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« La création est un drame de l’Amour »

Jean-Hugues Petit

« La création est un drame de l’Amour [1] »

Cette affirmation forte et énigmatique figure comme la conclusion d’une conférence, que Georges Bernanos donnait en Afrique du Nord au soir de sa vie. Qui ne pressentirait sous ces quelques mots une intuition fulgurante du célèbre romancier français ? Le style même, sa concision et le choix des termes, nous y invite. À elle seule, elle fournirait matière à de nombreux développements, tant son sujet est important et mystérieux. Elle livre d’une certaine façon le testament spirituel de ce chrétien visionnaire. Toutefois, pour nous qui ne prétendons pas à une connaissance exhaustive de ses écrits, le meilleur commentaire reste la lecture attentive de cet entretien, dont nous verrons que cette phrase est tout à la fois le point d’orgue et le refrain. Cela nous servira de garde-fou pour nous prémunir des contresens qu’entraînent si souvent les grandes affirmations de ce genre, quand leurs explications ne les rendent pas insipides. L’auteur nous met d’ailleurs en garde, lui qui précisait : « Si les mots avaient gardé leur sens, je dirais que la Création est un drame de l’Amour [2]. » Il vaut donc mieux, pour nous, suivre à la trace ces mots, que nous retrouvons dans trois grandes affirmations de cet entretien. Il y est question des saints, et pour ainsi dire des saints par eux-mêmes. Depuis longtemps déjà l’auteur est hanté par ces êtres. Ils offrent, selon lui, la clé pour comprendre le monde, pénétrer le sens de la création. Et, sans la considération de leur Créateur et Sauveur, ils demeurent pour nous, réciproquement, invisibles, insaisissables. Il sait donc que sa tâche est ardue, et il assume le caractère résolument théologique de son propos. Mais il prend soin de parler des saints avant tout à ceux qui sont étrangers à la foi. Aussi il nous revient de rendre au mieux la portée universelle de sa parole, en nous aidant de la grâce propre au langage du romancier [3].

« La Création est un drame de l’Amour. » En la qualifiant ainsi, l’auteur nous renvoie à un lieu commun de la culture : le monde est à l’image d’un théâtre. On dit en ce sens que chacun a un rôle à y jouer, ou à défaut qu’il n’y trouve pas sa place. Cet art humain, qu’on hésite à inscrire parmi les divertissements, offre ainsi un moyen puissant de saisir de façon dynamique et unifiée l’œuvre humaine en général. Ici il est question plus particulièrement d’un drame. Laissons à des auteurs plus compétents le soin de définir précisément ce genre, qu’on dit être entre la tragédie et la comédie, ou d’y voir des prolongements possibles chez le théologien Hans Urs von Balthasar, qui aimait à parler de « dramatique divine ». Retenons simplement l’idée d’un jeu théâtral dans ce qu’il a de plus élémentaire : une histoire, un décor, des personnages. G. Bernanos prenait d’abord l’image d’un enfant qui joue au train mécanique pour montrer quel rapport nous entretenons avec le théâtre du monde, les saints en particulier. N’allons pas tout de suite imaginer quelque chose de grandiose.

S’il s’agit d’un drame, il doit bien y avoir une histoire, des intrigues. La vie offre de multiples résistances, et rien de grand ne se fait sans un certain combat. Mais le romancier fait remarquer que « le scandale de l’univers n’est pas la souffrance, (mais) c’est la liberté [4] ». Voilà ce qui résiste ultimement, ce qui peut faire tomber, ce qui fait souvent tomber, ce qui appelle en premier un dépassement au sein de la comédie humaine ou de l’économie divine – nous déterminerons cela plus précisément par la suite –. La remarque est capitale, car elle définit le nœud du drame, ce autour de quoi tout se noue nécessairement. Sans admettre cela il est impossible de comprendre ce que G. Bernanos dit en parlant plus loin du « drame de l’Amour ». Nous aurons le plus souvent tendance à ramener le nœud de l’affaire du côté de la souffrance, au sens où l’on parle de quelque événement dramatique. Dans ce cas l’amour est perçu surtout comme ce qui est mis à l’épreuve, ce qui rencontre inévitablement un destin tragique. Il l’aimait, elle l’aimait, mais ... Or l’auteur s’y oppose explicitement : selon lui l’amour suppose en premier lieu la liberté. « L’amour est un choix libre, ou il n’est rien [5] », martèle-t-il. Le nœud est là, intérieur et insensible.

Cela ne va pas de soi, que se présente au premier plan, pour le plus grand nombre, « ce scandale permanent de la souffrance et de la misère [6] ». Aussi, avant d’affirmer son caractère second en déclarant l’amour plus décisif, il propose deux raisonnements par l’absurde afin de fonder son propos. Si nous postulons que la souffrance est le nœud ultime du drame qui se joue ici-bas, alors il faut regarder comment y prennent part premièrement Dieu et deuxièmement les hommes. Du côté divin, la logique voudrait dans ces conditions que le Tout Puissant réduise à néant tous ces maux. Ce serait sa façon de triompher, de mener au bout son œuvre. Or le chrétien remarque que Dieu ne procède pas par accumulation de miracles, de sorte que son œuvre principale demeure immédiatement insensible et que l’évidence de la foi ne puisse être réduite à quelque chose du style de « 2+2=4 ». À ce sujet, Georges Bernanos a des propos virulents et fameux contre certains convertis qui sont aussi hommes de lettres à son époque et contre ceux qui les admirent et en font le cœur de leur apologie. Il estime que bien souvent la conversion incline à cacher ce qui relève de la condition commune des hommes et dont la foi ne nous affranchit pourtant pas. Non seulement ils pèchent ainsi par orgueil, mais ils trompent les hommes sur le cœur du mystère.

En contrepoint, du côté humain du drame, il propose l’exemple des saints, tels que François d’Assise et Vincent de Paul. Si la souffrance était l’ultime scandale, ces hommes plein d’attention pour la vie auraient dû se révolter, tomber dans le désespoir ou dénier à la vie toute positivité, tandis qu’ils l’ont acceptée humblement, sans la comprendre, et se sont dévoués tendrement au service des souffrants. L’existence des saints rompt avec ce postulat, plus répandu encore au lendemain de la guerre, selon lequel la misère est le pire des maux. L’auteur fait par ailleurs remarquer que la société technocratique s’avère souvent plus cruelle que la nature qu’elle juge telle, en délaissant par exemple des mal-portants que la nature laisse pourtant survivre, ou en multipliant les risques de destruction de la terre avec la prolifération des armes chimiques et nucléaires. Quand elle n’élimine pas le malade avec sa maladie, elle organise la cruauté. Au fond l’affrontement avec la nature diffère substantiellement de toutes formes de collaboration avec elle. Il conduit par lui-même à la mort. La confiance exclusive dans le progrès technique constitue donc, selon lui, la plus grande méprise de notre époque. L’affirmation, que nous méditons, la dénonce indirectement, mais radicalement – nous y reviendrons.

Le drame ne se joue pas d’abord au niveau des souffrances, mais sur un autre plan : celui de la liberté humaine, des libertés humaines. C’est là que se joue le tout. Ainsi l’histoire a-t-elle un décor, un lieu, que les hommes n’ont pas posé eux-mêmes. Nous pourrions parler de maison humaine non faite de mains d’hommes. Mais G. Bernanos nous met en garde contre toute assimilation de cette réalité avec un abri d’où l’on observerait le monde au chaud. Il dénonce vigoureusement les fausses certitudes des chrétiens, qui se croient bien installés dans l’Église, tandis que leur béatitude ressemble bien plus à celle des imbéciles qu’à celle des saints. Car leur patrie est au Ciel, et ils sont pour le moment itinérants. Il en va de même pour les sages, qui sécrètent autour d’eux comme une coquille afin de se trouver partout chez eux. Lui ne demande qu’admettre une chose, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse pour l’incroyant : « Dieu est Amour, la Création est un acte d’amour [7] ». Comme telle, elle est un mouvement, une relation dynamique. Mais il nous invite à la considérer comme un lieu, comme le théâtre du drame. C’est la raison pour laquelle il parle d’elle plutôt que de la Rédemption comme d’un drame de l’Amour. Car, si le Créateur et le Sauveur est le même, dans l’ordre des dispositions la Création est première, plus englobante. Il parlera du Christ, de sa charité, mais il juge non moins important aujourd’hui de « [ne pas se faire] une idée trop imparfaite de l’éminente dignité de l’homme dans la création, [de le mettre] à sa place dans la création, à la place où Dieu l’a élevé afin de pouvoir y descendre [8]. »

Une fois de plus cela ne va pas de soi. Pour un déiste, tel Voltaire, la création est conçue comme « l’œuvre de la seule intelligence [9] ». Certes ils affirment l’existence de Dieu, mais la réalité qui en découle est tout autre que celle que nous contemplons dans la foi. G. Bernanos tourne en dérision les chrétiens, et spécialement les ecclésiastiques, qui se félicitent de telles « professions de foi » de la part de philosophes. Seraient-ils aveugles ? Ne voient-ils pas que Dieu n’est ici qu’un artisan ? Un technicien supérieur ou suprême aurait pu dire le romancier, lui qui tient en horreur l’hégémonie de la technique. Voilà le blasphème par excellence. Mais il ne suffit pas de se moquer d’une telle confusion, encore faut-il manifester le fond de l’erreur. Comme ailleurs, il raisonne par l’absurde. Jamais un tel Dieu n’aurait pu créer des êtres doués de liberté. De même qu’il faut plus qu’une théorie matérialiste pour rendre compte de l’homme moral, pour rendre compte des saints il faut plus qu’un déisme. Bref, sans création libre voulue pour elle-même, il n’est pas de théâtre du tout : « le saint serait aussi déplacé dans ce monde qu’un poète lyrique à l’école des Ponts et Chaussées [10] ... », fait-il remarquer avec une pointe d’humour.

Le décor n’a rien d’accessoire. Il n’est pas non plus indifférent au drame. En quoi consiste donc cette création ? Ici le romancier a préféré une fois de plus l’image pour illustrer sa pensée. À partir des paroles du Christ à la Samaritaine [11] – « l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant pour la vie éternelle » –, il propose une sorte de géographie de la création, qui pourrait bien parodier la caverne de Socrate, le tout étant inversé. « La citerne profonde ouverte sous le ciel [12] » comporte en quelque sorte trois lieux. En haut le ciel, le monde physique. Il n’est pas étranger à la création, comme le considère la science dans sa recherche, mais il est animé de l’intérieur. G. Bernanos dit de la Vie, qu’elle est « cette énergie mystérieuse, immatérielle, à quoi la physique moderne réduit la matière elle-même [13]. » Il ne s’étend pas sur ce sujet, qui le mériterait pourtant, car il se tourne rapidement vers l’intérieur de la citerne. À la surface il remarque les débris, les branches brisées, les feuilles mortes. Ce sont les activités extérieures de l’homme, signe d’une vitalité seconde, passagère, qui peuvent obstruer la vie intérieure, son accès. Il s’en dégage parfois une odeur de mort, car les œuvres finissent par pourrir dans cette humidité. L’eau, c’est l’âme, la pensée libre. Elle est limpide et pure sous la couche malsaine. Mais sa profondeur peut être aussi cachée par la lumière qui se reflète à la surface. Cette lumière froide, c’est l’intelligence raisonnante, l’esprit, qui ne vivifie pas, qui ignore l’âme, mais qui permet de disposer les choses en surface. Au fond il y a « la lumière incréée qui baigne la création toute entière [14] ». Là « l’âme se retrouve dans son élément natal [15] », l’Esprit Saint qui l’a créée et dont elle se distingue. Cette profondeur sans borne, avec laquelle l’homme est en contact immédiat, nous permet d’aimer « par un mouvement profond irrésistible de l’âme qui engage toutes les facultés à la fois, qui engage à fond toute leur nature [16]. » Pour sa description, G. Bernanos s’inspire explicitement de la distinction anthropologique traditionnelle entre le corps, l’esprit et l’âme – bien qu’il intervertisse le sens convenu habituellement des mots « esprit » et « âme » –. Il prend soin de souligner le caractère englobant de la création, mais aussi et surtout sa profondeur. Car il y insiste : « nous sommes créés à l’image et à la ressemblance de Dieu, parce que nous sommes capables d’aimer [17]. »

La définition de l’homme est d’un enjeu capital. « Comme une telle expression est mystérieuse et redoutable, (s’étonne-t-il,) mais comme elle a perdu peu à peu sa signification par l’usage ainsi qu’une pièce de monnaie son effigie, pour avoir passé dans trop de mains [18] ! » G. Bernanos n’a cessé d’exprimer cette conviction dans ses conférences, après avoir affiné sa compréhension de l’être humain dans ses romans. Mais la topographie ne suffit pas. Il faut en quelque sorte plonger, explorer cette citerne profonde, cette troisième dimension, qu’on ne connaît souvent que par ouï-dire, comme la quatrième des physiciens. En un mot, « engagez son âme ! [19] » Non seulement c’est bon, mais c’est même requis pour la découvrir, tant il est vrai qu’elle demeure inaccessible à l’intelligence seule. Nous avons dit de la liberté humaine qu’elle est l’enjeu du drame, qu’elle en est aussi le lieu, qu’elle découle de Dieu, de sorte que le drame prend une dimension cosmique et théologale. Il convient désormais de parler de ses personnages, de ses acteurs : le rôle principal, le Créateur et le Sauveur, et les seconds rôles, les saints, ses amis et nos amis.

Le romancier dit au sujet des derniers que «  le mystère de la Création s’accomplissait en eux [20] ». Il prend alors en exemple un homme et une femme quelconques. En ce moment le premier, « joint les mains et du fond de sa misère, sans bien savoir ce qu’il dit, ou sans rien dire, remercie le bon Dieu de l’avoir fait libre [21]. » En ce moment la seconde fait monter vers Dieu sa plainte résignée auprès de son enfant mort. Ce pourrait être l’une des Mouchette, tant son dénuement est grand. Mais chacun d’eux est traversé profondément par l’offrande du Christ à son Père. « Cette femme harassée, ce pauvre homme, se trouvent au cœur du mystère, au cœur de la création universelle et dans le secret même de Dieu [22]. » Entre eux, avec eux, se forment la communion des saints. Réalité étonnement vaste, dont la révélation complète nous réserve certainement des surprises. Car ils existent une solidarité dans ce drame, au point que le romancier pense tout d’abord à comparer les saints à des agents ferroviaires, qui servent au transport pour le Paradis. Seconds rôles et souvent marginalisés à vue humaine, ils n’en sont pas moins nécessaires. Ceux sont eux qui pénètrent le sens de la Création. Sans eux le drame tourne à la sinistre tragédie.

Parvenus à ce point, nous pourrions nous demander à bon droit s’il n’y va tout de même pas un peu fort. Que les saints soient admirables, certes. Mais sont-ils si utiles au monde ? G. Bernanos sait qu’on n’a pas manqué de considérer, même parmi les chrétiens, la sainteté comme un luxe. Ce ne fut jamais le cas, car eux seuls expriment la vérité de la création. Seulement aujourd’hui l’illusion n’est plus possible, il ne nous est plus permis d’être dupes, tant ils manquent à notre société technocratique. Faut-il donc attendre des hommes providentiels ? Ses derniers mots sont sans appel : « l’heure des saints est toujours à venir [23]. » C’est la foi qui parle. Il veille à distinguer le consentement intérieur à l’Amour, qui fait d’eux d’autres Christ, du génie esthétique et de l’héroïsme. « Le génie de l’amour [24] » n’est pas réservé nécessairement à quelques-uns, comme nous l’entendons pourtant souvent dès qu’il est question de mystiques. « Le saint ne dépasse pas [l’humanité], il l’assume, il s’efforce de la réaliser le mieux possible […], il s’efforce d’approcher le plus près possible de son modèle Jésus-Christ [25]. » Et il ajoute : « La foi que quelques-uns d’entre vous se plaignent de ne pas connaître, elle est en eux, elle remplit leur vie intérieure, elle est cette vie intérieure même par quoi tout homme, riche ou pauvre, ignorant ou savant, peut prendre contact avec le divin, c’est-à-dire avec l’amour universel, dont la création toute entière n’est que le jaillissement inépuisable [26]. » Le scandale vient donc de la démission des comédiens, de nos refus de nous risquer. Nous voudrions vivre de nos rentes, mais « le saint (…) vit sur son capital [27] ».

Bien des objections pourraient encore être faites. L’affirmation est énorme en effet. Une dernière question retient pourtant notre attention. Tout ne serait-il donc qu’intérieur et invisible ? Plus grave encore, ne serions-nous pas contraints, avec les saints, à un isolement les uns à l’égard des autres, comme des acteurs qui répéteraient partout dans leur imaginaire la même pièce sans jamais la jouer ensemble pour de vrai ? A ce sujet G. Bernanos a une intuition géniale. Tout ce qui est dit des saints individuellement est dit de leur communion. Aussi affirme-t-il que « l’Église visible est ce que chacun de nous peut voir de l’Église invisible, selon ses mérites, et la grâce de Dieu. » [28] Les saints en sont les premiers témoins, eux qui n’en sont pas restés aux scandales, qui n’ont pourtant pas manqué d’agiter leur troupe. Comme pour la création, il s’agit d’entrer dans leur regard. Encore faut-il accepter de renoncer à l’idée qu’on pourrait se faire de cette compagnie, en particulier celle d’une « congrégation de surhommes » [29], œuvre d’un Dieu déiste. Car du fait même de son Auteur et de ses membres elle est bien plutôt, selon les dires de l’orateur, « une maison de famille, une maison paternelle. » Et il ajoute : « il y a toujours du désordre dans ces maisons-là, […] j’ai l’expérience [30] ... » Il n’y a donc pas lieu de l’accuser d’élitisme ou de gnosticisme. Si sa vision nous entraîne vers les profondeurs de l’homme, ce n’est pas sans affirmer avec force notre solidarité dans ce drame, ni considérer avec beaucoup d’estime les réalités les plus humbles de ce théâtre.

« La Création est un drame de l’Amour », disait G. Bernanos. Il nous livre là une conviction très personnelle : la vision des saints. Nous avons cherché à en suggérer la richesse. Pour conclure il nous faut insister sur son actualité. Rappelons-nous les circonstances de la conférence. Le romancier était effaré par le monde matérialiste, qui se profilait à son époque. « La liberté, pour quoi faire ? » s’exclamait Lénine. À ses yeux l’ironie du révolutionnaire russe traduisait bien le fond du problème au sujet des revendications libérales du monde moderne. La libération, suite à la seconde guerre mondiale, n’y avait rien changé. On se gargarisait du mot. Mais qui prêtait attention à la réalité ? Les efforts de reconstruction, nécessaires et louables en eux-mêmes, cachaient l’essentiel pour l’orateur. Il faut répondre au marxiste comme au capitaliste. Les hommes sont faits pour aimer, pour risquer leur liberté. Ils ne sont pas « faits » comme les produits d’une industrie bien rodée, ni « faits » pour elle. Il existe en effet un abîme entre l’acte créateur et les œuvres humaines, que G. Bernanos ne cherche pas à combler. En nous parlant des saints et du mystère de la création, il nous appelle à descendre en nous-mêmes, à leur suite et en leur compagnie, pour que le drame divin se joue jusqu’au bout. C’est le beau risque à prendre, dont aucune technique ne nous dispensera, pas plus en 1947 qu’en 2017. Car les eaux vives de la citerne ne sont pas celles du fleuve de l’histoire, ou plutôt elles en sont les seules sources véritables. Il dit ailleurs en effet : « Vous voyez vraiment ce grand fleuve qui emporte l’humanité d’un mouvement majestueux, irrésistible … Mais moi, je vois que ce sont les hommes qui font l’histoire. […] Il ne s’agit pas maintenant d’arrêter le cours du fleuve, ou même de le remonter. Il s’agit, tout au contraire, de lui ouvrir une issue, d’ouvrir une issue à l’histoire. Le monde moderne ne se meut pas trop vite. Il se meut de moins en moins. […] [Il] tend à l’immobilité, car c’est être immobile que de tourner en rond [31]. » L’accélération, que tout le monde constate aujourd’hui et qui nous préoccupe tant, ne doit pas nous tromper. Tant que le rideau n’est pas levé, rien ne peut vraiment se jouer. Mais les paroles du romancier sont là, comme les trois coups au théâtre. En annonçant le drame de l’Amour, elles nous rappellent à notre monde et nous pressent de faire enfin jouer notre liberté. Qu’avec lui nous espérions contre toute espérance le passage des saints, la vie du monde à venir.

Jean-Hugues Petit, né en 1991, séminariste du diocèse de Nantes, en 3e année de théologie.

[1] Georges Bernanos, « Nos amis les saints » (Tunis, avril 1947) dans La Liberté pour quoi faire ?, « Folio / Essais », Gallimard, 1995, p. 230.

[2] Ibid., p. 230.

[3] Dans une autre conférence il fait une remarque éclairante sur sa façon de penser en général : « Je pose ainsi le problème, comme un romancier doit le poser : je me fiche des techniques, c’est l’homme que je vois. » Georges Bernanos, « Révolution et liberté » (Sorbonne, 7 février 1947) dans La Liberté pour quoi faire ?, p. 128.

[4] Georges Bernanos, « Nos amis les saints », p. 224, 230.

[5] Ibid., p. 219.

[6] Ibid., p. 223.

[7] Ibid., p. 220.

[8] Ibid., p. 229.

[9] Ibid., p. 222.

[10] Ibid., p. 220.

[11] Jn 4, 14.

[12] Ibid., p. 229.

[13] Ibid., p. 220.

[14] Ibid., p. 229.

[15] Ibid., p. 229.

[16] Ibid., p. 224.

[17] Ibid., p. 229.

[18] Ibid., p. 221.

[19] Ibid., p. 225.

[20] Ibid., p. 225.

[21] Ibid., p. 224.

[22] Ibid., p. 224.

[23] Ibid., p. 230.

[24] Ibid., p. 229.

[25] Ibid., p. 228.

[26] Ibid., p. 229.

[27] Ibid., p. 225.

[28] Ibid., p. 227.

[29] Ibid., p. 228.

[30] Ibid., p. 228.

[31] Georges Bernanos, « L’esprit européen et le monde des machines » (Genève, 12 septembre 1946) dans La liberté pour quoi faire ?, p. 203-204.

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