Rechercher

La liturgie des Heures comme dialogue trinitaire

Sandra Bureau

La Liturgie des Heures vient faire écho à ce que fut la prière du Christ durant sa vie terrestre, et au précepte qu’il nous a laissé : « Il faut toujours prier, sans se lasser » (Lc l8, 1). Et nombres d’auteurs, à commencer par la Sacré Congrégation pour le Culte divin, dans son Institutio Generalis de Liturgia Horarum [1] (IGLH), présentent comme effet spirituel de la Liturgie des Heures la sanctification du temps, et en tout premier lieu la sanctification de la journée. C’est pourquoi d’ailleurs il importe d’observer, dans la récitation de l’office, le moment qui se rapproche le plus du temps véritable de chaque heure canonique (cf. Vatican II, Sacrosanctum Concilium n.94). La Liturgie des Heures a donc fondamentalement quelque chose à voir avec le temps. Mais, de même que Dieu n’est pas entré dans le temps de n’importe quelle manière, qu’il est venu en son Fils, la Liturgie des Heures ne saurait sanctifier le temps en faisant abstraction de ce qu’est Dieu, c’est-à-dire, au plus profond, de son être trinitaire. Par son Fils unique, conçu avant tous les temps, Celui qui était hors du temps est entré dans le temps. Aussi cette sanctification du temps ne pourra-t-elle se faire qu’en rapport avec les mystères de la vie du Christ, et, plus encore, qu’en rapport avec ce qui fut le cœur de sa venue : son acte salvifique, posé comme mémorial. Mais la dimension christologique, première et essentielle, n’est qu’un élément du dialogue entre Dieu et l’homme dans lequel nous entraîne la prière des Heures, et dans lequel nous nous proposons maintenant d’entrer.

La Liturgie des Heures comme dialogue

La Liturgie des Heures est un dialogue entre Dieu et l’homme. Qu’elle se plie, en effet, à la célébration commune ou à la récitation solitaire, au fil du temporal ou à celui du sanctoral, à la première heure du jour ou à la dernière, « la structure essentielle de cette Liturgie reste toujours la même, à savoir le dialogue entre Dieu et l’homme » (IGLH 33). Et si ce caractère dialogal ne saute pas aux yeux de ceux qui buttent sur la complexité de ses lois (elle comprend toujours, après l’hymne d’ouverture, la psalmodie, puis une lecture tirée des Écritures, un répons ou verset, et enfin des prières), il transparaît davantage à ceux qui se laissent porter par la dignité, et, certains jours, par la solennité de ses célébrations. Saisir ce caractère dialogal, inhérent à tout acte liturgique, est essentiel pour qui veut comprendre la Liturgie des Heures, pour qui veut entrer dans son jeu.

La liturgie, et cela rejoint une affirmation beaucoup plus générale, est activité de l’Église, elle est œuvre de l’Église. Si l’office divin peut être dit en privé, il n’est jamais une affaire privée. Mais la Liturgie des Heures est surtout œuvre de Dieu, Opus Dei, comme l’appelle si justement saint Benoît dans sa Règle, car la liturgie est comme un appel de Dieu sans cesse réitéré. L’Office divin est Parole de Dieu qui nous est adressée. Aux origines de la prière des heures [2], on commençait l’office par une lecture de l’Écriture. La raison théologique en est claire : avant de louer Dieu, avant de lui présenter nos demandes, il convient que nous commencions par écouter ce que Dieu a à nous dire. Il est possible de voir là la raison pour laquelle l’office des Lectures, qui tire son nom des grandes lectures bibliques et patristiques qui y sont faites, était traditionnellement le premier office de la journée [3]. Quoi qu’il en soit, la lecture proprement dite de l’Écriture (ou capitule) occupe dans la Liturgie des Heures une place importante. Sur elle se cristallise la prière. « Elle doit être lue et écoutée comme une véritable proclamation de la Parole de Dieu » (IGLH 45). Pour saint Benoît, celle-ci doit être dite par cœur (hormis aux vigiles). Le répons qui suit immédiatement (ou à défaut le verset) vient l’éclairer, pour nous permettre de l’insérer plus adéquatement dans l’histoire du salut.

La Parole, qui est adressée à l’Église, et à laquelle elle doit répondre, est une proposition de salut. La liturgie, en effet, vient nous rappeler que la mort et la Résurrection du Christ ne sont pas des événements du passé, que « c’est maintenant le moment favorable », que « c’est maintenant le jour du salut » (2 Co 6,2). Paradoxalement, si Dieu est entré dans l’histoire, il n’est pas prisonnier de l’histoire. Pas prisonnier, cela signifie que ce rappel de la mort et de la Résurrection du Christ ne s’apparentent nullement à l’évocation d’un passé glorieux et révolu. La présence du Christ au milieu de ceux qui prient - « quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux » (Mt 18,20) - dément, de toutes façons, la réduction de la liturgie à un simple souvenir. D’ailleurs, s’il en était ainsi, il serait impossible d’y répondre. Non, la mémoire du Christ qui se célèbre dans la liturgie, et donc aussi dans la Liturgie des Heures, est d’un tout autre ordre, puisque par la célébration des mystères divins, nous touchons à l’action salvifique même du Christ. La liturgie est un signe efficace de la présence du Sauveur. Elle est, pour reprendre un terme consacré, une anamnèse. Et c’est pourquoi notre acceptation se fait, à tout instant, possible ; c’est pourquoi dans la proposition même de salut qui nous est faite, il y a quelque chose de ce salut qui s’opère.

C’est là que la Liturgie des Heures, mais aussi la liturgie en général, devient œuvre de l’Église, qu’elle devient la réponse de l’Église à son Seigneur. Réponse communautaire dans la mesure où la Liturgie des Heures est « la prière publique et commune du peuple de Dieu » (IGLH 1). Prière publique de ceux qui sont rassemblés pour chanter l’Office divin, prière commune de ceux qui, en divers endroits de l’espace et du temps, font, d’un même cœur, monter leurs supplications et leurs actions de grâce. Il est important de souligner la dimension communautaire de cette prière de l’Église. D’une part, parce qu’elle évoque, non sans joie, la toute première communauté : « ils n’avaient qu’un cœur et qu’une âme » (Ac 4,32), ils étaient « fidèles à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières  » (Ac 2,42). D’autre part, parce qu’elle rappelle, pour reprendre une expression du P. de Lubac, « la dimension sociale du salut » [4]. Le salut ne s’adresse pas seulement à des individus pris isolément, mais aussi, et peut-être d’abord, à l’humanité dans son ensemble, à cette humanité que le Christ a voulu sauver et dont aujourd’hui encore il veut faire son Corps.

A nous donc, en tant que nous sommes membres de ce Corps, de répondre à l’offre de salut que le Seigneur ne cesse de nous adresser. A nous d’y trouver la raison de notre louange et de notre action de grâce. Cette offre de salut doit, en effet, être le premier motif de notre joie. D’ailleurs il n’est pas anodin qu’au cœur de cette réponse, que constitue la Liturgie des Heures, se trouvent, dans les deux principaux offices que sont les Laudes et les Vêpres, le Benedictus, et le Magnificat, et aussi, si on ajoute l’office des Complies, le Nunc Dimitis, qui tous trois disent cette exultation devant l’irruption du salut au milieu de l’histoire, au milieu de notre propre histoire : « Le Seigneur fit pour moi des merveilles ; saint est son nom » (Lc 1,49). Mais cette acceptation du salut ne saurait se réduire à une exultation. Car nous sommes invités à joindre à cette louange l’offrande de nous-mêmes, offrande qui, en vertu de l’essence de la liturgie, ne demeurera jamais une offrande simplement individuelle, mais qui sera un acte du Corps tout entier. Acte par lequel l’Église, lorsqu’elle intercède pour le salut du monde – ce qui est le cas dans les supplications ou intercessions qui, aux Laudes et aux Vêpres, suivent le Cantique évangélique – « exerce un véritable rôle maternel envers les âmes pour les conduire au Christ » (IGLH 17). « Ceux qui participent à la Liturgie des Heures contribuent donc par une mystérieuse fécondité apostolique », qui tient au fait que l’Église continue les prières et les supplications qui furent celles du Christ durant sa vie terrestre, « à accroître le peuple du Seigneur » (IGLH 18). Ce qui n’exclut pas, comme le souligne encore l’Institutio Generalis, que nous participions aussi à cette maternité par des œuvres de charité et de pénitence.

La Liturgie des Heures comme dialogue trinitaire

Ces premiers développements nous ont permis de saisir la dimension dialogale de la Liturgie des Heures. Cependant nous n’avons pas encore pleinement rendu compte de celle-ci. Si nous nous arrêtions là, en effet, notre théologie risquerait d’en rester à un simple monothéisme, où l’homme adresse ses prières à Dieu, ce Dieu fût-il notre Seigneur Jésus-Christ. La forme même de notre prière nous rappelle que, tout en étant face au Dieu unique, nous n’en sommes pas moins en dialogue avec les trois Personnes divines. Pour nous en convaincre, il suffit de constater que chaque office est ponctué d’un grand nombre de doxologies trinitaires : « Gloire au Père, et au Fils et au Saint-Esprit, au Dieu qui est, qui était et qui vient, pour les siècles des siècles. Amen », que les collectes qui les achèvent sont généralement adressées au Père, par son Fils et dans l’Esprit. Notre théologie doit donc elle aussi rendre compte de cette dimension trinitaire.

La louange du Père

Notre louange, nous l’avons dit, exprime notre gratitude envers le Seigneur pour le don du salut qui nous a été fait, et plus largement, pour l’amour qu’il nous a manifesté en son Fils Jésus-Christ, et cela dès la création du monde. Ainsi celui à qui s’adresse notre louange n’est-il pas seulement le Dieu tout puissant, de qui nous tenons l’existence et l’être, mais « le Père de notre Seigneur Jésus-Christ » (Ep 1,3). L’Église dans sa louange s’adresse au Père. Et, il faut dire qu’en faisant cela, elle prie comme Jésus, comme celui qui appelait Dieu, Abba (cf. Mc 14,36). Certes, l’expérience de prière de Jésus est unique, et la prière de l’Église n’est en soi pas comparable à la sienne. Pourtant cette prière ne fait pas nombre avec celle de Jésus, car c’est Lui, Jésus, qui prie en elle et avec elle. La prière de l’Église s’inscrit dans la sienne, le Christ « l’accueille au cœur de son dialogue avec le Père. » [5] Mais si la Liturgie des Heures, nous fait nous tourner vers Celui auquel Jésus s’adressait si familièrement, la continuelle louange de l’Église n’est possible qu’en vertu de l’intervention de l’Esprit. Elle n’est possible qu’en vertu de la présence de Celui qui est l’artisan de notre filiation, de Celui qui, précisément, « nous fait crier Abba, Père » (Rm 8,15). Car, non seulement nous sommes incapables de prier comme il faut (cf. Rm 8,26), mais surtout le péché rend triste. Il a entamé notre capacité à nous réjouir et donc à louer Dieu.

L’usage de chanter le Notre Père aux Laudes et aux Vêpres (et, selon l’usage bénédictin de le dire en silence aux autres Heures) rend manifeste la finalité de l’office : il s’agit avec le Christ de donner notre réponse d’amour à la Parole de Dieu, au dessein salvifique de Dieu sur nous. Mais là n’est pas la seule référence au Père. Nous nous en tiendrons à l’expression paulinienne déjà citée, et à ses parallèles : « Béni soit Dieu le Père de notre Seigneur Jésus-Christ », par laquelle l’Apôtre, et l’Église avec lui, fait monter son action de grâce solennelle pour l’histoire du salut. Nous la retrouvons tous les lundis aux Vêpres. Cela n’a rien d’étonnant puisque les Vêpres sont l’Heure où l’on fait mémoire de la Rédemption accomplie par le Seigneur. Mais cette adresse au Père, et cette reconnaissance pour l’histoire du salut, se trouve aussi dans le cantique de David tiré du livre des Chroniques (1 Ch 29,10-13) que nous avons aux Laudes du lundi de la première semaine : « Béni sois-tu Seigneur, Dieu de notre Père Israël, depuis les siècles et pour les siècles ». Car si la mission du Christ nous a fait prendre conscience, au plus haut point, de l’amour de Dieu pour nous, il n’en était pas moins le Dieu d’Abraham, d’Isaac, et de Jacob, le Dieu qui déjà dans l’Ancienne Alliance avait, à maintes occasions, sauvé son peuple de la mort. Beaucoup d’autres versets rappelant que la Liturgie des Heures est l’expression d’un dialogue confiant et aimant avec Celui qui est Père (cf. Collecte du XIXe Dimanche de Temps ordinaire), et dont Jésus a révélé quelque chose de son insondable tendresse, pourraient être trouvés.

La mémoire du Christ

« Lorsque cet admirable cantique de louange est accompli selon la règle […] alors c’est vraiment la voix de l’Épouse elle-même qui s’adresse à son Époux ; et mieux encore, c’est la prière du Christ que celui-ci, avec son Corps, présente au Père » (Sacrosanctum Concilium n.84). Ces mots par lesquels Vatican II décrit l’Office divin, et auxquels nous nous sommes déjà indirectement référés, donnent de toucher du doigt ce qu’est cette prière de l’Église. La prière même que le Christ continue d’adresser à son Père. Continue parce qu’en prenant notre condition humaine, le Christ a fait résonner en notre chair ce qui était son éternel dialogue d’amour avec le Père, dialogue qui ne cesse depuis de résonner : « [il] a introduit dans notre exil terrestre cet hymne qui se chante éternellement dans les demeures célestes » (Sacrosanctum Concilium n.83). Hymne qui ne cesse de retentir, non plus seulement comme la voix du Fils, mais comme la voix de la multitude qu’il s’est adjointe et qui est son Corps. Et c’est bien parce que le Christ prie avec son peuple que cette prière a une dignité particulière. L’Office divin est donc, plus spécifiquement encore que l’œuvre de Dieu et de l’Église, l’œuvre du Christ et de l’Église.

Ainsi lorsque l’Église dans la Liturgie des Heures célèbre la mémoire du Christ, c’est la mémoire de Celui qui est présent et vivant au milieu d’elle. D’ailleurs les signes liturgiques sont là pour nous faire percevoir que le Seigneur vient et qu’il se passe quelque chose dans la communauté qui fait mémoire de son Sauveur. C’est la raison pour laquelle ce rappel des mystères du Christ ne peut être un simple acte de mémoire. Nous parlions plus haut de la dimension d’anamnèse de la Liturgie des Heures. L’œuvre de la Rédemption « le Christ l’exerce, dans l’Esprit Saint et par l’Église, non seulement quand on célèbre l’Eucharistie et quand on administre les sacrements, mais également, et d’une manière particulière, quand se déroule la Liturgie des Heures » (IGLH 13). Et cela dans la mesure où il est lui-même présent dans cette liturgie pendant que la communauté prie et chante les psaumes, dans la mesure où lui-même assure ce dialogue entre le ciel et la terre. La Liturgie des Heures se rattache donc à l’ordre sacramentel. Non, évidemment, comme un huitième sacrement, mais comme un signe sacré par lequel Dieu et l’homme se rencontrent. Signe qui participe en outre de la fécondité de la grâce sacramentelle puisque la Liturgie des Heures prépare excellemment à la messe, qu’elle éveille et nourrit pour une célébration fructueuse de ce qui est le centre et le sommet de la vie chrétienne (cf. IGLH 12). Elle participe aussi de la parfaite dilatation de cette grâce sacramentelle en nos âmes.

Quelle est-elle cette mémoire multi-quotidienne des mystères du Christ par laquelle l’Église par la Liturgie des Heures se propose de sanctifier le temps, et permet donc au salut de nous atteindre en profondeur ? Celle-ci a essentiellement deux aspects. Le premier tient à une lecture messianique, ou plus largement christologique, des psaumes. La lecture messianique, bien qu’elle ne puisse s’appliquer à tous les psaumes, est la plus ancienne et la plus immédiate, elle existait déjà dans le Nouveau Testament. Elle s’applique excellemment au Psaume 109 dans lequel se dévoile sans peine la figure du Messie : « Oracle du Seigneur à mon Seigneur, siège à ma droite, et je ferai de tes ennemis le marchepied de ton trône ». Saint Matthieu le mettait déjà en lumière dans son Evangile (cf. Mt 22,44). Cette lecture rejoint la prière de Jésus. Par la suite les Pères de l’Église (et après eux les scolastiques) ont cherché à expliquer tout le psautier comme une prophétie concernant le Christ et l’Église. De là est née la lecture christologique. Elle consiste à tirer du psaume une idée maîtresse de façon à l’éclairer et à en faire ressortir le sens christologique. Cette lecture a, en général, présidé au choix des psaumes des jours de fête (du Seigneur). Et, désormais, elle se retrouve dans Liturgia Horarum, puisque chaque psaume a hérité d’un titre et est accompagné d’un texte bref tiré de l’Écriture ou des Pères « qui invite à prier dans le sens christologique » (IGLH 111).

Le second aspect nous renvoie à la manière dont la Liturgie des Heures rattache chacune des heures à un mystère particulier de la vie du Christ. Car il ne s’agit pas seulement de faire mémoire de ces mystères au fil de l’année liturgique mais bien chaque jour. Aux Laudes, on rend grâce au Dieu Créateur pour le jour qui se lève, et on fait mémoire de la Résurrection du Seigneur, aube nouvelle par excellence. Aux Vêpres, nous l’avons dit, on fait mémoire de la Rédemption accomplie par le Seigneur et l’on rend grâce pour le jour qui nous a été donné. Ces deux prières du matin et du soir qui sont les deux principales heures de la journée, tout en disant l’irruption du Seigneur dans le temps, inscrivent la prière de l’Église dans une tension eschatologique. Tension qui est celle de l’attente du retour de l’Époux. L’Office des Lectures a perdu, avec l’obligation d’être un office de nuit, cet accent eschatologique – rien n’empêche cependant de lui maintenir cette place. Les Complies disent l’abandon confiant entre les mains du Seigneur à l’imitation du Christ en Croix. Les « petites heures » (Tierce, Sexte et None) disent des événements décisifs du salut. Respectivement : la Pentecôte (voire aussi le début de la passion du Christ), la Crucifixion et la Mort rédemptrice. Il s’agit donc bien d’épouser chaque jour, complètement, la vie du Christ, de se laisser atteindre par son irruption dans le temps.

L’œuvre de l’Esprit Saint

La louange de l’Église est rendue possible par l’intervention de l’Esprit. Esprit qui est venu, dès le jour de la Pentecôte, faire de chacun de nous un chantre unique. Unique, au sens où nos louanges individuelles viennent s’accorder avec celle de l’Église ou, plus justement, se fondent dans une seule et même voix, celle de l’Épouse. Le chant liturgique peut d’ailleurs trouver son origine dans la pratique qui était celle des chrétiens syriens de se rassembler autour de saint Ephrem (+373), de celui qu’on appelait fort à propos « la harpe du Saint-Esprit », pour goûter les innombrables poèmes qu’il avait écrits et s’associer à sa louange. D’un point de vue liturgique, comme d’un point de vue théologique, il faut affirmer que nous n’entrons en relation avec le Christ, et par lui avec le Père, que dans et par l’Esprit. C’est pourquoi l’Église d’Orient multiplie les invocations au Saint Esprit tout au long de sa liturgie. La liturgie latine, et plus particulièrement la Liturgie des Heures, est plus discrète, mais l’Esprit n’en est pas moins présent. L’appel à l’Esprit est surtout lié à l’heure de Tierce. Son hymne, le Nunc Sancte Spiritus, une des rares prières officielle au Saint-Esprit, vient chaque jour, faire mémoire de la Pentecôte, mystère de la plénitude pascale. Là l’Église implore un renouvellement de la grâce pentecostale. Le Certum tenentes ordinem peut également servir [6]. Il demande que chaque membre de la communauté devienne une habitation de l’Esprit, à l’imitation des Apôtres… car Tierce est l’heure de la première propagation de l’Évangile.

Et puisque nous nous attachons à l’œuvre de l’Esprit Saint, il faut rappeler que la Pentecôte n’est pas seulement un événement capital de l’histoire du salut, qu’elle est une réalité permanente dont l’Église vit, et sans laquelle l’Église se dissoudrait (comme Babel). Une réalité permanente dont l’Église vit, c’est ce que tente de signifier le très solennel Hodie que nous entendons aux secondes Vêpres de la Pentecôte et qui vient faire écho au Hæc dies de Pâques qui avait, cinquante jours plus tôt, marqué l’entrée dans la Création nouvelle : « Aujourd’hui l’Esprit se manifeste aux disciples : sur eux il répand les dons de la grâce, et les envoie proclamer les louanges de Dieu. » Le mystère célébré est celui de l’Église elle-même. Une réalité, ensuite, sans laquelle l’Église se disperserait totalement, car l’Esprit fait l’unité de l’Église. L’Église à la différence de Babel, entreprise humaine sans lendemain, est une création de Dieu avec les hommes, une œuvre de l’Esprit Saint. C’est à l’Esprit, qui est l’amour réciproque du Père et du Fils, l’expression de leur parfaite unité, que revient de réaliser cette unité ecclésiale. C’est lui qui rassemble chacun des membres de l’Église qui en fait le Corps du Christ, ce Corps vivant. Dès lors la prière commune, et plus spécifiquement la Liturgie des Heures, est le signe de cette unité de l’Église qu’opère l’Esprit. Mais, dans la mesure où elle se plie à l’œuvre de l’Esprit, elle en est aussi le moyen.

Mais le plus important peut-être, au regard de la Liturgie des Heures, est de percevoir que l’Esprit, qui n’est pas Celui dont nous faisons mémoire mais Celui qui nous permet d’accéder à Celui dont nous faisons mémoire, nous donne de toucher l’eschaton. Eschaton (le dernier mot, dont nous avons fait eschatologie), qui n’est pas un temps ou une chose, mais une personne, Jésus-Christ. Dans le Christ, en effet, l’accomplissement final de l’histoire s’est déjà produit. Et la Liturgie des Heures, comme tout véritable culte chrétien, véhicule cet élément eschatologique dans la mesure où elle est une proclamation du salut reçu en Jésus-Christ. La venue du Christ, et avec elle l’histoire du salut, est une réalité indivisible, bien qu’elle ait des points d’intersection temporels dans l’histoire humaine. La tradition liturgique primitive entrait beaucoup plus facilement que nous dans la célébration de cet événement unique, dans la perception du mystère pascal dans sa totalité, dans ce mystère du Christ et de notre salut en lui. La fête de l’Epiphanie atteste encore de cette perception ancienne, notamment dans l’antienne des secondes Vêpres qui évoque le triple mystère de la visite des Mages, de l’eau changée en vin à Cana, et du Baptême au Jourdain. L’histoire du salut est donc une réalité indivisible mais elle est aussi une réalité éternellement présente, et déjà parfaitement accomplie dans la mort et la Résurrection du Christ. La Liturgie des Heures ne peut donc être enfermée dans sa dimension historique, elle dépasse le temps, elle touche à la fin des temps. Et c’est bien pourquoi l’Époux quand il reviendra dans la nuit devra nous trouver la lampe allumée (cf. Mt 25, 1-13).

Sandra Bureau, consacrée de la communauté Aïn Karem, prépare une thèse de théologie sur l’inversion trinitaire chez Hans Urs von Balthasar.

[1] Sacrée Congrégation pour le Culte divin, Institutio Generalis de Liturgia Horarum, 11 avril 1973 ; Ce document, traduit en français sous le titre : « Présentation Générale de la Liturgie des Heures », se trouve en introduction du premier volume de la Liturgie des Heures.

[2] Cf. D. de Reynal, Théologie de la Liturgie des Heures, Paris, Beauchesne, 1978, p.114.

[3] Il peut désormais être dit à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit ; Cf. IGLH 59.

[4] H. de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, Œuvres Complètes, VII, Paris, Cerf, 2003.

[5] D. de Reynal, Théologie de la Liturgie des Heures, Paris, Beauchesne, 1978, p.37.

[6] Cf. Liturgia Horarum (dans sa version latine).

Réalisation : spyrit.net