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La mission des laïcs

Christophe Bourgeois

La « nouvelle évangélisation », prise au sérieux, implique une vraie réflexion sur la place des laïcs dans le dynamisme apostolique de l’Église. Résurrection hérite sur ce point d’une pratique liée aux intuitions de son fondateur, sur laquelle on peut essayer de réfléchir. En 1950, l’abbé Charles distingue parmi les fidèles, non sans provocation, les « paroissiens » et les « missionnaires », qui acceptent un engagement exigeant au service de l’Église, celui d’une annonce explicite de la foi [1]. Dans la pratique de l’abbé Charles au centre Richelieu, cet engagement exploite toutes les ressources d’une activité militante : le « missionnaire » propose des activités destinées à faire découvrir la splendeur du message de l’Église à ceux qui ne la connaissent pas, provoque le débat pour toucher le cœur de ses camarades et désire la conversion de ses proches. Ce souci est fondé sur un trépied, apostolat, théologie et adoration, dont on remarque qu’il transcrit la triple exigence piété – étude – action qui fondait la première Action Catholique lancée sous le pontificat de Pie X [2]. Une telle décision peut sans conteste recevoir une lecture d’ordre pragmatique : l’abbé Charles est un activiste et un organisateur intelligent, il croit à l’influence des minorités agissantes, il sait contrer le militantisme communiste très présent dans la Sorbonne de l’époque par une autre forme de militantisme. Mais on doit également souligner deux traits saillants de cette pratique : d’une part, l’abbé Charles confie à des baptisés une part importante de la prédication chrétienne ; d’autre part, il ne compte pas sur un être laïc qui serait capable naturellement d’inculturer le message chrétien par sa présence silencieuse au monde.

L’intérêt d’une telle pratique, non exclusive d’autres approches, est qu’elle permet de dégager une certaine vision de la mission du baptisé dans l’Église. Indépendamment des actions réalisées dans le sillage de Monseigneur Charles, que certains lecteurs de notre revue connaissent bien, dont il ne s’agit pas ici de faire l’apologie, cette histoire nous invite à réfléchir à une théologie de la mission des laïcs dans la perspective de la nouvelle évangélisation. Cette réflexion est urgente : le discours sur l’évangélisation est menacé de se concentrer uniquement sur les questions d’institution ecclésiastique (dont on voudrait préserver un fonctionnement qui semble menacé par l’effondrement de la pratique et la limitation du « personnel »), sur les analyses d’ordre sociologique sur la puissance sociale du christianisme aujourd’hui (ou son absence de puissance), ou sur des questions de méthodes et de recettes. L’enjeu est ailleurs : que faisons-nous de la mission reçue le jour de notre baptême ?

I - Mission du baptisé et mission de l’Église

La mission définit à proprement parler l’Église : son activité et sa relation au monde se fonde en effet « de manière dynamique sur la mission trinitaire elle-même » (Redemptoris Missio, § 1). Ce qui définit proprement le Christ est d’être envoyé (missus) par le Père. Il déploie son amour en acceptant en quelque sorte la sortie de lui-même pour rejoindre les hommes. La mission du Verbe communique pleinement le Père et manifeste en même temps que le Fils ne retient rien, même « le rang qui l’égalait à Dieu », pour s’offrir au monde. Or l’Évangile johannique comme les synoptiques soulignent que ce même dynamisme se poursuit dans l’édification par le Christ de son Église. Le discours qui suit la désignation des Douze le rappelle : « Celui qui vous reçoit me reçoit, et celui qui me reçoit reçoit celui qui m’a envoyé » (Mt 10, 40). Le trait est peut-être plus marqué encore dans la prière du Christ à son Père : « Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde » (Jn 17, 18, cf. Jn 20, 21). Dans les Apôtres se poursuit et se réalise cette mission du Fils parce que Dieu est dans le Christ (cf. 2 Co 5, 19) et que le Christ est dans les Apôtres. Ils sont la Parole parce que le Christ est le Verbe et que toute sa vie terrestre est commandée par l’urgence de l’annonce.

Or, les baptisés ne sont pas de simples « récepteurs » de cette annonce, ils participent de droit à ce dynamisme missionnaire, entendu au sens le plus essentiel et le plus exigeant. Les fondements de cette affirmation sont assez clairs dans les textes du magistère. Le baptême incorpore au Christ dans sa triple fonction sacerdotale, prophétique et royale. Rappeler la fonction prophétique des laïcs est une nécessité pour ne pas se tromper d’évangélisation :

Le Christ, grand prophète, qui par le témoignage de sa vie et la puissance de sa parole a proclamé le Royaume du Père, remplit sa fonction prophétique jusqu’à la pleine manifestation de la gloire, non seulement par la hiérarchie […] mais aussi par les laïcs. [3]

C’est dans ce sens que le Concile interprète la reprise par le discours de Pierre de la prophétie de Joël, « vos fils et vos filles prophétiseront » (Ac 2, 17). Le décret sur l’apostolat des laïcs Apostolicam Actuositatem, promulgué le 18 novembre 1965, renforce cette affirmation :

Les laïcs rendus participants de la charge sacerdotale, prophétique et royale du Christ assument dans l’Église et dans le monde leur part de ce qui est la mission du Peuple de Dieu tout entier (§ 2).

Dans ce paragraphe et le suivant, le décret fonde cette dignité sur la relation au Christ acquise par le baptême et sur l’action de l’Esprit. Ses affirmations serviront de base à l’élaboration des encycliques Evangelii Nuntiandi (1975) par Paul VI et Redemptoris Missio (1990) par Jean-Paul II. Les affirmations conciliaires interviennent après des débats particulièrement complexes sur la place des laïcs dans la mission de l’Église, dont les deux congrès mondiaux consacrés à l’apostolat des laïcs en 1951 et 1957 s’étaient fait l’écho [4]. Il reste à approfondir cet enseignement si l’on veut construire une vraie théologie de la mission. La théologie contemporaine y a-t-elle réellement contribué ? Il semble que la réflexion sur la mission des baptisés a souffert d’une série de crispations, héritées de la période de l’après-guerre. Les conflits portaient alors d’une part sur la nature et l’étendue du contrôle clérical sur les organisations laïques, ainsi que sur la place, exclusive ou non, à accorder à l’Action Catholique : on sait qu’au moment de la rédaction du décret, les évêques français auraient souhaité le maintien du « mandat » donné par la hiérarchie aux fidèles de l’Action Catholique [5] ; le décret a préféré mettre en valeur une certaine liberté et une certaine diversité dans les initiatives et les modes d’organisation du laïcat. Les conflits portaient d’autre part sur la politisation de plus en plus explicite des structures de l’Action Catholique (en France, la J.O.C. et la J.E.C. se laissent clairement séduire par l’idéologie marxiste), signe là encore d’une tentation de faire basculer l’apostolat des laïcs dans la gestion du temporel. Crispée soit sur un éloge de l’enfouissement, par opposition à toute l’expérience concrète qui est celle du Nouveau Testament, soit sur une problématique des rapports entre clercs et laïcs uniquement focalisée sur la répartition des tâches dans la vie de l’institution ecclésiale, la réflexion sur l’apostolat des laïcs devient stérile.

La mission du prêtre, inscrite dans son être propre par le sceau de l’ordination, est la condition nécessaire de la mission laïque, qu’elle rend possible et qu’elle englobe [6], parce que cette dernière actualise et manifeste le dynamisme de la vie ecclésiale elle-même et qu’elle ne saurait porter des fruits indépendamment de la vie sacramentelle reçue des mains et de la parole des prêtres. Dans cette perspective, quelle est exactement la « part » du laïc dans cette « mission du Peuple de Dieu tout entier » ?

II - Le laïc et le monde

Dans le sillage du Concile Vatican II, l’essentiel des textes magistériels fonde l’originalité de la mission laïque sur son rapport au monde. Selon Lumen Gentium, la fonction prophétique « acquiert un caractère spécifique et une efficacité particulière du fait qu’elle s’accomplit dans les conditions communes du siècle » (LG 35). On peut s’interroger sur la signification exacte de cette expression « conditions communes » : s’agit-il d’une pure présence au monde ? Pourquoi, dans ces conditions, mettre à part certains baptisés, comme le fit jadis Maxime Charles, et donner ainsi l’impression de les exclure de ces « conditions communes » ?


Quelques données magistérielles

On peut tenter d’abord de saisir la cohérence de cet aspect du magistère. Le même paragraphe de la constitution sur l’Église souligne que la fonction prophétique du laïc s’exerce d’abord au sein de la famille, premier lieu d’apostolat, mais indique également que les soucis temporels ne doivent pas empêcher les laïcs d’exercer une action d’évangélisation bien au-delà de cette cellule familiale. Dans son chapitre 1, le décret Apostolicam actuositatem cherche à définir les champs d’action du laïcat :

Ils exercent concrètement leur apostolat en se dépensant à l’évangélisation et à la sanctification des hommes ; il en est de même lorsqu’ils s’efforcent de pénétrer l’ordre temporel d’esprit évangélique et travaillent à son progrès. (§2)

Le chapitre 2 s’efforce de détailler ces deux champs d’action, l’apostolat direct d’une part, la transformation par l’intérieur de l’ordre temporel d’autre part, en ajoutant un paragraphe sur l’action caritative. La tendance est toujours de réduire le rôle des laïcs au deuxième champ, parce que l’on s’imagine toujours qu’ils sont une sorte de « médiateurs » entre le « monde de l’Église » et « le monde », comme si le clerc avait besoin du laïc pour comprendre un monde en dehors duquel il serait, comme si le laïc était le « spécialiste » du monde. La réduction s’opère également lorsqu’on rapporte cette pénétration de l’ordre temporel à la fonction « royale » et qu’on tente d’en faire le champ exclusif du laïcat. Toutes ces réductions empêchent de saisir l’image de l’Église comme Corps unifié, elles séparent et opposent. Le Concile ne tente-t-il pas au contraire de penser une unification entre conversion du laïc et vie dans le monde ? Sa seule manière d’y vivre en chrétien et d’offrir à Dieu ce qui, dans l’ordre temporel, est conforme à l’esprit évangélique n’est-elle pas de travailler à la conversion de ceux qui ne sont pas convertis, et dont il est si proche par sa vie quotidienne ?


La conscience de la mission

Pour prolonger cette réflexion sur l’apostolat laïc, il convient de rappeler qu’il s’enracine dans une participation à la vie du Christ donnée par le baptême. Quel regard concret jeter sur notre participation à la mission du Christ ? Je voudrais pour le faire reprendre quelques lignes très pénétrantes d’Hans Urs von Balthasar sur la conscience de Jésus.

Parce que Jésus est identique à sa mission et qu’en elle se trouve sa filiation divine, il est la personne originelle et fondamentale. Et chaque être humain doué d’esprit ne participe de la personne qu’en tant qu’il lui est donné, par la grâce du Christ, d’avoir part à un aspect et à un fragment de sa mission de salut universel. [7]

L’extrait est dense et nécessiterait une longue exégèse. L’expression « Jésus est identique à sa mission » rejoint la question de la conscience du Christ et tente de renouveler l’appareil conceptuel hérité de la patristique, au moyen d’une approche souvent plus psychologique, pour penser à nouveaux frais la notion de « personne » en christologie. Sans insister sur ce point, on voit que le paragraphe lie étroitement l’identité du Christ et celle de l’homme. C’est en tant qu’il se reçoit du Père comme son envoyé que le Christ trouve son identité profonde ; de même, c’est en tant qu’il se reçoit du Christ comme envoyé par lui que l’homme se découvre. La notion de personne appliquée à l’homme n’a de sens ici que comme participation concrète à la personne du Christ. C’est sur la conséquence d’une telle hypothèse que je voudrais insister : la personne du baptisé se construit par référence à la mission du Fils.

Les évangélistes nous suggèrent un peu ce qu’est cette relation du Christ à sa mission : son agir, son attente, la science qu’il maîtrise sont entièrement absorbés par cette aspiration au salut des hommes, que ce soit dans sa prédication ou dans l’attente de « l’heure » décisive de la Passion. Cette attente est marquée par l’urgence : « Je suis venu jeter un feu sur la terre et comme je voudrais que déjà il fût allumé » (Lc 12, 49). Elle est toujours en avance sur les attentes humaines parce que le Christ précède l’homme, il va le chercher dans sa misère comme le pasteur part à la recherche de la brebis égarée. D’une certaine manière, notre dignité de baptisé trouve sa source dans une relation intime à ce désir ardent du Christ qui est la marque profonde de son existence, dans laquelle il nous est donné d’avoir part à un « aspect » de sa mission. À nous donc de faire nôtre, comme partie intégrante de notre charité, ce dynamisme profond de l’amour trinitaire qu’a vécu le Christ dans cette identité à sa mission. Rien d’autre que cette attitude ne peut permettre de penser notre rapport au « monde ». Elle nous fait souhaiter que l’humanité soit cette société sainte offerte au Père et heureuse en Lui. Et l’expérience du Nouveau Testament nous montre que ce souhait n’est pas qu’un espoir discret, dont on espère qu’il jaillira naturellement de nous-mêmes, mais qu’il nous ébranle en profondeur à mesure qu’il nous configure plus profondément à l’agir du Christ et qu’il rejoint plus profondément la détresse du monde.

L’apostolat du laïc dans les « conditions communes de ce siècle », s’il définit une position particulière du laïc dans le champ des expériences humaines, ne propose donc pas une « relation » au monde différente de celle du Christ, il exige du baptisé une participation toujours plus grande à la mission du Fils.

III – « La foi vient par l’oreille »

Revenons un instant à notre point de départ historique. En proposant à certains laïcs de devenir « missionnaires », l’abbé Charles ne faisait que donner les moyens concrets de faire l’expérience décapante d’un aspect essentiel de la vie de l’Église : tout le Corps qu’elle est, toute cette « construction » dont saint Paul chante l’harmonie doit exprimer ce dynamisme profond de l’envoi. Il existe un corollaire à cette attitude : l’aumônier du Centre Richelieu était un « rhéteur », parfois truculent, il croyait à l’usage de la parole sous toutes ses formes, à l’argumentation et au débat. Il demandait aux laïcs d’exercer concrètement leur mission par la parole, prolongeant d’une certaine manière, sans pour cela le remplacer, le ministère de la parole des prêtres.


Témoignage et parole

Cette exigence de la parole, partagée par beaucoup d’autres à son époque, ne doit pas être oubliée par la nouvelle évangélisation à laquelle appelle Jean-Paul II depuis le début de son pontificat. Dès Lumen Gentium, le couple « témoignage de vie et annonce explicite » (LG 35) devient en effet le leitmotiv du magistère. Le texte d’Evangelii nuntiandi est sur ce point très clair. D’une part, par le « témoignage sans paroles », les chrétiens « font monter, dans le cœur de ceux qui les voient vivre, des questions irrésistibles ». Il s’agit là d’un « geste initial d’évangélisation » (EN 21). La suite du texte se montre très ferme sur la fonction de ce geste.

Le plus beau témoignage se révèlera à la longue impuissant s’il n’est pas éclairé, justifié – ce que Pierre appelait « donner les raisons de son espérance » (1 P 3, 15) – explicité par une annonce claire, sans équivoque, du Seigneur Jésus […] Il n’y a pas d’évangélisation vraie si le nom, l’enseignement, la vie, les promesses, le Règne, le mystère de Jésus de Nazareth Fils de Dieu ne sont pas annoncés. (EN 22)

Les deux dimensions vont évidemment de pair. La parole seule risque toujours d’être irréelle. Le Verbe au contraire nous montre l’image d’une Parole-Vérité, où le Christ s’offre en même temps par sa Parole et par son Corps, puisque la Croix, jusque dans son silence même, est le sceau de la prédication. Par ailleurs, le témoignage, pour être mission, ne doit pas donner nous-mêmes mais bien le Seigneur Jésus. Là est bien la finalité de toute évangélisation : faire rencontrer le Christ, parce que le salut n’est rien d’autre que cette relation personnelle à Lui. Si nous comptons sur notre prétendu « rayonnement » (celui de nous-mêmes ou de nos communautés bien mal en point), nous risquons fort d’être déçus. C’est bien le mystère de toute mission : à travers nous, pauvres pécheurs, veut passer et peut passer la sainteté du Christ ; plus révoltant encore, la parole dont nous sommes porteurs ne cesse d’accuser notre faiblesse et notre inadéquation souvent criante à ce qu’elle proclame. Mais c’est bien dans cette dépossession et cette gratuité que nous pouvons épouser la logique du mystère de l’Incarnation. Sur ce point, le baptisé missionnaire n’est nullement un militant : il accepte cette différence et ce « retard » entre lui-même et cette parole qu’il porte [8]. Notre témoignage n’a pas besoin d’être silencieux et d’être une pure présence pour être en lien avec la pauvreté du Christ venu au milieu des hommes. Il épouse infiniment plus cette pauvreté véritable (qui est d’abord disponibilité absolue) en prenant le risque de la parole.


La dignité de la parole

Cette affirmation a quelque chose de provoquant (et d’apparemment inefficace) dans une civilisation qui croit de moins en moins à la parole, qui se méfie du débat ou, lorsqu’elle le pratique, estime impossible qu’il permette d’entrevoir une vérité quelconque (« à chacun sa vérité »). Ne vaudrait-il pas mieux faire confiance aux actes, aux gestes symboliques pour ébranler nos contemporains ? Le problème n’est pas neuf. Paul VI le percevait déjà dans un paragraphe auquel la suite de l’histoire donne raison :

Nous connaissons aussi les idées de nombreux psychologues et sociologues, lesquels affirment que l’homme moderne a dépassé la civilisation du Verbe, désormais inefficace et inutile, et qu’il vit aujourd’hui dans la civilisation de l’image […] La fatigue que provoque aujourd’hui tant de discours vides et l’actualité de bien d’autres formes de communication ne doivent cependant pas diminuer la vertu permanente de la parole ni faire perdre confiance en elle. (EN 42)

Il appartient donc à la « nouvelle évangélisation » de retrouver la dignité de la parole dans une civilisation qui en a perdu le goût. Ce ne sera pas la première fois : après tout, saint Augustin n’a-t-il pas proposé une éloquence sacrée à une culture qui perdait toutes ses références lettrées et dont le paysage culturel se disloquait ? N’a-t-il pas pour cela sauvé le meilleur de ce qu’il avait appris, purifié ce qui devait l’être, et conçu une rhétorique nouvelle ? Parce que l’éloquence exprime une part de nous-mêmes, parce que les mots ne circonscrivent jamais la chose qu’ils nomment mais laissent transparaître une part d’invisible, parce que le langage est la forme par excellence de la relation humaine (et de la relation à Dieu), il appartient aux laïcs d’être instruits pour délivrer une vraie parole, porteuse de toute l’énergie du Verbe, au lieu d’attendre que la société recrée toute seule les conditions du débat (ce qu’elle ne fera pas).

Cela signifie également que la « nouvelle évangélisation » est inévitablement liée à la quête d’une nouvelle apologétique, au sens le plus noble du terme. Chaque homme a faim de la Parole, il en porte plus ou moins sciemment le désir, elle est pour lui une nécessité. L’apologétique, bien conçue, est précisément ce langage médiateur qui permet à l’autre de s’approprier la parole du Christ plutôt que de n’en retenir que l’aspect le plus extérieur. Il nous faut donc être convaincus que nous assumons tous, en tant que baptisés, la charge d’être les passeurs de cette parole. Mais n’allons pas imaginer une parole molle et en demi-teinte, qui étoufferait la flamme des paroles de l’Écriture ! Ne prenons pas la parole pour proposer à nos contemporains d’infinis prolégomènes et des considérations soi-disant actuelles qui sont plus empruntés à nos propres imaginations qu’à la Révélation ! Ayons soif d’une parole vraie.

* * *

Risquons-nous un instant à résumer à grands traits le dynamisme qui anime l’évangélisation : l’envoi, expression de l’amour trinitaire, est fondateur de l’Église et donc de toute l’existence baptismale. C’est la participation à la mission du Christ qui permet d’être fidèle à cet envoi, ce qui implique sans cesse de convertir nos désirs à son désir profond, d’accepter son attente et son audace, d’écouter et de répéter son appel dévorant à la conversion de l’humanité. Cette conversion exige un engagement concret et explicite de la part des laïcs, une prise de risque, quelles qu’en soient les modalités précises. En termes de « nouvelle évangélisation », elle oblige non seulement à sortir d’une logique d’enfouissement, mais plus encore à rêver d’autre chose que d’un repli sur les communautés chrétiennes existantes, en espérant qu’elles seraient capables un jour de rayonner presque naturellement sur le monde extérieur, de séduire par leur beauté ; l’apostolat n’est jamais repli, il profère une parole traversée par l’altérité du Christ, il prend le risque d’exhiber la pauvreté actuelle des chrétiens pour renvoyer à la vraie parole dont l’Église a le dépôt. On dira peut-être que ce rêve manque de gratuité et de disponibilité à l’Esprit Saint, qu’il est plus charitable de laisser autrui faire les premiers pas… C’est oublier qu’en prenant l’initiative du dialogue avec l’incroyant, en rappelant « à temps et à contretemps », selon l’expression de saint Paul, l’appel du Christ, nous n’avons rien à gagner pour nous-mêmes que le risque d’une remise en cause radicale de notre existence, d’une conversion plus profonde : cette gratuité-là n’est elle pas plus proche de la pauvreté à laquelle exhortent les Béatitudes ?

Une telle attitude d’esprit nous paraît plus urgente à acquérir que toutes les « méthodes » à la recherche d’efficacité. Avant même que surgissent les divergences les plus profondes sur l’évangélisation, le P. de Lubac rappelait déjà, lucidement, le double écueil de l’apostolat : la quête d’efficacité où la recherche de résultats concrets (numériques par exemple) prime sur la cohérence de l’annonce, et le refus symétrique d’envisager une action réelle de conversion du monde :

Dans ce qui relève du témoignage, c’est le témoignage qui est efficace, et c’est la recherche de l’efficacité qui est stérile. […] Le témoignage n’est pas chose qu’on réalise en faisant fi des résultats de l’action. Le chrétien, par exemple, qui ne voudrait pas être efficacement charitable, se contentant de beaux sentiments ou de beaux gestes, ne serait jamais un témoin de la charité. C’est qu’il ne serait point effectivement charitable. [9]

18 juin 2004, fête du Sacré-Cœur.

Christophe Bourgeois, né en 1975, ancien élève de l’E.N.S., agrégé de Lettres modernes. Thèse sur Théologies poétiques de l’âge baroque, la Muse chrétien (1570-1630), Paris, Champion, 2006. Enseignant en lettres dans un établissement catholique de la région parisienne.

[1] Voir le livre récent de S. Pruvot, Monseigneur Charles, aumônier de la Sorbonne, 1944-1959, Paris, Cerf, 2002.

[2] Voir Y.M. Hilaire, « L’apostolat des laïcs », Communio, XXVIII, 2, n°166, mars-avril 2003, p. 76.

[3] Concile Vatican II, Constitution Lumen Gentium (21 nov. 1964), § 35.

[4] Voir B. Minvielle, L’apostolat des laïcs à la veille du Concile, 1951-1957, Fribourg, collection Studia Friburgensia, 88, 2001.

[5] Comme le rappelle Y. M. Hilaire, « L’apostolat des laïcs », art. cité, l’histoire de l’Action Catholique doit distinguer deux périodes : la seconde, sous le pontificat de Pie XI, est marquée par un renforcement très net du contrôle épiscopal par rapport à l’époque de Pie X. Les évêques confient désormais un « mandat » à ses diverses branches.

[6] Voir sur ce point l’article de J.L. Marion, « Nous autres pauvres baptisés », Communio, 1979.

[7] H.U. von Balthasar, Nouveaux points de repère, in Les grands textes sur le Christ, coll. Jésus et Jésus-Christ, n°50, Desclée, 1991, p. 222.

[8] Voir pour une belle description de cette attitude l’article de J.L. Marion déjà cité.

[9] Paradoxes, Le Caillou Blanc, 1946, p.40.

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