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La notion d’hérésie, de Justin à Origène

Pierre Samieu
Le présent article reprend une communication faite lors de la journée d’étude de la revue en septembre 2005. Elle s’appuie essentiellement sur l’ouvrage d’A. Le Boulluec, La Notion d’hérésie dans la littérature grecque IIe-IIIe siècles, Paris 1985, 2 vol.

Avant d’entrer dans les usages que les Pères font de ce terme et de cette notion, principalement dans un cadre de polémique et d’élaboration doctrinale, il faut s’arrêter un moment sur l’origine du terme grec hairesis, et sur l’évolution de son sens dans le contexte juif et chrétien. Son sens littéral est celui de ‘choix’, au sens d’une extraction, d’une sélection entre des possibles ; il a donc pris très rapidement le sens d’attitude, disposition et choix politique, mais aussi d’opinion philosophique et école de pensée – c’est le sens qui prévaut dans le cadre hellénistique, où il sert à désigner les différentes écoles, platonicienne, aristotélicienne, stoïcienne, etc. Dans le judaïsme de langue grecque, comme le montre Flavius Josèphe, le terme désigne les différents courants, pharisiens, sadducéens, esséniens, etc. ; il n’a pas, dans ce cadre, de nuance péjorative, pas plus que dans le cadre hellénique évoqué plus haut. Dans le contexte paulinien, tout comme dans celui de la rédaction des Actes, le terme prend un sens moins favorable, servant à mettre à l’écart les sectes, comme celle des nazôréens que condamnent leurs opposants strictement juifs (cf. Ac 24, 5-14 ; 28, 22). Cette évolution est concomitante avec le rejet progressif des courants non-pharisiens dans le judaïsme postérieur à la destruction du Temple. Chez Paul, le terme désigne les tensions et scissions internes (cf. Ga 5, 20 ; 1 Co 11, 18-19) ; il désigne ensuite les enseignements pernicieux (Tt 3, 10 ; 2 P 2, 1).

Le présent article cherche à mettre en évidence, à travers l’utilisation que les Pères ont faite de cette notion, la compréhension du rôle de ces courants divergents dans l’élaboration du christianisme naissant. Il s’éloigne donc légèrement du cadre chronologique tracé pour ce numéro et ouvre des perspectives légèrement plus larges. Sans suivre strictement la progression chronologique de l’ouvrage d’A. Le Boulluec, nous en avons présenté le contenu de manière thématique ; nous renvoyons le lecteur à ce très bon ouvrage pour prendre connaissance de l’évolution en fonction du temps et des contextes.

L’hérésie comme division

Le premier trait qui caractérise l’hérésie est qu’elle divise, l’homme tout autant que la communauté. Le terme est souvent employé en lien avec d’autres, ‘sédition’ (stasis), ‘schisme’ (schisma), ‘dissension’ (merismos). Plus que la nature des divisions ou leur histoire et leur raison, c’est à l’origine leur existence même qui fait difficulté. Ces ruptures sont souvent rapprochées des phénomènes à l’œuvre dans le cœur et l’âme de l’homme, jalousie (zêlos), et surtout cœur partagé (dipsuchia), thème que l’on trouve déjà dans le judaïsme hellénistique, mais qui est repris comme explication des dissensions qui brisent la communauté.

Vers le milieu du second siècle, Justin rapproche ces divisions de celles qui sont la règle dans les courants philosophiques grecs. C’est la diversité des opinions qui explique les divisions, et en particulier l’adoption d’opinions personnelles, ou de celles d’un maître humain particulier, au détriment de celles que Dieu a révélées. La pluralité et la divergence des opinions est le signe même de cette errance, face à l’unité fondamentale de ce qui vient de Dieu. Aussi les hérésies sont-elles nommées par ceux qui les combattent d’après leur fondateur, opposant ainsi ceux qui se réclament de Jésus-Christ et ceux qui se réclament de Simon le magicien (cf. Justin, Apologie I, 26).

Ainsi caractérisée, l’hérésie est donc par excellence ce qui menace la communauté en son existence même, ce qui vient la miner de l’intérieur.

Hérésie et histoire : origine et généalogie

Justin utilise le cadre de fonctionnement des écoles philosophiques grecques, dont la continuité est assurée par un processus de succession (diadochè), chaque dirigeant-enseignant choisissant son successeur, comme analogue ; il lui sert pour construire sa dénonciation du fonctionnement des hérésies : les doctrines humaines – ou plutôt démoniaques – qui caractérisent les hérésies sont transmises de maître à disciple, mais cette succession n’est qu’une pâle copie, une imitation maladroite et déformée de la véritable succession qui caractérise la transmission de la Révélation. Les véritables diadoques (successeurs) sont les disciples du Seigneur, et les disciples de ces disciples. On en vient donc à construire une généalogie de la vérité, qui emprunte ses cadres à des modèles juifs, et qui part de l’Ancien Testament pour mener aux successeurs des Apôtres.

La persistance dans l’histoire de l’Église de ces divisions n’est pas anodine ; elle vient confirmer la parole de Jésus sur les faux prophètes (cf. Mt 24, 4-14). Elle est en outre la répétition des scissions anciennes, comme celle qui a séparé Israël de Juda, puis le christianisme d’Israël tout entier. Elle est, par exemple pour Irénée, ce qui vient en dernier, après la vraie foi, pour la mettre à l’épreuve, comme signe des dernières tribulations. L’hérésie est souvent caractérisée de ce fait comme une ‘innovation’, terme qui, dans la mentalité gréco-romaine, est fort proche de ‘révolution’ : Irénée oppose la Révélation, transmise par l’Écriture et son interprétation dans la Tradition, aux innovations perpétuelles des gnostiques, qui ne peuvent que chercher toujours du nouveau, faute de trouver rien de consistant en dehors de l’Église. Dans cette perspective, rien n’est dissimulé dans la doctrine ecclésiale ; ceux qui prétendent à des révélations supplémentaires sont de faux prophètes.

L’hérésie comme erreur ou falsification

Le trait fondamental ici est l’origine démoniaque attribuée par beaucoup à l’hérésie. On le trouve déjà chez Justin (cf. Apologie I, 26, Dialogue 35, 2 ; 69, 7), on le retrouve plus tard chez Origène (cf. par exemple In Mt X, 8) ; c’est un trait constant de la polémique chrétienne, qui perdure bien au-delà du IIIe siècle.

Dans cette ligne, on peut relever plusieurs traits : tout d’abord, le mensonge de l’hérétique est souvent dit pire que celui du païen, car l’hérétique connaît le vrai Dieu, mais le refuse sciemment (cf. par exemple Irénée, A. H. I, 15, 4). En se couvrant des paroles divines, du nom de Dieu, les hérétiques détournent les fidèles vers un culte qui s’adresse en réalité aux démons, aux idoles. Ils sont donc accusés, en particulier, de fausser le sens des textes par des interprétations abusives (cf. ibid. I, 3, 6, toujours à propos des gnostiques). On peut citer un passage d’Irénée :

Ils essaient d’adapter de façon persuasive à leur propos soit les paraboles du Seigneur, soit les expressions des Prophètes, soit les paroles des Apôtres, afin que leur fiction ne passe pas pour privée de témoins ; ce faisant, ils transgressent l’ordre et l’enchaînement des Écritures et, autant qu’il est en leur pouvoir, ils disloquent les membres de la vérité. […] Ils transposent et modifient, et, transformant tout, ils en trompent beaucoup par cette apparence qui recompose de travers les paroles du Seigneur ainsi adaptées. (Ir. A. H. I, 8, 1).

La réponse des témoins de l’Église s’appuie donc sur une juste exégèse, dont les règles sont peu à peu définies, respect du contexte, de l’ordre des Écritures contre les centons hérétiques, c’est-à-dire contre un amalgame composé de fragments pris çà et là dans un texte-source. Citons ici encore un passage d’Irénée :

Ils réunissent des expressions et des noms disséminés dans le texte pour les transposer, comme nous l ‘avons dit, de l’usage naturel à celui qui ne l’est pas ; ils font comme ceux qui se proposent n’importe quels sujets à raconter, et qui essaient de les traiter en se servant des poèmes homériques : les naïfs croient alors qu’Homère a composé ces vers sur cette histoire, en fait improvisée, et beaucoup sont pris au piège de la suite cohérente des vers, en se disant que Homère est peut-être l’auteur de tels poèmes. (Ibid. I, 9, 4).

L’analogie avec les acrobaties des sophistes n’est pas anodine, puisqu’elle permet de retrouver un autre reproche fait aux hérétiques, celui d’adopter les méthodes des sophistes, ne regardant qu’aux mots et se plaisant à raffiner sur des points qui ne s’y prêtent pas. Les apologistes du christianisme reprennent là une longue tradition, que l’on fait généralement remonter à Platon, et qui oppose philosophie et sophistique, vérité et mensonge, sincérité et faux-semblant.

En ce sens, Irénée oppose la simplicité, l’unicité du cœur et la pureté de la vraie foi à la duplicité de l’hérésie. À la limite, mieux vaut une certaine simplicité qu’une recherche – il faut ici jouer sur les sens français du mot recherche, aussi bien examen que sophistication abusive – qui mène à l’erreur (cf. Ibid. I, Préface). Si le chrétien doit être un chercheur, il ne doit pas être un disputeur ; on trouve un bon exemple de cette position chez Clément d’Alexandrie (Stromates VIII, 1, 1-2, 2), qui, à la recherche perpétuelle et vide des « éristiques » et des sceptiques, oppose la droite recherche, en s’appuyant sur Mt 7, 7 // Lc 11, 9, « cherchez et vous trouverez, frappez, et il vous sera ouvert ». Cette recherche véritable emprunte les moyens de la vraie philosophie, du raisonnement droit et de la démonstration juste.

La philosophie, si elle est souvent regardée avec méfiance, offre cependant des outils efficaces – le Christ, par exemple, utilise la dialectique, en particulier dans les épisodes des tentations au désert (Ibid. I, 9, 44, 4, à propos de Mt 4, 4). En d’autres passages, Clément utilise les règles de réfutation des sophismes dégagés par Aristote dans les Réfutations sophistiques (cf. en particulier 165b23) pour mettre en évidence les erreurs de raisonnement, mais surtout les tromperies des hérétiques. La foi droite peut s’appuyer sur la raison, au contraire de l’hérésie, qui est issue du mensonge et de la tromperie, à l’image de son père le Diable.

L’hérésie, intérieure ou extérieure au christianisme ?

Une fois ces critères essentiels dégagés, il est possible de tenter de comprendre comment est pensée, dans les premiers siècles, la position de l’hérésie par rapport à la grande Église. Il faut, dans cette perspective, dégager plusieurs points et plusieurs aspects. Les positions ont globalement varié au fils des ans et des circonstances. On peut toutefois rassembler ainsi les points de vue.

Chez Hégésippe, écrivain ecclésiastique du IIe siècle, dont l’œuvre ne nous est parvenue que par Eusèbe de Césarée, deux traits sont en concurrence : tout d’abord, il existe une histoire des scissions, depuis celle qui a séparé Israël et Juda ; on la retrouve dans les conflits qui ont marqué le judéo-christianisme. Ensuite, d’autres dangers viennent de l’extérieur, comme les tentatives d’usurpation de Simon le magicien, ou comme certains groupes gnostiques, clairement extérieurs à l’Église, même s’ils lui empruntent certains traits. Il y a donc deux dangers, l’un extérieur, l’autre intérieur, celui des faux Christs et des faux prophètes.

On trouve aussi, notamment dans certains passages de Justin, une radicalisation des positions par rapport à l’hérésie ; pour se défendre de sa proximité relative, il est nécessaire de la rejeter le plus loin possible : elle est donc décrite comme pire que le paganisme (cf. supra, III), dans la mesure où elle est un mensonge volontaire. En cette perspective, l’hérésie est conçue d’une manière purement négative.

Cependant, le plus souvent – dans la pratique au moins, sinon dans le discours polémique général – la discussion et la réfutation partent d’un terrain commun, de textes et de conceptions communes. La huitième homélie d’Origène sur Ézéchiel (qui porte en particulier sur Ez 16, 31) tente ainsi de définir les rapports de proximité et d’écart entre hérésie et Église. Il est nécessaire de procéder à un discernement précis, parfois malaisé dans le temps présent ; cette idée s’appuie sur des images évangéliques, celle du filet (Mt 13, 47-48), celle de la bale et du blé (Lc 3, 17), toutes deux présentes dans la première homélie sur Ézéchiel (Hom. in Ez. I, 11). L’hérétique s’exclut de lui-même de l’Église, sans que cela apparaisse nécessairement à tous, et ce jusqu’au partage final, jusqu’au jugement (cf. 2 Co 5, 10). Aussi, l’Église ne fait que manifester cet écart, ce choix divergent fait par l’hérétique ; ce n’est que la manifestation par avance du jugement ultime ; ce n’est pas l’Église qui décide, mais l’hérétique lui-même qui choisit, selon le sens étymologique du verbe haireô : il prend une option, une opinion, un parti, ce que l’Église constate.

À l’intérieur de ce tableau général, les nuances introduites sont nombreuses ; chez Origène, en particulier, des distinctions sont établies entre les hérésies, dont certaines sont plus proches, d’autres radicalement éloignées de la véritable Église. Et ce, en fonction de l’importance des points de désaccord. On trouve ainsi des réticences à classer trop vite certains dans le groupe des hérétiques, de peur que cette mise à l’écart ne rompe définitivement le corps de l’Église.

Au terme de ce rapide parcours, où ont été mis en évidence quelques traits saillants dans la perception de l’hérésie et des hérétiques au sein de l’Église, il est possible de rassembler à titre provisoire quelques points qui peuvent contribuer à éclairer a posteriori l’histoire des origines de l’Église. En particulier, le balancement constant entre origine interne ou externe de l’hérésie est fondamental : ce qui est considéré comme des scissions, des ruptures, se manifeste souvent d’abord comme des opinions, des regroupements internes, qui ne se radicalisent qu’ensuite en séparations. Et cela vaut tout aussi bien à l’intérieur du christianisme qu’entre judaïsme et christianisme. En second lieu, le passage par l’histoire est toujours décisif, soit pour reconstruire pour l’hérésie une origine qui la condamne sans appel, soit pour justifier sa propre position dans le cadre d’une tradition plus longue et plus sûre que celle de l’adversaire ; c’est exactement le processus qui est à l’œuvre dans l’étude des origines chrétiennes, et dans la vie de l’Église par la suite : retrouver là une justification à ses propres positions et une condamnation de celles de l’adversaire. Reste à évaluer, dans chaque cas, la validité des outils employés, comme le faisaient déjà les auteurs évoqués en ce qui concerne les méthodes exégétiques, les moyens philosophiques, et surtout la fidélité à la foi de l’Église, en sa croissance progressive.

Pierre Samieu, né en 1977, marié, est étudiant en lettres et en théologie.

Réalisation : spyrit.net