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"La guerre. Un évêque prend la parole" : Etude analytique

Mgr Dubost, Mame/Plon, 2003
Jean-Sébastien Règue

Cet ouvrage fait partie de la collection « 15 questions à l’Église sur… », chez Mame/Plon. Paru en 2003, juste avant l’intervention américaine en Irak, il se place dans une brûlante actualité. A travers des questions telles que « Existe-t-il des guerres justes ? », Monseigneur Dubost examine les nouvelles interrogations soulevées par la « guerre préventive » des États-Unis. Cependant sa réflexion prend une dimension plus universelle lorsqu’il traite de questions comme « Peut-on être militaire et chrétien ? » ou « L’Église peut-elle jouer un rôle dans la construction de la paix ? ».

Commençons par nous intéresser à la violence. Il est difficile de l’expliquer, nous dit l’auteur, on peut se plonger dans l’Histoire, disséquer les tenants et les aboutissants, mais ce qui aggrave son mystère est qu’elle n’atteint pas uniquement ceux qu’elle vise. Le Christ n’a pas fait de déclaration sur la violence, il a vécu malgré elle, en pardonnant même au violent. Il faut accepter d’être pauvre : le Christ refuse toute volonté de puissance. C’est dans cette optique que Mgr Sandri sur les ruines du World Trade Center a déclaré, au nom de Jean-Paul II :

Nous ne pouvons pas permettre à ces événements de définir ce que nous sommes (…). Ce lieu de destruction doit devenir à présent un lieu d’espérance pour l’avenir. La spirale permanente de haine, d’intolérance et de violence qui frappe notre monde est une atteinte au Créateur et à son dessein bienveillant pour la famille humaine. Chacun, ici à Ground Zero, est appelé à prier et à œuvrer afin que soit mis un terme à l’injustice qui est la cause de tant de violence dans le monde (p. 22-23).

Peut-on pour autant exonérer le christianisme et les autres religions de toute responsabilité dans la génération de la violence ? Il ne faudrait pas, en effet, selon Mgr Dubost, mésestimer le risque d’intransigeance et de conflits qui découle de l’adhésion à une expression dogmatique de la Vérité, telle qu’elle s’exprime dans les religions à vocations universelles. Dans les trois grandes familles monothéistes, Dieu fait de l’homme une créature privilégiée et donne un sens à son existence. Le croyant, dans une démarche essentielle, découvre sa liberté. Par ailleurs, en saisissant le message divin, l’homme est invité à prendre sa place dans la création et à poursuivre dans l’action de Dieu. Il est donc « appelé à s’engager vis-à-vis de Dieu, mais aussi dans la nature et dans la société » (p. 89). Regardons-y de plus près, en examinant successivement ces trois religions [1].

Commençons par l’islam. Surgit la question brûlante du djihad, qu’on traduit souvent par « Guerre Sainte ». On peut distinguer à ce sujet, dans le Coran, des textes à classer en deux parties : la partie du livre révélée au prophète à La Mecque et celle qu’il reçoit à Médine. Le Coran distingue, explique Mgr Dubost, un djihad majeur et un djihad mineur. Le djihad majeur est un combat spirituel, la lutte contre soi-même, qui vise la purification de l’âme, la lutte contre Satan. Il peut conduire à essayer de convertir les autres, de les amener vers l’islam et la paix. Le djihad mineur est différent :

Il s’agit cette fois d’une guerre de défense (…). C’est un combat de justice et d’ordre, qui s’attaque à la sédition, aux fauteurs de troubles. Il est justifié de la même manière lorsqu’il s’attaque aux incroyants ou aux rebelles musulmans (…) Il semble que le djihad n’a jamais pour but de contraindre les non-musulmans à la conversion : « Point de violence en matière de religion, la vérité se distingue assez de l’erreur, celui qui ne croira pas aux Tagout (idoles) et croira en Dieu aura saisi une nuance solide à l’abri de toutes brisures ; même Dieu entend et connaît » (Coran, sourate 2-257, cité p. 92-93).

L’islam a aussi élaboré une doctrine sur la guerre et la manière de la conduire. « Au croyant qui combat, il est demandé de respecter l’humanité de l’homme, d’obéir aux commandements et de faire le bien ; puis de refuser les bassesses, de se conformer aux ordres de Dieu » (ibid.). L’islam prône le rétablissement de la paix comme horizon à atteindre. Il est dommage qu’aujourd’hui, nous ayons beaucoup de mal à engager un dialogue avec nos amis musulmans pour mieux comprendre cette doctrine de la guerre, dit l’auteur, car d’autres points apparaissent tout aussi nets dans le Coran. Ainsi le croyant musulman doit défendre les droits de Dieu. « Enfin, le Coran aborde la question du martyre : le martyr est pardonné d’emblée, il voit déjà le siège qui lui est assigné au paradis, il est exempt du châtiment de la tombe et de la grande terreur, on le couronne du diadème de la vénération » (p. 95).

Passons au christianisme. Mgr Dubost fait une remarque préliminaire, qui lui sert de transition :

Pour les chrétiens, l’étrangeté la plus grande de l’islam ne réside sans doute pas dans sa doctrine : nous ne pouvons qu’être très sensibles à bien des sourates. Plus grande est notre surprise, notre gêne peut-être devant la vie de chef militaire qu’a menée le prophète Mahomet. Il est certain cependant que la réciproque doit être vraie ; aux yeux de bien des musulmans, le christianisme est la religion des croisades. (p. 95-96)

L’auteur poursuit son analyse : la première croisade fut organisée pour « libérer » Jérusalem des « infidèles ». L’entreprise des croisades commença quand les musulmans interdirent, après plus d’un siècle de tolérance, l’accès du Saint-Sépulcre aux chrétiens. La dizaine d’expéditions militaires qui se déroula de 1096 à 1191 n’a pas « fini de faire réfléchir l’Église catholique — et sans doute aussi de lui faire honte » (p. 96).

Cette légitimation des guerres de libération, explique l’auteur, est une dérive incontestable, même s’il faut garder à l’esprit son contexte : il a fallu longtemps pour réaliser ces errements ; pourtant le Christ est tout sauf un chef de guerre. Il appelle constamment à surmonter le mal par le bien et également à pardonner « comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». La colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu ! Pour le Christ, la guerre vient du paganisme du monde : le mal est lié au péché. Certains essayent de légitimer l’emploi de la violence par ce fameux passage de l’évangile qui voit Jésus s’armer d’un fouet pour chasser les marchands du temple (Mt 10, 34) :

Certes, l’amour prêché par le Christ n’est pas un amour doucereux ! Il n’accepte pas tout, ne tolère pas n’importe quoi ; et en particulier, il ne se résout pas à la commercialisation de la relation avec Dieu. Cependant le fouet n’est pas fait pour tuer. La violence du Christ, qui n’est que verbale et d’ordre symbolique, marque son refus d’instrumentaliser l’homme et sa recherche de Dieu, pour en tirer des bénéfices financiers. Le Christ ne demande pas la mort des marchands, il ne les blesse pas. Il accomplit un geste qui annonce la gratuité de l’amour de Dieu, et qui signifie la fin des sacrifices sanglants. (p. 99)

Terminant par le judaïsme, l’auteur s’attache à souligner qu’à travers les différents récits de guerre qui apparaissent dans la Torah, la leçon centrale est que Dieu seul est l’artisan de la victoire, que le sort du peuple d’Israël est fondamentalement entre les mains divines. Il conclut qu’au-delà des opérations militaires narrées, un profond désir de paix parcourt à la fois la Torah et le Nouveau Testament. Le discours actuel des grandes religions sur la paix est unanime ; c’est ce qu’ont montré les deux réunions d’Assise : celle d’octobre 1986 et celle de janvier 2002, après les attentats du 11 septembre. Le texte de la déclaration finale de cette seconde réunion, peu connu, est cité in extenso p. 104-106.

Après ce panorama des trois monothéismes, qui se conclut sur une note optimiste, il faut revenir à l’analyse générale pour essayer de comprendre les guerres de notre temps. Première question : faut-il déduire de ce bel accord sur la paix qu’aucune guerre légitime n’est envisageable désormais ?

Dans les temps anciens, dans l’Église, on a forgé autrefois la théorie de la « guerre juste ». Mais l’expression est à bannir. J’ai parcouru quelques champs de bataille dans ma vie, de la Somalie au Kosovo, et je peux dire, par expérience, que la guerre n’est jamais, jamais juste. On peut discuter de savoir si elle est légitime, mais il n’est jamais juste de détruire ce que les hommes ont construit ; il n’est jamais juste de tuer, même des combattants, et il n’est jamais juste de tuer, en dégâts collatéraux ou pas, des civils, des enfants, des femmes. (p. 25-26)

Plutôt que de guerre juste, il vaut mieux parler de « légitime défense ». Cette théorie se définit par cinq questions (cf. p. 28) : Est-ce que la cause est juste ? Ai-je tout fait pour éviter la guerre ? Mon intervention a-t-elle des chances de succès ? L’intervention que je projette est-elle proportionnée ? L’intervention est-elle décidée par les autorités légitimes ?

A propos de ces conflits modernes, et notamment de l’Irak, relisons ce que disait Jean-Paul II lors de ses vœux au corps diplomatique, le 13 janvier 2003 :

Oui à la vie, non à la guerre ; la guerre n’est jamais une fatalité, elle est toujours une défaite de l’humanité. Le droit international le dit : la solidarité entre États, l’exercice si noble de la diplomatie sont des moyens dignes de l’homme et des nations pour régler leurs différends. Et que dire des menaces d’une guerre qui pourrait s’abattre sur l’Irak déjà exténué par plus de douze années d’embargo ? La guerre n’est jamais un moyen comme un autre, qu’on peut choisir d’utiliser pour régler des différends entre nations. (p. 179-180)

Cette déclaration pontificale est appuyée par celle de plusieurs évêques ou conférences épiscopales catholiques, notamment aux États-Unis (cf. p. 180-182).

Sur la question du terrorisme, Mgr Dubost tente d’expliquer les attentats du 11 septembre 2001. Il donne d’abord la raison invoquée par des interlocuteurs musulmans : « je suis porté à croire les musulmans, lorsqu’ils affirment avec force que ces kamikazes utilisent l’islam, le détournent et le trahissent. Leurs actes ne peuvent naître que d’une interprétation de l’islam qui n’est pas majoritaire et qui s’apparente à un intégrisme. » (p. 133). Puis il ajoute une raison souvent avancée : « Certains analysent aujourd’hui ce terrorisme comme "l’arme du pauvre". Cela ne justifierait pas le terrorisme à leurs yeux, mais cela l’expliquerait. » (ibid.). Il revient ailleurs sur cette explication, qui semble avoir sa préférence, affirmant à propos de la dissuasion nucléaire : « Cette menace atomique sur le monde, pesant de manière indifférenciée sur des populations civiles, est indirectement la cause de cette menace brandie par le pauvre qu’est le terrorisme » (p. 70). A cela il convient de répondre par le dialogue : « nous, hommes et femmes de Dieu, devons redevenir les témoins d’un Dieu qui s’est fait Parole pour inviter les autres à parler, plutôt qu’à se taire en réduisant l’autre au silence » (p. 134).

Plus généralement, on peut se demander quelle est la légitimité des États à intervenir chez les autres. Le Conseil de sécurité de l’ONU se propose de le dire. Comme il est composé d’États très différents sous le rapport de leur système politique ou de leur diplomatie, il est certainement moins illégitime que tout autre autorité : l’Église soutient très clairement les Nations unies. Ainsi Paul VI, en plein Concile Vatican II, s’est-il rendu à l’Assemblée générale de l’ONU pour y tenir un discours, adopté ensuite parmi les textes officiels du Concile. En voici le début :

Notre message veut être d’abord une ratification morale et solennelle de cette haute Institution. Ce message vient de Notre expérience historique. C’est comme « expert en humanité » que nous apportons à cette Organisation le suffrage de nos derniers prédécesseurs, celui de tout l’Épiscopat catholique et le nôtre, convaincu comme nous le sommes que cette Organisation représente le chemin obligé de la civilisation moderne et de la paix mondiale. (p. 163-164)

Il est bon qu’il existe un grand forum des nations, parce qu’il est important que toutes les nations puissent se parler. Toutefois, sans capacité militaire réelle pour soutenir sa politique, l’ONU reste d’une grande faiblesse. La guerre que les États-Unis veulent mener en Irak remet en cause, une fois encore, l’ONU dans sa capacité à régler les conflits. Reste que si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer. L’Église affirme qu’aucune nation n’a vocation à gouverner le monde, et qu’il faut édifier un monde multipolaire et un droit international – notamment pour gérer la mondialisation.

Pour jouer un rôle dans la construction de la paix, l’Église ne s’appuie pas seulement sur la diplomatie, elle rappelle l’exigence de la loi morale, qui s’impose à tous. L’action de l’Église s’inscrit ainsi dans le long terme. Sa conception de la morale l’amène à en appeler aux consciences, à la réflexion… tout simplement à faire le bien. Cela passe par la loi, l’éducation et l’Amour. La diffusion de la parole de Dieu par les activités missionnaires de l’Église est indispensable, mais aussi, comme le Concile de Vatican II le met en évidence, par l’apostolat des laïcs. C’est le peuple tout entier qui est appelé à être témoin du Christ. Éduquer et aimer, c’est aussi faire confiance aux enfants, aux adolescents et aux adultes, en réfléchissant avec eux au sens de la liberté de chacun. Bien que cela paraisse démodé, éduquer, c’est apprendre la vertu et pas seulement les valeurs. L’Église s’engage aussi, pour le service de la paix, dans l’idée de développement. Elle affirme qu’il faut partager avec les gens qui vivent dans la pauvreté les responsabilités concernant l’avenir de l’humanité. À cet égard, un chrétien peut s’appuyer sur les principes énoncés par la Déclaration de Rio (1992). La paix, le développement et la protection de l’environnement sont interdépendants et indissociables.

L’Église détient encore un message important pour le monde : elle doit sans cesse annoncer le pardon. A cet égard, Jean-Paul II a su être un exemple éminent. La visite qu’il a rendue en prison, en 1983, à Ali Agca, l’homme qui avait tenté de le tuer, reste un exemple de miséricorde ; et c’est lui aussi qui a fait acte de repentance vis-à-vis des Juifs, au nom de l’Église. On ne peut pas fonder la paix en dehors de cette foi profonde du respect que chacun doit à l’autre. Enfin, l’Église prie. Elle prie celui qui est la paix, Jésus :

La paix soit avec vous (Jn 20, 19. 20)

Telle est la première salutation du Ressuscité à ses disciples.

Une salutation qu’en ce jour, il répète au monde entier.

Ô Bonne Nouvelle tant attendue et tant désirée !

Ô annonce réconfortante pour celui qui est opprimé

Sous le poids du péché et de ses multiples structures !

À tous, spécialement aux petits et aux pauvres,

Nous proclamons aujourd’hui l’espérance de la paix,

De la paix véritable, fondée sur les solides piliers

De l’amour et de la justice, de la vérité et de la liberté…

Paix en Irak ! avec le soutien de la communauté internationale

Puissent les Irakiens devenir les acteurs d’une reconstruction solidaire de leur pays…

Que se brise la chaîne de la haine…

(Jean-Paul II, Jour de Pâques 2003).

Ce message est toujours actuel : la paix reste encore à construire.

Jean-Sébastien Règue, né en 1973, a fait des études cinématographiques. Il écrit des scénarios de bandes dessinées. Son premier album, Les Stèles de Myrianda, l. 1, est sorti en juin 2005 chez E.P. éditions.

[1] Avant chaque présentation d’une de ces religions, l’auteur avertit d’emblée qu’il ne se place pas comme expert ou spécialiste (ou encore pour le christianisme comme historien), mais qu’il fait part au lecteur de ce qu’il en a compris ou de ce qu’il croit devoir en dire (cf. p. 90, 95, 99).

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