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La liturgie des Heures dans le monde byzantin

François Gineste
François Gineste a bien voulu nous confier cet article pour nous présenter l’office divin tel qu’il se célèbre dans la liturgie grecque. C’est une excellente entrée dans un monde que beaucoup d’entre nous ne soupçonnaient même pas. Nous lui savons gré de ces développements si neufs pour nous. On pardonnera volontiers à sa présentation enthousiaste de mettre parfois en cause le rite latin, pour mieux souligner les valeurs qui lui semblent majeures. Ce genre de rivalité fraternelle dans le service divin ne peut que nous aider à progresser chacun dans notre voie !

Office et vie chrétienne

« Or ils étaient toujours présents à l’enseignement des apôtres et à la communauté, à la fraction du pain et aux prières » (Ac 2, 42). La tradition byzantine fait comprendre l’unité de ces quatre piliers, en ce que l’Office (« les prières »), couronné par la Liturgie (« la fraction du pain »), est le moment de l’enseignement des apôtres (et des Pères qui leur ont succédé) et le lieu de la communauté. C’est là qu’elle se forme, se retrouve et se ressource, parce qu’elle trouve là tout ce dont elle a besoin. En Orient byzantin, qui n’a pas séparé théologie, exégèse, spiritualité, liturgie, vie communautaire, apostolique et caritative, tout part de l’autel et y retourne, sans laïcisation ni sécularisation, et c’est dans l’Office et la Liturgie (eucharistique), que se manifeste l’Église. Les fidèles y trouvent leur formation, leur spiritualité, leur fraternité et leurs pasteurs, sans imaginer qu’il puisse exister une spiritualité sans liturgie, une théologie sans prière, une exégèse sans foi, une vie communautaire sans pasteurs, une œuvre caritative sans Dieu.

Office et Divine Liturgie

La liturgie des heures dans le rite byzantin, proportionnellement à la Divine Liturgie prend une plus grande importance que dans le rite romain actuel. Les fidèles y assistent plus volontiers, au point que, pour les plus pressés, participer aux vêpres ou aux matines du dimanche satisfait au précepte d’honorer le Jour du Seigneur (le nouveau code de droit canon des Églises catholiques orientales le mentionne d’ailleurs explicitement). Point de ces messes successives qui dans la latinité ont fait disparaître l’office des paroisses. Une liturgie par jour et par lieu. La liturgie eucharistique reste le sommet, mais qu’est-ce qu’un sommet sans montagne ?

Hymnographie et catéchèse

Le mot montagne évoquera immanquablement aux connaisseurs le poids des livres de l’office byzantin. Plus de trois cents pages chaque mois (les ménées) rien que pour les saints (et encore sans les martyrs du XXe siècle !). Prolixité souvent prise en mauvaise part, qu’on oppose à la sobriété romaine. La poésie byzantine n’échappe pas toujours aux lourdeurs, au style ampoulé, ni à certaines légendes discutables, mais il faut d’abord noter que l’office byzantin a un rôle de catéchèse, et que les disputes théologiques des premiers siècles, ces fameuses « querelles byzantines », ont pris fin avec la mise en place de l’hymnographie : autrement dit, les hymnographes furent défenseurs de la foi en implantant le dogme dans le cœur des fidèles et en déracinant l’hérésie par leurs tropaires, que les puristes se félicitent de trouver superflus. A l’heure où l’on se demande quelle formation continue donner aux fidèles, ce corpus acquiert une singulière pertinence. Mentionnons en particulier le tropaire dit apolytikion (« du renvoi »), équivalent de la collecte romaine (l’oraison du jour), si ce n’est que c’est un chant mémorisé par le peuple. Ces petits résumés de chaque fête, excellente catéchèse, montrent que la sobriété byzantine n’est pas un oxymore (une contradiction dans les termes). Voyez plutôt :

Le Christ est ressuscité des morts, par sa mort il a terrassé la mort et à ceux des tombeaux il a donné la vie.

Sobre, le tropaire de Pâques, non ? Mais puissant. On ne trouvera rien, je pense, d’aussi sobre et clair sur le sujet dans une collecte romaine, pourtant modèle du genre.

Le ciel sur la terre

Il n’est malheureusement pas toujours possible à l’office byzantin d’être dans la langue du peuple. Heureusement, ce n’est pas qu’un texte à lire. C’est une mise en scène de la venue du ciel sur la terre. Il se sert de l’architecture de l’église, des ministres et de tout ce qui parle aux sens, icônes, encens, cierges, vêtements, processions, gestes, suscitant l’accusation de complication, mais paradoxalement parlant aux simples, « témoignage du Seigneur qui donne sagesse aux petits enfants » (Ps 18, 8). Chacun son rôle : prêtre bénissant, diacre dialoguant, lecteur lisant, chœur chantant… Comme en Occident avant le bréviaire (XIIIe s.), chacun a ses livres, et prêtre ou diacre absents ne sont pas remplacés : ni bénédictions ni litanies.

L’exigence moderne de simplicité vise à rendre lisible la structure, mais quel intérêt ? L’office byzantin ne cherche pas à faire comprendre, mais à montrer. Dieu fit l’homme à son image (Gn 1, 26) et lui demanda une demeure « selon le modèle montré sur la montagne » (Ex 25, 40). Ce que résume le Pater : « Sur la terre comme au ciel » (Mt 6, 10). Voilà son exigence. Être une épiphanie du Royaume. Quant aux « fastes byzantins », ils nous rappellent que Dieu pour sa demeure approuva des matières précieuses (Ex 25, 1-9), et pour son corps le gaspillage de nard (Mc 14, 6). Ceci ne fait pas passer l’idéal de sobriété et de simplicité sous le boisseau, mais reste compatible avec elles tout en préservant les fidèles du rationalisme et du misérabilisme.

Et puis l’office s’adapte. Point de concile ou de motu proprio pour décider combien de psaumes lire à vêpres. Les nouveaux offices se superposent aux anciens, mais l’office complet demanderait-il vingt-cinq heures par jour, chacun prend selon ses besoins. Les paroisses font des coupes sombres (en particulier dans le psautier), les monastères sont plus complets, personne n’est exhaustif. Autant le novice ira à tous les offices, où il trouvera sa formation (car les moines renoncent aux études théologiques), autant les ascètes entraînés pourront donner une plus grande part à la prière monologique (« d’une seule parole », prière du cœur dite « de Jésus »).

Psautier et lectures à Rome et à Byzance

Depuis les premiers moines jusqu’à nos jours, la règle est de réciter le psautier dans la semaine, en Orient comme en Occident. Sauf que depuis le dernier concile romain, les moines le récitent en deux semaines et les autres en quatre. A ce rythme, il leur reste trois psaumes à matines (renommées « office des lectures »), plus l’invitatoire, deux à vêpres et laudes et un aux autres heures (il faut y ajouter les cantiques bibliques). Les Byzantins, rien que pour les psaumes fixes de semaine, en ont quant à eux cinq à vêpres, dix à l’orthros et trois aux cinq autres heures. Et la lecture cursive du psautier ajoute en moyenne cinq psaumes à vêpres et dix à l’orthros, soit quarante-cinq en tout, sans compter qu’à l’office de minuit en semaine on doit théoriquement réciter le psaume 118 (cent soixante-douze versets...). Et le psaume 50 (numérotation LXX, bien sûr) se retrouve à complies, à minuit, à matines et à tierce.

Malgré cela, les Romains ont l’impression que la part de lecture du psautier est plus importante chez eux. En fait, si cette impression est fausse en quantité, elle est juste en proportion, car la récitation des psaumes prend chez eux plus de la moitié de l’office. Mais les offices byzantins sont plus longs, et on les récite sans traîner, spécialement le psautier continu, qui est lu recto tono par un seul lecteur au milieu de l’église (ce qui va plus vite). Il existe bien des psaumes développés parmi les psaumes fixes, par exemple des psaumes 103, dont les ornements peuvent durer dix minutes, mais la lecture continue, elle, vise à la mémorisation et à la prière continue et non à « restituer le genre littéraire ». Ensuite, comme il est dit plus haut, les coupes sombres se font en priorité pour les psaumes, et même les fixes, dont on va dire seulement les stiques qui sont accompagnés de leurs « stichères ».

En fait, ce sont plutôt les lectures qui sont plus abondantes à Rome qu’à Byzance. Alors qu’à Rome, il y a une à chaque nocturne, Byzance n’en offre qu’aux fêtes, trois lectures à vêpres (toujours de l’Ancien Testament, le Nouveau étant symboliquement réservé à la Liturgie). Ou alors douze ou quinze d’un coup à la Théophanie ou à Pâques (l’équivalent de la vigile pascale romaine : des vêpres conclues par la Liturgie de saint Basile, célébrées comme les Romains faisaient naguère, le samedi matin). Ces lectures sont rassemblées dans le livre des parémies et ciblent en priorité les figures qui annoncent le mystère chrétien, ce qui est formateur, mais… il manque la lecture suivie.

Quant aux lectures patristiques, le seul vestige est la très belle homélie de saint Jean Chrysostome à la fin des matines de Pâques, et, aux petites heures du grand Carême, la lecture de l’Échelle sainte de saint Jean Climaque, livre de chevet de tous les moines. En fait, c’est l’hymnographie qui en tient lieu.

Certains voudraient que les fidèles fréquentent plus l’Ancien Testament en ajoutant deux lectures après les deux premières antiennes du début de la liturgie (eucharistique). D’autres, pour éviter que le psautier soit trop souvent raccourci, voudraient rétablir l’usage constantinopolitain d’ôter de la lecture cursive les psaumes fixes. Mais les changements sont difficiles à mettre en œuvre, surtout quand il faut être tous d’accord…

Des psaumes aux tropaires

Au départ, comme partout, il y avait deux offices, le cathédral et le monastique. La base de l’office cathédral est la sanctification du temps, avec psaumes fixes et prières qui conviennent à chaque heure et à chaque jour. Il est l’héritier légitime de la liturgie du Temple et il est adapté à une vie dans le monde.

Le but de la vie monastique est de vivre déjà dans la chair la vie des anges, et donc le moine est en quelque sorte au-delà du temps. Pour lui, toute l’année est carême, selon saint Benoît, et chaque jour est Pâques, selon saint Basile. Il vit nuit et jour dans la prière perpétuelle, et c’est pourquoi l’office du monachisme égyptien primitif consistait dans la récitation continue du psautier, et se terminait par les lectures bibliques. Sans parler de ces héros dont parle saint Benoît, « qui l’accomplissaient vaillamment en un jour », disons que la tradition commune est de répartir le psautier sur une semaine. C’est saint Cassien qui raconte qu’à Scété, en pleine concile monastique sur leur nombre idéal, un ange descendit en réciter douze à vêpres, donnant ainsi le modèle céleste à ses imitateurs terrestres. Douze à vêpres et douze à matines font à peu près cent cinquante par semaine.

Le monachisme palestinien va commencer par intégrer les heures du jour, et peu à peu il y aura interpénétration. Les systèmes bénédictin et constantinopolitain extraient de la lecture continue les psaumes fixes. Mais la réforme de Théodore Studite († 826), qui veut en quelque sorte « remonacaliser » l’office, va reprendre le psautier continu. Il est vrai qu’ainsi on en découvre mieux l’unité et la progression spirituelle. Mais il n’ôtera pas pour autant les psaumes fixes. Le psautier est confié à un seul lecteur, au milieu de l’église (usage monastique), tandis que les psaumes fixes sont théoriquement alternés à deux chœurs (usage cathédral) et cette alternance sera le modèle imité par les Latins pour l’ensemble de sa psalmodie.

La règle studite est destinée à un grand monastère, celui du Stoudion de Constantinople, qui avait un important domaine et nécessitait une vie bien réglée. Ce fut le premier monastère byzantin tel que ceux que nous connaissons aujourd’hui. Théodore divisa le psautier en vingt « cathismes » (le terme veut dire qu’on a le droit de s’asseoir), eux-mêmes divisés en « stichologies » d’environ trois psaumes. Au temps habituel, il y a deux cathismes à matines et un à vêpres. Comme on saute le psautier le dimanche soir, cela fait vingt. En hiver, quand la nuit est plus longue, il y a trois cathismes aux matines et le seul cathisme 18 (psaumes des montées, 119-133) à toutes les vêpres. En carême, on fait l’effort de dire deux fois le psautier dans la semaine, en le répartissant aussi sur les petites heures. La lecture est cursive, sauf que vendredi et samedi sont inversés dans le but d’avoir le psaume 118 le samedi (un cathisme à lui tout seul). Considéré comme psaume des défunts, il est « tropé » le Samedi saint de cent soixante-douze strophes de déploration sur l’ensevelissement du Christ.

Le Studite n’ôtera pas non plus les développements hymnographiques, déjà bien traditionnels malgré toute une littérature monastique qui s’en défie. Au contraire, il ajouta lui-même un grand nombre de « canons », ceux de la semaine, beaucoup aidé en cela par son propre frère, saint Joseph l’hymnographe. Nous allons présenter les canons des odes tout à l’heure, mais disons déjà, pour ce qui est des tropaires en général, qu’ils naissent de la psalmodie et s’intercalent entre les versets. L’origine en est peut-être le refrain du psaume responsorial. On en voit encore très bien le lien avec le psaume dans le tropaire de tierce (copte d’origine), qui reformule les versets du psaume 50 qui parlent de l’Esprit Saint en le reliant à l’heure :

Seigneur, à la troisième heure, tu as envoyé ton Esprit très saint sur tes Apôtres (cf. Ac 2).
Nous t’en supplions, ô Très Bon, ne nous le reprends pas, mais renouvelle en nous son action (cf. Ps. 50, 13a, 12b).

Ces tropaires vont rapidement constituer des ensembles intercalés dans les psaumes fixes, principalement ceux du lucernaire et de laudes. Entre leurs « stiques » s’intercaleront les « stichères » qui ne chercheront plus à commenter le psaume, mais le mystère du jour.

Ils vivront aussi leur vie propre, par exemple pour conclure les petites litanies qui concluent elles-mêmes les cathismes du psautier.

Des cantiques bibliques au canon des odes

A côté des psaumes, sont chantés depuis l’antiquité chrétienne des cantiques bibliques, dont la liste varie un peu selon les Églises, mais qui sont toujours des testimonia sur les mystères du salut. Par exemple, les trois jeunes gens rescapés de la fournaise sont un très beau type de la Résurrection. De même le cantique de Moïse (Ex 15) ou de Jonas (Jon 2). A partir du IIIe siècle on a des traces de leur utilisation liturgique, mais chaque église les a répartis différemment. Le rite byzantin a choisi de les dire tous chaque jour à matines, entre le psaume 50 et les psaumes de laudes (148-150). Neuf cantiques à la suite… c’est courageux. Heureusement, le plus long d’entre eux, le deuxième (Dt 32), est dit seulement en carême. Tous sont vétérotestamentaires, sauf le neuvième, qui est constitué du Benedictus suivi du Magnificat. Le cantique de Siméon, quant à lui, est récité à vêpres, juste avant Trisaghiôn et Pater.

Mais, en fait, cette série va devenir la base des grandes compositions hymnographiques connues sous le nom de « canon des odes ». Sur la mélodie de l’antienne, appelée hirmos, dont le texte, typologique, se termine souvent par un refrain tiré de l’ode, on va ajouter des strophes alternées qui vont s’intercaler après chaque verset, d’abord pour les dimanches et fêtes, ensuite pour chaque jour. Les deux chœurs se rejoindront en descendant au milieu de l’église pour la reprise de l’hirmos, d’où son nom de catavasia, descente. Mais souvent sont prescrites plutôt les catavasies de la Mère de Dieu. Huit odes, donc, de trois ou quatre strophes chacune, et la dernière étant le plus souvent un théotokion (« à la Mère de Dieu »), ce qui donne à celle-ci une place discrète, mais toujours présente (alors que dans l’office romain, c’est plutôt tout ou rien). Certains auteurs ne seront pas seulement hymnographes, mais mélodes, c’est-à-dire qu’ils composeront texte et musique. Cette nouvelle abondance va entraîner la suppression des versets du début du cantique (ceux qui ne sont pas suivis de strophes), puis dans la plupart des églises leur remplacement des versets restants par de courts refrains, par exemple le dimanche : « Gloire, Seigneur, à ta sainte Résurrection ». Cette pratique permettra de cumuler les mémoires, par exemple le jour de semaine et le saint du jour. On ne dit qu’un hirmos par ode, mais deux ou trois canons. Le maître de chœur choisit parmi les strophes. Et puis on ne chante généralement que l’hirmos, et on lit le reste. Et, toutes les trois odes, il y a une courte litanie diaconale et un petit tropaire. Et autrefois il y avait des lectures bibliques ou patristiques. Il reste après la sixième ode celle du synaxaire, l’équivalent du martyrologe. Notons que la seule ode qui est restée, c’est le Magnificat, toujours accompagné de son refrain, Plus vénérable que les chérubins et incomparablement plus glorieuse que les séraphins, toi qui sans perdre ton intégrité as enfanté Dieu le Verbe, tu es vraiment Mère de Dieu, nous te magnifions, et chanté pendant l’encensement.

Ces canons, originellement destinés à matines, seront aussi employés à complies (d’habitude à la Mère de Dieu), à l’office de minuit du dimanche (en l’honneur de la Trinité), ils fourniront aussi la base de la prière pour les défunts et de nombreux offices votifs, tels que la paraclisis pratiquée par les Grecs pendant le jeûne de la Mère de Dieu (du 1er au 14 août).

Au vrai, les canons sont d’origine monastique et ont remplacé les kondakia, longues hymnes d’origine syrienne (le rite byzantin est de la famille antiochienne) qui étaient d’origine cathédrale, et que saint Théodore a jugés inadaptés à la vie monastique. Le kondon est un rouleau de bois, sur lequel on déroulait le kondak, parchemin, au fur et à mesure des vingt-quatre strophes, appelées iki (pluriel de echos, prononcé ikos), dont le dernier vers est toujours le même. Il fallait être un soliste bien formé au chant pour les interpréter. Les plus connus sont de Romanos le Mélode (VIe s.), mais le seul qui ait survécu en entier à l’invasion du canon des odes est d’un auteur resté anonyme : c’est celui qu’on appelle l’hymne acathiste, « sans chaise », c’est-à-dire qu’on en récite les strophes debout. Il est un peu la base de la piété mariale byzantine, et il a trouvé sa place officielle à proximité de l’Annonciation, au samedi de la cinquième semaine de Carême, mais on le récite souvent par dévotion. Pour les autres, il n’en est resté que l’antistrophe initiale et le premier ikos, qu’on chante après la sixième ode, avant le synaxaire. Les nouveaux sont composés sur ce modèle, et le mot kondakion (ou kondak chez les grecs) désigne seulement l’antistrophe. Avec le tropaire apolytikion, c’est un deuxième résumé de la fête, aussi le redit-on à la Liturgie, et aux petites heures après le Notre Père. Toutefois il faut noter que la piété russe a composé beaucoup d’hymnes sur le modèle de l’acathiste, par exemple en l’honneur de la Trinité (leur monastère phare n’est-il pas « la Trinité Saint-Serge » ?), ou de saint Nicolas (leur saint patron). Dans les monastères ils les chantent au lever, avant matines.

De la ténèbre à la lumière

Mais la journée byzantine commence dès vêpres, pratique qui remonte d’ailleurs à la Genèse, où le refrain Advint un soir, advint un matin : jour n° X instaure, pourrait-on dire, dans l’acte créateur lui-même une montée de la ténèbre à la lumière, du soir au matin, autant dire de vêpres à matines. D’aucuns ont lu dans ce rythme biblique le sens d’une histoire qui monte vers un accomplissement lumineux, à rebours de la vision tragique des Grecs où le temps s’écoule vers son déclin (de l’âge d’or à l’âge de fer, du prologue à la catastrophe…). Il semble que la conscience occidentale du temps (et partant celles des catholiques romains) soit davantage tributaire des Grecs que des Hébreux, par le simple fait de rythmer la journée du matin au soir. En fait la journée liturgique romaine est bien censée commencer aux premières vêpres, mais la pratique en est limitée actuellement au dimanche et aux solennités (aux fêtes seulement lorsqu’elles tombent un dimanche), et lorsqu’on parle des vêpres, il s’agit toujours des secondes, celles qui concluent la journée. Le rite byzantin, lui, n’a pas de secondes vêpres. Le propre d’un office est conçu comme une vigile de toute la nuit – agrypnie – qui s’achève en apothéose lumineuse et qui est couronnée par la Divine Liturgie, anticipation du banquet céleste (cf. 2 P 1, 19).

La structure de base des vêpres et matines byzantines n’est pas constantinopolitaine, mais hiérosolomytaine. S’il n’est pas possible de prouver son origine apostolique, il est facile de montrer sa parfaite adéquation au rythme cosmique, et sa perspective chrétienne.

Vêpres (soir), c’est le passage du jour à la nuit. Le jour est célébré par le psaume 103, qui redit Gn 1 (thème de la création belle et bonne), le crépuscule par les psaumes du lucernaire 140, 141, 129 et 116 (thème de la chute et du cri vers Dieu), et la nuit par la bénédiction de la lampe et l’hymne Phôs hilaron, « Lumière joyeuse » (thème du salut). Le parcours s’achève avec l’oraison dominicale, le Pater (thème de l’adoption divine), toujours précédé du Trisaghiôn dans les liturgies orientales pour montrer que ce Père de tendresse qui donne le pain et remet les dettes est aussi le Dieu trois fois saint que chantent les Séraphins (Is 6, 3).

Matines (matin), c’est le passage de la nuit au jour. A la nuit correspond le psaume 50, le miserere (thème de la chute et du cri vers Dieu), à l’aube les odes scripturaires (toutes choisies sur le thème du salut), et au jour les psaumes dits de laudes, 148-150 (Laudate Dominum, thème de la création belle et bonne), déjà présents dans la prière juive, et qui ont donné leur nom à l’office romain du matin.

A cette progression thématique s’ajoutait encore au IVe siècle une progression spatiale du narthex au sanctuaire. L’évêque de Jérusalem arrivait pour le lucernaire et, suivi par les fidèles, entrait dans l’église illuminée au son du « Lumière joyeuse », puis dans le sanctuaire et bénissait les fidèles inclinés avant de conclure. Avant son arrivée, les ascètes déjà présents récitaient le psautier en continu, usage qui a toujours sa place après le psaume introductif. Sur ce schéma se sont accrochées les litanies diaconales, pour présenter à Dieu les besoins des hommes, puis l’hymnographie, pour libérer la louange et nourrir l’esprit.

Aux matines la doxologie (Gloria in excelsis) s’est ajoutée à ces psaumes de laudes, suivie de versets dont on retrouve l’équivalent romain après le Te Deum des matines (mais à Rome la doxologie a émigré au début de la messe, qui suivait. En revanche, les russes ont emprunté le Te Deum aux latins pour leurs offices votifs de Moleben).

Et puis, de même que les moines palestiniens ont intégré leur psautier aux vêpres cathédrales, ils ont intégré au début des matines l’ancienne prière de nuit (deux ou trois nocturnes de psaumes) dans un unique office appelé orthros.

Laus angelica, laus perennis

Le reste du jour reprend les prières synagogales de tierce, sexte et none, mais les ajouts monastiques de complies, minuit, prime et autres (jusqu’à quatorze offices en tout) tendent à une prière continue, cette laus perennis qui fut d’ailleurs effectivement tentée en Orient et en Occident. L’ordre en est donné en Lc 18, 1 et 1 Th 5, 17, le modèle en est la louange incessante des anges (Ap 4, 8). L’adoration perpétuelle des anciens est une sanctification du temps qui vise à faire venir « le ciel sur la terre ». Ces « paroles des heures » constituent le livre appelé Horologhiôn.

Du premier au huitième jour

La montée vers l’union de la terre et du ciel est encore plus patente dans le rythme hebdomadaire, comme dans Gn 1. Le fiat lux du « jour un » trouve son accomplissement dans la célébration de la Résurrection. Samedi soir commencent lecture du psautier et ton de la semaine. La fête éclate au troisième nocturne des matines, avec ouverture des portes du sanctuaire, encensement, procession de l’évangéliaire avec les psaumes 134-135 (petit hallèl des juifs faisant mémoire des « types » de la création et de l’Exode), puis mime des apparitions au tombeau, avec prêtre et diacre se faisant face de part et d’autre de l’autel pour proclamer l’évangile comme firent les anges au tombeau (cf. Jn 20, 12), et les fidèles venant vénérer l’évangéliaire orné de l’icône de la descente aux enfers. La suite (l’équivalent des laudes romaines) est farcie de compositions poétiques et catéchétiques chantant les thèmes du jour, les « canons des odes », qui sont surtout l’œuvre de saint Jean Damascène († 749). C’est vraiment la pâque hebdomadaire, et dimanche se dit d’ailleurs chez les russes Voskressiénié, « Résurrection ».

Mais chaque jour de la semaine a son thème. Les deux jours de jeûne de la synagogue, évoqués en Lc 18, 12, ont été, comme le jour de repos, décalés au lendemain, soit mercredi et vendredi (usage déjà prescrit par la Didaché), et chargés de signification néotestamentaire : trahison de Judas et crucifixion en font des jours consacrés à la croix. Et à la Mère de Dieu, toujours associée à son Fils. Ensuite, c’est par ordre décroissant : lundi les Anges, mardi le Précurseur (« plus grand des enfants des femmes » selon Lc 7, 25), jeudi les Apôtres, auquel on ajoute saint Nicolas, modèle de leurs successeurs, et samedi les saints (en commençant par les martyrs) auxquels on ajoute la mémoire des défunts, en harmonie avec le Samedi saint, repos du sabbat, descente aux enfers et prélude à la Résurrection. Et là tout recommence, avec non seulement le premier jour de la semaine, mais le huitième, accomplissement messianique de l’histoire biblique, entrée par la Résurrection dans le jour sans couchant de l’éternité (le « jour un » de Za 14, 7).

Le nombre huit, symbolique de la nouvelle création (cf. 1 P 3, 20-21), est d’abord celui de Pâques, « jour parfaitement saint, unique dans les semaines, seigneur et roi des jours, fête des fêtes, solennité des solennités » (saint Jean de Damas, huitième ode de Pâques). Pâques est en effet huitième jour après la « grande Semaine ». Mais la semaine de Pâques, dite « du renouveau » est aussi huitième après sept semaines de préparation, et les sept semaines qui le suivent sont également suivies d’une huitième, celle de Pentecôte, elle-même inaugurant des cycles de huit semaines. Car l’office byzantin offre la particularité d’attribuer un des huit tons de la psaltique byzantine à chaque semaine, offrant huit offices complets pour chaque jour de la semaine dans le livre appelé « Grand Octoèque » (de echos, son, mode) ou « Paraclitique » (à cause des offices d’intercession qu’on y trouve). Les hymnes de semaine, plus tardifs, sont l’œuvre de plusieurs, surtout saint Joseph l’hymnographe († 883), et son frère Théodore, dont nous avons parlé, mais aussi saint Théophane Graptoï, « le Marqué » († vers 850), qui fut nommé évêque de Nicée (siège symbolique) après la crise iconoclaste en compensation des marques au fer rouge qu’on lui avait gravées sur le front au temps de la persécution et qui passa le reste de sa vie à composer des hymnes.

Saint Joseph l'hymnographe

Saint Joseph l’hymnographe

Saint Théophane le Marqué

Le grand Carême

Du Pré-carême au Samedi saint, le livre utilisé est le « Triode ». Le mot veut dire qu’en raison surtout du doublement du psautier, on ne dit que trois odes par jour. Sauf le jeudi de la cinquième semaine où l’on dit le grand canon pénitentiel de saint André de Crète († vers 740), qu’on récite aussi en extraits aux complies de la première semaine. Ce canon est une splendide exégèse de toute la Bible, où l’auteur prend la place de tous les pécheurs qui la peuplent, pour implorer la miséricorde divine par le refrain mille fois répété « Aie pitié de moi, ô Dieu, aie pitié de moi », chacun accompagné d’une grande métanie (prosternation), ce qui, en plus de laver l’âme, en fait l’événement sportif de l’année. Il l’aurait écrit pour se faire pardonner d’avoir un temps adhéré à l’hérésie monophysite et il le récitait pour son propre usage à la fin de sa vie, dans sa cellule. Mais la pénitence qu’il exprime constitue le cœur de la spiritualité du Carême, et de plus, témoigne d’une finesse dans la connaissance savoureuse des Écritures et des tréfonds de l’âme humaine, de sorte que ce trésor de l’Église a été inclus dans le Triode au Xe siècle.

Le Carême (et les jours de jeûne) mettant de côté les fêtes des saints, il garde en fait les éléments plus anciens, qui disparaissent à la moindre mémoire. On est heureux d’y retrouver ainsi la signification primitive des petites heures (à tierce descente du Saint Esprit, à sexte crucifixion et ténèbre, à none confession du larron et mort du Seigneur) et à complies et matines le thème de la louange nocturne (versets invitatoires des matines) ou angélique (hymnes triadiques, avec le refrain « Saint, Saint, Saint es-tu, notre Dieu »). Pour l’anecdote, le refrain de ces versets, « alléluia », est donc typique du Carême byzantin, et fut donc une bonne occasion de nourrir la querelle gréco-latine (qui prit la relève des querelles byzantines), puisque c’est la suppression de l’alléluia qui est typique du Carême romain !

Une autre pratique typique du Carême byzantin consiste dans les présanctifiés, célébrés chaque mercredi et vendredi, croisement de l’Office et de la Liturgie, attribuée au saint pape Grégoire (qui fut nonce apostolique à Constantinople). Au terme de la journée de jeûne, l’office de vêpres, après l’hymne, fait connaître aux catéchumènes la vie des patriarches (Genèse) et la conduite qu’ils doivent tenir (Proverbes), lectures que l’on trouve commentées dans les anciennes catéchèses patristiques, et qui étaient à peu près les mêmes dans l’office en Occident. L’Exode (en extraits) est réservé à la Semaine Sainte (avec Job). Après un encensement solennel (qui reprend le psaume 140 sur de douces mélodies), et des litanies à leur intention, les catéchumènes sont renvoyés et, devant les fidèles prosternés la grande entrée (procession d’offertoire) fait passer les dons présanctifiés (seul moment où les byzantins pratiquent l’adoration eucharistique), qu’ils consommeront au terme d’un office de communion, avant de rompre le jeûne. Cette tension vers la communion est une force pour le jeûne, et le climat de « radieuse tristesse » de cet office, très aimé des fidèles, tisse des liens très forts entre ceux qui y participent.

Le grand Carême est précédé de trois dimanches dits de « pré-carême » qui sont l’équivalent de la Septuagésime. Aux matines, il est marqué par l’ajout du psaume 136 aux 134 et 135, et l’on aime ce chant où la nostalgie des exilés à Babylone figure notre exil loin du jardin, et d’ailleurs la veille du Carême est appelée « dimanche du Paradis perdu ». C’est aussi le « dimanche du pardon » : tous se demandent pardon pour marcher vers Dieu d’un cœur pur (cf. Mc 11, 25-26). Un grand jour, même si l’on fait de même à chaque fin de Complies.

Mais le dimanche lui-même n’est pas carême, non plus que le samedi, d’ailleurs, si bien que l’effort hebdomadaire s’achève avec la communion du vendredi soir. Et c’est ainsi qu’on va pouvoir célébrer les samedis et dimanches divers événements ou saints, dont ce n’est pas le lieu de parler ici, mais qui ont pour mission de rompre le Carême sans démobiliser les fidèles. Mentionnons seulement le troisième dimanche, celui de l’adoration de la Croix, adorée chez les Romains le Vendredi saint, mais chez les Byzantins « planté comme un arbre de vie au milieu du Carême ». Dès ce moment on va regarder plus précisément vers la Passion. Notons que nombre de cérémonies particulières, en Carême ou ailleurs, ont lieu au troisième nocturne des matines ou aux laudes, juste avant la Liturgie, et que les paroisses sont souvent obligées de les reporter au dimanche, à la Liturgie, comme la cérémonie d’entrée en Carême, ou l’adoration de la Croix.

La Grande Semaine

La Semaine sainte est appelée la Grande Semaine, elle commence dès samedi avec la Résurrection de Lazare, et, après le dimanche des Rameaux, va lire à matines et à la Liturgie tous les évangiles de la dernière semaine terrestre du Christ, ce qui est surprenant pour les Romains, parce que ces textes parlent beaucoup d’eschatologie et sont placés en Occident plutôt avant Noël. Ici, c’est avant Pâques. Le tropaire triadique reprend au réveil plusieurs paraboles que je laisse au lecteur le plaisir de retrouver lui-même dans les chapitres entre Rameaux et Passion :

Voici venir l’époux à la minuit : bienheureux le serviteur qu’il trouve éveillé, malheur à celui qu’il trouve endormi. Ô mon âme, veille donc à ne pas tomber dans le sommeil, de peur d’être livré à la mort et banni hors du royaume, mais réveille-toi en clamant : Saint, saint, saint es-tu, notre Dieu, par les prières de (…), aie pitié de nous.

Et, quand le soleil s’est levé, l’exapostilaire (tropaire qui suit la dernière ode) conclut de même le triode :

Ta chambre, je la vois toute illuminée, ô mon Sauveur, et je n’ai pas l’habit nuptial pour y entrer et jouir de ta clarté : illumine le vêtement de mon âme et sauve-moi, Seigneur, sauve-moi.

Le Vendredi saint, il faut signaler les matines, dites office des saintes souffrances ou des douze évangiles : il incorpore aux matines (récitées la veille au soir) le schéma de la via crucis des pèlerins de Jérusalem avec ces douze évangiles qui sont autant de stations, signalées à chaque fois d’un coup de cloche, puis deux, puis trois, etc., dans le silence, pendant que les fidèles rallument leur cierge. Puis les vêpres commémorent l’ensevelissement, avec la représentation du tombeau du Christ au milieu de l’église, epitaphios en grec, qui est enseveli sous les pétales de fleurs et les parfums, ce qui faisait dire à mon curé que, chez les Grecs, le Vendredi saint était plus fêté que Pâques ! Chez les Russes, l’accent est plus mis sur les matines du Samedi saint, dont j’ai parlé plus haut.

L’antijudaïsme

C’est le moment d’une petite parenthèse sur l’antijudaïsme, parce que c’est notamment au cours de la Semaine sainte, que l’office développe le thème du conflit entre les Juifs et leur Messie, suscitant l’accusation d’antisémitisme. Certaines traductions essaient d’édulcorer autant que faire se peut ces textes « compromettants », que d’aucuns voudraient carrément « nettoyer ». Mais, à notre époque chatouilleuse, il me semble qu’il vaudrait mieux réexpliquer plutôt la différence entre antijudaïsme et antisémitisme, entre race et religion, et voir là le développement de l’Évangile selon Jean, où le P. Jousse proposait déjà de traduire « Juifs » par « Judéens » (par opposition à « Galiléens ») et notait que ce terme désignait les responsables religieux et non le peuple. Il en va de même dans l’office byzantin. Il reste que l’opposition au judaïsme est nette, et que les pharisiens (et donc le judaïsme postérieur qui leur en est tributaire) sont considérés comme ceux qui « laissent le commandement de Dieu et gardent la tradition des hommes » (Mc 7, 7). Un dévoiement de la vraie tradition juive, celle qui « commençant par Moïse et parcourant tous les prophètes, interprète dans toutes les Écritures ce qui concerne Jésus » (Lc 24, 27). Cette netteté, pour choquante qu’elle puisse paraître, est importante pour la catéchèse, à une époque qui glorifie la différence… à condition que tout le monde pense la même chose. Mais l’office byzantin, en lieu et place du refus des différences, préconise l’amour des ennemis. Ceci dit, il reste bien une bonne tradition anti-juive dans l’Orient chrétien, mais on trouve aujourd’hui parmi les Orthodoxes de plus en plus d’amoureux de la tradition juive, et certains parmi eux qui savent faire le tri entre les anciennes traditions, dont on peut retrouver le reflet dans certaines paroles évangéliques, et cette « tradition des hommes », ce « fardeau pesant » que dénonce le Seigneur (Mt 23, 4).

La Pâque

Pour revenir à la Pâque, j’ai dit plus haut que l’ancienne vigile de Pâques avec ses lectures et (autrefois) les baptêmes, se dit le matin, et qu’elle est encore pénétrée du Carême ; au milieu seulement, on va remplacer les ornements sombres par les lumineux. Et puis, à l’office de minuit, on va enlever l’epitaphios. Ce n’est qu’après que la Pâque va vraiment commencer, par un office de matines plus tardif, mais ô combien prenant ! Il faut vivre une fois dans sa vie la Pâque byzantine, et si l’on a fait le Carême avant, c’est d’autant plus fort. Une joie sauvage, disait un moine de Chevetogne, quand on entre dans l’église illuminée, et qui grandit à chaque encensement du diacre, qui, au lieu de saluer en silence, conclut à chacun de ses passages : « Christ est ressuscité ! » Et tout le monde de lui répondre : « Il est vraiment ressuscité ! » Et ainsi jusqu’à l’Ascension. Et chaque ode du canon (qui cette fois, est chanté entièrement, bien sûr), est conclue par le tropaire cité plus haut. Ce sens de la répétition, qui fait monter la joie, a beaucoup à nous apprendre. Et les textes du Damascène portent vraiment à l’allégresse, en même temps qu’ils sont vraiment l’occasion de faire défiler toutes les figures concernant la Pâque du Christ dans l’Ancien Testament. A part le Ad cenam Agni, on n’en a pas l’équivalent dans les hymnes romaines, lacune comblée par les lectures patristiques. Les byzantins n’ont pas le rite du feu nouveau, mais on prétend qu’il s’allume chaque année miraculeusement dans la basilique de l’Anastasis à Jérusalem, et en tous cas on va tous à minuit allumer son cierge au chandelier du prêtre et la lumière se répand ainsi dans toute l’église, très beau rite qui a tendance à se répandre en Occident. Puis on sort de l’église pour processionner avec évangéliaire, bannières et cierges, on lit ensuite l’évangile (Marc, parce que Matthieu a déjà été lu aux vêpres récitées le matin). C’est alors les versets du psaume 67, avec en refrain le fameux tropaire, qui éclate comme en Occident l’alléluia de Pâques. Autrefois, c’était le psaume 117, éminemment pascal. Il en est resté le verset 24 : « voici le jour qu’a fait le Seigneur, exultons et réjouissons-nous en lui ». Mais les versets des matines de Pâques (Ps 117, 1, 10, 17, 22) et son refrain (id. 27a-26a), furent repris ensuite tous les dimanches, puis à toutes les fêtes, les saints étant associés à la victoire pascale. Ils remplacèrent les anciens textes fixes de semaine, qui ne se dirent plus qu’en Carême. Il fallait alors rendre à Pâques son caractère unique en lui attribuant des versets propres. Bref, on entre dans l’église illuminée pendant la grande litanie et on attaque tout de suite le canon des odes, puis les laudes avec la fameuse homélie de Jean Chrysostome, et la liturgie enchaîne avant de conclure par la bénédiction des œufs, de la paskha et d’autres bonnes choses. Ceci dit pour rappeler l’unité entre l’office, l’enseignement, la liturgie et la communion fraternelle.

Le temps pascal

On ne peut tout dire dans une première présentation de l’office byzantin. Résumons donc sur Pâques et le temps pascal en disant que le livre utilisé s’appelle Pentecostaire (allusion non à Pentecôte mais aux cinquante jours). Il se termine en fait à l’octave de Pentecôte, où les byzantins fêtent la Toussaint, ce qui est très bien choisi, puisqu’on y célèbre l’œuvre de l’Esprit, commencée dans les Apôtres à Pentecôte, et continuée par les martyrs, les évêques, les ascètes et tous les autres. Les Russes ont ajouté le dimanche suivant un office pour « tous les saints qui ont illuminé la terre russe », et cet usage se transmet peu à peu à toutes les Églises. D’un point de vue pastoral, il est permis de penser que ce serait une bonne chose de faire connaître ainsi aux français les si nombreux saints de leur patrie dans une même fête.

Le talmud byzantin

Après la Pentecôte, c’est la période où le culte des saints peut prendre toute sa place. Il s’organise quant à lui comme le sanctoral romain, sur le calendrier solaire, sauf qu’il y a douze livres appelés ménées (un par mois) offrant chaque jour un ou plusieurs offices complets pour chaque mémoire.

Voilà accomplie une première description des principaux livres de l’office. On peut comparer ce vaste répertoire au Talmud. La « mer du Talmud », dit-on, et le terme convient aussi bien pour l’office byzantin. Les Juifs ne lisent la Tora qu’à travers le Talmud : il en est de même pour les Byzantins et leur office. On dit qu’ils lisent peu l’Écriture, mais en fait ils la fréquentent constamment à travers les catéchèses des hymnographes, qui sont de remarquables exégètes, selon la tradition des Pères, bien sûr.

Par exemple : les doxastica (« qui suit la doxologie ») des stichères du dimanche sont huit théotokia appelés par les russes dogmatika, car ils constituent un enseignement complet sur le dogme de l’Incarnation et sur la mariologie.

Les huit canons des odes de l’office de minuit du dimanche font le tour de la question trinitaire, et ceux des matines du lundi sont une somme sur l’angélologie.

La fête de « l’universelle exaltation de la précieuse et vivifiante Croix » rassemble en un seul office à peu près toutes les figures bibliques de la Croix dans l’Écriture.

Au jour de la Théophanie, si l’on prête attention à la grande prière de bénédiction des eaux composée par Sophrone, patriarche de Jérusalem, on y voit une étude complète du thème de l’eau à travers l’Ancien Testament.

D’autres exemples plus précis : la première ode du deuxième canon de la cinquième du dimanche du troisième ton fait le parallèle entre la lance perçant le côté du Christ et la création d’Ève, sortie elle aussi du côté d’Adam, et délivrée ainsi de l’antique malédiction.

Le doxastikôn des vêpres de Noël, pose la question : pourquoi cette mention d’un recensement ? L’hymnographe pressent, dans une lecture « midrachique », qu’un roi terrestre ordonnant le recensement de tous les peuples de la terre et incluant le Christ, donne à voir, à l’envers, le Roi céleste venant inscrire au Livre de vie ses élus.

Le Mercredi saint, consacré à la mémoire de la Myrophore couvrant le Christ de nard, le moine Jean oppose dans une ode le don du parfum par la femme et la vente du Christ par Judas. Or, en saint Marc, le récit de la trahison encadre justement l’histoire du repas où la femme vient avec son flacon, et les exégètes savent que ce procédé d’encadrement vise à mettre en rapport les deux événements, ce que le moine fait excellemment.

Bien sûr, cela ne remplace pas la lecture des textes, mais a contrario la lecture des textes ne remplace pas la tradition d’interprétation, car, comme dit l’Apôtre, « aucune écriture n’est objet d’interprétation personnelle » (2 P 1, 20) et le Shéma Israël : « et ces paroles (...), tu les enseigneras à tes fils et tu parleras d’elles assis dans la maison et marchant sur la route, te couchant et te relevant » (Dt 6, 7). C’est bien là la mission de l’hymnographie. Quant à l’hagiographie, c’est aussi un commentaire de la parole de Dieu, si on la prend au sens large de l’hébreu dabar, « fait, action », c’est-à-dire l’action du Saint Esprit dans les saints.

Or, en Occident, si on lit plus souvent la Bible, on ne lit plus les Pères. Alors soit on crée soi-même sa tradition d’interprétation, ce qui peut donner les Témoins de Jéhovah, soit on se met à la remorque des idéologies du moment, ce qui peut donner à chaque commentaire biblique, même le plus fouillé, l’impression qu’il retombe toujours dans la pensée dominante. Or si le sel perd sa saveur, il n’est plus bon qu’à être foulé aux pieds par les hommes (Mt 5, 13)...

La mémoire

Sans être trop long et dépasser le cadre de notre article, il serait quand même intéressant de parler de la pédagogie byzantine de la mémoire : il est frappant de constater que malgré la surabondance de textes et de rites, le rite est facilement mémorisable, et il serait intéressant d’étudier pourquoi. Par exemple, la répétition des tropaires apolytikia les jours de fête, ou la pratique des avant-fêtes et des après-fêtes, qui permettent à la mémoire de retenir les choses importantes. Ou bien encore la présence de nombreuses pièces fixes qui est comme une architecture solide sur laquelle la mémoire stocke plus facilement le reste. Pour les psaumes, le rythme hebdomadaire paraît plus exigeant, mais c’est finalement le plus pratique pour les mémoriser. Et plus on les mémorise, plus ils nous travaillent intérieurement.

Ars canendi

Quant au chant, il faudrait tout un article. Mentionnons l’intérêt du classement en huit modes, qui, dans la variété des ethos, donne une unité qui manque souvent dans le souci moderne d’inculturation : piocher à droite et à gauche donne l’impression d’être universel, mais gêne de fait l’inculturation (car l’identité est une limite), et nuit à la force du message. Alors que savoir se limiter, sans œillères, à un univers musical, que ce soit celui de la psaltique byzantine ou de la modalité grégorienne, donne une unité qui permet d’aller plus profond.

Le chant est le vecteur de cet approfondissement spirituel. On souffre parfois du côté parfois indigeste de ces offices byzantins où règne une surabondance de paroles à débit rapide. Rome, en réaction, a remis en valeur le sacrum silentium, mais la règle ancienne était bien la pratique de la louange incessante, toujours de règle en Orient, qui pousse certains chœurs russes à se relayer pour respirer afin que le son ne s’arrête jamais, mais dont le but est justement de produire le silence de la contemplation.

En fait, c’est la responsabilité des chantres que de transmettre cette surabondance d’une manière qui produise ce silence intérieur. La qualité requise pour cela est le penthos, et c’est souvent dans les monastères qu’il faut en aller chercher le modèle. Le penthos, c’est la béatitude des « affligés », ou « endeuillés », ceux qui trouveront consolation. Les pères parlent de ce « chant de larmes », les larmes de Pascal, larmes de joie, larmes de la « radieuse tristesse » du Carême et larmes de la « douloureuse joie » de Pâques. Celles des icônes. Celles avec lesquelles les chantres transpercent l’armure du vieil homme par la « componction » (mot qui veut dire transpercement). La prédication de Pierre à Pentecôte transperça ainsi le cœur des trois mille hommes qui se joignirent à l’Église (Ac 2, 37). Mais ce fut sûrement aussi par le chant en langues que l’Esprit lui donnait.

Quel intérêt pour l’Occident ?

Cette richesse est un bien pour toute l’Église et a sa place en Occident comme les icônes. Ce n’est pas un but que de mélanger des génies différents, mais quitte à ajouter, je préfère ajouter un trésor byzantin qu’un cantique populiste. Les émigrés, maintenant nombreux dans nos pays, ont fait tout un travail de traduction et d’adaptation des mélodies d’origine sur les textes. Sans parler du monastère catholique de Chevetogne, en Belgique, où le P. Denis Guillaume a traduit en français et adapté en musique tous les livres de l’office. Les tons russes, en particulier, permettent de chanter facilement la plupart du répertoire, et pourraient inspirer les Romains. En France, au lendemain du dernier Concile, on a cru impossibles les adaptations, allant même jusqu’à remplacer les textes anciens, jugés incongrus. C’est en prenant connaissance de ces adaptations françaises de l’office byzantin que j’ai pensé qu’il fallait faire de même. C’est ainsi que, non seulement pour le rite byzantin, mais aussi pour le rite romain, je me suis aperçu qu’il était possible d’adapter les mélodies grégoriennes sur le français, à condition qu’on le fasse à partir des anciens systèmes d’écriture et des anciennes traditions du chant sacré. Et là, la pratique du chant sacré dans le rite byzantin m’a beaucoup aidé. D’une part j’adapte le chant grégorien, et d’autre part je compose des tons simples adaptés à la modalité grégorienne, qui permettent de chanter facilement (et en polyphonie) les vrais textes, au lieu d’en composer de nouveaux, soi-disant plus « adaptés à l’homme d’aujourd’hui », mais qui coupent le catholique romain de la tradition de son Église, à laquelle il a droit. A ce sujet, il faut ajouter que baigner dans l’hymnographie byzantine m’a aidé à comprendre comment traduire certaines hymnes latines où flottent des thèmes patristiques oubliés et incompris des traducteurs, ce qui produit souvent des traductions effectivement incongrues. Enfin, la pratique byzantine des tropaires m’a permis de réactiver la tradition romaine des tropes, interrompue par le concile de Trente. Leur facture simple permet à un grand nombre de participer, leurs textes permettent d’éclairer les textes scripturaires, ou les gestes liturgiques, et leur usage permet aux chantres de ne plus se cantonner à des mélodies simplistes, mais à se concentrer sur les anciennes mélopées grégoriennes, retrouvant leur ministère, qui est celui de « transpercer » les âmes et de les élever vers les cimes de la contemplation… Encore faut-il retrouver l’attitude spirituelle, et, sur ces questions, les enseignements oubliés des Pères latins (Augustin, Isidore de Séville, les carolingiens Amalaire de Metz, Aurélien de Réomé, Raban Maur et autres) peuvent nous réapprendre l’art du chant sacré, qui n’est ni d’Orient ni d’Occident, mais donné d’en haut.

Le but de cet article sera atteint s’il donne envie aux lecteurs de connaître mieux leurs frères d’Orient, de se réjouir de leurs richesses, et peut-être aussi à quelques-uns d’entre eux de comparer avec les leurs propres, non pour un syncrétisme sans avenir, mais pour s’enrichir mutuellement et être ramenés par l’autre à des aspects oubliés de leur propre tradition. Car, comme dit Lao-Tseu, le but du voyage, c’est le retour.

François Gineste, protopsalte et chef de chœur à la paroisse catholique de rite byzantin de Lyon. C’est également un auteur-compositeur spécialisé dans l’adaptation des répertoires grégorien et russe en langue française.

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