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La nature du miracle et le discernement spirituel

Cyrgue Dessauce

Au printemps de 1656 au couvent de Port-Royal, l’état de Marguerite Périer, jeune pensionnaire d’une illustre famille, se détériorait gravement. Malgré les soins des meilleurs spécialistes, la lésion purulente qu’elle avait au visage ne cessait de grossir, et prenait des proportions dangereuses. Depuis peu, la jeune fille devait même être séparée des autres pensionnaires, l’odeur émanant de la plaie rendant la concentration en classe impossible. Le seul traitement restant, que l’on commençait à envisager, était d’appliquer un fer chauffé à blanc sur la partie malade du corps. Face à la gravité de la situation, lors d’un temps de prière en communauté, à l’heure de la mort du Christ en croix le vendredi, une religieuse appliqua sur la lésion une relique de la passion présente dans la chapelle, une « sainte épine ». Cet acte audacieux fut rapidement récompensé et Marguerite complètement guérie.

L’on rendit grâce à Dieu pour le secours porté à la petite. Son caractère extraordinaire était indéniable, avec une quantité de témoins, dont un certain nombre de membres de la haute société. Chose rare, il fut même reconnu par une enquête officielle du diocèse de Paris. Tout cela aurait pu simplement devenir un récit extraordinaire et fortifiant pour la foi, mais le contexte en fera une source de polémiques. En effet, trois ans plus tôt, Rome avait condamné cinq propositions de l’Augustinus de Jansénius comme hérétiques et l’on accusait alors Port-Royal de résister. Mais les partisans de l’abbaye niaient tout simplement que les articles condamnés se trouvassent dans l’œuvre du célèbre théologien. Est-ce donc que le miracle était un signe de faveur divine sur leur position ? Chez les Jésuites notamment on soutint l’inverse, et on laissa discrètement entendre que la guérison ne proviendrait pas de Dieu…

Cette question stimula Blaise Pascal, oncle et parrain de la miraculée, et ami de Port-Royal, et l’amena à une réflexion personnelle pour écarter cette suspicion, c’est ce que l’on trouve dans une riche section des Pensées sur les miracles. Pouvoir déterminer et assurer la nature véritable de cet événement pouvait assurer non seulement la réputation, mais peut-être même la survie de sa famille spirituelle, face à des accusations graves.

Il y a miracle et miracle…

Le miracle présente en effet cette difficulté profonde que, même quand les explications naturelles ont été définitivement écartées, il est toujours susceptible de donner prise à des interprétations diverses, voire à l’accusation d’une origine démoniaque. Jésus lui-même en fit les frais : « Il n’expulse les démons que par Béelzéboul, le chef des démons ! [1] » La Tradition et les Saintes Écritures elles-mêmes admettent que les esprits déchus puissent accomplir des prodiges dans le monde créé, la théologie parlant alors plutôt de faits préternaturels (à côté de la nature) que surnaturels (au-dessus de la nature), car ce dernier terme est généralement réservé aux miracles authentiquement divins. Mais si ces divers prodiges peuvent être également extraordinaires, comment déterminer la nature véritable d’un tel fait ? Sans moyen de différenciation, les miracles perdraient leur force de signe, et il faudrait alors adhérer aux recommandations de ceux qui conseillent de se méfier de ce genre de choses… Mais pourtant l’histoire montre qu’ils ont, à de nombreuses reprises, joué un rôle-clé pour le peuple d’Israël et pour l’Église. On pense notamment au rôle qu’ils jouent dans les procès de béatification et de canonisation.

La guérison de Marguerite Périer amène à sonder de plus près la nature du miracle, en s’aidant des définitions présentes dans la Tradition, notamment chez saint Augustin et chez saint Thomas d’Aquin, ainsi que des réflexions de Pascal sur le discernement. Nous verrons que, loin d’être un simple événement spectaculaire, le miracle est un moyen privilégié de communication de Dieu avec l’homme dans des situations particulières, à l’instar des prophètes et des Écritures inspirées. Comme toute révélation, il appelle à un discernement, demandant une réelle hauteur de vue ainsi qu’une humilité spirituelle, afin de les recevoir.

Le dépassement de l’ordre de la nature

La définition du miracle la plus répandue est probablement celle de saint Thomas d’Aquin, mais elle ne sera pas d’un grand secours pour notre question. Il écrit en effet : « un fait est un miracle s’il se produit en dehors de l’ordre de toute la nature créée. [2] » C’est à dire qu’un tel événement n’aurait pas pu être produit par une chose créée, ni un homme, ni un ange, etc. C’est quelque chose que l’ordre de la nature rend impossible, et qui ne peut donc être réalisé que par l’omnipotence divine.

Si cette définition parait claire et définitive, force est de constater que, dans un cas comme celui de la Sainte Épine, elle pose plusieurs difficultés. Tout d’abord, l’on est manifestement dans l’impossibilité de savoir si l’événement a vraiment dépassé l’ordre de la nature. Même en admettant qu’on puisse exclure une origine démoniaque, qu’est-ce qui empêcherait de penser qu’un ange ait été l’instrument de la guérison de Marguerite Périer ? La valeur de signe divin serait intacte, alors que la définition thomasienne nous empêcherait encore de parler de miracle. Cela est d’autant plus ennuyeux qu’un certain nombre de miracles dans l’histoire sainte sont accomplis de cette manière.

Certes, le docteur angélique envisageait ces difficultés, mais la solution proposée ne résout pas le problème. Voilà sa réponse :

Mais, puisque nous ne connaissons pas toute la puissance de la nature créée, quand quelque chose se produit en dehors de l’ordre de cette nature telle que nous la connaissons, c’est un miracle par rapport à nous. Ainsi, quand les démons accomplissent quelque chose par la puissance de leur nature, on appelle cela un miracle, non absolument parlant, mais par rapport à nous. [3]

Ainsi, des faits extraordinaires ne dépassant peut-être pas strictement l’ordre de la nature, pourraient être considérés comme des miracula quoad nos, c’est-à-dire relativement à notre point de vue. Il pourrait être ainsi légitime d’utiliser ce terme pour un fait merveilleux sans savoir si le critère de miracle strict a été atteint, et cela même si le signe était l’action d’un esprit. Mais l’exemple qu’utilise saint Thomas dans ce passage, les prodiges des démons, jette un doute important sur la valeur de ce type de miracles à ses yeux, et ne nous permet donc pas de faire reposer notre discernement sur cette seconde définition. En effet, cette catégorie inclut justement les types de prodiges que nous voulons pouvoir écarter. Donc, si selon cette seconde définition l’on pourrait qualifier un fait extraordinaire comme la guérison de Marguerite Périer comme un miraculum, l’on n’aurait toujours pas les moyens d’en déterminer la signification et la provenance.

Un univers merveilleux

La doctrine de saint Augustin contient des formules très proches de celle de l’Aquinate, mais avec des différences aux conséquences importantes quand il s’agit du discernement. En effet, saint Thomas cite cette formule du Docteur de la grâce comme une autorité [4] : « nous donnons aussi le nom de nature au cours connu et ordinaire de la nature ; et quand Dieu agit contre ce cours, nous appelons ses actions miracles ou prodiges. [5] » Mais contrairement à lui, Augustin considère que l’ordre tout entier de la nature n’est pas transcendé par le miracle, mais simplement le cours habituel des choses. Il est certes une occurrence hors norme, mais plutôt qu’un événement aux causes complètement transcendantes, il s’agit du dévoilement d’un aspect surprenant de la création. Le Docteur de la grâce considère que ce sont des possibilités que Dieu a incluses cachées dans la nature depuis le commencement, et qu’il active au moment voulu [6]. Les miracles dépassent donc seulement l’ordre qui nous est « connu et ordinaire » des choses. Si la distinction est subtile, l’enjeu est considérable, car dans cette perspective les miracles sont dans un certain sens tout à fait naturels [7]. Saint Augustin considère d’ailleurs que certains aspects de la nature elle-même sont miraculeux, et c’est simplement l’habitude qui nous le fait oublier. Il écrit en effet : « Quelle merveille aussi que ce cours ininterrompu de la nature ! Tout y est plein de miracles ; mais leur continuité même les a dépréciés. [8] » Donc dans cette perspective, à la fois certains aspects du cours ordinaire des choses, ainsi que les événements extraordinaires que Dieu ou les anges suscitent peuvent être qualifiés de miracles dans un sens large. Le contraste avec la pensée du docteur angélique est donc très fort.

L’on relèvera succinctement que cette contradiction étonnante entre les deux saints semble pouvoir s’expliquer plus par leurs positions philosophiques que théologiques. Établir ceci fermement requerrait une étude plus approfondie, mais on peut proposer quelques remarques à ce sujet. En effet, si l’on prend strictement les définitions que nous venons de voir, ce qui est un miracle pour Augustin ne l’est pas pour Thomas, et ce qui est miraculeux pour ce dernier n’existe tout simplement pas pour le premier. En effet, dans un cas on exige que l’ordre de la nature soit dépassé entièrement, mais dans l’autre on affirme qu’il ne l’est pas. Mais pourtant en parcourant leurs textes plus largement, l’on relève beaucoup de convergences sur les points-clés, et le docteur médiéval cite d’ailleurs constamment son prédécesseur. Le désaccord semble plutôt se trouver au niveau de leurs philosophies de la nature sous-jacentes. Ainsi pour Augustin, la nature tout entière est remplie d’interventions divines, et un miracle en est une parmi tant d’autres. Alors que pour Thomas, Dieu laisse une grande autonomie au fonctionnement de la création : il est la cause première qui soutient les causes secondes et les laisse se déployer selon leurs propres dynamiques. Lors d’un miracle il y a donc une intervention directe exceptionnelle dans la nature ; il s’agit d’un acte créateur radicalement nouveau. Ainsi, chez les deux auteurs, il y a des pensées de la nature très différentes, qui engendrent des théologies du miracle qui paraîtront par cela très opposées, même si sur les points spirituellement essentiels elles le sont peu.

Introduire la finalité

Mais la conception augustinienne présente un avantage notable, qui est d’inclure implicitement dans la définition même des miracles authentiques un critère de discernement : ceux-ci ont toujours une finalité religieuse. En effet, si, dans cette perspective, les prodiges divins, démoniaques, et même des aspects du cours de la nature, peuvent être dits miraculeux au sens large, au sens strict, qui est celui qui nous intéresse plus particulièrement ici, seuls sont vrais ceux qui ont pour but de nous rapprocher de Dieu. Le miracle serait donc essentiellement un phénomène religieux. Saint Augustin affirme :

Voilà pourquoi Dieu […] ne dédaigne pas de faire dans le ciel et sur la terre des miracles visibles, afin d’exciter l’âme encore attachée aux choses visibles à adorer son invisible créateur ; et quant au lieu et au temps où ces miracles s’accomplissent, cela dépend d’un conseil immuable de sa sagesse […]. [9]

Ainsi, la raison d’être de ces phénomènes inhabituels est de fortifier ou faciliter la communion entre Dieu et les êtres humains. Alors que la nature déchue de l’homme le pousse à chercher la satisfaction de ses besoins spirituels dans les créatures, les miracles font partie de l’arsenal divin pour lui éviter cette impasse et lui rappeler sa vraie destinée. Ce qui différencie donc le miracle au sens strict des autres faits extraordinaires, naturels ou démoniaques, c’est qu’ils ont la vocation particulière de nous aider à nous rapprocher de Dieu. Ainsi, pour trancher un cas difficile comme la guérison de Marguerite Périer, en plus d’une étude scientifique c’est surtout au discernement spirituel qu’il faut recourir. En le définissant essentiellement comme une communication divine, saint Augustin nous donne un critère d’identification pratique.

Il peut être utile de relever que si la Tradition de l’Église n’impose pas l’une ou l’autre métaphysique, elle semble d’une manière générale s’accorder pour considérer la finalité religieuse des miracles comme leur aspect le plus important, et en particulier dans leur fonction de soutenir et de guider la foi. D’ailleurs, sur ce point, saint Thomas rejoint largement saint Augustin [10]. On pourra s’en convaincre plus largement en constatant que quasiment toutes les occurrences sur le miracle dans le Catéchisme de l’Église Catholique ainsi que le Catéchisme Romain en parlent dans cette perspective, alors que l’aspect scientifique n’est pas mentionné. Par exemple, dans le CEC, au paragraphe 156 il est écrit :

C’est ainsi que les miracles du Christ et des saints, les prophéties, la propagation et la sainteté de l’Église, sa fécondité et sa stabilité « sont des signes certains de la Révélation, adaptés à l’intelligence de tous », des « motifs de crédibilité » qui montrent que l’assentiment de la foi n’est « nullement un mouvement aveugle de l’esprit. »

En effet, si certains aspects de la foi sont accessibles à la raison (la loi morale, l’existence de Dieu, etc.), beaucoup d’autres réalités chrétiennes nécessitent une aide divine pour être connues. Les miracles sont une des formes privilégiées d’un tel secours, et c’est leur principale fonction. Certes, ils peuvent être spectaculaires, mais dans les cas où il faut attirer l’attention sur un événement important (l’Exode, l’arrivée du Messie, etc.), ou bien là où la foi est presque universellement ignorée (les premiers temps chrétiens, etc.), ils jouent un rôle essentiel [11]. L’Église enseigne donc que les miracles sont un instrument privilégié de la révélation de Dieu aux hommes, et c’est ce caractère qu’il faudra principalement chercher à identifier dans l’étude de leur authenticité.

Le clair-obscur du discernement

La riche réflexion de Pascal au sujet de la recherche de la vérité religieuse porte bien la marque du fondateur du calcul des probabilités. En effet, dans sa conception, la vérité chrétienne n’est pas trouvée tel un objet perdu sous un meuble, un mot dans le dictionnaire ou le résultat d’une opération d’arithmétique. On l’atteint par une enquête qui ne peut avancer que dans un clair-obscur, par tâtonnements et avec prudence, où au fur et à mesure les diverses indices se renforcent mutuellement jusqu’à finalement former une conclusion claire. Cela décrit donc aussi le cadre général dans lequel doit se faire l’étude d’un miracle. Dans un aphorisme qui semble résumer la pensée de l’auteur à ce sujet, il écrit :

Les prophéties, les miracles mêmes et les preuves de notre religion ne sont pas de telle nature qu’on puisse dire qu’ils sont absolument convaincants. Mais ils le sont aussi de telle sorte qu’on ne peut dire que ce soit être sans raison que de les croire. Ainsi il y a de l’évidence et de l’obscurité, pour éclairer les uns et obscurcir les autres. Mais l’évidence est telle, qu’elle surpasse, ou égale pour les moins, l’évidence du contraire ; de sorte que ce n’est pas la raison qui puisse déterminer à ne pas la suivre, et ainsi ce ne peut être que la concupiscence et la malice du cœur. Et, par ce moyen, il y a assez d’évidence pour condamner et non assez pour convaincre ; afin qu’il paraisse qu’en ceux qui la suivent, c’est la grâce, et non la raison, qui fait suivre ; et qu’en ceux qui la fuient, c’est la concupiscence, et non la raison, qui fait fuir. [12]

Tout d’abord, en affirmant que les preuves de la vérité de la foi ne sont pas « absolument convaincantes », l’auteur ne nie pas qu’elles puissent mener à une connaissance certaine, mais plutôt qu’elles n’ont pas un caractère manifeste imposant la vérité avec force et sans contestation possible. C’est par un cheminement de la pensée, peut-être long et complexe, que nous pouvons arriver à une conclusion ferme sur ce sujet. Ainsi, une personne n’ayant pas fait cet effort elle-même ne pourra pas en apprécier le résultat. Si la somme des raisons sera en fin de compte toujours du côté de la foi chrétienne, il suffit de refuser de se soumettre aux exigences particulières de cette recherche pour que les preuves restent hors de vue. Tout en nous donnant les moyens de trouver la vérité, Dieu nous laisse ainsi une marge de liberté dans notre adhésion à la foi. De même, la recherche de la signification d’un miracle devra être une enquête patiente, prenant en compte tous les éléments pertinents dans le contexte élargi.

Une conséquence importante de ceci, relevée par Pascal, est que Dieu a en quelque sorte le devoir de nous donner suffisamment de preuves pour arriver à la véracité de la foi. Ainsi, il ne permettra pas que les miracles, qui sont des signes de la vérité divine par excellence, puissent induire totalement en erreur. « Jamais en la contention du vrai Dieu, de la vérité de la religion, il n’est arrivé de miracle du côté de l’erreur, et non de la vérité. [13] » En effet, Dieu n’est pas un acteur passif quand nous cherchons la doctrine véritable. Le clair-obscur que décrit Pascal n’est pas un simple état de fait, mais aussi quelque chose activement produit par Dieu. Il décide quand donner un signe, une grâce particulière ou une consolation. Ainsi, si une personne se retrouve face à des faits démoniaques extraordinaires, il utilisera les grands moyens pour qu’elle ne soit pas impuissante face à cette tromperie. Nous pouvons penser aux prodiges que Dieu opposa à ceux des magiciens de Pharaon, qui face à la troisième plaie seulement, ont dû reconnaître l’infériorité de leurs pouvoirs : « C’est le doigt de Dieu ! [14] » Ainsi, s’il nous arrive de croiser un prodige chez des hérétiques ou des païens, nous aurons connaissance à un moment donné d’un plus grand du côté de l’Église, ou du moins d’une preuve plus forte d’un autre type. Sinon le Seigneur nous laisserait à la merci de la déception. Certes, notre enquête pourrait prendre longtemps, voire durer toute une vie, mais si elle est menée d’un cœur droit, elle aboutira, même s’il semble permis de penser que ce sera seulement après la mort, dans certains cas. Pascal affirme : « Les hommes doivent à Dieu de recevoir la religion qu’il leur envoie. Dieu doit aux hommes de ne les point induire en erreur. [15] » Il est donc en quelque sorte garanti que le contexte élargi d’un miracle permettra de comprendre son origine et sa signification dans la mesure où la vérité de la foi est en jeu.

Pour conclure

Ces considérations nous permettent de comprendre certaines des difficultés du discernement du miracle de la Sainte Épine. Si l’aspect prodigieux du fait peut difficilement être mis en doute, il y a des éléments forts pour et contre l’authenticité. D’un côté, la guérison fut définitive et eut lieu après une demande explicite, au contact d’une relique de la Passion, et à l’heure de la mort du Christ. De l’autre, elle eut lieu dans une abbaye janséniste au centre d’une polémique doctrinale, qui s’achèvera par la condamnation papale de leurs thèses. De plus, la miraculée restera fidèle au jansénisme toute sa vie, si bien qu’elle se verra presque refuser les derniers sacrements, qu’elle n’obtiendra que sur l’intervention d’un évêque. Il est donc tout d’abord clair que, contrairement à ce que voulait Pascal, l’on ne peut pas affirmer que le miracle était une indication de faveur divine sur la doctrine de Port-Royal. Cependant, il est difficile aussi de nier son authenticité, et qu’il y a là une certaine valeur de signe. L’on doit donc chercher dans ce geste divin une autre signification. Qu’il ne concerne pas une affirmation de doctrine semble d’autant plus juste qu’une guérison accordée à une jeune fille ne semble pas manifestement pouvoir être pris en ce sens [16]. Le confesseur jésuite du roi, le P. Annat, avança que le miracle était une invitation à la conversion de l’abbaye. Mais les signes n’ont pas tous vocation à être aussi clairs ou mêmes univoques. En tout cas, il semble que Dieu a choisi de manifester qu’il n’avait pas complètement déserté l’abbaye hérétique, et ce léger brouillage des pistes pourrait signifier une intention complexe. Il pourrait par exemple former une sorte de rappel que les tenants et les aboutissants des polémiques doctrinales graves sont souvent beaucoup plus profonds et compliqués qu’ils ne le paraissent souvent, et qu’il y a souvent de chaque côté des personnes aimant et cherchant Dieu. Si cela n’enlève rien bien sûr au devoir du chrétien de soutenir la doctrine catholique, cela peut rappeler que le temps de Dieu n’est pas le nôtre, et que la défense chrétienne de la vérité doit se faire selon la charité, qui n’opère pas selon les logiques mondaines d’efficacité et de domination. Deux autres conséquences du miracle seront une accalmie temporaire des persécutions contre Port-Royal (ce qui ressemble fortement à un geste de miséricorde divine), et selon certains, d’avoir concentré la réflexion de Pascal sur les thèmes de la foi, qui porteront le fruit que l’on connaît par ses Pensées.

Si l’on ne prétend pas avoir cherché à véritablement résoudre la question du miracle de la Sainte Épine, on espère que notre réflexion aura mis en lumière en quoi le miracle est fondamentalement une communication particulière de Dieu, une parole en quelque sorte, avec toutes les nuances, les complexités et les conséquences surprenantes que cela peut comprendre.

Cyrgue Dessauce, né en 1989, étudiant à la Sorbonne, prépare une thèse de philosophie sur les penseurs anglo-saxons qui explorent aujourd’hui à nouveaux frais la logique aristotélicienne.

[1] Mt 12,24.

[2] Somme théologique I, q. 110 a. 4.

[3] Idem. I, q. 110 a. 4 ad. 2.

[4] Somme théologique, I, q. 105 a. 7 sed contra.

[5] Contra Faustum XXVI 3.

[6] Par exemple, il affirme : « Reste donc à admettre qu’elles [les causes déposées dans le monde à son origine] ont été créées avec la propriété de se former de ces deux manières, l’une ordinaire et avec le concours du temps, l’autre plus rare et merveilleuse, quand il plait à Dieu d’opérer des miracles suivant les circonstances. » (La Genèse au sens littéral, livre VI, chapitre XIV).

[7] Une autre façon de le comprendre est que pour saint Thomas, le miracle est une chose qui est tout simplement naturellement impossible, alors que pour saint Augustin les leviers pouvant provoquer les divers miracles sont inclus dans la création, et il suffit à Dieu de les actionner au moment voulu.

[8] Sermon 247.

[9] La Cité de Dieu, l, 10, chap. 12.

[10] En effet, il écrit : « Dieu concède à l’homme de faire des miracles pour deux motifs. D’abord et à titre primordial pour confirmer la vérité que quelqu’un enseigne. […] Enfin, Dieu accomplit des miracles pour montrer la présence de Dieu dans l’homme par la grâce du Saint-Esprit […]. » (Somme théologique, IIIa, q. 43, art. 1).

[11] Une remarque du Catéchisme Romain relève l’importance particulière du miracle dans ce deuxième cas : « Au reste on peut bien dire aussi que la Religion chrétienne, depuis qu’elle a jeté dans les cœurs de plus profondes racines, a moins besoin du secours des miracles que dans le temps où elle ne faisait que de naître. » (Ch. 25 §. 5) Cela peut éclairer la signification des dons de miracle hors normes de saint François-Xavier dans des régions où la foi chrétienne était presque inconnue, ou de saint Padre Pio pendant une des périodes les plus difficiles pour la foi chrétienne en Europe, même s’il faut se méfier de schémas réducteurs.

[12] § 682, éditions des Pensées de Folio classique, de Michel Le Guern.

[13] Idem § 683.

[14] Ex 8,15.

[15] Op. cit. § 684.

[16] Bien sûr il y a des cas où une guérison est explicitement demandée comme signe divin pour de telles raisons, comme c’est le cas parfois pour certains miracles utilisés dans les procès de canonisation, demandés pour donner l’opportunité à Dieu de révéler la sainteté d’une personne décédée. Mais il ne semble pas s’agir d’un tel cas ici.

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