doute religieux comme l’une des conditions de la tolérance. Si le contexte rhétorique et politique de l’Angleterre du XVIIe siècle l’explique (celui qu’il cherche à convaincre est précisément l’homme religieux et non l’athée), son argument doit être pris en compte pour lui-même : un cœur chrétien ne saurait tolérer que l’on cherche à obtenir l’adhésion aux énoncés de la vraie foi par la contrainte de la loi. Parmi les trois raisons qu’avance Locke, la principale est bien que, pour procurer le Salut, la foi doit faire l’objet d’une libre adhésion. L’argument selon lequel la religion chrétienne sort affaiblie lorsqu’elle parle le langage de la force n’ayant de sens que si l’on se préoccupe de l’adhésion de ses contemporains à la vraie foi, c’est bien l’amour de la vérité théologique qui motive le souci de l’authenticité de l’expression des croyances et de la tolérance.

Il n’est besoin que de prêter attention à la constitution des États-Unis pour comprendre qu’il s’agit là dans l’histoire du libéralisme politique bien plus que d’un expédient rhétorique destiné à gagner à la cause de la tolérance les esprits les plus certains de leur foi. Celle-ci dispose dans son premier amendement, de l’imprescriptibilité de la liberté de conscience religieuse et de culte. Cet amendement ne peut être compris simplement comme la défense d’une pure liberté d’indépendance : le droit à poursuivre les voies de son Salut s’affirme par-rapport et contre d’autres revendications d’autonomie. Il s’agit d’un principe d’ordination des libertés publiques, qui reflète une anthropologie morale et détermine une norme qui n’est donc pas neutre. L’autonomie est encore, pour les pères de la constitution américaine, une autonomie pour la foi fondée sur les vérités morales « évidentes ». La liberté de religion n’est accordée que parce que la foi est perçue comme la plus éminente des qualités que doit laisser croître toute société politique, et la conscience n’est protégée que parce qu’elle abrite les décrets de la « higher law ». Il est donc tout à fait logique de voir dans les premières constitutions libérales la trace de ce que le paradigme dominant au sein du libéralisme disqualifierait comme « philosophie des Anciens » plutôt que celle du doute hyperbolique [8].

L’usage abusif et récurent du lieu commun des Anciens et des Modernes dans la philosophie politique contemporaine ne doit donc pas retenir trop longtemps notre attention. Il nous semble de surcroît que l’idée que le scepticisme puisse valoir comme représentation collective de la société libérale pose à deux égards un second problème, directement philosophique.

Ce problème apparaît à l’examen la rhétorique anti-relativiste des jusnaturalistes [9] dans le contexte d’un régime libéral. Nous avons noté que la visée proprement morale de la dénonciation du relativisme ne trouve de sens que lorsqu’elle est adressée à un type bien particulier de relativistes, i.e., les relativistes libéraux. Ces derniers se caractérisent par le fait qu’ils ne prêtent pas seulement au soi le pouvoir de créer ses valeurs mais considèrent que ce pouvoir créateur doit être protégé par la loi et respecté par tout agent moral. Autrement dit, la dénonciation du relativisme n’a de sens que dans la mesure où elle s’adresse à un auditoire non relativiste. On ne peut donc ignorer le paradoxe qui la structure. La représentation du danger moral qu’elle mobilise- la dictature du relativisme, c’est-à-dire le refus commun de considérer aucune valeur comme supérieure à une autre - est démentie par sa propre intention argumentative – faire appel à des valeurs jugées supérieures par son auditoire pour manifester l’aberration du relativisme.

Comment comprendre alors le constat d’une dictature du relativisme libéral s’il y est encore possible d’employer le langage indigné des croyances morales et de la justice ? Deux grilles d’interprétation s’opposent sur ce point. Léo Strauss, l’un des interprètes les plus profonds du droit naturel, n’y voit que le résultat de la fusion impossible de l’héritage jus naturaliste, prescrivant de respecter les droits de la conscience, et du relativisme moral. « Le relativisme libéral est enraciné dans la tradition de tolérance du droit naturel, ou dans l’idée que n’importe qui a le droit de chercher le bonheur tel qu’il l’entend » écrit-il dans l’introduction de Droit naturel et histoire, « mais, pris en lui-même il est un séminaire d’intolérance » [10]. Ce qui explique qu’on puisse encore parler le langage de la morale est tout simplement que l’ordo juris libéral est traversé d’une contradiction. Il pointe plus particulièrement dans ce dernier ouvrage deux effets du relativisme néfastes et incompatibles avec l’idéal libéral. Premièrement, d’authentiques relativistes ne peuvent plus distinguer les objectifs légitimes des objectifs illégitimes, et affirmer la valeur de la tolérance par-rapport à l’intolérance. D’autre part, « une fois compris que les principes de nos actions n’ont d’autre fondement que nos préférences aveugles, nous ne croyons plus réellement en eux. Nous ne pouvons agir d’un cœur tranquille. […] ». Aussi, « plus nous exerçons notre raison [théorique], plus nous encourageons le nihilisme, moins nous sommes capables de rester des membres loyaux de la société » [11].

Ainsi Strauss estime que le « relativisme libéral » repose sur des mœurs qu’il détruit progressivement. Mais cette lecture du libéralisme comme relativisme repose toute entière sur l’idée que seule la compréhension des fins naturelles de l’homme permet de fonder une morale objective. Ne faut-il pas faire droit à la prétention kantienne persistante de définir l’objectivité morale indépendamment de toute considération pour le bonheur ? Ce serait n’avoir rien compris à l’ère libérale que de n’y voir qu’un relativisme moral généralisé. Si l’ambition de définir les termes d’une coexistence pacifique et rationnelle sur le simple fondement du respect de la liberté d’autrui à vivre selon sa propre conception du bonheur a un sens, le problème de l’accord de l’élément « relativiste » et « libéral » du relativisme libéral disparaît. Le relativisme en question n’étant que le relativisme des fins, il n’est pas synonyme de la relativisation des devoirs du sujet moral. Le relativiste libéral de Strauss n’est pas cet être contradictoire qui tente de vivre sur le double héritage des droits naturels et du relativisme, mais l’homme de paille forgé par les contempteurs de la modernité et de sa tolérance pour la réduire au geste nihiliste.

Le problème pourrait s’avérer plus radical encore à un second niveau d’analyse, indépendant du contexte du libéralisme. Dans la tradition aristotélicienne et jus naturaliste, la différence spécifique des polis par-rapport à la société animale se situe dans le fait que les hommes agissent et délibèrent selon une certaine conception de la justice et des fins. Notons que cette conception de ce qui constitue une société humaine est partagée par les différentes enquêtes ethnologiques qui régulièrement viennent appuyer le relativisme des valeurs. Ces enquêtes s’accordent à reconnaître avec la tradition aristotélicienne qu’une société humaine est nécessairement structurée par des mécanismes de transmission et d’éducation morale. Comme l’écrit Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, « bien entendu, la vertu ne ‘pousse’ pas (physe) chez l’homme ; la vertu doit être créée par la paideïa, c’est-à-dire par les institutions fondamentales de la société. » [12] La nécessité qu’une société dispose de critères de justice qui puisse être transmise est liée au fait qu’une société humaine est par principe une société agissante, et agissant collectivement.

Le désaccord porte sur l’aspect naturel des termes moraux de cette éducation communautaire mais, n’empêche pas que dans la représentation historiciste des sociétés humaines comme dans la représentation aristotélicienne, l’homme reste un animal social. Peut-on en dire autant de la représentation de la société libérale comme une société de relativistes ? En tant qu’être social, le tenant du relativisme doit partager certains critères de justice, même partiels, pour agir en commun avec ses contemporains. C’est là une condition trop structurante de la vie des animaux politiques que nous sommes pour que le sceptique puisse s’en émanciper. Autrement dit, il doit viser certaines fins et valoriser certains biens s’il veut rester un être de ce monde. Il faut donc déterminer en quel sens un agent dont la volonté valorise une fin que sa raison ne lui permet pas d’estimer peut être appelé relativiste. L’égalité de droit de toutes les fins ne peut se traduire par une égalité de fait de ce que l’agent valorise. Il doit là aussi choisir et ne peut vouloir indifféremment. Dès lors, nous sommes en droit de nous demander s’il ne faut pas considérer de ce point de vue que le relativisme moral est un masque que tout sujet moral doit quitter pour agir ; si, ramené aux conditions de la vie pratique, le sceptique existe encore. Si tel était le cas, la pensée jus naturaliste pourrait se tromper d’auditeur en s’adressent à la cité sceptique comme si elle ce qu’elle prétendait être une cité qui ne croit plus à la supériorité de certaines valeurs.

Il s’agit donc pour nous dans les lignes qui suivent de tenter de préciser l’idée de tyrannie relativiste en interrogeant ses conditions de possibilité. Nous ne traiterons pas ici de la question de savoir si la scission libérale entre les fins et les devoirs peut retrouver les termes d’une authentique rationalité morale, et, par conséquent si l’expression de « relativisme libéral » de Strauss est réellement justifiée. Car il nous semble que l’idée de tyrannie relativiste qui inquiète tant la pensée jus naturaliste contemporaine pose une question préalable ; celle de savoir si l’idée d’une cité de relativistes n’est pas une contradiction dans les termes étant donné l’engagement moral que requiert toute vie morale et politique.

La tyrannie du relativisme – ou le règne des passions

Il convient de préciser la notion de tyrannie pour déterminer en quel sens une doxa particulière peut constituer un régime tyrannique. Chez Xénophon et Aristote [13], le régime tyrannique se distingue du noble régime par deux traits. La tyrannie se caractérise par l’exercice d’une domination sur des sujets non-consentants, souvent au seul profit du monarque, d’une part, et par l’exercice du pouvoir contre le gouvernement des lois, d’autre part. La domination du tyran n’est plus la domination politique des gouvernants sur les gouvernés, mais la domination despotique d’un maître sur ses esclaves. On peut imaginer trois façons dont le gouvernement des lois peut être contrarié. Le tyran peut s’octroyer son pouvoir, à la faveur de troubles politiques qui ont ôté toute force à l’autorité naturelle des lois, imposer des lois qu’il ne respecte pas lui-même, ou simplement changer les lois fondamentales admises par le corps politique jusqu’à lui. Dans les Politiques, le premier aspect de la tyrannie est désigné comme le danger le plus spécifique du gouvernement monarchique, quand le second concerne tous les gouvernements qui ne sont plus des gouvernements constitutionnels.

Cette double définition de la tyrannie semble s’éloigner considérablement de l’idée diffuse d’une tyrannie de l’opinion, relativiste ou non. Intériorisée par la doxa, l’influence d’une idéologie ne peut pas être ramenée au gouvernement contre le consentement des sujets politiques. De même, rien ne s’oppose à ce que l’action du gouvernement démocratique fondée sur un pouvoir idéologique, c’est-à-dire sur une conception erronée de la justice, se fasse dans la plus stricte obéissance aux lois du régime en question. Il faudrait alors séparer strictement la question des lois iniques visée par la dénonciation du relativisme et celle de la tyrannie. Ce ne serait qu’en un sens métaphorique que le relativisme exercerait une dictature, au sens où tout ce qui favorise les lois iniques retire à certains citoyens ce qui leur appartient de droit.

Mais Aristote nous donne l’indication de ce qui rapproche le gouvernement par les lois du gouvernement par la droite raison dans la façon dont il caractérise la forme dégradée de la démocratie. « Là où les lois ne dominent pas » écrit-il « alors apparaissent les démagogues ; le peuple, en effet, devient monarque, unité composée d’une multitude […]. Donc un tel peuple, comme il est monarque, cherche à exercer un pouvoir monarchique, parce qu’il n’est pas gouverné par une loi, et il devient despotique, de sorte que les flatteurs sont à l’honneur, et un régime populaire de ce genre est l’analogue de la tyrannie parmi les monarchies. » [14] Alors que le monarque et tyran subit l’influence des courtisans, le peuple d’une démocratie subit l’influence des démagogues là où fait défaut la loi constitutionnelle. Mais, dans les deux cas, l’absence du gouvernement par les lois se traduit par la domination des passions dans le gouvernement de la cité ou de ceux qui savent les manipuler.

Cette caractérisation du gouvernement contre les lois comme gouvernement des passions nous révèle en creux que le gouvernement des lois est un gouvernement habité par la droite raison, c’est-à-dire par la recherche du juste. Mais elle ne nous dit pas comment établir le lien entre le gouvernement des lois et le gouvernement par la raison.

Il semble que ce soit le caractère chaotique et nécessairement contradictoire qui permette au Stagirite [15] de rapprocher le gouvernement non raisonné des passions au gouvernement contre les lois. Si le gouvernement influencé par la flatterie du courtisan ou du démagogue est solidaire du second aspect de la tyrannie, c’est bien parce que le gouvernement par les passions (populaires, oligarchiques ou monarchiques) est en lui-même un gouvernement par décret incompatible avec la généralité de la loi. [16] Ce qui caractérise un tel gouvernement est qu’il tente de donner aux désirs chaotiques de celui ou ceux qui gouvernent la force du droit.

On peut donc, à partir de ces remarques, déceler ce qui rapproche le gouvernement par les lois positives et le gouvernement par la loi naturelle. Une loi ne peut être générale que si elle est authentiquement universelle, c’est-à-dire conforme au droit naturel. En un sens apparent, la tyrannie n’est pas liée à la question des lois iniques – une loi peut être inique tout en étant consentie et légitime. Mais, en un sens plus profond, le gouvernement qui ne respecte pas la justice inhérente aux choses elles-mêmes qu’Aristote appelle droit naturel au livre V de l’Éthique à Nicomaque, est un gouvernement livré au chaos des passions et il ne peut parvenir respecter l’impératif de généralité des lois – il est donc tyrannique au sens strict du terme, et non pas métaphorique. L’idée contemporaine d’un droit possiblement légitime et injuste se trouve d’emblée disqualifiée par le fait que le motif du législateur ne peut être cohérent avec lui-même s’il ne cherche l’universel. Il en est de même pour le gouvernement qui applique les lois. Seule la droite raison peut chercher durablement la non-contradiction ; sans elle, le gouvernement est abandonné à la versatilité des passions. Cette versatilité empêche par le fait même que le gouvernement agisse en fonction d’un consentement durable des sujets politiques ; elle se traduit bien par une domination despotique et non politique.

Cette analyse des relations entre l’injustice des lois et la tyrannie nous permet de mieux cerner l’idée d’une tyrannie du relativisme. La dictature du relativisme est le gouvernement des passions. Là où les citoyens d’une démocratie ne croient plus au gouvernement de la raison, faute de croire à la raison de la morale, il y a tout lieu de penser que domineront certaines fins non partageables et qu’elles domineront comme des passions particulières.

Les effets du scepticisme des fins

La caractérisation de la « cité sceptique » comme une cité dominée par les passions nous permet de cerner plus précisément la nature de la tyrannie du scepticisme des fins et de dénouer le paradoxe du relativisme comme conscience collective. Cette caractérisation appelle trois remarques.

Premièrement, nous pouvons voir que ce que Strauss appelait le second effet du relativisme pourrait s’avérer être rigoureusement inverse de celui qu’il imaginait. Strauss estimait que le relativisme des valeurs nous faisait perdre notre confiance en nos propres valeurs. Mais le scepticisme radical sous la forme du relativisme n’a pas pour principe de nous éloigner de nos propres préférences morales, mais de les détacher de la faculté de discernement de la raison. Le relativisme n’entraîne donc pas une perte du jugement, mais une perte du jugement éclairé. De sorte que l’abandon de la tutelle de la raison et de l’opposition entre ce que nous voulons superficiellement et ce que nous voulons profondément pourrait se traduire par un attachement tout à fait fanatique et passionné à nos jugements de valeurs. [17] Si la volonté n’est plus guidée par un principe normatif, elle n’est plus non plus empêchée dans la poursuite de ses désirs. Accepter la thèse sceptique ne nous rend donc pas moins confiants dans nos propres valeurs en les marquant du sceau de l’irrationnel. Strauss ne nous dit pas que la volonté serait moins certaine de ses préférences lorsque celles-ci sont marquées du sceau de l’arbitraire. Il n’envisage pas que la certitude puisse s’avouer comme une certitude purement subjective sans s’affaiblir. Le premier effet paradoxal du scepticisme pourrait résider au contraire dans cette confiance soudaine du sujet vis-à-vis de désirs que plus rien ne peut contester. En ce sens, la description de la cité sceptique comme une cité dont les membres doutent de leurs propres valeurs et volontés est injustifiée. Une telle cité n’existe pas, si l’on admet, avec la conception classique de la tyrannie, que la disparition de la raison se traduit par le règne des passions.

Notons d’emblée que, deuxièmement, ce constat ne revient pas à dire que le scepticisme laisse identiques les fins que poursuivent les agents pratiques et intacte la nature politique de la cité. En abolissant toute distinction entre les fins légitimes et illégitimes, le relativisme sape toute possibilité de critique des lois. Il détruit donc ce qui fait de la domination des gouvernants sur les gouvernés une domination politique et rationnelle. Partant, le relativisme coupe le citoyen de toute communauté argumentative, et produit bien l’effet atomisant que craint Strauss et qui lui ôte une partie de sa nature d’être social. Il y a bien quelque chose d’une dénaturation dans le règne la confusion par principe du bien et du mal. Il faudrait donc reconnaître de ce point de vue que l’idée d’une cité relativiste est une contradiction dans les termes, puisqu’une société ne peut rester politique dès lors que la domination ne s’exerce plus rationnellement et là où les passions emportent progressivement avec elles tout référent moral commun. Mais la raison de cette contradiction n’est pas que Strauss, ou un autre, ait tort de prendre le scepticisme au sérieux, mais que le scepticisme, radicalement appliqué nous dénature. L’éclatement sociologique des référents moraux n’est pas pour contredire la thèse plus ou moins explicite chez Strauss de la fin du politique [18]. La transmission de critères moraux est bien la caractéristique de la nature des sociétés humaines par-rapport aux sociétés animales ; mais une autre de leurs caractéristiques est de pouvoir perdre leur nature.

Enfin, la caractérisation du relativisme comme tyrannie des passions nous permet de comprendre qu’il n’y a paradoxalement rien de spécifiquement relativiste dans la domination d’une doxa gagnée au scepticisme des fins. Car les fins particulières que viserait avec passion un corps politique qui aurait renoncé à tout contrôle de la raison n’auraient rien de passions spécifiquement relativistes. Il n’y a pas de tyrannie directe du relativisme libéral et démocratique en ce sens que le jeu des passions que permet le relativisme ne distingue pas la démocratie relativiste et libérale d’une démocratie utilitariste, hédoniste ou matérialiste. Plus exactement, les fins que visent les sceptiques en tant qu’agents moraux, ainsi que celles de la cité sceptique en tant que corps politique, n’ont aucune raison de varier par-rapport à une cité qui admet ouvertement la supériorité de certaines fins par rapport à d’autres.

Le problème de la pratique du sceptique

Que le relativisme ne promeut aucune fin va de soi, puisque le relativisme des valeurs pose la coupure radicale du théorique et du pratique. Ce serait manquer l’hétérogénéité de la théorie relativiste et de sa pratique que de lui prêter un contenu normatif. Et si le relativisme ne promeut aucune fin particulière, il n’en réprouve par principe aucune. La thèse sceptique se veut donc compatible avec toutes les attitudes morales, et laisser parfaitement libre la volonté de choisir ses valeurs au grès de ses préférences ou de son conditionnement historique et social. C’est la raison pour laquelle, comme le suppose l’hypothèse de la tyrannie des passions, une cité de sceptiques s’avère tout aussi attachée à certaines conceptions du bonheur que toute autre cité.

Mais si l’absence de portée normative de la raison relativiste est effectivement incontestable ; ce qui paraît moins évident est que l’attachement manifesté par le sceptique puisse être, comme le prétend la pensée relativiste, libre de tout jugement concernant la bonté intrinsèque de la chose. Ce n’est donc pas assez dire que le relativisme n’a pas de dimension pratique par lui-même ; il faut se demander si la raison sceptique ne mène pas une double vie.

Le sceptique peut-il nier de façon cohérente l’objectivité des fins et admettre pour lui-même de viser certaines fins ? Ce qui est en jeu derrière la question de la signification de la vie sceptique est sa prétention à soutenir la stricte indépendance de la raison et de la volonté. En demandant si le scepticisme est une philosophie praticable, nous demandons s’il n’admet pas malgré lui un autre ordre de rationalité au sein de sa pratique, loin du visage volontariste qu’il nous présente. S’il peut être prouvé que l’orientation de la volonté vers certaines fins manifeste une croyance, et que comme toute croyance, elle cherche des critères d’acceptabilité, nous aurons sans doute ouvert le champ de la raison pratique que le sceptique voulait clore.

Il nous reste donc à fournir cette preuve, en ne discutant plus frontalement la question de l’objectivité des fins mais les critères de jugement admis par la volonté sceptique. Ce renversement de la discussion philosophique du scepticisme n’a rien de nouveau, et il a été pratiqué par deux écoles antique et moderne (au moins). Epictète faisait en effet appel à l’impossible vie du sceptique pour montrer l’irrationalité de la doctrine épicurienne lorsqu’elle se montrait sceptique sur la sociabilité naturelle de l’homme. Cette orientation philosophique a été reprise tout au long du XVIIIe siècle par des philosophes britanniques et écossais comme Lord Shaftesbury et T. Reid qui, à partir de fondements épistémologiques différents, ont cru voir dans le défi sceptique une fausse question et dans le scepticisme une doctrine que le simple sens commun, en tant qu’il est engagé dans la vie morale, suffit à discréditer.

Dans ses Essays on the Intellectual Powers (1785), le philosophe écossais T. Reid dresse une liste des moyens dont nous disposons pour faire reconnaître les vérités du sens commun [19]. Il cite tout d’abord l’égale compétence que nous donne le sens commun, comme faculté, partage, qui n’est pas l’apanage du philosophe. Si cette faculté est réellement commune à tous les hommes, on ne saurait prétendre que le consensus parmi les hommes sur les questions morales nous trompe massivement. Mais qu’une impression partagée de tous et une préférence commune puissent valoir comme véritables compétences épistémiques est précisément ce qui fait l’objet de la contestation du sceptique et du relativiste. Seul le second recours au sens commun envisagé peut passer pour un véritable argument :

Si on peut montrer qu’un premier principe qu’un homme rejette se trouve sur le même pied qu’un autre principe qu’il admet, si tel est bien le cas, celui qui soutient l’un et rejette l’autre se rend coupable d’une contradiction [inconsistency]. [20]

Si le sceptique refuse de considérer comme des connaissances des croyances qu’il admet au cours de sa vie pratique, on aura donc montré que ce dernier se contredit, bien qu’il ne se contredise pas formellement au cours de la discussion philosophique. Reid entend montrer deux choses ; que le sceptique ne peut s’émanciper de la doxa commune dans sa vie pratique, et qu’il ne le peut parce que son action et son ethos font intervenir de véritables croyances. Le scepticisme prétend adopter une attitude de détachement, mais le monde pratique l’amène non seulement à agir en fonction des fins du sens commun mais à adhérer aux énoncés de la raison pratique, sans que cette adhésion puisse s’accorder à son scepticisme initial. Par cet argument ad hominem, T. Reid entend surtout prouver l’impossibilité de s’abstraire des évidences sensorielles, mais l’argument vaut aussi pour la morale ordinaire. Le sceptique ne peut prétendre agir différemment du sens commun ; sa position de doute généralisé est donc une posture que la simple vie pratique le force à quitter. Certes, la raison théorique du relativiste laisse la volonté libre de poursuivre toutes les fins qui l’agréent, mue par le seul jeu des passions, mais elle pourrait laisser ce jeu parfaitement vide. Sa prétention de s’émanciper de ses propres certitudes ne vaut que le temps de la discussion théorique. Peu importe la fin particulière que le sceptique adopte quand il délibère intérieurement sur l’action à entreprendre, le fait de poser une fin particulière en tant qu’agent qu’il n’a pas de raison de préférer est une contradiction dans les termes – tel est du moins l’argument de T. Reid.

La philosophie du sens commun, façonnée par le souci de pointer l’incompatibilité qui existe entre le scepticisme de Hobbes et de Humes et la nature d’une société composée d’êtres moraux, tire donc le plus grand parti possible de l’idée que le scepticisme n’est pas la simple promotion d’une erreur doctrinale, et une erreur manifeste au sens commun, mais qu’il a le ridicule d’un masque qui ne masque rien. Ce n’est pas ici telle ou telle fin que le sceptique ne peut nier, mais la vie pratique toute entière qui le réfute. Le mérite de la philosophie du sens commun de Shaftesbury ou Reid est précisément de briser l’image que le sceptique nous présente de lui-même. Reid refuse de prendre au sérieux l’argument sceptique, et son recours au sens commun présente l’avantage de rendre compte de la prolifération de jugement de valeurs qui marque la doxa relativiste pas moins que les autres.

Notons que, si l’argument de Reid est juste, la domination intellectuelle du relativisme ne peut avoir de véritable prise sur la vie pratique et la délibération morale individuelle. De sorte que l’inquiétude de la pensée jusnaturaliste contemporaine paraît bien peu justifiée, même si cette inquiétude est motivée par une légitime critique épistémologique du scepticisme. Bien qu’il ait lui-même voué une partie de son œuvre à réfuter le conventionnalisme de son contemporain David Hume au nom d’une morale naturelle (et surtout, ordinaire) l’argument avancé par T. Reid limite fortement l’importance pratique de cette réfutation. Si Reid a raison, la dénonciation des conséquences immorales du scepticisme se vide de toute substance, si la prétention sceptique à se détacher de toutes croyances sur les fins bonnes ne doit pas être prise au sérieux.

Mais en quel sens le sceptique doit-il être détaché du monde et de l’action pour être cohérent avec lui-même ? L’argument de Reid repose sur l’idée que l’attachement de la volonté à certaines fins manifeste un jugement sur la qualité objective de ces fins que le sceptique n’admet pas. Le sceptique refuse les critères de rationalité qu’il met pourtant en œuvre en tant qu’agent pratique. Mais il n’est pas difficile d’imaginer ce que répondrait un sceptique moderne. L’argument ad hominem identifie le scepticisme moderne au pyrrhonisme radical tel que le décrit Diogène Laërce, c’est-à-dire au scepticisme en tant qu’école spirituelle et quête du détachement (Vies et doctrines des philosophes illustres, IX, 63). La préoccupation principale des sages sceptiques était effectivement de parvenir à une position d’indifférence par-rapport aux puissances mondaines. Reid s’adresse aux conventionnalistes comme si ces derniers cherchaient à parvenir à un tel état pour leur reprocher, comme les contemporains de Pyrrhon, d’admettre dans leur vie ordinaire des différences de valeurs entre les fins. Le problème n’est toutefois pas, contrairement à ce que décrit Diogène, que Pyrrhon se soit fâché contre sa sœur et qu’il ait pris peur face à un chien, mais qu’on peut douter que son effort de « dépouiller l’homme » soit authentique tant qu’il accepte d’agir pour vivre (IX, 66).

Cette dernière remarque permet de comprendre pourquoi la plupart des commentateurs de Reid estimaient son argument profondément inadéquat. Le sceptique moderne ne cherche pas à construire une position inhumaine face au monde, mais à parvenir à un critère de certitude qui donne une assise certaine à ses jugements. Il en est de même pour le scepticisme des fins. Rien n’empêche donc le sceptique de séparer la vie philosophique de la vie pratique. Rien ne l’empêche à ce titre de vivre comme Descartes selon les coutumes et les préjugés de son pays, et pourquoi pas, les préceptes de la loi naturelle. Il paraît donc sophistique de prétendre que puisque le sceptique ne fonde pas en raison les préférences qui motivent l’action, ce dernier devrait abandonner toute vie pratique pour être cohérent avec lui-même, ou admettre qu’il existe des biens évidents.

Cette réponse sceptique dépend de la distinction de deux attitudes cognitives, à savoir, croire que x est bon et vouloir x. Aussi le sceptique ne se prononcerait pas sur une quelconque qualité objective de la fin visée, mais uniquement sur l’intensité subjective de son désir. Par-ailleurs, il ne prétendrait pas que sa volonté ait une portée universelle. Le sceptique refuse que ce que l’on accepte comme fin pour soi soit considéré comme un bien objectif. Il dénonce l’aspect vicieux du cercle évaluatif : dire qu’une fin est bonne ce n’est que dire d’une autre façon ce que l’on veut. Contrairement à la formule de Reid, le sceptique n’est pas amené à croire des choses au cours de l’action qu’il nie ensuite au cours de la discussion philosophique car sa volonté n’a tout simplement pas le statut épistémique d’une croyance.

Esquisse d’une réponse au sceptique : la signification rationnelle de la vie pratique

L’insuffisance de l’argument de Reid ne doit pas nous empêcher d’examiner avec attention la distinction qui sous-tend le discours sceptique, vouloir une fin et la juger bonne. On pourrait en effet admettre que la volonté fait appel au moins à deux jugements et croyances au cours de la délibération pratique. Elle doit se demander premièrement si la fin particulière envisagée correspond à ce qu’elle valorise. Il ne suffit pas à la volonté de connaître ses valeurs pour qu’elle soit une volonté de quelque chose, c’est-à-dire une volonté concrète. Il faut encore qu’elle puisse se déterminer pour une fin particulière en fonction de ses valeurs. Or, on voit mal comment elle pourrait se déterminer pour une fin particulière sans déterminer objectivement la capacité des fins particulières à correspondre à ce qu’elle veut et valorise. Deuxièmement, la volonté, lorsqu’elle doit déterminer le cours d’une action, ne peut se contenter de poursuivre telle ou telle fin parce qu’elle la valorise. Elle doit là aussi déterminer si cette fin qu’elle valorise n’est pas concurrencée par une autre fin plus importante qui déterminerait le cours d’une action différente et même incompatible avec la première. En d’autres termes, l’action requiert que la volonté pose une hiérarchie des fins.

Les deux jugements auxquels fait appel la volonté au cours de l’action sont donc d’authentiques jugements, et ils ont le statut de véritables croyances – Reid n’avait donc pas tort sur ce point. Mais le principal n’est pas là. La délibération que met en œuvre la raison du sceptique s’avère indistinguable sur le plan pratique de ce que les jusnaturalistes cherchent à déterminer lorsqu’ils se demandent si telle ou telle fin particulière correspond bien à l’aspiration de la nature humaine. L’agent pratique doit déterminer quelle est la fin architectonique qui satisfait le plus sa volonté, et l’anthropologie classique décrit cette tension intérieure comme la marque de l’orientation spontanée de nature humaine vers son bien. L’agent doit encore comprendre dans quelle mesure les biens particuliers qu’il vise satisferont sa volonté, et on peine à voir ce qui différencie encore ce discernement d’une recherche de biens objectifs.

Le volontarisme que le scepticisme des fins opposait radicalement au langage de la raison semble donc retrouver le langage du bien et de la vérité dès lors que la volonté est décrite non plus abstraitement mais dans le contexte de choix concrets. La volonté requiert que la raison se prononce sur ce qui, dans le monde, l’accomplira, et l’accomplira selon ce qu’elle désire le plus profondément. Elle n’est donc pas seulement celle qui commande, car elle est aussi le matériau du discernement de l’intellect. L’intellect ne se réduit pas à un calcul des moyens car, comme nous le voyons, la raison délibérative n’est pas qu’une raison instrumentale.

Reconnaître la signification rationnelle de la délibération n’implique pas d’avoir prouvé la prémisse anthropologie aristotélo-thomiste selon laquelle la volonté est naturellement orientée vers le bien. En revanche, le fait de la délibération contraint le scepticisme des fins à reconnaître que le discernement de la volonté ne peut faire l’économie de jugements aux prétentions objectives et, que, corrélativement, il ne peut radicalement distinguer ce que veut la volonté de ce qui la motive en raison. Tout se passe comme si l’exercice concret de la volonté l’amenait sur le terrain de la raison.

Cela ne signifie pas non plus que nous ayons prouvé qu’il existe quelque chose comme des fins intrinsèquement bonnes et naturelles. Car, comme l’écrit Strauss, que nous ayons besoin du droit naturel pour que notre délibération ait un sens ne signifie pas que nous le connaissions. Notre démonstration a l’ambition plus restreinte de souligner que la délibération de tout agent peut être décrite comme une recherche eudémonique [21] de ce qui accomplit la nature humaine dans le monde – autrement dit, que, contrairement à ce que suggère Strauss, une pensée jusnaturaliste ne peut pas décrire l’action du sceptique dans ses propres termes volontaristes. Son discernement doit être décrit comme la recherche de compréhension de sa propre nature. La différence du langage des fins et du langage de la volonté est évidente dans la sphère de la délibération politique et de la cité sceptique puisque le sceptique refuse de considérer la portée universelle et collective de sa volonté. Mais elle tend à s’effacer dans le cadre du discernement de sa propre volonté en acte. S’il y a bien une tyrannie des passions qui empêche une authentique délibération collective, on ne peut en dire autant de la délibération de l’agent en son for intérieur.

On comprend donc en quel sens le relativisme des fins comme conscience collective est une réalité, et en quel sens il est un mirage. Le conflit de volonté a toutes les chances d’être réel sur le plan collectif, comme le pose l’anthropologie libérale au XVIe siècle, puisque la délibération collective sur les fins légitimes est par avance interdite. L’absence de reconnaissance collective de la signification rationnelle de la vie pratique affecte indirectement cette vie. Mais les membres de la cité, relativistes en politique, ne délibèrent pas moins pour eux-mêmes avec le secours de la raison pratique.

Le fond de la querelle qui oppose le scepticisme des fins à la pensée du droit naturel classique pourrait bien être d’ordre anthropologique plutôt qu’épistémologique. Le problème n’est pas tant que le sceptique et la cité sceptique refusent d’admettre des biens intrinsèques, car leur volonté admet ce que leur raison leur refuse, mais qu’ils refusent de considérer que volonté soit accordée au bien par nature, en dépit de ses errements et illusions. Que demande le sceptique lorsqu’il met au défi toute la tradition de prouver que telle ou telle fin est bonne, ou qu’il y ait des biens qu’il soit rationnel de prendre pour fin ? Il demande à ce qu’on détermine la qualité du bien indépendamment de ce que nous l’avons déjà reconnu comme une fin pour nous-mêmes, c’est-à-dire, indépendamment de nos évaluations. L’enjeu de cette question est bien de déterminer s’il peut y avoir une certaine rationalité de la volonté lorsqu’elle poursuit une fin.

Or, non seulement le critère de justification demandé du bien nous empêche de comprendre ce que serait une réponse à cette question, mais il empêche d’en comprendre l’enjeu. Lorsqu’on nous demande, dans la discussion ordinaire, si telle ou telle fin est bonne, nous connaissons au moins implicitement le critère de réponse demandé. Il s’agit, en ce cas ordinaire, de montrer que la fin en question incarne ce que nous et notre interlocuteur reconnaissons comme un bien. Il n’y a pas d’autre façon de répondre à la question de l’évaluation d’une action particulière que de faire appel à une valeur. Or le sceptique nous interdit par principe de faire appel aux valeurs ; il nous demande quelle est la valeur des valeurs. C’est une question à laquelle on ne peut répondre qu’en décrivant simplement nos fins ou la logique de nos valeurs ; et ce, non parce que la question nous embarrasserait en manifestant l’arbitraire de nos préférences, mais parce que c’est la seule façon de rendre intelligible la question du scepticisme.

Nous ne suggérons pas par là qu’une question sans réponse est nécessairement une question inintelligible, mais seulement qu’elle doit avoir une réponse possible pour être intelligible. Par exemple, on peut nous demander comment prouver que Vercingétorix a bien existé, et nous saurions quoi chercher pour apporter une réponse, même si en l’occurrence, nous manquons de témoignage en dehors de la Guerre des Gaules. Ce peut être une question sans réponse possible sur le plan matériel, mais elle peut recevoir une réponse sur le plan logique. Or, répondre à la question de la valeur des valeurs requerrait que nous puissions déterminer une valeur de la valeur des valeurs, à l’infini, et ce, sans faire appel à aucune valeur. On ne peut pas montrer la valeur d’une chose ou d’une action sans avoir accepter les valeurs en elles-mêmes. Le scepticisme reconnaît et dénonce ce cercle évaluatif, mais il ne peut pas nous expliquer en quoi il serait vicieux plutôt que vertueux, c’est-à-dire en quoi il y aurait là une preuve de l’arbitraire de nos préférences plutôt que la preuve que la détermination du bien ne se fait jamais indépendamment de celle de notre volonté. Le bien nous engage par nature.

Il en est de même pour l’enjeu de la question. Le sceptique nous mettait au défi, en nous posant la question ci-dessus, de montrer que notre volonté était rationnelle. Mais en définissant le bien indépendamment du fait que c’est lui qui meut le plus profondément la volonté et que sa reconnaissance nous engage, le défi sceptique perd également son sens. Imaginons que nous ayons une réponse à la question du sceptique, c’est-à-dire, que nous ayons déterminé le bien d’une chose indépendamment du fait que nous la valorisions et la reconnaissons comme une fin légitime. Comment pourrait-on vouloir ce bien ? Puisque le bien est défini indépendamment du fait qu’il engage par principe notre volonté, nous ne pouvons le prendre pour fin que par décision. Le fait qu’il soit le bien ne peut être plus être le motif de notre choix, puisque la reconnaissance du bien tient précisément à ce que nous qu’il ne soit déjà l’objet de notre volonté. La seule façon dont la raison pourrait guider le libre-arbitre serait de lui dicter de l’extérieur, sans que la volonté soit mue directement par le bien. En séparant strictement la volonté du jugement, ce n’est pas seulement nos jugements de valeurs que le scepticisme rend inintelligibles, mais le vouloir dont il voulait distinguer la logique propre. A strictement parler, la volonté, telle que le scepticisme des fins la postule, ne veut rien pour lui-même, elle décide de vouloir.

Bien entendu, que le bien soit intrinsèquement le motif de la volonté appelle un développement métaphysique qui déborde de loin le simple champ de la morale. Mais là encore, le sceptique ne prouve pas que le lien inaltérable entre le concept de bien et de volonté soit la conséquence d’une irrationalité de volonté ; elle pourrait bien être la manifestation la plus éclatante de l’anthropologie qui pose avec Thomas d’Aquin que le bien meut la volonté. Le scepticisme des fins sans doute raison sur un point : il y a dans la thèse de l’orientation bonne de la volonté la marque d’un ordre providentiel qu’on peut difficilement penser etsi deus non daretur [22].

[1] Voir sur ce point Werte in Zeiten des Umbruchs, kap. IV « Relativismus als Voraussetzung der Demokratie » ; Discours du Pape au Bundestag.

[2] Hobbes, T., Leviathan, dans Thomae Hobbes Malmesburiensis Opera philosophica quae latine scripsit monia un unum corpus nunc primum collecta, Sir William Molesworth, Londres, John Bohn, 1839-1845. Tr. fr. par François Tricaud et Martine Pécharman, Leviathan, Oeuvres, Paris, Vrin et Dalloz, 2004, I, xi. p.95.

[3] Pyrrhon d’Elis, l’un des grands philosophes sceptiques de la tradition grecque (360–275 av. J.-C). (NDLR)

[4] Platon, La République, tr. fr. R. Baccou, Paris, éd. Garnier-Flammarion, 1966, VII.

[5] « En effet, quand ils (les citoyens de la masse) sont tous réunis, ils possèdent une juste perception des choses, et mélangés aux meilleurs ils sont utiles aux cités, comme un aliment impur mélangé à un aliment pur rend le tout plus profitable qu’une (trop) petite quantité (d’aliment pur). » Aristote, Les Politiques, tr. fr. Jean Tricot, Paris, éd. Vrin, 1995, III, §9, 129881b36.

[6] Kelsen, H., La démocratie. Sa nature, sa valeur, tr. fr. Charles Eisenmann, préface P. Raynaud, Paris, éd. Dalloz, 2004.

[7] Rawls, J. A Theory of Justice, Cambridge, Harvard University Press, tr. fr. C. Audard, Théorie de la justice, Paris, éd. Seuil, 1987.

[8] Voir sur ce point Hittinger, R. “Liberalism and the American Natural Law Tradition”, Wake Forest Law Review 25, no. 3 (1990) : 429–99.

[9] On désigne ainsi les tenants du droit naturel, par opposition aux adeptes du droit positif. (NDLR)

[10] Strauss, L., 1955, Natural Right and History, Chicago & London, The University of Chicago Press, 1965. Trad. fr. Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion, collection Champs, 2008, p.17.

[11] Ibid.

[12] Aristote, Éthique à Nicomaque, tr. fr J.Tricot, Paris, éd. Vrin, 2012 , p. 309.

[13] Luccioni, J. Xénophon : Hiéron, Paris, 1948 ; Aristote, Les Politiques, op.cit.

[14] Aristote, Politiques, op.cit., IV, 4, 1292a-c.

[15] Aristote, né à Stagire en Macédoine. (NDLR).

[16] Ibid.

[17] Curieusement, Strauss l’envisage dans le même passage, sans expliquer comme il parvient à expliquer que le relativiste ne croit plus à ses jugements et qu’il est un « fanatique obscurantiste » (Droit naturel et histoire, id.).

[18] Voir Brechon, P., Tchernia, J.-F., La France à travers ses valeurs, Hors Collection, Armand Collin, 2009.

[19] Reid, T., Essays on the Intellectual Powers, VI, 4p. 438 a- 440 b.

[20] Ibid.

[21] Recherche de ce qui procurera le bonheur, selon la vision aristotélicienne. (NDLR)

[22] « À supposer que Dieu ne soit pas donné (comme fin de la volonté) ». (NDLR)

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