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La contrition au cœur du sacrement de pénitence

Alexis Perot

Le sacrement de pénitence apparaît de prime abord comme un grand incompris. Considéré parfois comme un exercice d’hypocrisie, au cours duquel un quidam viendrait se décharger à bon compte de ce qui obscurcit sa conscience, l’improbable promesse de ne pas réitérer ses torts étant par avance invalidée. Aiguillonné par la critique protestante, tel serait le regard de quelqu’un d’extérieur à l’institution ecclésiale sur une pratique essentiellement catholique [1]. Pratique qui, du reste, se trouve largement dépassée par celle, plus accommodante encore, du divan psychanalytique, où l’exercice de confession, déculpabilisé, trouve chaque jour plus d’adeptes. Quant aux catholiques, même pratiquants, ils ont à l’inverse tendance à délaisser une démarche considérée comme humiliante, à cause de la nécessité de l’aveu, de la sévérité supposée du regard du prêtre, finalement de la peur du jugement. Alors, lit de mousse ou nid de ronces, il faut choisir ! Dans un cas comme dans l’autre, il manque à la compréhension d’une telle démarche ce qui en fait la substance, à savoir le mobile même de cette rencontre avec le ministre du Christ, l’éveil de la douleur réelle et salutaire d’avoir offensé Dieu, Créateur et Sauveur : ce que l’Église appelle la contrition.

Ceci précisé, on quitte aussitôt le terrain purement psychologique ou introspectif, le rapport à la loi ou au sur-moi, pour aborder le champ relationnel, ce que la Bible a toujours mis en avant en parlant du péché. Ce dernier n’existe en fait que vis-à-vis de Dieu, notre Père, lequel n’a aucune responsabilité dans la rupture d’alliance qu’occasionna notre prise d’indépendance. Tout le drame de la scène du péché originel est là, drame dont la victime est avant tout ce Dieu si bon à la confiance trahie. Mais les choses ne s’arrêtent pas là, car l’homme lui-même est lésé par son propre forfait. Désormais nu de la grâce qui était son seul bien, il erre dans des régions hostiles, dont il ne peut s’extraire sans le secours divin. Le retour ne se fera pas sans Dieu, mais pas sans l’homme non plus.

La dimension relationnelle du rapport au péché n’apparaît jamais si bien que dans la Nouvelle Alliance, car c’est là que, par le moyen de l’Incarnation, le Rédempteur vient s’unir à l’homme pécheur, pour ne former avec lui qu’un seul être (corps et âme). Il n’y a plus, à ce stade, de loi qui s’intercale entre Dieu et sa créature, plus d’extériorité possible au péché. Celui-ci, aussitôt commis, blesse le rapport intime qu’a établi le baptême, tout en offrant au Christ la possibilité d’exercer encore sa fonction spécifique de sauveur. La douleur, ressentie ou non, est l’effet immédiat de cette rupture. Ainsi, explorerons-nous les termes de cette intériorisation de la Loi et du péché, propre au développement du christianisme, qui posent les fondements de la contrition. Celle-ci, nous le verrons, ne fait qu’un, dans son mouvement de retour à Dieu, avec l’action du Verbe qui la suscite et la transforme, de manière à pouvoir rendre effectif un pardon, dont Dieu est l’auteur, mais auquel l’homme prend sa part. C’est précisément l’oubli du caractère conjoint et dialogal du processus sacramentel qui, durant toute une période, suscita l’incompréhension autour de la contrition, dont on ne savait plus quoi attendre ou exiger. Disjointe de l’ensemble salutaire, elle fut renvoyée à elle-même, à ses excès contraires, au puits-sans-fond de la psychologie humaine, seule et désemparée, telle l’Adam chassé du paradis. Ramenée à sa dimension la plus intime d’humble matière au sacrement de Pénitence, elle irradie de nouveau, une fois consacrée par celui-ci et ainsi conduite à sa perfection de pur élan de charité.

Extériorité du péché dans l’Ancien Testament

Dans l’Ancienne Alliance, le seul critère de justice était le contenu écrit de la Loi. Ce principe d’extériorité en matière morale permettait de satisfaire aux manquements grâce à des règlements précis : pour telle faute, telle peine. La conscience existait néanmoins de l’insuffisance de telles codifications, puisque la fête du Yom Kippour avait précisément pour fonction de purifier le Peuple des autres innombrables péchés, ceux ignorés par les pécheurs eux-mêmes, puisque échappant aux mailles des prescriptions écrites. Tout cela venait encrasser la demeure du Très-Haut et nécessitait d’être rituellement purifié par le sang de l’agneau offert en sacrifice. La Lettre aux Hébreux a fait valoir l’aporie que constituait cette fête répétitive qui ne réglait pas plus que la Loi la question du péché, puisque chaque année le même geste s’imposait, l’expulsion du péché sur les épaules d’un bouc…

De même, l’idée vétérotestamentaire qu’il puisse exister des fautes involontaires, des souillures contractées par inadvertance, s’est vue dépassée par la Parole de Jésus touchant aux interdits alimentaires (Mc 7, 15). Le mal n’est pas ce qui entre, sans le consentement de l’homme, mais ce qui sort de son cœur et qui nourrit sciemment l’iniquité.

Entre temps, la promesse de Dieu, par l’entremise d’Ézéchiel, de transformer les cœurs de pierre en cœurs de chair préparait la solution définitive à cette grave question. Ce Je mettrai en vous un esprit nouveau (Ez 11,19), donne au pécheur la possibilité, réfléchissant en lui-même le jugement de Dieu sur lui, de faire l’anamnèse de ses fautes de manière beaucoup plus radicale qu’il ne pouvait le faire du temps de la Loi écrite. Il n’y a plus, en effet, deux sortes de fautes : celles conscientes et claires comme transgressions objectives de la Loi, et les autres floues, indéfinissables mais non moins redoutables, qui révèlent l’écart entre la loi morale naturelle et la loi écrite.

Une seule chose demeure aux yeux d’un cœur de chair, le constat de n’être pas parfait comme l’est son Père céleste ; de n’être pas à la hauteur de cette filiation divine à laquelle il se sait appelé. Aussi bien, tout manquement à la charité, si infime soit-il, alimente la contrition d’un cœur renouvelé par le baptême et qui aspire à vivre toujours plus intensément ce renouveau. La plus sincère contrition est dès lors formellement à portée du pénitent sincère, dont le cœur est si uni au Christ qu’il n’a de cesse de le suivre dans sa mort et sa résurrection, cycle vital de tous les baptisés. Comme les saints souhaitent ardemment souffrir le vendredi, ainsi que le Seigneur ! et ils se frappent la poitrine ce jour-là, faisant mémoire de la plus petite peccadille que leur rapporte une conscience claire, dans l’attente de l’exultation du dimanche… Le cœur de chair agit sur la conscience comme une loupe grossissante, n’ayant comme limite que la seule perfection, pour mieux ressembler à l’Être aimé.

Les saints… Ah ! s’il n’y avait que ceux-là ! Or, aux premiers temps apostoliques, il n’y avait que des saints, pourrait-on croire : « à moi, le moindre de tous les saints » (Ep 3, 8) disait Paul. La logique de la Loi nouvelle, qui vient changer intérieurement chaque baptisé pour l’incorporer définitivement au Christ, était prise à tel point au sérieux que le péché paraissait une anomalie. Or, on le sait, l’expérience du péché, des reniements, dans le contexte si particulier des grandes persécutions, conduisit à devoir accepter le pécheur comme membre à part entière de l’Église puis finalement comme la normale, la sainteté devenant l’exception.

L’intériorisation de la conscience pécheresse

L’histoire du sacrement de pénitence, ou l’approfondissement de cette conscience de l’Épouse du Christ d’être à la fois sainte et pécheresse, a abouti au XIIe siècle à mettre en valeur la contrition comme élément fondamental dans la démarche du pénitent. Depuis ce moment, cette dernière exercera le rôle, jusqu’alors dévolu à la satisfaction, de condition préalable au sacrement. L’absolution, en effet, était auparavant conditionnée par l’exécution de la pénitence prescrite, pouvant être différée aussi longtemps que son contenu n’était réalisé. Désormais, il fut admis, au cours de ce grand tournant médiéval, que l’essentiel du retour vers Dieu s’accomplit au bénéfice d’un acte intérieur. Plus que la pénitence, l’intensité du regret d’avoir enfreint la Loi de Dieu conduisait, non sans l’action de la grâce, à la pleine justification ; ce qui faisait bien honneur à la Loi Nouvelle, écrite non plus sur des tables de pierre mais dans des cœurs aptes à s’émouvoir de leurs propres infidélités, dans un esprit de conversion. Une telle responsabilisation des chrétiens, n’attendant plus d’eux-mêmes l’accomplissement de la justice par la réalisation d’actes extérieurs, mais confiant dans la douleur intérieure pour leur ouvrir les portes de la miséricorde, participait d’une dés-infantilisation méritoire, mais non moins audacieuse.

Le premier écueil de cette évolution fut de ne paraître réserver qu’aux saints ou aux justes la possibilité de recevoir le pardon divin. Car il faut avouer que seule une conscience restée globalement pure peut d’elle-même (non sans l’aide de la grâce, évidemment) entrer dans une démarche de contrition suffisante pour qu’opère en toute certitude la réconciliation promise. Qu’en était-il alors du pécheur véritable, celui précisément que le Christ est venu appeler ? Celui dont la conscience obstruée, alourdie, ne saurait par elle-même accomplir d’autre geste que celui de toucher simplement le manteau du Seigneur ? Le caractère concret de la pénitence préalable - ainsi que la pratiquait notamment les moines irlandais - ne leur était-elle pas mieux adaptée ?

C’est du moins ainsi que l’a perçu le bienheureux Duns Scot qui craignit en son temps que le principe de la contrition comme condition d’accès au sacrement de pénitence exclue de ce fait le plus grand nombre, annulant du même coup les bénéfices de la Loi Nouvelle.

Contrition et attrition

La réflexion théologique en était venue à ce moment à distinguer deux sortes de postulats pour qualifier la démarche intérieure d’un pénitent en se basant sur la nature divergente des motifs qui les inspirent. Abélard le premier a parlé d’un regret suffisant, lorsque le motif en est la crainte filiale, c’est-à-dire la douleur d’avoir offensé Dieu pour ce qu’il Est. Sur cette base, la réconciliation ne saurait poser problème, attendu que l’attitude intérieure est inspirée directement de la charité, fruit de la grâce divine. Si, d’aventure, une telle crainte se trouvait motivée par la perspective du Jugement à venir, plus que par l’amour, elle ne saurait suffire, aux yeux des premiers scolastiques, à s’assurer directement du pardon divin. Deux termes sont alors apparus au XIIIe siècle pour dire cette délicate opposition : la contrition (parfaite) et l’attrition (imparfaite).

Le primat de l’amour étant ainsi posé, que faire de l’attrition ou de l’attitude non exempte de relents égoïstes, car trop auto-centrée, qui anime ordinairement le pécheur imparfaitement converti ?

Avant que d’être exposée au niveau pastoral, à partir du Concile de Trente, cette question a d’abord enflammé les débats théologiques. Duns Scot († 1308) a réagi contre le peu de cas qu’on faisait à ses yeux du sacrement, à travers notamment les Sentences de Pierre Lombard, en cherchant à le réévaluer. La contrition parfaite existant déjà sous l’ancienne Loi, comme en témoigne le Miserere (Ps 50), que restait-t-il alors du sacrifice de Notre Seigneur venu en premier lieu pour les pécheurs, si l’accès au pardon risquait de leur être finalement refusé ? A quoi donc servait le sacrement ? La solution adopté par le « Docteur subtil » fut précisément de déclarer suffisante l’attrition, une fois informée par la grâce habituelle que confère l’absolution, en vue de recevoir le pardon. Mettre celui-ci à portée des pécheurs fut son premier mobile, au risque ne rien exiger de ce dernier tant sur le plan psychologique que spirituel.

Or, ceci eût pour conséquence de consacrer de facto deux voies de réconciliations. La contrition minimaliste, dite « attrition », donnant droit à l’absolution, s’opposait radicalement à la vraie contrition qui, si parfaite par elle-même, ne nécessitait pas même d’intervention sacramentelle. Ainsi, dans un cas tout vient de l’homme, dans l’autre c’est Dieu seul agit. À plus long terme, pareille position, qualifiée d’« attritionniste », présenta l’inconvénient de profondément subvertir le bel effort d’intériorisation de la conscience pécheresse portée par la réforme grégorienne, qui a abouti au sacrement de pénitence, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Celui-ci visait à promouvoir la contrition, vécue comme un retournement de l’âme sur elle-même en vue d’une authentique conversion intérieure du sujet. En mettant l’accent sur l’attrition, qui est fondamentalement un défaut de contrition, tout en idéalisant cette dernière comme hors de portée du profane, on sapait en profondeur la dynamique du Salut qui consiste à aller chercher l’imparfait, où il se trouve, pour l’élever par la grâce et surtout pas de s’accommoder de son état.

Quelle place donner à la contrition dans l’économie du sacrement ?

Le déséquilibre introduit entraîna, par jeu de balancier, des querelles sans fin entre laxistes et rigoristes, qui culminèrent après le concile de Trente, lorsque les jansénistes s’emparèrent du problème face aux Jésuites « attritionnistes ». Le Concile, pourtant, eut soin de préciser certains points, faisant officiellement entrer le terme d’attrition dans le langage de l’Église, comme synonyme de contrition imparfaite (Denz. 898). Ainsi, dans l’enseignement conciliaire, celle-ci se différencie d’une contrition parfaite d’après les motifs, ainsi que nous l’avons vu, mais également en ce que cette dernière est seule informée par la grâce ordinaire. En tout état de cause, même parfaite, - et par là source de justification - la contrition ne saurait d’après le Concile se suffire à elle-même ; la promesse de s’en remettre par la suite au pouvoir d’absolution du prêtre conditionne sa véracité, ce qui exclut qu’il puisse y avoir jamais deux voies de pardon.

Ceci posé, entière demeurait la problématique de l’attrition et de ce qu’il fallait demander au pénitent pour lui concéder l’absolution. Faces aux dispositions jugées souvent insuffisantes, du moins invérifiables, d’une démarche pénitente, on s’est surtout attaché à l’époque moderne à poser les conditions qui préservent la validité du sacrement. Ramené au niveau pastoral, après les joutes théologiques de la fin du Moyen-Âge, le nœud n’en restait pas moins inextricable :

Le sacrement est réduit à la fonction de moyen efficace ex opere operato : entendons qu’il opère là où le sujet n’opère pas. On s’intéresse donc à ses conditions d’efficacité : matière, forme, intention, qui assurent un sacrement valide ; (en les distinguant des) dispositions du sujet, qui assurent un sacrement fructueux. Mais le mystère de la conversion, du repentir, passe au second plan. On mesure d’ailleurs soigneusement le contenu minimum de ce repentir à fournir par l’homme. L’idée d’une grâce opérant le parfait repentir n’est plus acceptée qu’au plan invérifiable des habitus. [2]

La perspective scotiste, à laquelle s’est inextricablement liée l’attrition, perçoit le sacrement comme une dispense divine, remise sine die de la dette, dans une relation éminemment juridique d’offenseur à offensé. La liberté divine s’y exerce sans que la liberté humaine entre en jeu. C’est bien pourquoi, sous cet angle, une disposition intérieure exempte de véritable amour ne pose pas fondamentalement d’obstacle à la réception sacramentelle. Le pécheur pourrait ainsi rester psychologiquement au stade de l’attrition, - restant dans les même dispositions égoïstes - tout en recevant l’habitus de la charité ! Les corrections apportées à cette théorie ont voulu néanmoins placer des garde-fous en exigeant les dispositions psychologiques minimales qui assurent du sérieux de la démarche, sans prendre en compte que c’est la perspective d’ensemble qu’il fallait revoir.

La Loi Nouvelle que Duns Scot a voulu sauver par tant de mansuétude s’est trouvée au contraire mise à mal en ce qu’elle n’exigerait si peu du pécheur que l’Incarnation, et surtout la Croix, apparaissaient dès lors superflues. Car si Dieu avait pu, ou souhaité, effacer d’un trait de plume la dette de l’humanité sans que la liberté de celle-ci soit partie prenante, pourquoi, diable, avoir envoyé son Fils dans notre condition, exigeant de Lui si parfaite obéissance que la désobéissance initiale en soit surmontée ? Pourquoi fallait-il que ce soit précisément un homme qui rachète Adam, comme l’a exposé saint Anselme, une volonté humaine qui délie notre volonté ? Fondamentalement, la Loi nouvelle trace un agir divin au cœur de l’agir humain, dans le but ultime d’exercer celui-ci, de le remettre en marche… C’est ainsi que la très ancienne promesse de nous donner un cœur de chair, c’est-à-dire libre et aimant, trouve sa réalisation dans le baptême par lequel nous ne faisons avec le Christ qu’une seule chair. Or, il s’agit là d’une dynamique qui traverse toute la vie d’un croyant baptisé, dont la confession, de même que les autres sacrements, est une actualisation, lieu par lequel Jésus de nouveau s’introduit par la grâce, descend en notre humanité, emportant avec Lui nos dispositions naturellement imparfaites afin de mieux les consumer en Lui, au prix de notre consentement. Lors de son baptême au Jourdain, Jésus est ainsi descendu dans les eaux du péché, afin de bien montrer le sens de sa mission qu’il explicitera lui-même au cours des paraboles sur la brebis perdue ou le Fils prodigue : permettre le retour des égarés en les rejoignant où ils se trouvent, pour les accompagner ensuite tout au long du rude chemin de conversion ; se faisant même invisible, tel que le suggère cette dernière parabole, mais non moins présent.

La contrition comme chemin de conversion

Le principal défaut de la vision précédemment exposée vient de ce qu’elle considère la contrition comme quelque chose de fixe qui n’évolue pas ou peu ; de telle manière que c’est le sacrement qui doit s’y adapter, au prix de contorsions qui lui ont fait perdre son unité.

Si l’on change totalement de point de vue sur le sacrement de pénitence et que l’on revient par exemple à saint Thomas d’Aquin, peu importe à la limite d’où vient le pénitent, ses dispositions premières, ce qui le motive à aller demander le pardon, etc. Autrement dit, pas plus que chez Duns Scot la qualité de la contrition initiale n’est mise en cause. Ce qui importe en revanche est bien la dynamique propre au sacrement lui-même, qui a le mystérieux pouvoir d’opérer au cœur de l’homme la conversion attendue.

Le pardon procède d’une dynamique conjointe, ainsi que dans toute l’économie sacramentelle. De même que pour l’eucharistie, il nécessite matière et forme. Il revient à l’homme d’apporter la matière la plus convenable qui soit. Celle-ci se composera aussi bien de gestes extérieurs que d’expressions intérieures, parmi lesquels en l’occurrence la contrition, mais encore l’aveu et enfin l’acceptation préalable d’une pénitence fixée par le confesseur. Uni à la forme, dont l’Église a les clefs, qui n’est autre que l’absolution, voici ce que le langage scolastique a dénommé sacramentum tantum (le sacrement seul), dans toute son unité, par lequel Notre Seigneur agit miraculeusement sur la matière humaine. Or, la théologie médiévale distingue à ce stade le sacrement lui-même de son premier fruit, où se trouvent unis ce signe et la réalité qu’il signifie, la res et sacramentum, et, au-delà du signe, la réalité seule, res tantum.

Saint Thomas a fort logiquement appliqué de telles catégories au sacrement de pénitence, faisant donc correspondre le sacramentum et res à la contrition intime, laquelle n’est plus seulement un préalable au sacrement mais véritablement un fruit de celui-ci. En guise d’illustration, le pendant eucharistique de la contrition intime serait la transsubstantiation, où le signe sacramentel ne fait qu’un avec la réalité qu’il signifie : la présence réelle de Jésus.

Dans la pénitence aussi se trouve un premier élément qui n’est que sacrement : les actes extérieurement posés tant par le pécheur pénitent que par le prêtre qui absout, puis un second qui est à la fois effet sacramentel et sacrement : la pénitence intérieure du pécheur et enfin un troisième qui est simplement effet sacramentel et n’est pas sacrement, la rémission du péché. Le premier élément pris dans son intégrité est cause du second. Le premier et le second réunis sont, d’une certaine façon, cause du troisième. [3]

L’originalité de cette vision est de placer la « contrition » à deux stades essentiels du processus sacramentel, s’agissant de la confession. Sans surprise tout d’abord, elle apparaît comme attitude préparatoire, constituant ainsi la matière du sacrement, condition de sa validité, sans qu’elle soit nécessairement déjà parfaite à ce stade. Le paradoxe vient de ce que la même « contrition » figure également à la charnière en tant qu’effet sacramentel et sacrement. Aussi, comme l’a résumé Florence Jardin dans un ancien article de Résurrection [4], elle constitue en soi le premier fruit du sacrement de pénitence.

La contrition représente dès lors le point de fixation, la clef de voûte du sacrement, dont elle est à la fois constitutive et bénéficiaire. Témoin de la conversion du pécheur à l’instant décisif, elle permet, ainsi ressaisie dans l’unité sacramentelle, d’obtenir ce qui en est l’aboutissement espéré, res tantum, l’absolution des péchés, le retour en grâce auprès de Dieu. Au cours du processus, on comprend qu’une transformation a eu cours, si semblable à celle opérée par Jésus lors du miracle de Cana. Quelque chose d’imparfait et qui nécessite cependant d’abandonner toute scorie pour s’élever à hauteur de la rencontre avec l’Être parfait, ne pouvant y accéder soi-même, s’en remet à la Rencontre pour être rendue digne de celle-ci. La même indignité surmontée se constate au moment de communier : Seigneur je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole et je serai guéri.

Comme le fait valoir le P. Dondaine, que nous avons cité plus haut :

Le sacrement est le lieu privilégié où le chrétien rencontre son Médiateur et l’efficace divine de sa grâce opérante. Cette grâce ne dispense pas, peu ou prou, de la conversion du cœur, elle l’accomplit. Au fond, le sacrement de Pénitence pris en son intégrité abrite le beau mystère de l’opération de Dieu, convertissant à soi un libre-arbitre de baptisé pécheur, pour le réintégrer en son amitié. [5]

Une telle « opération de Dieu » est un miracle, si l’on y songe, au même titre que peut l’être la transsubstantiation. Au lieu du pain et du vin, ce sont les intentions secrètes d’un cœur qui se voient substantiellement modifiées ou « converties » au moment de s’en remettre au sacrement. Ainsi, le parallélisme établi par saint Thomas entre ces deux sacrements est-il particulièrement éclairant sur ce qui se joue dans le cas d’une confession, et à quel point ce mystère nous dépasse.

À travers la démarche dite de « contrition » s’effectue d’une certaine manière le passage entre l’ancienne et la nouvelle Alliance. Jean-Baptiste qui synthétise l’ancienne Loi, tout en annonçant Celui qui doit venir, prêchait dans cette optique un baptême de pénitence. Le rude labeur des juifs en vue de la conversion n’est pas aboli du fait de l’avènement de la grâce ; ceci demeure le plus probant gage de sérieux qui soit, à portée d’un pénitent, qu’il soit juif ou chrétien. Pour ce dernier en revanche l’invitation conduit bien au-delà de ce premier pas nécessaire, à traverser une fois de plus, avec le Christ, la mystérieuse marche qui de la mort conduit à la Vie.

Venez à moi, vous qui peinez sous le poids du fardeau, et je vous procurerai le repos (Mt 11,28).

La béquille salutaire des « estropiés et des boîteux » (Lc 14,13)

Il y a dans le cas du sacrement de pénitence, au terme de la marche accomplie, franchissement d’une porte.

Nous avons en 2016 été invités, grâce à la démarche jubilaire, à nous mettre en route, corps et âme, vers cet accomplissement de la miséricorde que symbolise le portail d’un lieu consacré. Cette porte symbolise l’accomplissement de la vie humaine, le passage révélé à sainte Catherine de Sienne de l’âme par le côté ouvert de Jésus ressuscité.

Elle signifie aussi le fait que le pèlerinage terrestre s’effectue à travers nombre de rencontres préalables avec Jésus, qui sont autant d’occasions de conversions. Dans cette optique terrestre, le corps, et par conséquent les gestes posés extérieurement, soutiennent la démarche de l’esprit. Voilà qui nous éclaire un peu plus sur la nature de la contrition. Car, si la contrition rendue parfaite par la grâce dans le cadre du sacrement est un acte de pure intériorité, puisqu’il s’agit d’un sentiment parfaitement accordé à l’Être divin, la démarche qui l’a rendue possible nécessite cependant les manifestations extérieures qui constituent la matière du sacrement. L’aveu des fautes, l’agenouillement, l’acte de contrition et l’acceptation de la pénitence composent dans leur ensemble une pénitence corporelle qui donne corps et vie à la repentance intérieure appelée à se purifier. Dans la condition incarnée qui est la nôtre, ce sont donc ces véhicules physiques qui autorisent, en quelque sorte, le mouvement profond de l’âme par lequel la contrition, d’imparfaite qu’elle est souvent, pourra se laisser purifier et ajuster.

L’évolution, dans l’histoire de la pensée chrétienne, du traitement des pécheurs et du péché a procédé d’une progressive intériorisation de la conscience, dont l’étape décisive fut l’inversion de l’ordre de la pénitence et de l’absolution au XIIe siècle. La pénitence extérieure est apparue à ce moment moins primordiale, puisqu’elle ne conditionnait plus le pardon effectif. La pénitence intérieure, la contrition, devenait dès lors l’élément central du processus de réconciliation. Il semble qu’une étape de trop ait été franchie dans ce processus d’intériorisation lorsque qu’il fut considéré, par Duns Scot notamment, que la contrition seule déterminait la possibilité de retour à Dieu d’un pécheur. Sous ce rapport, la qualité de ladite contrition ne pouvait qu’être passée au crible, alors qu’elle est impossible à déterminer réellement.

Redécouvrir les gestes de pénitence extérieurs aident alors à inscrire de manière réaliste la pénitence intérieure dans son cheminement qui, par l’agir sacramentel, conduit à hauteur d’une authentique rencontre, en passant par le feu ardent de la miséricorde divine.

« Il y aura toujours une chaussée, une voie qu’on appellera la Voie sainte, l’homme impur n’y passera pas » (Is 35,8). Ô cher Isaïe ! Ceux qui sont impurs passeront donc par une autre voie ? Bien plutôt, que tous viennent à celle-ci, qu’ils s’y engagent, qu’ils y avancent ! C’est surtout pour les impurs que le Christ l’a tracée, lui qui est venu et chercher ceux qui, sur les voies du monde, s’étaient perdus.
Mais quoi ? L’impur passera donc par la voie sainte ? À Dieu ne plaise ! Quelque souillé qu’il soit en y venant, ce n’est pas souillé qu’il y passera ; car, dès lors qu’il y passe, aussitôt il n’est plus souillé. [6]

À travers cette confrontation avec l’Ancienne Alliance, en l’occurrence avec Isaïe, le bienheureux Guerric d’Igny, ami de saint Bernard, nous montre que le sacrement, bien compris, concerne indifféremment les pécheurs ou les saints, de même que tous les stades intermédiaires de justesse devant Dieu. Car s’il est conçu pour les pécheurs, pour ceux dont la contrition se présente comme un mélange de sentiments divers, le simple fait d’avancer vers la Porte sainte crée aussitôt le mouvement salvateur, l’espace par lequel peut s’insérer la grâce. Par-là sont surmontés certains relents de distinction entre purs et impurs, dignité et indignité, comme de vieux reliquats de l’ancienne Loi, attachés à l’idée mal comprise, car souvent trop abstraite, de contrition (ce qui explique son rejet par Luther).

Dès lors qu’il s’agit d’avancer, d’aller vers Jésus même le plus pauvrement du monde, la contrition comme motivation intérieure ne peut qu’être fondée sur un substrat véridique. Néanmoins, le terme de « suffisant » qui fut jadis employé à son endroit est nécessairement ambigu. Même les saints qui à la suite du Maître n’ont de cesse de retourner à la table des pécheurs, savent bien que tout est vain devant Dieu des prétentions humaines. Dès lors ce sont eux, généralement, les moins nécessiteux de la grâce du pardon, qui sont les plus constants à en entreprendre la démarche, si humble et si belle, si riche en grâce.

Alexis Perot, né en 1975, marié, cinq enfants. Études de géographie (Sorbonne) et sciences politiques (I.E.P. Lyon). Attaché territorial dans le domaine de l’urbanisme.

[1] En réalité, certaines franges du protestantisme pratiquent encore une « cure d’âme » au moins aussi exigeante que la confession catholique. D’autre part, comme on le voit dans l’article précédent, les Églises orthodoxes ont adopté depuis très longtemps une forme assez voisine d’aveu pénitentiel assorti de l’absolution sacramentelle.

[2] Henri Dondaine, L’attrition suffisante, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris 1943, p. 48.

[3] Somme de Théologie III, q.84, a.10 et 3.

[4] F. Jardin « La Contrition, premier fruit du sacrement de pénitence », Résurrection a.s. n° 72, 1984.

[5] Dondaine, op. cit., p. 50.

[6] Guerric d’Igny, 5e sermon pour l’Avent, 4-5, trad. P. Deseille (Sources Chrétiennes, n° 166, Cerf, Paris, 1970, p.525-526).

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