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La face cachée des mystères lumineux

P. Michel Gitton

On le sait, en 2003, le pape Jean Paul II a lancé l’expression « mystères lumineux » pour désigner des épisodes de la vie du Christ compris entre son enfance (mystères joyeux) et sa passion (mystères douloureux), sur lesquels il proposait de prier le chapelet. Sans doute dans l’usage privé, certains l’avaient devancé, s’étonnant qu’une part aussi importante de la vie du Christ échappe ainsi à cette méditation féconde en compagnie de la Vierge Marie que constitue le Rosaire. Il est vrai que Marie, omniprésente dans les scènes de l’Enfance et même à l’heure de la Passion et de la gloire, est plus effacée durant le ministère public de son Fils, mais on la rencontre à Cana, et on peut penser que tous les évènements qu’on lui rapportait à son propos retentissaient très fort dans son cœur à elle : on est donc bien fondé de la prendre pour guide dans la contemplation du Baptême, de la Transfiguration, etc.

À la vérité, l’absence d’intérêt pour la vie publique peut s’observer ailleurs. Dans les litanies des saints, en leur forme classique, on passe directement du mystère de l’Incarnation (« par ta Nativité… ») à celui de la Rédemption (« par ta Croix et ta Passion… »), à la seule exception du Baptême et du Jeûne qui sont tout de même mentionnés. Une étude de l’iconographie liturgique (je ne parle pas ici de la peinture religieuse qui, depuis le 16e siècle en Occident, a multiplié le répertoire des scènes évangéliques, mises en scène pour satisfaire le goût de la nouveauté et montrer l’ingéniosité de l’artiste) amènerait sans doute à la même conclusion : si le Baptême au Jourdain, les Noces de Cana et la Transfiguration sont représentés à d’innombrables exemplaires, on connaît peu d’icônes qui illustrent telle guérison du Christ, ou même tout simplement la multiplication des pains, sans doute parce qu’aucune fête répertoriée ne les illustre [1].

La question est donc : la vie publique de Jésus, qui occupe dans les évangiles une part majoritaire, a-t-elle une place dans la spiritualité chrétienne, ou doit-elle être seulement matière à révision de vie, pour en tirer des leçons sur notre conduite ? Ou encore doit-on l’abandonner aux exégètes qui dissèquent les textes à la recherche du Jésus de l’histoire (prétendument différent du « Christ de la foi ») et qui trouvent évidemment dans cette partie des évangiles la plupart des matériaux de leur recherche ?

On ne manquera pas de citer en sens inverse les nombreuses vies de Jésus (depuis celle de Ludolphe le Chartreux jusqu’à Catherine Emmerich), dont s’est nourrie la piété des chrétiens, comblant parfois les vides de l’information pour donner un parcours continu de ses trente-trois ans sur terre. La vie publique y occupe généralement une place non négligeable. Mais ce goût de l’anecdote pieuse contraste avec le silence des théologiens qui, dans les mêmes périodes, ne connaissent plus que deux traités de christologie : l’Incarnation et la Rédemption ; la « vie de Jésus », que traitait encore saint Thomas d’Aquin [2], n’est plus alors un sujet théologique.

Là est le vrai malheur : pour que la contemplation des chrétiens soit au rendez-vous, il ne suffit pas de s’émouvoir, il ne suffit pas de tirer des leçons utiles pour notre vie, il faut percevoir avec une intelligence éclairée par la foi les linéaments du mystère, découvrir la Sagesse paradoxale de Dieu, sa force divine en tension avec la faiblesse humaine, et cela non pas globalement, mais sur chaque point, chaque geste, chaque parole, chaque silence. Certes le paradoxe de la figure du Christ vrai Dieu et vrai homme nous semble éclater de façon plus claire à travers les épisodes bien connus de sa venue sur terre ou encore dans le mystère pascal, mais qui pourrait douter qu’il était déjà présent et agissant quand Jésus parcourait la Galilée ou montait en Judée ? D’ailleurs beaucoup l’ont reconnu à ce moment-là : « quant à nous, nous avons cru et nous avons connu que tu es le Saint de Dieu. » (Jn 6,69) dit Pierre, après quelques mois de vie passés avec Jésus.

Il y a donc là une piste extrêmement féconde et neuve pour qui veut s’approcher du Seigneur : qu’on nous permette de nous y engager sous la conduite de la Vierge Marie.

Le Baptême du Christ

Le Baptême du Christ est une « Théophanie », une manifestation de la Trinité, au cœur du drame de la condition humaine, c’est ainsi que l’ont traité les peintres d’icônes et les auteurs des textes liturgiques. Le lien très ancien entre le Baptême et la fête de l’Épiphanie va également dans ce sens : au Jourdain comme à Bethléem, le « mystère caché depuis toujours en Dieu » se découvre. Mais il ne se découvre pas pour cesser d’être un mystère, c’est-à-dire un secret de Dieu confié à la foi, le Dieu caché qui s’y révèle n’entre dans la banalité triviale de notre monde que pour y faire briller l’éclat d’une lumière inaccessible, pour nous laisser deviner la gloire incomparable de sa vie divine.

Pour comprendre en quoi le Baptême nous révèle Dieu, il ne suffit pas de lire la fin de la scène, où s’entend la voix du Père et où l’Esprit manifeste sa présence au dessus de Jésus, il faut prendre le récit dans sa consistance dramatique, par exemple tel que nous le propose saint Matthieu (3,13-17) :

Alors paraît Jésus, venu de Galilée jusqu’au Jourdain auprès de Jean, pour se faire baptiser par lui. Jean voulut s’y opposer : « C’est moi, disait-il, qui ai besoin d’être baptisé par toi, et c’est toi qui viens à moi ! » Mais Jésus lui répliqua : « Laisse faire maintenant : c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice. » Alors, il le laisse faire. Dès qu’il fut baptisé, Jésus sortit de l’eau. Voici que les cieux s’ouvrirent et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. Et voici qu’une voix venant des cieux disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir ».

La manifestation du Père est en réalité la réponse à une démarche du Fils, sur laquelle on peut s’interroger, comme le fait d’ailleurs Jean-Baptiste : en quoi le « sans-péché » a-t-il besoin du baptême ? L’initiative de Jésus, qui vient au Jourdain pour recevoir des mains de Jean ce signe de repentance ne fait pas de doute, mais elle n’est nulle part explicitée ou justifiée [3]. Mais comment ne pas voir qu’elle est au coeur de sa mission ? Les anges avaient dit aux bergers qu’un sauveur leur était né (Lc 2,11), et Joseph avait entendu de son côté que Jésus sauverait son peuple de ses péchés (Mt 1,21). Le Christ n’est pas venu pour autre chose que de guérir l’homme de son péché. Or, le péché, tout en étant un acte personnel de l’homme qui se dérobe à Dieu, est aussi, depuis la faute d’Adam, un état plus ou moins subi, un engrenage dans lequel chacun sombre à son tour, parce qu’il est toujours entraîné par un mal qui le précède. Là où le pécheur cherche à se justifier, en accusant les autres, ses parents, la société le monde entier, du mal qui lui arrive, et ainsi l’aggrave, Jésus va entreprendre son métier de sauveur, en le sortant de cet enchaînement. D’une manière audacieuse, presque juvénile, il vient incognito prendre la place de l’homme pécheur, il fait la queue au milieu des Israélites qui se présentent au baptême de Jean, sans réclamer pour lui un traitement de faveur ou une immunité particulière : il est membre de ce peuple, de cette humanité qui se reconnaissent sales et demandent à être lavés. Et quand Jean, qui le reconnaît, se récrie, il le renvoie à cette « justice » qui n’est pas l’équité, mais le projet bienveillant du Père sur eux deux, et qui réclame qu’ils accomplissent chacun le rôle à lui confié. Ce rôle pour Jésus ira jusqu’à la Croix, où se jouera dans son cœur et son corps d’homme le drame de la Rédemption, à peine esquissé maintenant.

On comprend que les iconographes byzantins aient souvent représenté le Christ avec un corps d’une étonnante blancheur, s’enfonçant dans les flots épais et boueux du Jourdain. Le baptême de Jésus est cette plongée salutaire dans les eaux sombres où se tient tapie la bête menaçante des origines. Comme dit encore notre préface de la fête de saint Jean Baptiste : « dans les eaux qui devaient en être sanctifiées, il baptisa l’auteur du baptême ». L’eau signifie ici l’élément dangereux dans lequel baigne notre humanité depuis la faute. Le Christ Jésus a accepté de s’y plonger pour en exorciser le péril [4]. Désormais cette eau de mort, touchée par le Sauveur devient principe de vie. C’est ainsi que notre baptême (sacrement) se rattache au Baptême (mystère). La plongée du cierge pascal par trois fois dans le baptistère, au cours de la nuit de Pâques, est l’image parlante de cette opération. Seulement, à ce moment-là, la plongée n’est seulement symbolisée et annoncée, elle est réalisée quand le Fils de Dieu s’est avancé jusqu’à la mort et à la mort de la croix ; lui-même a d’ailleurs parlé de sa mort comme d’un baptême (Lc 12,50).

La théophanie trinitaire prend alors tout son sens : le Père reconnaît son Fils, il le reconnaît bien là, dans l’abaissement volontaire que celui-ci vient d’accomplir ; en cet instant, il contemple la parfaite réponse d’amour, à la fois spontanée et toute pleine d’obéissance, de Celui qui partage depuis toujours sa vie divine, mais qui est devenu homme pour nous : « celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je mets toute ma complaisance » ; le Père se réjouit en son Fils fait chair, il l’admire, et il l’aime. Et de ce mutuel accord, de cet échange indicible, jaillit l’Esprit, en une unité qui n’a rien de statique, mais qui s’élance de l’un à l’autre, et qui, l’espace d’un instant, repose sur le Christ sortant des eaux du Jourdain, comme l’oiseau au bord de son nid.

Marie était-elle présente ? Nous n’en savons rien, même si certains apocryphes la mettent dans la suite du Christ à ce moment-là. Mais comme elle a dû comprendre et aimer, elle qui répondait à l’Ange : « je suis la servante du Seigneur » !

Les noces de Cana

Autre mystère épiphanique : « Il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui » (Jn 2,11). Cette manifestation n’est pas seulement celle de sa puissance divine, capable de faire des miracles, elle nous dit quelque chose de son être et de sa mission.

Là encore, le lien qu’établit la liturgie entre Épiphanie, Baptême et Noces de Cana est éclairant [5]. L’antienne du Benedictus des laudes de l’Épiphanie, dans sa forme actuelle, nous dit : « Aujourd’hui l’Église est unie à son Époux : le Christ au Jourdain la purifie de ses fautes, les Mages apportent leurs présents aux noces royales, l’eau est changée en vin, pour la joie des convives, alléluia ! » Le thème nuptial, qui provient, dit-on, de la liturgie syrienne, colore tout cet ensemble et donne aux Noces de Cana toute leur signification.

Le mariage n’est pas seulement l’occasion anecdotique du miracle, comme s’il avait pu survenir dans un banquet quelconque, il est le cadre symbolique où se révèle le Christ dans son rôle d’Époux. Déjà l’interpellation de Marie, appelée ici « femme » et non « mère », (comme lorsque Jésus lui confie le disciple Bien Aimé, Jn 19,26), nous met sur la voie : le mot parait bien étrange, malgré toutes les explications qu’on a voulu en donner, si on n’admet pas que Marie joue ici le rôle de la nouvelle Eve, accomplissant devant le nouvel Adam la mission d’aide, jadis si mal remplie dans le cadre du couple originel. Ce duo si juste, entre Jésus qui écoute puis opère, et Marie qui suggère sans exiger, puis comprend à demi-mot et dispose tout pour le miracle, est l’exact envers de l’ajustement manqué entre nos premiers parents.

Mais surtout Jésus parait là comme l’Époux qui va donner sa vie pour celle qu’il aime (Israël, l’Église). La mention de l’ « Heure », non encore venue, mais déjà imminente, y renvoie, c’est celle de l’offrande pascale, c’est celle dont il dira à la Cène qu’elle est venue (Jn 17, 1) : heure de ténèbres et de clarté, qui permet à Jésus d’aller jusqu’au bout du don, dans l’eucharistie et sur la Croix. Là, d’Adam endormi, Dieu pourra tirer l’Épouse sans tache ni ride qu’il lui destine ; de la blessure du côté jailliront l’eau et le sang qui formeront l’Église.

Les Noces de Cana nous font donc contempler le Christ dans cette merveilleuse dignité d’Époux, qui le porte à se donner pour apporter la joie à celle qu’il aime : « personne n’a pris sa propre chair en aversion ; au contraire, on la nourrit, on l’entoure d’attention comme le Christ fait pour son Église » (Ep 5, 29). En dispensant un vin généreux, inespéré, il apporte à ses amis une joie qui surpasse celle des fêtes humaines et leur survivra, il ne donne pas seulement un surcroît provisoire, une rallonge éphémère à la gaieté des noces, il tire de l’eau (l’eau du sacrifice et de la peine) une plénitude qui fera oublier tous les manques par lesquels doit encore passer l’humanité pour parvenir au terme.

La prédication du Royaume

Nous rencontrons là un cas particulier, dans la mesure où ce « mystère » ne rejoint pas un épisode spécifique de la vie du Christ, mais sert d’accolade à bien des paroles et des gestes du Sauveur. D’autre part, nous entrons là dans une vraie nouveauté, car, à la différence des épisodes précédents (et suivants) qui sont très encadrés par des textes liturgiques et une iconographie pléthorique, nous n’avons pour nous ici que le texte des évangiles, ce qui n’est pas rien, bien sûr. Cette piste est particulièrement prometteuse dans la mesure où elle laisse entendre qu’on pourrait pousser plus loin l’attention aux « mystères » de la vie publique, et contempler (par exemple) Jésus qui enseigne en paraboles, Jésus qui guérit les lépreux, etc…Mais tenons-nous en pour lors à ce que nous dit le pape Jean-Paul II sur ce « troisième mystère lumineux » :

C’est aussi un mystère de lumière que la prédication, par laquelle Jésus annonce l’avènement du Royaume de Dieu et invite à la conversion (Mc 1,15), remettant les péchés de ceux qui s’approchent de Lui avec une foi humble (Mc 2,3-13 ; Lc 7, 47-48). Ce ministère de miséricorde qu’il a commencé, il le poursuivra jusqu’à la fin des temps, principalement à travers le sacrement de la Réconciliation, confié à son Église (Jn 20, 22-23). [6]

Ici nous voulons prendre au sérieux tout ce temps où Jésus a pris la peine de dispenser aux foules une parole riche et nourrissante, accompagnée de gestes qui en montrent la réalisation ; nous y voyons un temps de grâce, où les hommes, surtout les petits, les malades, les pécheurs ont découvert leur place dans ce que lui (et on peut dire, lui seul) appelle le Royaume [7]. Car cet étrange « Royaume de Dieu » (ou « des cieux », mais l’expression n’est pas autre chose qu’une périphrase respectueuse pour éviter de prononcer le nom de Dieu) exprime pour le Christ toute la réalité nouvelle qu’il est en train d’introduire par sa présence, c’est à la fois l’Église à naître, l’expérience intérieure de chaque disciple transfiguré par l’amour, et le monde en train de changer de l’intérieur. Loin de renvoyer à une utopie future, le Royaume se joue dans les conditions de la vie présente, où éclatent les manières de faire de Dieu, manières paradoxales et merveilleuses, que nous sommes entraînés à notre tour à imiter.

Dans ce « mystère », il nous faut contempler le Messie, le Roi humble et miséricordieux, mais revêtu d’une singulière puissance. Il ne vient pas établir le Paradis sur terre, mais il réussit à faire se lever des germes du monde nouveau dans une histoire où rien ne semble changer. Cette inversion de la normalité, cette subversion en douceur, qu’il a opérée du temps de sa venue, nous savons qu’il n’a pas cessé de la poursuivre. Notre existence chrétienne en est la marque. Le pape Jean-Paul II souligne à juste titre l’expérience de la miséricorde à travers le sacrement de réconciliation, possibilité inouïe de recréation de l’homme blessé dans sa dignité profonde. Mais on pourrait citer ce miracle permanent qu’est l’Église, société improbable de pécheurs pardonnés, dont le seul lien concret, dans l’Eucharistie, repose sur l’efficacité de la Parole du Christ.

Marie là encore vient au devant de nous, pour nous expliquer ce qui se passe. Elle qui a mérité le compliment qui ne lui semblait pas adressé (« Heureux plutôt ceux qui écoutent la Parole de Dieu et qui la gardent ! » Lc 11,27), sait par expérience le changement concret qu’apporte la Parole quand elle se fait chair, quand le don de Dieu vient habiter le corps et le cœur d’une fille d’Israël.

La Transfiguration

S’il y a un mystère de lumière, c’est bien celui-là ! Nos frères d’Orient ont même appelé « lumière thaborique » (du nom de la montagne où est censée s’être produit l’épisode) la réalité surnaturelle qui enveloppe toutes les scènes représentées dans les différentes icônes, et qui se traduit par le fond or qu’a longtemps connu la peinture occidentale, avant de s’en affranchir au nom d’un plus grand réalisme. La lumière n’est jamais une chose à côté des autres, elle une mise en communion, qui nous ouvre la vérité des choses et des êtres. C’est pourquoi Dieu est la source de la vraie lumière, c’est dans sa lumière que nous apparaissent le sens caché des évènements et le visage de nos frères, mais, pour voir cela, nous devons être nous-mêmes dans la lumière. Le théologien orthodoxe Paul Evdokimov a écrit d’elle ceci :

On la reflète parce qu’on est « semblable », parce qu’on est transmué en lumière. La transfiguration du Christ a fait jaillir la lumière incréée du Thabor ; en fait, c’était la transfiguration, non pas du Seigneur, mais des apôtres. [8]

Depuis la très célèbre mosaïque du mont Sinaï, l’iconographie de la Transfiguration nous semble fixée : le Christ nimbé de lumière entre Moïse et Élie, les apôtres terrassés au sol et la main du Père, à défaut de sa voix, partant du ciel, avec souvent la colombe de l’Esprit. Cette image est sans doute bien propre à nous montrer Jésus à l’intersection des différents plans : humain (les apôtres), héroïque (les grandes figures de l’Ancien Testament), divin (le Père et l’Esprit), faisant le lien vivant entre la terre et le ciel, introduisant les trois apôtres privilégiés au cœur du mystère trinitaire, en continuité de la révélation de l’Ancien Testament. Mais on perd peut-être ainsi quelque chose de la dramatique de la scène. Chacun des évangélistes, à sa façon, donne une séquence qui n’est jamais tout à fait la même, mais qui laisse pressentir l’intensité et le tempo de ce moment unique. Suivons ici saint Luc (9,28-36) :

Or, environ huit jours après ces paroles, Jésus prit avec lui Pierre, Jean et Jacques et monta sur la montagne pour prier. Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage changea et son vêtement devint d’une blancheur éclatante. Et voici que deux hommes s’entretenaient avec lui ; c’étaient Moïse et Élie ; apparus en gloire, ils parlaient de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem. Pierre et ses compagnons étaient écrasés de sommeil ; mais, s’étant réveillés, ils virent la gloire de Jésus et les deux hommes qui se tenaient avec lui. Or, comme ceux-ci se séparaient de Jésus, Pierre lui dit : « Maître, il est bon que nous soyons ici ; dressons trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, une pour Élie ». Il ne savait pas ce qu’il disait. Comme il parlait ainsi, survint une nuée qui les recouvrait. La crainte les saisit au moment où ils y pénétraient. Et il y eut une voix venant de la nuée ; elle disait : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le ! » Au moment où la voix retentit, il n’y eut plus que Jésus seul. Les disciples gardèrent le silence et ils ne racontèrent à personne, en ce temps-là, rien de ce qu’ils avaient vu.

L’évangéliste nous livre une indication précieuse : toute cette scène découle de l’intention qu’avait le Christ de faire connaître à ses amis un moment de prière. Il ne les emmène pas à la Transfiguration comme un spectacle, il les conduit à l’écart pour prier avec lui et, pendant cette prière, il est transfiguré. La Transfiguration n’est jamais que la réflexion sur le visage du Seigneur de la beauté de son union intérieure avec le Père ; ce qui habituellement baignait son cœur vient à saisir même son corps [9], et même ce qui adhère à son corps, ses vêtements, signe qu’avec l’homme ressuscité, le cosmos lui-même est touché. La présence de Moïse et d’Élie traduit d’une autre façon la plénitude que vit le Fils dans son union à son Père : la possibilité de communiquer par delà les siècles, « Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais celui des vivants » (Lc 20,38) et, en lui, Jésus éprouve une proximité inouïe avec ces grands témoins de la foi d’Israël qui deviennent ses contemporains. L’objet de leur conversation (c’est saint Luc qui nous l’apprend), c’est son « départ » (littéralement son exode) vers Jérusalem, autrement dit sa montée vers la Ville sainte, qui se terminera par sa Passion et sa Résurrection. C’est bien parce que là se réalisera sa totale coïncidence avec sa mission, et que là s’accomplira tout ce qui a été attendu, porté, annoncé par la Loi et les Prophètes.

L’évangéliste nous fait sentir que les Apôtres, tout en étant présents, sont bien loin d’entrer dans le sens de cette aventure ; ils sont écrasés de sommeil, comme Abraham avant l’apparition de Dieu qui va lui confirmer ses promesses (Gn 15,12), ils ne comprennent pas, ils perçoivent confusément le caractère miraculeux de la scène et veulent retenir les deux mystérieux visiteurs qui s’éloignent : Pierre propose une manière de fixer le temps qui s’échappe en dressant trois tentes. On ne saurait mieux dire le décalage entre Jésus conscient de sa mission et ces hommes qui le suivent comme ils peuvent. Pourtant ils en saisissent des bribes, et ce côté éclaté, un peu haletant, passera dans le témoignage que nous en avons gardé.

Le deuxième mouvement de la Transfiguration intervient alors que Pierre en est encore là de ses propositions : c’est la Théophanie trinitaire. Moins explicitement qu’au Baptême dans le Jourdain, mais de façon néanmoins reconnaissable, l’Esprit apparaît en premier sous la forme de cette « nuée » qui enveloppe la scène [10], mais qui d’abord enveloppe le Fils comme le sein du Père (Jn 1,18), cette nuée qui viendra sur Marie quand « l’Esprit Saint viendra sur (elle) et la puissance du Très-Haut (la) prendra sous son ombre » (Lc 1,35). Comme au Baptême, l’intervention du Père semble survenir au moment où s’est exprimée la totale obéissance du Fils. Et l’énoncé est le même : « celui-ci est mon Fils bien-aimé », moment de plénitude au-delà des mots, joie partagée. Mais cette fois-ci, une consigne achève la scène : « écoutez-le ! ». Tout ne se passe pas dans le face à face entre le Fils et son Père, les hommes sont concernés et invités à suivre celui qui se révèle ainsi comme le vrai Fils.

Reste le troisième mouvement, qui survient lui aussi alors que le second, sans doute très court, vient à peine de se terminer : on ne voit plus que Jésus seul, comme au début. Mais comme, on doit le voir autrement, maintenant que l’on sait… !

Bien sûr, Marie n’est pas présente à la Transfiguration, mais celle-ci se reflète un peu sur elle. N’est-elle pas « Mère de la Lumière », et l’Apocalypse ne nous la présente-t-il pas comme la femme habillée de soleil (Ap 12,1) ? Saint Jean nous dit : « Nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est (1 Jn 3, 2).

La Cène

Là encore, nous n’avons que l’embarras du choix devant une telle richesse de contenu, qui se décline en préparatifs du repas, lavement des pieds, institution de l’Eucharistie et du sacerdoce, annonce de la trahison de Judas, discours après la Cène, prière sacerdotale.

Saint Jean situe d’emblée cette soirée sous le signe du « jusqu’au bout » de l’amour : il aima les siens jusqu’au bout (Jn 13,1), ce qui veut dire au moins deux choses : jusqu’à la fin, et jusqu’à l’extrême. Et de fait, ce qui frappe dans ce repas, c’est cette extrême donation qui inspire des gestes aussi fous que le lavement de pieds et le don par Jésus de son Corps et de son Sang dans la sainte Eucharistie. Pourtant nulle sentimentalité excessive, tout au plus quelques mots plus affectueux que d’habitude (« j’ai désiré d’un grand désir », « mes petits enfants », « je vous appelle mes amis », …), mais le tout est pris dans la forte structure de la prière rituelle, mélange de liberté et de hiératisme, où retentit la voix de Jésus grave et fervente.

Qui n’a ressenti un Jeudi Saint l’étrange grandeur de ce soir, où au milieu de l’environnement hostile se constitue laborieusement une petite cellule de vie nouvelle, à laquelle Jésus confie tout ce qui va rester de lui : sa parole, son corps, son Église ? Le don atteint ici une telle intensité qu’il dépasse les mots. Il ne s’agit pas de promettre ou de demander, d’expliquer ou d’annoncer. Les mots deviennent ce qu’ils disent : le pain devient son Corps, le vin son Sang. La substance de Jésus est comme fluidifiée, il est toujours là et toujours lui-même, mais il excède déjà ses limites et peut se donner vraiment, réellement, substantiellement, sans cesser d’occuper sa place à table.

Pourquoi cela ? Parce que, plus profondément encore, Jésus est donné à son Père, il réalise l’essence du sacrifice dans l’oblation aimante qu’il fait ce soir-là de toute sa vie. Jésus, en pleine possession de ses moyens, capable de reprendre sa vie s’il le voulait, accepte librement la voie d’humiliation et de souffrance qui s’ouvre devant lui ; en pleine conscience, il décide que se livrer, d’être livré (trahi), il s’en remet totalement à son Père, il renonce à éterniser son œuvre, et bâtir en dur un avenir pour son Église. En présentant cette grande prière d’action de grâce, d’offrande, de dépossession, que nous avons traduite par « eucharistie », il se donne jusqu’au bout.

Il a fallu plus de trente ans pour en arriver là. Non que Jésus n’aie dit, dès le premier jour : « Me voici, Seigneur, je viens accomplir ta volonté » (He 10,9). Mais il convenait de le dire jusqu’au bout, dans toute la maturité d’une vie qui a vu la beauté du monde et le charme des visages, qui s’est aussi mesurée à la dureté des choses et des êtres, mais qui surtout a sondé l’abîme d’horreur de notre péché. Il fallait qu’il apprenne, ose dire l’Épître aux Hébreux (5,8). Ce « oui » mûr, solide, profond, ce fiat total et définitif, il fallait le temps de le poser. Maintenant c’est fait et tout est dit, au point que la souffrance du lendemain ne sera que l’accomplissement, la consommation de ce consentement nuptial.

Là encore, Marie n’est pas là. Les femmes sont d’ailleurs étrangement absentes de cette scène, où leur présence eût paru si naturelle [11], leur heure viendra plus tard. Pour lors, il s’agit de l’acte par lequel l’Époux se donne pour celle qu’il aime, en avance en quelque sorte, pour permettre sa propre réponse. Et c’est cela qui fonde la structure sacramentelle, pétrinienne comme on dit, de l’Église.

•••

Mystères de lumière, oui, ils le sont tous. Mais il faut pour cela accepter de s’avancer dans pas mal de ténèbres, consentir à sortir des chemins battus et des explications moralisantes. La vie publique du Seigneur fut toute entière une épiphanie, le chemin d’une reconnaissance peu à peu assurée, pour ceux qui, marchant à sa suite, ont accepté de s’étonner, puis de s’engager à leur tour. Au matin de Pâques, la foi naissante s’enrobe encore de crainte et d’hésitation, on avance précautionneusement dans un univers inouï dont on ne maîtrise pas les contours. Puissions-nous demeurer dans ces dispositions et, sous la conduite diligente de Marie, ne pas nous habituer à ce que nous croyons peut-être trop bien connaître.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] La même constatation serait à faire avec les antiennes grégoriennes, dont très peu sont tirées des évangiles de la vie publique. On doit d’autant plus admirer le travail des moines de Solesmes, qui se sont efforcés de retrouver des éléments permettant d’illustrer chaque évangile des Dimanches ordinaires, pour les antiennes ad Benedictus des laudes ou ad Magnificat des vêpres, qui doivent, dans la liturgie rénovée, y faire référence.

[2] Somme Théologique, IIIe Partie, questions 30 à 59.

[3] Nous renvoyons ici au numéro de Communio de 2005 (XXX/1) consacré au Baptême de Jésus, notamment dans les articles de Jean-Pierre Batut (« Pour une lecture théologique du baptême de Jésus ») et Michaël Figura (« Le baptême de Jésus comme révélation du Dieu trinitaire ») ; néanmoins rien ne remplace, d’après nous, l’étude décisive d’André Feuillet dans Revue Biblique 77 (1970), sur le sens donné par Jésus à ce geste.

[4] Dans l’Evangile des Hébreux, on trouve la curieuse histoire suivante : « Voici que la Mère du Seigneur et ses frères lui disaient : “Jean Baptiste baptise pour la rémission des péchés ; allons nous faire baptiser par lui”. Mais il leur répondit : “Quel péché ai-je commis pour que j’aille être baptisé par lui ?” »

[5] Voir, dans le numéro de Communio de 2006 consacré aux Noces de Cana (XXXI/1), l’article de Daniel Bourgeois : « les Mages accourent aux noces de Cana ».

[6] Cf. Jean-Paul II, Lettre apostolique Le Rosaire de la Vierge Marie, 2002, § 21.

[7] C’est un fait avéré que l’expression Royaume de Dieu n’a pratiquement cours que dans les Évangiles ; les lettres de saint Paul et des autres Apôtres n’en parlent qu’assez peu et la formule disparaîtra complètement par la suite, en dehors des citations évangéliques. Sur le Royaume de Dieu, la littérature est immense, mais souvent la conviction que le Royaume est nécessairement une réalité future a compromis la perspective, cf. J. Carmignac, Le Mirage de l’eschatologie, Letouzey 1979. Sur les paraboles, on peut lire l’ouvrage toujours actuel et incisif de J. Jeremias, Les paraboles, Cerf 1969, nombreuses rééditions.

[8] P. Evdokimov, Le Buisson Ardent, Paris, 1981, p. 48.

[9] Saint Thomas, en opposition avec la vision byzantine d’une Transfiguration seulement subjective (dans l’œil des témoins, comme si le Christ depuis toujours était transfiguré), maintient qu’il s’agit d’une « dérivation » miraculeuse de la gloire, depuis l’âme du Christ, qui en jouit depuis sa conception, en direction de son corps (ST, IIIa, qu.45, art.2 Resp.).

[10] L’Introït de la messe du 6 août déclare sans ambages : « Au jour de la Transfiguration, l’Esprit Saint apparut dans la nuée lumineuse, et la voix du Père se fit entendre… ». Saint Paul, parlant de l’Exode, avait comparé à un baptême la marche des Hébreux à travers les flots, la nuée lumineuse qui les accompagne jouant ici le rôle de l’Esprit : « nos pères étaient tous sous la nuée, tous ils passèrent à travers la mer et tous furent baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer » (1 Co 10,1-2).

[11] Même quand il s’agit de donner un signe pour identifier le local du cénacle, Jésus indique qu’il faudra suivre un homme que l’on verra s’avancer avec une cruche sur la tête (Mc 14,13), ce qui devait paraître bien étrange en un monde où ce sont exclusivement les femmes qui portent l’eau !

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