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La justification chez saint Paul

Clément Maâtz-Essincourt
Pour moi, il m’importe fort peu d’être jugé par vous ou par un tribunal humain. Bien plus, je ne juge pas moi-même... Ma conscience, il est vrai, ne me reproche rien, mais je n’en suis pas justifié pour autant ; mon juge, c’est le Seigneur. (1 Co 4,3)

Directeur spirituel des communautés qu’il a fondées, l’Apôtre des Gentils adresse à celles-ci des lettres animées d’une charité brûlante, des discours d’autant plus vifs qu’ils sont destinés à des frères passionnément chéris, en vue de leur affermissement dans la vraie foi et, souvent, de leur éloignement des dérives déjà présentes dans ces tout premiers temps chrétiens. Écrits de circonstance, les épîtres de saint Paul ne sont pas rédigées sub specie aeternitatis, mais si aucune n’est un traité thématique, toutes sont habitées par une même lumière eschatologique. C’est pourquoi la question de la justification est abordée en bien des moments des écrits pauliniens.

Communément, la justification s’entend de l’acte par lequel Dieu fait passer une âme de l’état de péché à l’état de grâce. En d’autres termes, c’est la communication à l’âme de la “ justice ” qui appartient à Dieu, de sa sainteté.

La doctrine de saint Paul sur ce point pourrait tenir en quelques mots, s’il n’en disait un peu plus : “ En [l’Évangile], la justice de Dieu se révèle de la foi à la foi, comme il est écrit : Le juste vivra de la foi (Ha 2,4) ” (Rm 1, 17). Or, dans son histoire sainte personnelle, l’Apôtre fut d’abord un zélé fils de la Loi ; il est donc spécialement qualifié pour établir une perspective entre cette Loi qu’il a observée et la foi à laquelle il exhorte désormais. La fulgurante rencontre du Christ sur le chemin de Damas renversa radicalement son existence ; il lui tient donc aussi à cœur de proclamer l’action libérante du Saint-Esprit et, contre la présence du péché, l’opération de la Rédemption. Telles sont les deux voies que nous allons emprunter, en tentant de réordonner les propos pauliniens, afin d’entendre l’enseignement de l’Apôtre sur la justification.

La Loi et la foi

S’agissant des Juifs, premiers destinataires de la Révélation, saint Paul écrit :

Ce ne sont pas les auditeurs de la Loi qui sont justes devant Dieu, mais les observateurs de la Loi qui seront justifiés. (Rm 2, 13)

Celui qui est sous la Loi n’est pas juste s’il ne la met pas en pratique, s’il ne s’y conforme pas :

Toi qui te glorifies dans la Loi, en transgressant cette Loi, c’est Dieu que tu déshonores. (Rm 2, 23)

Est-ce à dire qu’observer la Loi justifie le pécheur ?

Personne ne sera justifié devant Lui (Ps 143,2) par la pratique de la Loi : la Loi ne fait que donner la connaissance du péché. (Rm 3, 20)

Ce n’est donc pas la Loi en tant que telle qui apporte la justification. Il faut aller chercher ailleurs. Écrivant aux Romains, saint Paul affirme très vite le cœur de sa doctrine :

Nous estimons que l’homme est justifié par la foi sans la pratique de la Loi. (Rm 3, 28)

Formé aux pieds de Gamaliel (Ac 22, 3), familier des règles antiques de l’exégèse, l’Apôtre peut s’en aller sonder l’histoire sainte de l’humanité, jusqu’en ses origines. Lui-même ou un de ses disciples parle ainsi des Pères :

Par la foi, Abel offrit à Dieu un sacrifice de plus grande valeur que celui de Caïn ; aussi fut-il proclamé juste, Dieu ayant rendu témoignage à ses dons, et par elle aussi, bien que mort, il parle encore.... Par la foi, [Noé] condamna le monde et il devint héritier de la justice qui s’obtient par la foi. (He 2, 4.7b)

Depuis le début, donc, c’est la foi qui conduit à la justice. Chemin spirituel manifesté par l’histoire du patriarche : “ Abraham crut en Dieu et ce lui fut compté comme justice ” (Gn 15,6 cité dans Rm 4,3). La foi d’Abraham lui a été comptée comme justice avant qu’il ne reçoive le signe de la circoncision : la foi précède la Loi. La Loi est donnée ensuite “ comme sceau de la justice de la foi ” (Rm 4, 11). L’héritage promis par le Seigneur dépend de la foi “ afin d’être don gracieux ” (Rm 4, 16).

Symbole, aux yeux du monde, de l’Alliance entre Dieu et le peuple qu’il s’est constitué, aide donnée aux descendants d’Abraham pour vivre la foi à travers les âges, la Loi n’est pas une fin :

Avant la venue de la foi, nous étions enfermés sous la garde de la Loi, réservés à la foi qui devait se révéler. Ainsi la Loi nous servit-elle de pédagogue jusqu’au Christ, pour que nous obtenions de la foi notre justification. (Ga 3, 23-24)

Au contraire donc, la Loi a une fin, “ le Christ, pour la justification de tout croyant ” (Rm 10, 4). “ Tout croyant ” et non pas seulement les Juifs. Puisque tous les hommes sont pécheurs (Rm 3, 23), la chair - c’est-à-dire non pas le corps mais la fragilité héritée de la faute originelle - est, en tous, cause permanente de péché, depuis le péché d’Adam, et tous ont besoin d’être justifiés :

[Dieu] justifiera les circoncis en vertu de la foi, comme les incirconcis par le moyen de cette foi. (Rm 3, 30)

L’universalité du dessein de Dieu est attesté dès la Genèse :

Et l’Écriture, prévoyant que Dieu justifierait les païens par la foi, annonça d’avance à Abraham cette bonne nouvelle : ‘En toi seront bénies toutes les nations’ (Gn 12,3). (Ga 3, 8)

Par le Christ, les prophéties sont accomplies, le Salut est offert aussi aux païens :

[Dieu] voulait montrer sa justice au temps présent, afin d’être juste et de justifier celui qui se réclame de la foi en Jésus. (Rm 3, 26)

Saint Paul peut prendre les plus grandes distances vis-à-vis de la Loi :

Nous sommes, nous, des Juifs de naissance et non de ces pécheurs de païens ; et cependant, sachant que l’homme n’est pas justifié par la pratique de la Loi, mais seulement par la foi en Jésus-Christ, nous avons cru, nous aussi, au Christ Jésus, afin d’obtenir la justification par la foi au Christ et non par la pratique de la Loi, puisque par la pratique de la Loi, ‘personne ne sera justifié’ (Ps 143,2). (Ga 2, 15-16)

Seul compte désormais le Christ :

A cause de Lui, j’ai accepté de tout perdre, je considère tout comme déchets, afin de gagner le Christ, et d’être trouvé en lui, n’ayant plus ma justice à moi, celle qui vient de la Loi, mais la justice par la foi au Christ, celle qui vient de Dieu et s’appuie sur la foi. (Ph 2, 8b-9)

Deux justices donc, l’une qui est vaine puisqu’elle vient de la créature, l’autre qui est salvifique puisqu’elle vient du Créateur. C’est pourquoi saint Paul peut affirmer :

Des païens qui ne poursuivaient pas de justice ont atteint une justice, la justice de la foi, tandis qu’Israël, qui poursuivait une loi de justice, n’a pas atteint la Loi. Pourquoi ? Parce que, au lieu de recourir à la foi, ils comptaient sur les œuvres. Ils ont buté ‘contre la pierre d’achoppement’ (Is 8,14-15). (Rm 9, 30-32)

Sur cette même lancée, l’Apôtre se dresse avec force contre les éléments judaïsants qui veulent imposer les pratiques de la Loi dans les jeunes Églises de Galatie :

Vous avez rompu avec le Christ, vous qui cherchez la justice dans la Loi ; vous êtes déchus de la grâce. (Ga 5, 4)

S’attacher à la Loi quand on a connu le Christ, c’est en quelque sorte revenir au moyen alors qu’on possède la fin. Manque de foi ?

La foi du cœur obtient la justice, et la confession des lèvres, le salut. (Rm 10, 10)

C’est par la foi que s’opère la justification ; dit autrement :

Ayant donc reçu notre justification de la foi, nous sommes en paix avec Dieu par Notre Seigneur Jésus-Christ, lui qui nous a donné d’avoir accès par la foi à cette grâce en laquelle nous sommes établis. (Rm 5, 1)

C’est la justice de Dieu qui s’est manifestée par la foi en Jésus-Christ, et tous ceux qui croient

sont justifiés par la faveur de sa grâce en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ Jésus. (Rm 3, 24)

L’opération de la Rédemption

L’œuvre de grâce à la suite d’un grand nombre de fautes aboutit à une justification. (Rm 5, 16)

L’abondance du péché a appelé une surabondance de la grâce, cette “ oeuvre ” qui conduit à la justification. Cette œuvre de grâce est celle du Christ Jésus qui l’accomplit avec un cœur doux et humble : “ Par l’obéissance d’un seul, la multitude sera constituée juste ” (Rm 5, 19). Le Fils s’est fait “ obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ” (Ph 2,8). Pouvait-on imaginer plus grande humilité et plus grand amour ? D’où l’ardeur de l’exhortation paulinienne :

Nous vous en supplions au nom du Christ : laissez-vous réconcilier avec Dieu. Celui qui n’avait pas connu le péché, Il l’a fait péché pour nous, afin qu’en lui nous devenions justice de Dieu. (2 Co 5, 20b-21)

Par un seul homme, Adam, le péché avait fait son lit dans le monde ; par un seul homme, le Christ, nouvel Adam, le monde est vainqueur du péché, la multitude est justifiée, revêtue de la justice de Dieu.

Comment s’opère cette victoire ? Par le sang du Seigneur et sa résurrection : “ Combien plus, maintenant justifiés par son sang, serons-nous par lui sauvés de la colère ” (Rm 5, 9). On pense à ce passage de l’Apocalypse : “ Ce sont ceux qui viennent de la grande épreuve : ils ont lavé leur robes et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau ” (Ap 7, 14b) - et encore : “ [Jésus] ‘livré pour nos fautes’ (cf. Is 53) et ressuscité pour notre justification ” (Rm 4, 25). La mort, inévitable compagnon de route du péché, est terrassée par le consentement du Fils à la volonté du Père ; celui qui accepte de s’y plonger est celui-là même qui est la Vie, et à cette obéissance correspond l’événement de sa résurrection. Ainsi, après que le sang a été versé, la vie a rejailli :

Et si le Christ n’est pas ressuscité, vaine est votre foi ; vous êtes encore dans vos péchés. (1 Co 15, 17)

La mort et la résurrection du Christ sont l’acte divin qui nous libère de notre condition de pécheurs, la source de notre justification. Peut-on imaginer que le péché n’existe plus ? Non :

Si, recherchant notre justification dans le Christ, il s’est trouvé que nous sommes des pécheurs comme les autres, serait-ce que le Christ est au service du péché ? Certes non ! Car en relevant ce que j’ai abattu, je me convaincs moi-même de transgression. En effet, par la Loi je suis mort à la Loi afin de vivre pour Dieu : je suis crucifié avec le Christ ; et, si je vis, ce n’est plus moi qui vit, mais le Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi. Je n’annule pas le don de Dieu : car si la justice vient de la Loi, c’est donc que le Christ est mort pour rien. (Ga 2, 17-21)

Nous demeurons capables de péché tant que nous sommes sur cette terre : notre foi n’est pas parfaite, nous cédons encore au désir de relever les idoles abattues. Mais le don que Dieu nous a fait de Lui-même pour notre justification, en son Fils, est irréformable, irrévocable ; toujours offert, il nous permet de retrouver toujours à nouveau la paix avec le Père par la réconciliation dans le Christ.

Ce mouvement, qui est celui de la conversion toujours re-désirée, toujours re-demandée, toujours re-donnée, a un terme eschatologique :

Ceux que d’avance il a discernés, il les a aussi prédestinés à reproduire l’image de son Fils, afin qu’il soit l’aîné d’une multitude de frères ; et ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés ; ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés ; ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés. (Rm 8, 29-30)

La justification est la porte ouverte sur la gloire des Cieux.

Après avoir abondamment parlé du Père et du Fils, saint Paul évoque le rôle du Saint Esprit :

Ne savez-vous pas que les injustes n’hériteront pas du Royaume de Dieu ? (...) Et cela, vous l’étiez bien quelques-uns. Mais vous vous êtes lavés, mais vous avez été sanctifiés, mais vous avez été justifiés par le nom du Seigneur Jésus Christ et par l’Esprit de notre Dieu. (1 Co 6, 9 et 11)

La troisième personne divine est engagée, elle aussi, dans cette grâce de la justification :

Mais, le jour où apparurent la bonté de Dieu notre Sauveur et son amour pour les hommes, il ne s’est pas occupé des œuvres de justice que nous avions pu accomplir, mais, poussé par sa seule miséricorde, il nous a sauvés par le bain de la régénération et de la rénovation en l’Esprit Saint. Et cet Esprit, il l’a répandu sur nous à profusion, par Jésus Christ notre Sauveur, afin que, justifiés par la grâce du Christ, nous obtenions en espérance l’héritage de la vie éternelle. (Ti 3, 4-7)

L’Esprit Saint est celui qui régénère, celui qui ré-engendre, celui qui fait naître de nouveau. Nous voici donc, conduits par saint Paul, parvenus au seuil d’une vie nouvelle : “ L’œuvre de justice d’un seul procure à tous une justification qui donne la vie ” (Rm 5, 18). Depuis que le Christ a accompli les Écritures en sa Personne, cette vie nous est déjà donnée, et nous la vivons dans la mesure où nous vivons notre foi ; ainsi notre justification, loin de nous statufier dans une totale passivité, nous pousse-t-elle à agir, à accomplir des œuvres, sous la mouvance du Saint Esprit, ces œuvres qui sont les prémices de la parfaite charité vécue dans le Royaume, ces œuvres bonnes annoncées par l’onction de Béthanie (Mt 26, 10), ces actions qui permettent à saint Paul de dire que Dieu “ rendra à chacun selon ses œuvres ” (Rm 2, 6) : “ Tribulation et angoisse à toute âme humaine qui s’adonne au mal ” (Rm 2, 9) ; “ Gloire, honneur et paix à quiconque fait le bien ” (Rm 2, 10).Cette rétribution que nous espérons n’est autre que le divin et amoureux écho des œuvres qui sont les fruits de la grâce de la justification.

Clément Maâtz-Essincourt, Clément Maâtz-Essincourt, né en 1970. Poursuit des études de philosophie et de théologie.

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