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La grâce de la liberté. Augustin et Anselme (Michel Corbin)

Paris, Cerf, coll. « Théologies », 2012, 384 pp.
Simon Icard

Rares sont les ouvrages récents consacrés à la relation entre la grâce divine et la liberté humaine. Échaudés par les débats stériles qui ont secoué l’Église catholique du XVIe au XVIIIe siècle, même s’ils ont permis de borner l’erreur janséniste, les théologiens sont d’ordinaire d’une très grande prudence sur cette question aussi difficile que fondamentale – elle est, rappelons-le, au cœur de l’idée même de religion dès lors qu’on pense cette dernière comme la rencontre d’un Dieu tout-puissant et d’un homme libre. En somme, il s’agit d’une question disputée qui ne l’est plus vraiment. On peut donc se réjouir que Michel Corbin ait fait paraître un ouvrage qui synthétise sa pensée sur le sujet et qui propose une étude globale de la relation entre grâce et liberté et de deux questions qui lui sont liées : la prédestination et l’universalité du salut. Parmi les problèmes classiquement posés à la théologie de la grâce, seul celui de la compatibilité entre prescience divine et liberté humaine n’est pas frontalement abordé, à moins que l’on considère qu’il est contenu dans celui de la prédestination.

La Grâce de la liberté reprend, complète et prolonge des travaux déjà publiés, notamment sur saint Anselme (La Pâque de Dieu. Quatre études sur saint Anselme de Cantorbéry, Paris, Cerf, 1997) et sur saint Bernard (La Grâce et la liberté chez saint Bernard de Clairvaux, Paris, Cerf, 2002), et en est, en quelque sorte, l’aboutissement. Ce livre est le troisième tome, non pas d’une somme (Michel Corbin récuserait certainement le terme), mais « d’un ensemble dont les contours se précisent peut à peu » (p. 9) et qui ressemble à un parcours du mystère chrétien, à une théologie au sens d’un discours total sur Dieu. Selon une méthode désormais bien rodée, Michel Corbin développe sa pensée en commentant paragraphe par paragraphe de longs passages de la Bible, des Pères et des moines médiévaux, notamment des textes aussi fondamentaux pour la question de la grâce que la lettre de saint Paul aux Romains (ch. 9-11) et le De Correptione et gratia de saint Augustin (§ 26-38), en les éclairant par d’autres longs extraits des mêmes corpus et d’œuvres théologiques du XXe siècle, en excluant tout texte scolastique, sauf pour en faire la critique, et, le plus souvent, les écrits issus de la controverse sur la grâce à l’époque moderne. Cette méthode a l’avantage d’obliger le lecteur à entrer dans ces joyaux de la tradition chrétienne ; elle a l’inconvénient de rendre le fil conducteur de l’ouvrage parfois difficile à suivre et la récapitulation placée au début du chapitre 7 est la bienvenue. Ajoutons, pour le lecteur qui n’a pas déjà lu de livre de Michel Corbin, qu’il a un style bien à lui, où les majuscules et les signes mathématiques jouent un rôle important, et qu’il faut s’approprier pour bien comprendre sa pensée.

Malgré le peu de place que l’ouvrage accorde à la théologie catholique des XVIe et XVIIe siècles, le propos présente d’étonnantes analogies, sur le plan de la méthode, des principes herméneutiques et parfois des conclusions, avec certains théologiens de cette époque, qui entendaient retrouver l’authenticité de la foi en revenant aux Pères et en se débarrassant de l’héritage scolastique. C’est pourquoi il aurait été intéressant que les thèses développées soient situées par rapport aux positions de Jansénius, mais aussi d’augustiniens orthodoxes, sur la grâce accordée à Adam avant le péché, sur la conception de la charité, sur le lien entre volonté et grâce, entre liberté et nécessité, sur la définition même du libre arbitre – et pas seulement sur l’universalité du salut, l’écart apparaissant comme évident concernant ce dernier point. Chronologiquement, mais aussi conceptuellement, nous sommes beaucoup proches des débats des XVIe et XVIIe siècles que de la controverse entre saint Augustin et Pélage, et la conception janséniste de la grâce efficace et de la liberté reste un filtre encore très présent dans les lectures contemporaines de l’œuvre augustinienne. Mais on ne saurait faire le reproche à un ouvrage dont l’ampleur de vue est manifeste de ne pas avoir pris en compte tous les âges de la tradition chrétienne.

Dans La Grâce de la liberté, deux thèses sont combattues. La première est une conception de la liberté comme « pouvoir indifférent de dire oui ou non » (p. 89). Pour Michel Corbin, les théologiens qui l’ont soutenue, au premier rang desquels saint Thomas, ont introduit la philosophie dans la théologie, la sagesse païenne dans la sagesse chrétienne, et sont infidèles aux Écritures. Il lui oppose une définition reprise à saint Anselme : « La liberté du choix est le pouvoir de garder la droiture de la volonté pour la droiture elle-même » (p. 109). Que l’on soit d’accord ou non avec cette critique radicale, qui prend à rebrousse-poil l’idée de liberté la plus répandue aujourd’hui, on ne peut que lui reconnaître le mérite de rappeler que Dieu a créé l’homme libre afin qu’il s’unisse à lui et que toute théologie chrétienne de la grâce doit prendre en compte cette vocation surnaturelle. Si l’on conçoit la liberté humaine et la puissance divine comme deux arbitraires posés l’un face à l’autre, il n’apparaît pas possible de penser leur concorde autrement que comme un rapport de force.

L’arbitraire divin tel qu’il est présenté dans la thèse de la double prédestination – au salut et à la damnation – est la deuxième cible de l’ouvrage, une thèse attribuée globalement et sans distinction à saint Augustin, saint Thomas, Calvin et les jansénistes, ce qui est discutable. Michel Corbin la conteste en opposant des textes de saint Augustin et de saint Anselme à d’autres textes de ces deux théologiens et en montrant leurs « heureuses incohérences » (p. 285). Le sous-titre de l’ouvrage, Augustin et Anselme, doit donc être compris comme l’annonce, moins d’une étude sur la doctrine de la grâce de ces deux auteurs, que d’une discussion avec eux, à partir notamment des déclarations de Vatican II. En quelque sorte, la démarche générale de l’ouvrage consiste à opposer saint Augustin et l’un de ses disciples à saint Thomas, mais sans assumer toute la position augustinienne.

L’explication des propos de saint Augustin sur la prédestination et sur l’universalité du salut s’appuie sur l’idée ancienne, et somme toute peu convaincante, que ce Père aurait raidi sa doctrine à la fin de sa vie, emporté par le feu de la controverse contre les pélagiens et aigri par son âge avancé (il est d’ailleurs appelé « le vieil évêque » lorsque ses textes déplaisants sont convoqués). D’une certaine manière, il faudrait donc être plus augustinien qu’Augustin lui-même. En revanche, l’argument très fort de cette critique consiste à penser la concorde de la grâce et de la liberté depuis la plus juste place, la prière de demande, c’est-à-dire depuis l’espérance. Il ne faut pas se mettre à la place de Dieu qui sauve, mais à celle de l’homme qui supplie que le salut soit donné, à lui et à tous ses frères. C’est pourquoi Michel Corbin récuse la doctrine de l’apocatastase (la réconciliation universelle de tous les hommes avec Dieu à la fin des temps) car, tout comme la thèse de la double prédestination, elle considère le salut objectivement, comme une donnée brute, et non pas subjectivement, c’est-à-dire comme l’objet d’une espérance (voir p. 316). En fin de compte, ce point de vue est très augustinien, avec cette différence importante, toutefois, que l’évêque d’Hippone considérait la promesse de Dieu envers ses élus, mais aussi la possibilité pour l’homme de ne pas être arraché à la masse de perdition, comme une double raison de supplier et d’espérer. C’est pourquoi, le véritable obstacle à l’espérance pour tous dans la théologie de saint Augustin est peut-être moins sa doctrine de la prédestination elle-même que sa croyance qu’il y a de fait peu de sauvés, croyance qu’il pensait fondée sur des affirmations de l’Écriture et sur le constat que beaucoup d’hommes meurent sans être baptisés. Quoi qu’il en soit, il aurait été intéressant que la mise en contradiction de saint Augustin avec lui-même ait été confrontée à la lecture de son œuvre proposée dans Gloria gratiæ (Paris, Études Augustiniennes, 1996), un livre cité dans la bibliographie, dans lequel Pierre-Marie Hombert s’attache à montrer l’unité de la pensée de saint Augustin sur la grâce tout au long de sa vie, et la dimension pastorale et spirituelle de thèses dont on oublie trop souvent qu’elles forment une doctrine de l’humilité.

Terminons par le premier chapitre du livre, qui est une attaque en règle contre la théologie de saint Thomas d’Aquin. Il n’est pas besoin d’être un thomiste obtus et idéologue (il en existe), ni même thomiste tout court (ce que je ne suis pas), pour trouver que cette polémique dessert l’ouvrage. En effet, il n’était nullement besoin, pour critiquer la conception de la liberté comme pouvoir des contraires, soutenue par saint Thomas, de l’accuser d’avoir réintroduit le paganisme dans le christianisme en recourant aux concepts aristotéliciens dans sa théologie. Cette ouverture risque tout à la fois de perdre le lecteur qui ne serait pas au fait des enjeux de la question de la grâce et de discréditer d’emblée l’ouvrage aux yeux du lecteur attaché au dialogue entre les rationalités philosophique et théologique. Du reste, on peut légitimement se demander s’il a jamais existé, dans l’histoire de l’Église, une théologie sans dette philosophique. Chaque âge redécouvre le mystère chrétien avec les concepts qui sont les siens, la véritable question étant de savoir si ces concepts peuvent être christianisés et le sont effectivement.

La doctrine de saint Thomas et l’hégémonie que certains veulent lui accorder sur la théologie catholique constituent-elles l’obstacle majeur à une pensée plus originelle et plus juste sur la grâce ? Il n’est pas sûr que saint Thomas soit la bonne cible à viser parmi les scolastiques. En effet, il considère la cause seconde (l’action de l’homme) et la cause première (l’action de Dieu) comme deux causes totales, l’une étant subordonnée à l’autre. Ainsi, Dieu agit à travers la liberté humaine, sans la déterminer (voir la Somme contre les gentils, l. III, ch. 90, § 9). Par la suite, d’autres scolastiques, comme Guillaume d’Ockham, concevront la cause première et la cause seconde comme deux causes partielles concourantes, Dieu suspendant sa puissance pour laisser agir la liberté de l’homme. Or ce changement dans le système des causes aura pour conséquence l’impasse théologique des controverses sur la grâce à l’époque moderne : au système de causes partielles concourantes défendu par Molina s’oppose le système de cause unique défendu par Jansénius, sans qu’il soit désormais possible de penser que Dieu et l’homme sont chacun la cause totale de leur œuvre commune. Aujourd’hui encore, ce problème reste très actuel. Tout aristotélicien qu’il soit, si tant est que ce soit un défaut, saint Thomas est sans doute bien plus fidèle que d’autres théologiens à l’antique intuition que la concorde entre grâce et liberté est un mystère théandrique.

Simon Icard, Né en 1975. Chercheur au Laboratoire d’études sur les monothéismes. Il a publié Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux. Saint-Cyran, Jansénius, Arnauld, Pascal, Nicole, Angélique de Saint-Jean, Paris, H. Champion, 2010.

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