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La guerre juste : nouvelle jeunesse d’une théologie vénérable ?

P. Gabriel Delort-Laval

Avec l’avènement de la guerre industrielle, et potentiellement nucléaire, la réflexion morale de la deuxième moitié du XXème siècle a connu une rupture nette. La théologie avait élaboré, peu à peu, un certain nombre de critères pour juger de la moralité du recours à la force dans les relations internationales. Un de ces critères acceptés était celui de la « proportionnalité » entre l’injustice à réparer ou à combattre et les maux inévitables engendrés par la guerre. Or, l’expérience désastreuse du siècle passé et la menace de l’apocalypse nucléaire obligèrent à considérer ce critère comme impossible à remplir. La théologie de la « Guerre juste » était désormais caduque, elle appartenait à l’histoire de la théologie. « Plus jamais la guerre », l’affaire était entendue.

Le catéchisme de l’Église catholique de 1992 reflète largement cette conception des choses. Le recours à la guerre n’y est envisagé que dans le cas de la légitime défense. Certains critères traditionnels de la « guerre juste » y sont bien cités, mais dans ce cadre seulement. Pourtant, la réflexion sur la « guerre juste », depuis saint Augustin, s’interrogeait sur la légitimité de la guerre offensive, la légitimité de la guerre défensive ne méritant pas examen, tant elle semblait aller de soi. Ce changement de perspective est illustré par la disparition, dans le catéchisme, d’un des critères traditionnels essentiels, un des trois cités par Augustin et repris par saint Thomas d’Aquin : la droiture d’intention. De fait, dans un cas de légitime défense la question de la motivation de l’action ne se pose pas : il s’agit de se défendre, voilà tout. Il est donc normal que ce critère disparaisse puisqu’il n’a d’utilité que dans le cas d’une intervention extérieure, désormais inenvisageable.

L’histoire semble, hélas, devoir donner une nouvelle actualité à la réflexion traditionnelle sur la « guerre juste ». Le catéchisme ne mentionnait le terrorisme qu’en passant, dans le paragraphe consacré au respect de l’intégrité corporelle de la personne. Nous étions loin, alors, du 11 septembre 2001 et de ses suites. Nous le savons de nouveau, l’histoire n’est pas terminée, la guerre est notre présent et nous accompagnera longtemps sous les formes nouvelles que nous lui découvrons. La réflexion théologique ne peut se contenter de déplorer le fait, elle doit y réfléchir pour donner aux citoyens et à leurs représentants des éléments de discernement.

Il serait trop long de décrire dans le détail les formes nouvelles et futures des conflits et des guerres. Rappelons simplement, pour la clarté de ce qui va suivre : que la guerre, déclarée illégale par les Nations Unies, ne se « déclare » donc plus, elle se fait ; qu’elle se déroule devant les caméras et que les médias y sont une arme essentielle ; qu’elle est généralement dissymétrique : du faible au fort (Intifada) ou du fort au fou (anti-terrorisme). Devant de telles évolutions, quelle est la pertinence des sept critères traditionnels de la « guerre juste ». Dans quelle mesure, à quelles conditions, sont-ils encore opérants ? Faut-il en chercher d’autres ?

1.- L’autorité légitime : a le droit qui a le devoir

Le critère de « l’autorité légitime » affirme, à un premier niveau, que la guerre ne peut être une affaire privée. Seul celui qui a la responsabilité du « bien commun » peut décider de l’emploi de la force collective. Il en a seul le droit. Ce critère pose la question très actuelle de la légalité de la guerre. Or, nous l’avons dit, depuis la fondation de l’ONU, la guerre en tant que telle est toujours illégale. Ce n’est plus un moyen reconnu pour régler les différends. La guerre est « hors-la-loi » et doit le rester, mais cela ne signifie pas qu’elle ne soit jamais légitime ou nécessaire. En d’autres termes la réflexion au sujet de la guerre doit quitter le champ du droit pour celui de la morale. Une guerre « illégale » peut être reconnue légitime (Kosovo), et l’ONU peut entériner une situation de fait, reconnaissant a posteriori la légitimité d’une intervention (opération Licorne en côte d’Ivoire).

Cela posé, quelle est aujourd’hui l’autorité ayant une légitimité pour agir ? La question, évidemment complexe, déborde les limites de cet article. Remarquons cependant qu’il est trop rapide de répondre purement et simplement : « Le conseil de sécurité de l’ONU ». L’exemple du Kosovo suffit à nous montrer qu’une intervention armée doit parfois être décidée sans l’aval du conseil.

Si l’on respecte le principe de subsidiarité, qui demande que les problèmes soient traités au niveau le plus proche possible des personnes concernées, et si l’on se place dans le strict respect des traités, en particulier la Charte des nations unies, nous pouvons dire que, dans une situation où l’action est nécessaire, l’autorité légitime est la première en mesure d’agir. Un état menacé agira en son nom propre, un état tiers, au nom de tous.

Cela n’est vrai, redisons-le, que par une appréciation éthique et non juridique de la situation. Prenons deux exemples. Dans le cas d’une guerre « préventive » contre une menace certaine et grave, nous sommes dans le cas d’une légitime défense qui est autant un devoir, envers un tiers ou envers soi-même, qu’un droit. Si j’ai le droit d’agir, c’est parce que j’en ai le devoir. Dans le cas d’une intervention à but humanitaire nous intervenons au nom de valeurs et de principes qui sont au fondement de notre conscience de nous-mêmes, de notre identité. On a le droit de défendre ses raisons de vivre, ses valeurs fondamentales, c’est défendre un intérêt vital, ce dont on a naturellement le droit.

Ces réflexions nous permettent de proposer une formule synthétique : on a le droit de faire la guerre quand, et seulement quand, on en a le devoir. Voilà qui déplace la problématique du juridique vers l’éthique, seule condition pour garder à la guerre son caractère « a-normal » (illégal), tout en rendant aux responsables du bien commun leur pleine responsabilité morale.

2.- La juste cause : la force contre la violence

Dans le cas d’une guerre défensive, la question ne se pose pas : la légitime défense est une juste cause à l’emploi de la force (cela n’implique pas que tous les autres critères sont pour autant réunis). La guerre préventive face à une menace grave et certaine entre, elle aussi, dans le cadre de la légitime défense. Mais qu’en est-il d’une intervention extérieure à visée humanitaire ? Il s’agit de « combattre une injustice », et nous retrouvons le sens originel de ce critère, tel qu’il était compris par saint Augustin. Si toute injustice ne justifie pas la guerre, toute injustice doit être combattue. Si je ne peux combattre une injustice autrement, et si je peux la combattre ainsi, elle représente une cause juste d’intervention.

Dans une perspective large, chercher la paix, la « tranquillité de l’ordre » selon saint Augustin, revient à construire un ordre de justice et à le préserver. L’injustice est source de violences, actuelles ou potentielles. La prévention des conflits peut passer par l’usage de la force pour interdire la violence et permettre, en parallèle, l’instauration d’une situation de justice. Ainsi, très concrètement, l’usage de la force est légitime s’il limite l’escalade prévisible de la violence, s’il diminue le potentiel de violence que contient une situation. La seule « juste cause » à l’emploi de la force est de faire cesser, limiter, empêcher la violence sous toutes ses formes, afin de construire un ordre de justice et le préserver.

3.- L’intention droite : quelle paix veut-on ?

Dans une situation de défense légitime, la question de l’intention droite ne se pose pas. Le catéchisme de l’Église catholique, nous l’avons dit, qui se place dans cette seule perspective, ne mentionne plus ce critère. Dans les situations d’interventions extérieures, la question réapparaît. La grande difficulté pour juger si ce critère est rempli vient de ce qu’il ne se vérifie qu’à posteriori, à la qualité de la paix qui suit la guerre. C’est alors seulement que se dévoilent les pensées secrètes des cœurs, et que l’on vérifie si les raisons invoquées pour justifier la guerre n’étaient pas de simples prétextes.

La vérification de ce critère au début d’une intervention, ne peut passer que par la publicité des objectifs politiques de l’intervention. Dire publiquement ce que l’on recherche, permet un contrôle international de l’établissement de la paix. L’enjeu ici est la justice de la situation post bellum, pour éviter que la paix ne soit grosse de guerres futures. La paix est un « bien commun ». Elle est même, en un sens, le « Bien Commun ». Tous sont donc concernés, au-delà des belligérants.

Qui décide une intervention militaire doit accepter, par avance, d’impliquer des tiers dans l’élaboration de la paix qui suivra. Le risque couru et le prix du sang versé ne donnent plus désormais un blanc-seing au vainqueur.

4.- Le dernier recours, version minimale

Qui peut prétendre avoir tout essayé pour éviter un conflit ? Une médiation supplémentaire est toujours possible. Il y a souvent tension entre le critère de « dernier recours », qui implique des délais pour mettre en œuvre les moyens diplomatiques, et l’urgence qu’impose la situation quand une intervention, préventive ou humanitaire, est nécessaire. Si bien que ce critère sert souvent de prétexte pour ne pas intervenir quand on le devrait. Pour qu’il ne serve pas de paravent à la lâcheté ou au cynisme, il faut accepter une version limitée de ce critère.

On peut estimer qu’il est rempli si l’intervention a été précédée d’une annonce secrète de la menace, assortie de l’offre d’une solution raisonnable et d’une médiation. Le secret permet à celui qui est menacé de ne pas perdre la face. Si cette phase échoue, la menace doit être rendue publique. La publicité de la menace permettant alors à l’opinion publique de faire pression auprès du gouvernement menacé.

On peut remarquer que ce critère exclut désormais toute possibilité de surprise stratégique. Une guerre déclenchée par surprise ne peut en aucun cas être légitime.

5.- L’espérance raisonnable de succès, ou connaître la sortie

Ce critère rappelle que toute défense légitime ne justifie pas le recours à la violence. Verser le sang quand on sait que la situation est sans espoir n’a aucune justification. Le « baroud d’honneur » n’a pas plus de raison d’être que le duel pour motif d’honneur. Dans le cas d’une opération extérieure, ce critère signifie que les conditions de victoire doivent être clairement atteignables, et donc définies. La guerre doit avoir des objectifs clairs et réalistes. On doit savoir dès le début quand on pourra dire : « la guerre est terminée ».

Il y a là une différence essentielle entre la guerre, limitée en durée, et les activités de police. En ce sens, la « guerre contre le terrorisme » n’est pas une guerre mais une activité de police internationale, qui peut employer des moyens militaires. De fait, on ne fait pas la guerre à une méthode (le terrorisme), mais à des adversaires (les terroristes). Déclarer la guerre « au terrorisme » est le meilleur moyen de ne jamais la gagner, car c’est engager un combat à l’objectif irréaliste et donc sans fin. Par contre, il peut être naturellement juste de combattre des mouvements terroristes identifiés.

6.- La proportionnalité, de nouveau envisageable

Ce critère se situe à la jonction du Jus ad bellum (droit de faire la guerre) et du Jus in bello (droit de la guerre). La façon de mener la guerre a naturellement des répercussions sur la légitimité morale de celle-ci.

Dans le cadre du jus ad bellum, le critère de proportionnalité correspond au critère de juste cause, tel que nous l’avons reformulé : la force envisagée limite-t-elle une violence dont le déclenchement est prévisible si on ne l’employait pas ? Comme nous l’avons dit, ce critère rend impensable d’envisager une guerre juste dans un contexte nucléaire ou dans la perspective d’une guerre industrielle comme en a connu le XXème siècle. Cependant, l’évolution des conflits, en particulier les progrès dans la précision des armes, rend la guerre objectivement moins meurtrière. En devenant moins terrible, la guerre devient plus acceptable et donc plus probable.

S’il n’y a pas de guerre propre, il y a des guerres plus ou moins sales. Un des éléments qui en décident est la durée de celle-ci. Le critère de proportionnalité ne se juge pas seulement en faisant la somme des « dommages collatéraux » prévisibles à froid. La nature même de la guerre fait qu’elle tend à devenir de plus en plus féroce avec le temps. Les enjeux et la radicalité des positions augmentent dans la même mesure. Il faut donc juger de la proportionnalité des maux prévisibles en tenant compte du facteur temps, en comptant comme probables bavures, exactions et tortures. En envisageant le ressentiment engendré chez tout vaincu par la défaite, et donc le caractère belligène de toute guerre.

Aujourd’hui, le critère de proportionnalité est rarement rempli dans le cas d’un conflit de haute intensité. Mais le fait qu’on puisse de nouveau envisager qu’il le soit marque une évolution importante de la réflexion éthique sur la question de la guerre. Autrefois caduque, la théologie de la « guerre juste » retrouve une utilité opératoire.

7.- La discrimination, une question d’efficacité

Ce terme étrange évoque simplement la distinction entre combattants et non-combattants. La guerre fait aujourd’hui moins de morts mais la présence des caméras donne à la mort des non-combattants un poids nouveau. La guerre dissymétrique, du faible au fort, joue de la présence des médias pour influencer l’opinion publique de l’adversaire, soit en discréditant son combat, soit en misant sur l’effroi. La guerre moderne vise à convaincre ou à contraindre les esprits. Un combat, mené au nom de valeurs, perd sa raison d’être s’il emploie des méthodes ou tolère des effets en contradiction avec ces valeurs. La légitimité d’une intervention armée repose donc largement sur la capacité « discriminante » des moyens employés.

Les conséquences sont fondamentales sur les types d’équipements que nous fournissons à nos armées. Désormais, une armée plus efficace n’est pas une armée qui tue plus, mais qui tue « mieux », c’est-à-dire le minimum. Une telle armée, dotée d’équipements plus précis, coûte plus cher. Il s’agit d’un choix politique, dont les citoyens devraient avoir conscience. Sommes-nous prêts à payer plus cher pour être capables d’intervenir dans le monde, afin de défendre nos intérêts et nos valeurs ? Si ce n’est pas le cas, nous devrons admettre que nous n’accordons guère de prix à nos valeurs.

Conclusion : des critères nouveaux ?

En plus de ces sept critères traditionnels, doit-on en envisager d’autres aujourd’hui ? Il s’agit d’une réflexion difficile mais nécessaire. La pensée éthique au sujet de la guerre s’est élaborée dans le cadre, aujourd’hui marginal, de conflits d’État à État, de prince à prince, par armées similaires opposées. Si les fruits de cette réflexion gardent leur pertinence, au prix de quelques adaptations et reformulations dont nous venons de donner quelques éléments, le bon sens nous dit aussi : « à vin nouveau, outres neuves », à guerre nouvelle, nouveaux critères.

Puisque nous avons placé la réflexion au plan éthique et non juridique, les critères nouveaux devront faire appel au sens moral individuel et collectif. La question de l’emploi de la force est avant tout éthique. « L’autorité légitime » doit comparer les éléments de progrès éthique liés au fait d’intervenir, et les reculs moraux indissociables de tout recours à la force. La question pourrait se formuler ainsi : « Cette intervention permet-elle un progrès éthique collectif ? ». En d’autres termes : « pouvons-nous être fiers de ce que nous allons faire ? ». Le risque assumé avec courage, les valeurs défendues ou promues, la violence limitée par un usage maîtrisé de la force, la recherche d’un ordre de justice, ... autant d’éléments qui peuvent rendre possible une qualification morale positive du recours à la force armée.

Dans la vie individuelle, les vertus servent de guides et de critères de choix. L’action collective peut, elle aussi, être jugée à l’aune de ces critères. Les vertus cardinales de Force, Tempérance, Courage et Prudence semblent particulièrement utiles pour juger de la nécessité du recours au bras armé de la nation. La force, comme vertu, est la violence maîtrisée qui permet de maîtriser la violence incontrôlée ; la tempérance invite à modérer les fruits de sa victoire et permet d’établir une juste paix ; le courage permet de mettre sa vie en jeu quand l’enjeu est la défense des valeurs qui donnent valeur à la vie ; la prudence enfin invite à ne considérer comme acceptable que la violence indispensable.

Voici quelques pistes d’une réflexion que l’actualité de la question nous oblige à poursuivre et à intensifier.

P. Gabriel Delort-Laval, Le P. Gabriel Delort-Laval est prêtre du diocèse de Paris, ordonné en 1995, école cathédrale.

Réalisation : spyrit.net