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La croyance à la Résurrection dans le judaïsme

Édouard Robberechts
Avec l’autorisation de la revue Sens, nous publions ici des extraits d’un excellent article de M. Édouard Robberechts, maître de conférences en philosophie juive à l’université d’Aix-Marseille. La position des rabbins pharisiens, dont on note plusieurs fois dans le Nouveau Testament qu’elle est proche de celle des chrétiens (Mc 12, 28 ; Ac 23, 6-7, etc.), mérite qu’on s’y arrête. On remarquera toutefois que, parmi les textes bibliques cités à l’appui de la croyance en la Résurrection des corps, ne figure pas Ex 3, 6, dont Jésus, lui, fait usage (Mt 22, 32). Ce qui l’emporte finalement, c’est la conviction que l’unicité de l’homme est un postulat de la raison pratique : la permanence du corps et de l’âme, qui peuvent ainsi être confrontés au jugement de Dieu, est vue comme condition de la responsabilité éthique.
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La Torah ne parle quasiment pas de la résurrection. Elle n’a d’ailleurs pas de mot spécifique pour la désigner. Un seul passage du Deutéronome semble l’évoquer explicitement : « Maintenant voyez : moi, je le suis, et il n’y a pas de dieu(x) avec moi ; je ferai mourir et vivre, j’ai frappé et je guérirai, et personne ne délivre de ma main.  » (Dt 32, 39) Le Talmud souligne que la première partie de la phrase (« je ferai mourir et vivre  ») se réfère à la même personne, puisque la deuxième partie de la phrase (« j’ai frappé et je guérirai  ») le fait également : c’est bien celui que Dieu a frappé qu’il guérira, et c’est donc bien celui qu’il fait mourir qu’il fera revivre. La logique du texte semble donc bien évoquer la possibilité d’une vie après la mort, sans spécifier laquelle ni comment. Le contexte dans lequel ce verset apparaît est un contexte de jugement, et rend plausible le fait que celui qui va ainsi mourir puis vivre soit le peuple d’Israël dans son ensemble. Mais comme ce passage fait partie du chant poétique final de Moïse avant sa mort – qui reste très elliptique et foncièrement allusif –, tout cela reste obscur et sujet à de multiples interprétations.

Quoi qu’il en soit, il s’agit bien d’une évocation explicite d’une vie après la mort, dans un verset qui vise à souligner la puissance exclusive de Dieu sur l’histoire, et donc le jugement qu’il sera à même d’y exercer. Le Talmud ne s’y est pas trompé : seul ce texte constitue pour lui «  une réponse pour ceux qui affirment qu’il n y a pas de résurrection à partir de la Torah [1] ». Pour tous les autres textes bibliques qu’il avance en faveur de l’idée de la résurrection, le Talmud se contente d’affirmer qu’on peut en « déduire la résurrection de la Torah [2] non qu’on l’y trouve explicitement. Et en effet, tous ces autres textes ne contiennent que des allusions à la résurrection, trop dissimulées pour pouvoir faire doctrine [3]. C’est donc à l’aide du midrash – de l’interprétation – que les rabbins tirent de ces textes des arguments en faveur de la résurrection comme phénomène général destiné à l’ensemble du genre humain – ou en tout cas aux justes parmi eux [4].

Car la résurrection en tant que phénomène ponctuel qui témoigne de la puissance et de la justice divine envers une personne est bien attestée quant à elle chez les Prophètes. On en parle explicitement d’abord avec le prophète Élie, qui ressuscite le fils de la veuve de Sidon où il s’est réfugié (1 R 17), puis avec Élisée, qui ressuscite le fils de la Chounamite (2 R 4). Dans les deux cas, le but est de montrer la puissance de Dieu, qui est Dieu de la vie et de la mort, et peut donc ressusciter un mort par l’intermédiaire d’un prophète, et même à son insu [5] . Mais rien ne permet de penser qu’un tel exemple de la puissance divine – et de sa justice – puisse être généralisé dans l’avenir à tout un peuple ou à toute la gent humaine [6]. Et lorsqu’on parle de la résurrection du peuple chez Ézéchiel (la vision des ossements au chapitre 37), les commentateurs hésitent à y voir plus qu’une simple métaphore décrivant le retour des exilés sur la terre d’Israël [7]. Cette hésitation rebondit d’ailleurs sur un autre passage, un texte d’Isaïe, parce que, selon une objection citée par le Talmud, il est possible de l’interpréter comme une simple annonce de ce que décrit Ézéchiel au chapitre 37, et donc pas nécessairement comme une annonce de la résurrection des morts [8]... Pourtant le passage semble explicite : « Que tes morts revivent, comme mon cadavre, qu’ils se lèvent. Réveillez-vous, chantez, ceux qui dorment dans la poussière, car ta rosée est une rosée de lumières, et la terre laissera échapper ses ombres.  » (Is 26, 19)

La résurrection n’est donc finalement évoquée explicitement et sans plus aucun doute possible que dans un livre un peu à part, la seule prophétie apocalyptique qui ait réussi à passer par-delà la censure rabbinique : le livre de Daniel, qui, très significativement, a été rejeté par les rabbins du cercle des Prophètes, pour se retrouver au rang des Écrits. Pour mémoire, la Bible hébraïque (le TaNaKH) est subdivisée en trois parties, bien représentées par trois cercles concentriques dont le premier (la Torah, le Pentateuque) constitue le centre et l’autorité incontestée, le deuxième en ayant moins (les Nevi’im, les Prophètes) et le troisième encore moins (les Ketouvim, les Écrits ou Hagiographes). C’est donc très tardivement et au degré de révélation le plus faible pour un texte biblique que la résurrection est finalement évoquée sans conteste.

Le contexte est un contexte apocalyptique, où les guerres, l’oppression, l’injustice, le malheur, arrivent à leur comble. Tout semble donc échapper dans l’histoire au jugement divin, et c’est à ce moment-là que se produit un retournement, qui voit la délivrance du peuple et s’accompagne de la résurrection des morts : « Et beaucoup de ceux qui dorment dans la poussière de la terre se réveilleront, ceux-ci pour la vie éternelle, ceux-là pour l’opprobre et la honte éternels [9]. » (Dn 12, 2)

La métaphore utilisée, celle d’un sommeil dont on se réveille, signifie que la mort n’est pas nécessairement un point final, mais un temps d’attente et d’absence, qui va permettre un réveil et donc un jugement. Pourquoi tout d’un coup cette nécessité d’un réveil pour un grand nombre de personnes, suivi d’un jugement ? Le livre de Daniel est un livre exceptionnel dans la Bible hébraïque, parce qu’il ne fait plus partie au sens strict de la prophétie classique, mais d’un nouveau genre littéraire qui a fait florès pendant plusieurs siècles, mais dont la tradition juive va finalement essayer de se départir, en n’en conservant que le livre de Daniel : la prophétie apocalyptique. La grande différence entre la prophétie classique et la prophétie apocalyptique, c’est que le prophète classique est à même de décrire l’intervention divine dans l’histoire : l’histoire peut être narrée comme habitée par une certaine présence divine, qui assure la mise en œuvre de la justice et finit par rendre à chaque peuple son dû. La prophétie apocalyptique n’est plus du tout dans le même cas de figure : elle naît d’une crise de la prophétie classique, de ce qui semble être un retrait du divin, et d’une incapacité corrélative à décrypter l’histoire comme habitée par une espèce de justice immanente. Le dilemme est alors clair : faut-il abandonner tout espoir de justice et de sens, ou faut-il reporter cet espoir sur un au-delà qui parviendrait à réparer ce que l’histoire s’avère désormais incapable de porter ? La prophétie apocalyptique va aller très loin dans ce sens, puisqu’elle va décrire un sens complètement caché à l’histoire une histoire en elle-même absurde par sa violence et son injustice mais qui -un jour se dévoilera et bouleversera du tout au tout ce qu’on avait cru voir et comprendre dans l’histoire : la justice qui avait été bafouée sera restaurée, le juste qui était mort, malheureux et persécuté, la crapule qui avait vécu dans le bonheur et la sérénité, ressusciteront, seront jugés par Dieu, les uns pour le bonheur éternel et une récompense infinie, les autres pour ce qu’ils méritent. La justice, qu’on croyait tout à fait éliminée de l’histoire, fera ainsi un retour fracassant et définitif, et se dévoilera comme l’ordre secret qui gouvernait en sous-main l’histoire.

Il est clair que cette littérature est une littérature de désespoir face à l’éthique et à la capacité de l’homme de restaurer les conditions d’une réelle justice dans l’histoire. Et, comme toutes les littératures de désespoir, elle peut avoir des effets catastrophiques – apocalyptiques –, parce qu’elle pousse à des actions désespérées. C’est sans doute pourquoi les rabbins ont finalement cherché à en restreindre l’influence et à en couper l’impetus, sans d’ailleurs jamais tout à fait y réussir. Mais ils en ont gardé l’idée d’une résurrection des morts nécessaire au rétablissement de la justice [10] : c’est devenu pour eux une exigence fondamentale, car elle seule peut être le garant de la responsabilité éthique de l’homme dans une histoire qui semble avoir perdu son sens. Ce n’est pas parce que les actes éthiques de l’homme semblent ne pas avoir de valeur au regard de l’histoire, qu’ils n’en ont pas en fait, et qu’ils ne se révéleront pas un jour comme tels. La résurrection n’est donc pas une simple croyance – une espèce d’évidence métaphysique qui s’imposerait par elle-même : elle ne reçoit son sens et sa pertinence que de l’exigence de justice qui la nourrit et la porte de l’intérieur. Elle reste entièrement dépendante de cette exigence de justice : elle n’est jamais un fait, constatable de l’extérieur dans une sereine contemplation intellectuelle ; elle est inhérente à un faire et n’existe que comme son aboutissement nécessaire, comme l’exigence de justice qui le traverse. Celle-ci signifie que les actes ne sont pas neutres, indifférents : ils ont un poids, une valeur, et doivent donc in fine infléchir le cours de l’histoire. Il faut donc qu’ils aient des conséquences, qu’ils ne soient pas vains, comme ils semblent trop souvent l’être : il faut un salaire ou une punition pour chaque acte, sans quoi la responsabilité devient risible dans l’histoire, et les actes finissent par devenir indifférents.

De toute façon, le fait significatif de notre rapide parcours biblique, c’est que les allusions à la résurrection y sont étonnamment peu nombreuses et en général assez tardives, en tout cas en ce qui concerne une résurrection de masse. Cela peut peut-être s’expliquer par le fait que la prophétie classique se préoccupe avant tout de la justice en ce monde – des actes concrets de l’homme et de leur incidence sur ses proches et sur l’histoire – et non d’un au-delà qui de toute façon ne lui appartient pas et ne ressort pas de la décision humaine. Et cela d’autant plus que l’exemple égyptien reste proche : l’Égypte n’a-t-elle pas été de tout temps un monde fasciné par la mort et par l’au-delà ? N’est-ce pas elle qui, au nom de sa religion et de son au-delà, a mis en œuvre l’esclavage des Hébreux et sa tentative d’annihilation ? Et le Pharaon n’a-t-il pas été celui qui, au nom de son au-delà, a refusé jusqu’au bout d’écouter la voix de la Transcendance ? [11]

La résurrection des corps

Mais cette question – pourquoi si tard, pourquoi si peu ? – rebondit immédiatement. Car l’époque où les rabbins commencent à parler systématiquement de résurrection des morts – et à en faire une exigence propre de l’éthique – est précisément une époque où les Grecs, bien présents en Judée et en Méditerranée, défendaient, eux, l’idée de survie ou d’éternité de l’âme. Cette doctrine de l’éternité de l’âme était donc bien connue des rabbins. Or, à tout prendre, une survie de l’âme n’est-elle pas plus vraisemblable et plus universellement admise ou espérée, qu’une résurrection des morts, avec tous les problèmes « techniques » qu’elle pose et qui sont longuement débattus dans le Talmud ? Pourquoi exiger quelque chose qui semble difficilement imaginable, ou même vraisemblable, alors qu’une autre conception plus rassurante est déjà bien ancrée et a beaucoup de succès ? Car qui dit résurrection, parle d’une mort réelle – et non pas d’une illusion de mort comme avec la survie de l’âme. L’éternité de l’âme permet en effet avec beaucoup d’élégance de nier quelque part la mort, ou de lui enlever son dard : celle-ci n’est-elle pas qu’un passage, une illusion d’annihilation ? N’est-elle pas avant tout une libération puisque l’âme, désormais libre de ses turbulences, lourdeurs et souffrances corporelles, s’élève enfin pure dans le ciel éthéré et altier de l’esprit ? La doctrine de l’éternité de l’âme préserve ainsi beaucoup mieux l’intégrité du moi, l’ego et son narcissisme – et son aspiration au salut, par exemple – que ne le fait la doctrine douteuse de la résurrection des morts, puisque celle-ci suppose une mort réelle et un séjour au tombeau. Celui-ci ne relève pas de l’ordre du fantasme ou de l’illusion indolore, puisqu’il fait intervenir une cohorte très réelle de vers et de vermisseaux qui semblent ternir définitivement tout espoir de rassemblement et de recouvrement du corps !

Pourquoi s’entêter à parler de résurrection des morts, alors que la survie de l’âme aurait été une solution somme toute beaucoup plus élégante ? Nous avons déjà rappelé le contexte de justice et de jugement dans lequel s’exprime pour la première fois l’exigence de résurrection collective. La résurrection exprime en ce sens la nécessité d’un jugement extérieur à l’histoire pour donner sens à une histoire qui en elle-même n’en a plus, parce qu’elle est devenue l’histoire de la force et de la violence, et non plus celle de l’éthique et de la justice. Un texte du Talmud va expliciter cette exigence de justice, en prenant en compte la possibilité d’une survie de l’âme et en la rejetant, précisément pour des raisons d’éthique. Ce texte est fondamental, car il montre que les rabbins étaient parfaitement au courant du dualisme grec corps-âme, et qu’ils se sont vus dans l’obligation de le rejeter, non pour des raisons métaphysiques, mais parce qu’une telle conception s’avérait incompatible avec l’ordre de l’action et de la responsabilité humaine dans l’histoire. Voici ce texte :

Antonin dit à Rabbi : « Le corps et l’âme peuvent se défiler face à la justice. » – « De quelle façon ? » – « Le corps peut dire : "C’est l’âme qui a fauté ; car, depuis le jour où elle s’est séparée de moi, je repose au tombeau comme une pierre muette [12]." Et l’âme peut dire : "C’est le corps qui a fauté, car, depuis le jour où je me suis séparée de lui, je vole dans les airs comme un oiseau [13]." » – Rabbi lui répondit : « Laisse-moi te raconter une parabole. À quoi la chose se peut-elle comparer ? – À un roi de chair et de sang, qui avait un jardin d’agrément, où poussaient de beaux fruits précoces ; il y plaça deux gardiens, dont l’un était cul-de-jatte, et l’autre aveugle. Le cul-de-jatte dit à l’aveugle : – Je vois de beaux fruits précoces dans le jardin ; viens, que je monte sur tes épaules, nous les cueillerons et les mangerons. – Le cul-de-jatte grimpa sur les épaules de l’aveugle ; ils cueillirent et mangèrent. – Après quelques jours, le maître du jardin arriva et leur dit : – Où sont mes beaux fruits précoces ? – Le cul-de-jatte lui répondit : Ai-je donc des jambes pour aller les prendre ? – Et l’aveugle dit à son tour : Ai-je donc des yeux pour les voir ? – Que fit le maître ? Il mit le cul-de-jatte sur les épaules de l’aveugle, et les jugea comme un seul. – De même le Saint, béni est-il, apportera l’âme, la replacera dans le corps, et les jugera ensemble. Comme il est dit : "ll appellera vers le ciel en haut, et vers la terre, pour juger avec lui [14]." (Ps 50, 4) "Il appellera vers le ciel en haut [15] [il s’agit de l’âme] et vers la terre pour juger avec lui" [il s’agit du corps] [16]. »

Ce passage s’oppose clairement au dualisme : l’homme est un tout. C’est ce tout qui se tient devant Dieu, qui agit devant lui et sera donc finalement jugé par lui. Et même s’il faut distinguer en l’homme une certaine dualité, celle-ci reste relative à l’ensemble actif qu’elle constitue, et donc à ce qui peut juridiquement être exigé d’elle. Le dualisme s’avère en ce sens une doctrine métaphysique délétère au niveau éthique. Il n’est pas neutre, puisqu’il permet de penser que les actes ne sont pas vraiment portés par celui qui agit, mais qu’ils sont la résultante malheureuse d’un mariage impossible : l’homme n’est pas véritablement responsable de ses actes, puisqu’il est travaillé par deux principes contradictoires qui s’opposent en lui et ne lui permettent pas de maîtriser son destin, et encore moins ses actes. Mais bien sûr, d’après notre parabole, tout cela n’est qu’excuse et prétexte pour se défiler de sa responsabilité et se permettre de faire tout et n’importe quoi – de profiter du bien d’autrui – sans avoir de compte à rendre à personne. Cette doctrine n’est donc pas rejetée parce qu’elle est vraie ou fausse, mais parce qu’elle remet en question l’exigence première des rabbins, l’exigence éthique de la responsabilité humaine résumée par la Torah dans les mitsvot. Professer le dualisme du corps et de l’âme, c’est en fait dénier la responsabilité de l’homme dans l’histoire – qui est unique et irrémissible – et lui permettre de trouver toutes les excuses pour ses actes impardonnables. Cette doctrine doit donc être rejetée parce qu’elle ne respecte pas l’éthique, qui est le lieu même de la responsabilité de l’homme face à la Transcendance, le lieu où il reçoit la Torah comme Projet éthique du divin pour l’humain.

Mais à l’inverse, si la résurrection des corps est dès lors acceptée comme une exigence fondamentale de la Torah, c’est parce qu’elle seule permet de fonder l’éthique et la responsabilité humaine dans l’histoire. La question n’est donc pas d’abord de savoir si cela est vrai ou faux dans l’absolu, mais de fonder l’éthique de la Torah sur une vision de l’être humain qui la porte et que cette même éthique appelle. Autrement dit, le vrai et le faux s’avèrent eux-mêmes dépendants d’une exigence éthique qui les porte et les fonde. Donnons un exemple. Un commentaire rabbinique [17] suggère que la résurrection constitue une nécessité pour l’identification juridique des personnes. Pour être à même de les juger et que justice soit faite, il faut d’abord qu’elles soient identifiées, et donc qu’elles ressuscitent corps et âme, y compris avec leurs infirmités [18]. On voit bien que c’est l’exigence éthique de justice qui oriente ce qui doit se passer dans l’au-delà, et non l’inverse : ce n’est pas l’au-delà qui dicte ce que doit être l’exigence éthique. Il est lui-même soumis à cette exigence, car elle constitue l’exigence divine – la volonté divine – telle qu’elle s’exprime dans la Torah.

Ce faisant, ce passage nous enseigne quelque chose de tout à fait fondamental sur l’humain : l’âme ne suffit pas à son identification. Cette exigence juridique entraîne en effet à penser que l’identité humaine n’est pas rassemblée ou résumée dans l’âme, que le corps fait partie de cette identité, et ne se réduit pas à un simple instrument, jetable après usage. L’identité humaine n’est donc pas simple : elle est double, constituée d’une tension vive, dynamique, car le corps en est partie prenante. On retrouve déjà cette idée dans le récit de la création de l’homme : « Le Nom Dieu forma l’homme poussière de la terre, il insuffla en lui une aspiration [une âme, neshamah] de vie, et l’homme advint vers une personne vivante.  » (Gn 2, 7) Dans ce texte, l’âme comme le corps sont des expressions de la volonté divine, et c’est leur mise ensemble qui voit l’homme émerger à lui-même, à son identité et à son défi. Son action ne prend sens – et ne peut être jugée – que comme mise en œuvre de cette relation entre l’un et l’autre. Le corps n’est donc pas manipulable à souhait : il fait partie de la dignité humaine – celle qui peut être jugée – et doit être traité comme tel. Il faut dès lors résister à son instrumentalisation totale, et à sa réduction à une simple prothèse de l’âme. Comme si le destin du corps était sa soumission totale à l’âme. Il s’agit d’une alliance dynamique où l’un nourrit l’autre et est porté par lui. Mon lieu et mon corps ne sont pas quantité négligeable : ils sont le lieu même de ma vie, là où mes actes comptent, ont un poids et une valeur et peuvent donc être jugés.

On pourrait généraliser cela à propos de la relation à la terre (selon le verset du psaume 50, verset 4, cité plus haut) : la terre n’est pas seulement espace géométrique, pur paramètre réductible à l’universalité de sa formule mathématique ; elle n’est pas seulement le symbole de l’espace universel. Elle est le lieu où je me tiens avec mon corps et qui demande à être sanctifié. Elle n’est pas réductible à une universalité qui l’engloberait et la dépasserait. Elle a vocation elle-même à la sainteté et appelle cette sainteté par la présence de l’homme et par la qualité de ses actes et de son alliance avec cette terre.

Dans la revue Sens, no 358, avril 2011, pp. 245-253.

Édouard Robberechts, maître de conférences en philosophie juive à l’université d’Aix-Marseille. Ancien directeur (2007 à 2012) de l’Institut inter-universitaire d’études et de culture juives (IECJ).

[1] « Mikan teshouvah la’omrim ‘eyn tehyiat hametim min hatorah » (Talmud de Babylone, traité Sanhédrin (ci-après abrégé « TB San »), 91b).

[2] « Mikan litehyiat hametim min hatorah ». (cf. e. g. TB San, 91b)

[3] Voir par exemple Ex 6, 4 ; Dt 4, 4 ; 11, 21.

[4] Voir surtout TB San, 90a à 92b.

[5] Voir l’épisode assez humoristique d’un mort qui ressuscite, parce que, de manière tout à fait rocambolesque, il a été mis en contact avec le cadavre d’Élisée… (2 R 13, 21).

[6] Voir aussi 1 S 2, 6, où la résurrection est affirmée, mais sans être nécessairement généralisée.

[7] TB San, 92b.

[8] TB San, 90b.

[9] À la fin du livre, Dieu s’adresse à Daniel pour lui dire : « Quant à toi, va vers ta fin, tu te reposeras, et tu te dresseras sur tes pieds vers la fin des jours. » (Dn 12, 13) On peut y voir une autre référence à la résurrection des morts.

[10] Midrash Zouta, Cantique des Cantiques, 5, 6.

[11] Ex 5, 2.

[12] Le corps est depuis lors incapable de faire le bien et le mal, et peut rejeter la responsabilité sur l’âme qui lui donnait la force d’agir.

[13] Je ne suis plus habitée par les passions corporelles qui pourraient me faire fauter : je suis pur esprit, intéressée seulement par les choses de l’esprit – pure innocence qui flotte dans l’air…

[14] Le texte porte : « pour juger son peuple », mais Amo peut se lire Imo, « avec lui ».

[15] Le Midrash s’appuie sur deux mots excédentaires dans le verset : « en haut » est superflu, car le ciel est toujours en haut ! Le verset vise donc autre chose : l’âme qui est en haut. « Avec lui » est aussi superflu. Il peut donc s’agir du corps qui gît en terre et est lui aussi appelé au jugement avec l’âme d’en haut.

[16] TB San, 91a-b.

[17] Qohelet Raba 1, 4.

[18] Qui seront bien sûr guéries par la suite.

Réalisation : spyrit.net