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La foi des Apôtres

P. Laurent Sentis

Au début de la prière eucharistique no 1 (le très ancien canon romain), nous sommes invités à prier pour ceux qui veillent fidèlement sur la foi catholique reçue des apôtres (catholicae et apostolicae fidei cultoribus). Qu’en est-il de cette foi « apostolique » ? Le mot « foi » est ambivalent, il peut désigner l’objet de la foi, il peut aussi désigner l’attitude subjective du fidèle. En général, l’expression « foi apostolique » est comprise au premier sens : dans l’Église, la première charge des évêques est de garder fidèlement le dépôt de la foi que les apôtres leur ont confié. Il conviendrait alors de comprendre que la foi des apôtres n’est rien d’autre que ce que l’on a pris l’habitude de nommer le donné révélé. Qu’un tel donné, qu’un tel dépôt soit constitué à la fin de la période apostolique n’est guère contestable. Certes, il y a au sein du christianisme un débat en ce qui concerne le contenu de cet enseignement. Les protestants le cherchent dans les Écritures saintes et principalement dans le Nouveau Testament. Les catholiques insistent avec raison pour souligner que l’Évangile ne se réduit pas à un texte mais est aussi transmis par des traditions non écrites. Mais au-delà de ces divergences et des inévitables problèmes d’interprétation se dégage un certain consensus quant à l’existence d’un enseignement d’origine apostolique.

Mais peut-on identifier la foi des apôtres à ce donné constitué, selon la formule consacrée, à la mort du dernier apôtre ? Je voudrais montrer que cela est assez réducteur. Il ne s’agit pas de nier l’existence de ce donné révélé mais de percevoir, dans la foi des apôtres, une réalité qui se situe à un tout autre niveau : non pas un simple contenu doctrinal mais, de façon plus fondamentale, une attitude spirituelle globale, une intuition concernant l’accomplissement en Jésus de ce que nous nommons l’Ancien Testament, c’est-à-dire de ce qu’ils désignaient comme « les Écritures ». Cette intuition, les premiers disciples l’ont reçue des apôtres et nous pouvons, nous aussi, l’acquérir et y progresser.

Avant d’aller plus loin, il convient de faire face à une objection. Parler de foi des apôtres au sens qui vient d’être exposé, n’est-ce pas minimiser leurs privilèges. Les apôtres n’ont-ils pas bénéficié d’une expérience intransmissible ? Ils ont vécu en effet avec le Seigneur, ont été témoins de sa mort et l’ont vu ressuscité. Ils ont connu la Bienheureuse Vierge Marie. Faut-il en conclure que ces privilèges les ont mis en possession d’un savoir, qui pouvait devenir la matière de leur enseignement et auquel nous devrions croire, nous qui ne sommes pas en possession de ces privilèges ? S’il en était ainsi, il faudrait en conclure qu’il y a une différence irréductible entre l’attitude spirituelle des apôtres et la nôtre. Il faudrait prendre l’expression « foi apostolique » comme désignant uniquement le contenu de notre foi et non pas l’attitude croyante. L’objection est pertinente et nous aurons l’occasion d’y revenir. Pour l’instant, contentons-nous de signaler qu’il ne s’agit pas de contester les privilèges intransmissibles des apôtres mais de montrer que ces privilèges n’ont pas annulé en eux la foi. En enseignant l’Église, ils transmettent une foi qui est en même temps une attitude spirituelle et un certain contenu. Si ce que j’affirme est exact, les expériences dont ils furent les bénéficiaires privilégiés n’introduisent pas entre leur foi et la nôtre une différence de nature. L’enjeu de cette étude est de mettre en lumière quelle est cette foi apostolique qui fut d’abord la leur avant de devenir la nôtre, étant admis que cette foi a pu prendre chez eux une physionomie qui leur fut propre en raison de leur mission de fondateurs de l’Église.

Mais comment retrouver ce que fut dès l’origine la foi et l’enseignement des apôtres ? On peut même se demander s’il est bien légitime de vouloir remonter à un enseignement antérieur à la rédaction des livres du Nouveau Testament alors que le Nouveau Testament a été rédigé précisément pour transmettre cet enseignement.

En fait, il existe au moins un texte où un auteur du Nouveau Testament renvoie de façon explicite à un enseignement qui précède le sien. Il s’agit de Paul, dans sa première lettre aux Corinthiens :

Je vous ai transmis en effet dès le début ce que moi aussi j’avais reçu, que Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures ; qu’il a été enseveli, et qu’il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures ; et qu’il est apparu à Céphas, puis aux douze. Ensuite, il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois, dont la plupart sont encore vivants, et dont quelques-uns sont morts. Ensuite, il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres. Après eux tous, il m’est aussi apparu à moi, comme à l’avorton. [1]

Ce texte célèbre est à l’origine de toute une littérature relative à ce qu’il est convenu de nommer le kérygme. Sous ce vocable, on entend désigner une première proclamation de l’Évangile qui serait antérieure à toute catéchèse et qui devait susciter la foi chez les auditeurs. L’évangélisateur proclame la mort et la résurrection de Jésus et atteste que le fait d’y croire a changé sa vie. Faut-il en conclure que le texte de saint Paul, loin de conforter l’idée d’une continuité entre la foi des apôtres et la nôtre, souligne au contraire que ce que nous avons à croire est cela même qui fut pour eux objet d’une expérience directe ? Mais ceux qui identifient le kérygme à l’annonce de la mort et de la résurrection de Jésus ont-ils lu correctement le texte de saint Paul ? Un point devrait quand même nous mettre en alerte. Que Jésus soit mort, c’est là un fait banal qui ne demande pas de témoin privilégié ni de foi en ce témoin. Ce que saint Paul a reçu et qu’il doit transmettre, c’est que, dans cette mort de Jésus, se manifeste ce qui a été annoncé par les Écritures à savoir que la mort du Messie (messie = christ) aurait un caractère salvifique. Mais reconnaître cela, c’est reconnaître par là-même que le kérygme, loin d’être une première annonce à un païen qui ignorerait tout du christianisme, est en réalité la profession de foi d’un juif qui a reconnu en Jésus le Messie d’Israël.

Si nous relisons à cette lumière le livre des Actes des apôtres nous découvrons que la première prédication chrétienne a été faite par des juifs connaissant les Écritures à l’adresse d’autres juifs connaissant eux aussi les Écritures. Le thème fondamental de cette prédication est que Jésus est le Messie annoncé par les prophètes. Les juifs devenus chrétiens affirmaient qu’en Jésus les Écritures étaient accomplies. Devenir disciples de Jésus, c’est porter la foi juive à sa plénitude. Le privilège apostolique (avoir vécu avec Jésus et l’avoir vu vivant après sa mort) est alors compris simplement comme l’expérience de ce qui rend possible un tel accomplissement de la foi. Mais cette expérience loin d’annuler la foi donne à celle-ci sa perfection.

La foi des apôtres et de leurs premiers disciples juifs devenus chrétiens n’est donc pas à penser comme une adhésion volontaire à des affirmations inévidentes, ni comme une attitude spirituelle d’abandon à Dieu sans contenu précis, ni comme une expérience religieuse passagère. Elle est une intelligence de l’ensemble de ce que nous appelons Ancien Testament et que, toujours, le Nouveau Testament nomme simplement les Écritures. Une telle intelligence entre inévitablement en conflit avec l’interprétation rabbinique des juifs qui ne reconnaissent pas Jésus comme Messie. Mais jamais les premiers chrétiens n’auraient admis que leur lecture des Écritures est une surinterprétation, une projection de leur conviction sur des textes qui voulaient dire en fait autre chose. Ils n’ont jamais dit que, placés devant le mystère de Jésus, ils ont utilisé les Écritures simplement comme une illustration de leur propos, en imposant à ces textes un sens qui leur serait extérieur. Bien au contraire ils avaient le sentiment d’accéder à la vérité de ces textes, et à leur unité. C’est sans doute saint Paul qui a le mieux exprimé cette intuition en soulignant qu’à ses yeux l’interprétation qui fut la sienne avant sa conversion n’accède que de façon voilée, c’est-à-dire imparfaite, à la vérité des textes.

Ayant donc cette espérance, nous usons d’une grande liberté, et nous ne faisons pas comme Moïse, qui mettait un voile sur son visage, pour que les fils d’Israël ne fixassent pas les regards sur la fin de ce qui était passager. Mais ils sont devenus durs d’entendement. Car jusqu’à ce jour le même voile demeure quand ils font la lecture de l’Ancienne Alliance, et il ne se lève pas, parce que c’est en Christ qu’il disparaît. Jusqu’à ce jour, quand on lit Moïse, un voile est jeté sur leurs cœurs ; mais lorsque les cœurs se convertissent au Seigneur, le voile est ôté. Or, le Seigneur c’est l’Esprit ; et là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. Nous tous qui, le visage découvert, contemplons comme dans un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, de gloire en gloire, comme par le Seigneur, l’Esprit. [2]

Sans entreprendre une exégèse approfondie de ce texte exceptionnellement dense et riche en allusions, nous remarquons simplement l’opposition qui est faite entre les fils d’Israël non convertis à Jésus et les disciples de Jésus. Cette opposition concerne la lecture de l’Ancienne Alliance. Un voile est posé sur le cœur des fils d’Israël non convertis. Le cœur désigne l’intelligence. L’image du voile indique que l’intelligence est comparable à une vision rendue imparfaite par le voile. Il faut que le voile tombe pour que la vision devienne parfaite.

Pour saint Paul, il est clair que, en ce qui concerne l’Ancien Testament, il convient de bien distinguer la compréhension imparfaite, celle des juifs non convertis, et la compréhension plénière accordée aux disciples de Jésus.

La compréhension imparfaite correspond à ce que la tradition ancienne de l’Église nommait sens littéral et que nous pourrions nommer sens premier, il s’agit de ce que l’auteur humain entendait exposer. Ce sens premier de l’Ancien Testament, déjà inspiré, est riche de toute une théologie et de toute une spiritualité. Il faut donc l’étudier avec soin. Mais l’auteur humain est lui-même pris en charge par le Saint Esprit, qui donne à l’Ancien Testament son unité et sa plénitude. La signification première est ressaisie à un tout autre niveau quand nous découvrons que le Saint Esprit à travers ces textes nous parle de Jésus.

Essayons donc de percevoir plus précisément ce que fut à l’origine de l’Église la foi des Apôtres. On peut penser que le jour de la Pentecôte les Apôtres ont reçu une intuition fulgurante que l’on peut décrire approximativement de la manière suivante. D’une part, de nombreux passages des Écritures parlent du Messie à venir même lorsque le mot messie n’apparaît pas. Un certain nombre de figures messianiques semblent ainsi faire l’objet principal de ces Écritures. D’autre part, toutes ces figures convergent en la personne de Jésus ressuscité. C’est cette intuition qui est indiquée dans la première confession de foi : « Dieu l’a fait Seigneur et Christ ce Jésus que vous avez crucifié. » [3] C’est ce caractère messianique de Jésus qui était l’objet central de la prédication et qui était au centre de la controverse avec les juifs non convertis [4].

Cependant la foi des Apôtres devait connaître un singulier développement sous l’influence de l’entrée des païens. Le Nouveau Testament nous montre comment ce fut le rôle de l’apôtre Paul de mettre en lumière toute la portée de cette ouverture aux païens. Pour le dire en un mot, Jésus n’est pas seulement le Messie annoncé par les prophètes, mais aussi le Nouvel Adam qui, par son obéissance, a réparé la désobéissance de toute l’humanité et obtient ainsi la grâce pour tous les hommes, juifs ou païens, qui croient en lui. Par le fait même, se dévoile la portée universelle du dessein de Dieu [5].

Percevoir cette portée universelle du dessein de Dieu a des conséquences considérables. Aussi bien l’Ancien Testament que la personne de Jésus sont des réalités situées dans l’histoire et la géographie. Les premières affirmations de l’accomplissement des Écritures restaient marquées par un certain particularisme [6]. L’entrée des païens fait percevoir la portée universelle de cet accomplissement et, en retour, les saintes Écritures du peuple juif apparaissent comme destinées à tous les hommes. Ainsi compris, l’accomplissement des Écritures est la clé herméneutique qui permet à chaque être humain, quelles que soient sa langue et sa culture, de se sentir concerné par ces textes. En l’absence de cette clé, la Bible, livrée aux études historico-critiques et à toutes sortes de récupérations idéologiques, devient un livre parmi d’autres, un vestige d’une époque révolue pouvant donner quelques indications morales et spirituelles mais dépourvu de toute capacité à éclairer l’homme sur sa véritable destinée.

Or la juste compréhension de la Bible comme témoignage rendu au Dieu vivant est, en droit, accessible à tous. Nous sommes ici dans le domaine de la connaissance intuitive accordée aux Apôtres, non pour qu’elle demeure un privilège auquel nous n’aurions pas accès mais pour que ceux-ci en fasse bénéficier les croyants. La lettre aux Éphésiens évoque bien cette illumination des yeux du cœur que l’Apôtre demande pour ses destinataires :

Je ne cesse de rendre grâces pour vous, faisant mention de vous dans mes prières, afin que le Dieu de notre Seigneur Jésus-Christ, le Père de gloire, vous donne un esprit de sagesse et de révélation, pour le connaître, et qu’il illumine les yeux de votre cœur, pour que vous sachiez quelle est l’espérance qui s’attache à son appel, quelle est la richesse de la gloire de son héritage qu’il réserve aux saints, et quelle est envers nous qui croyons l’infinie grandeur de sa puissance, se manifestant avec efficacité par la vertu de sa force [7].

La foi des Apôtres en sa forme achevée est donc la perception intuitive du dessein de Dieu rendue possible par une longue méditation sur l’accomplissement des Écritures dans le Christ et son Église. Et cette perception, chaque chrétien, chaque être humain est invité à l’acquérir dans une certaine mesure.

Si tout cela est vrai, nous pouvons en tirer quelques conclusions en ce qui concerne l’évangélisation. Nous pouvons distinguer deux catégories de personnes parmi celles qui deviennent chrétiennes. Il y a les juifs qui connaissent bien leur tradition et puis il y a tous les autres. Les premiers peuvent devenir chrétiens en suivant le même chemin que les Apôtres. Mais pour les autres, c’est-à-dire la plupart des êtres humains, ce chemin est impraticable. Ils accèdent à la foi sur la base d’une catéchèse élémentaire qui leur présente les grandes vérités doctrinales auxquelles ils adhérent en raison de l’autorité extérieure de l’Église et de celle du « Maître intérieur ». Nombreux sont ceux qui, grâce à cette catéchèse et l’aide du Saint Esprit parviennent à une vie chrétienne authentique et même à la sainteté. Cependant un certain nombre ne peuvent se contenter de cette première catéchèse. Soit en raison d’une légitime curiosité intellectuelle, soit en raison d’un appel plus pressant à la vie intérieure, soit en raison du défi que représente pour eux la fréquentation venant de personnes hostiles ou étrangères à l’Église, soit encore en raison des exigences de l’évangélisation, un désir d’intelligence et d’enracinement se manifeste. En fait, ces personnes ont besoin de cette perception intuitive que nous venons d’évoquer. Et, pour y parvenir, le chemin normal consiste à lire la Bible en essayant de comprendre, grâce au Nouveau Testament et à la Tradition de l’Église, comment l’Ancien Testament a trouvé son accomplissement dans la personne de Jésus et comment cet accomplissement dévoile le dessein éternel de Dieu sur chacun de nous.

Un tel chemin est exigeant, l’expérience prouve que de nombreuses personnes de bonne volonté sont décontenancées devant des textes liés à une mentalité si différente de la nôtre. Mais l’expérience montre aussi que, si ces personnes sont convenablement guidées et si les principaux obstacles sont enlevés, le bénéfice spirituel que l’on y trouve est incomparable [8].

P. Laurent Sentis, prêtre, docteur en théologie. Professeur de théologie morale au séminaire de Toulon.

[1] 1 Co 15, 3-8.

[2] 2 Co 3, 12-18.

[3] Ac 2, 32.

[4] Pour s’en persuader, il suffit de lire les textes suivants tirés du livre des Actes des Apôtres : Ac 2, 14-36 ; 3, 18-20 ; 5, 42 ; 8, 5-¬12 ; 9, 22 ; 17, 1-4 ; 18, 5 ; 18, 28 ; 24, 23 ; 26, 22-23.

[5] Rm 16, 25 ; Ép 1, 9.

[6] La profession de foi d’Ac 2, 32 commence par ces mots : « Que toute la maison d’Israël le sache avec certitude. »

[7] Ép 1, 16-19.

[8] Telle est du moins la conclusion d’une expérience menée depuis de longues années dans le cadre de l’Institut diocésain de formation pastorale du diocèse de Fréjus-Toulon. Grâce à des parcours bibliques soigneusement élaborés et une pédagogie favorisant le travail personnel, de nombreuses personnes ont pu découvrir un peu mieux comment en Jésus les Écritures étaient accomplies et comment cet accomplissement révèle le mystère de Dieu. On pourra découvrir ces parcours et cette pédagogie en consultant le site bibletcec.com.

Réalisation : spyrit.net