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La notion de miséricorde : pistes de réflexion bibliques

Jacques-Hubert Sautel

« Étymologiquement, ‘‘être miséricordieux’’ signifie ouvrir son cœur au mystère » déclare le Saint-Père dans le livre d’entretiens qu’il vient de faire paraître, en ouverture à l’année de la miséricorde qu’il a décrétée [1]. — Très Saint-Père, ai-je envie de dire, vous allez vite en besogne ! Car si l’adjectif miséricordieux, comme le nom « miséricorde », sur lequel il est formé, est bien composé de deux éléments, dont le second (-corde), désigne effectivement le cœur, l’autre n’a rien à voir directement, étymologiquement, avec le mystère, si l’étymologie est bien la science de la filiation ou de l’origine des mots, comme le dit le dictionnaire [2]. Le premier élément du mot (miséri-) est en effet, tout simplement, parent du mot français « misère ». Pour le dire simplement, « miséricorde » est issu du latin misericordia, composé de misericors, « qui a le cœur (latin cors, cordis) sensible au malheur (latin miseria [3]) ». Pourquoi le Saint-Père nous propose-t-il donc cette sorte d’étymologie populaire (sans doute valable aussi dans la version italienne : misera / mistero), par un rapprochement, inattendu sur le plan linguistique, mais très parlant pour tout lecteur, entre « misère » et « mystère » ?

Une première réponse, bien superficielle, consisterait à souligner la nécessité qu’il y a, au moins dans la version française de l’ouvrage de notre pape François, et pour tous les francophones, à redonner à ce terme ses lettres de noblesse. Si je continue en effet la lecture du Petit Robert, je constate que celui des emplois du mot « miséricorde » qui semble bien au centre de l’année jubilaire, puisqu’il est fléché dans le dictionnaire par un renvoi au champ sémantique de « bonté, charité, commisération, pitié », est tout simplement considéré en 2015 comme « vieilli » ! Il y aurait donc une urgence à rénover l’emploi du mot « miséricorde », comme le pape émérite Benoît XVI s’est employé à rénover celui de « charité » dans sa première lettre encyclique Deus caritas est [4]. Bien que la démarche intellectuelle et la visée pastorale de ces deux souverains pontifes s’expriment, à l’évidence, selon des charismes très différents, je remarque une étonnante continuité dans le souci de redonner au peuple chrétien l’usage d’un vocabulaire qui traduise de manière spécifique le renversement que la prédication et l’action du Christ Jésus ont opéré et continuent d’opérer dans notre monde, face à l’érosion du sens des mots et à leur perversion par le matérialisme ambiant. La conversion passe aussi par les mots, s’il est vrai que le langage est le propre de l’homme et que le Christ Jésus s’est adressé à notre humanité à la fois par des gestes et des paroles.

Après cette première réponse, revenons « aux fondamentaux », c’est-à-dire précisément à la parole de Dieu consignée dans la Bible, en ses deux « testaments », c’est-à-dire en ses deux alliances, par lesquelles Dieu s’est révélé (et continue de se révéler) progressivement à toute l’humanité.

Dans la première alliance, Dieu parle hébreu, puisqu’il s’adresse au peuple d’Israël, qui parle cette langue, au moins dans les débuts de son histoire en Palestine. Mon guide sera ici le saint pape Jean-Paul II, dans la longue note qu’il a rédigée et placée en appendice à sa lettre encyclique Dives in misericordia, « Dieu riche en miséricorde [5] ». Peu au fait de l’hébreu moi-même, je suivrai en toute confiance cette note, ajoutant in fine la citation de quelques passages, avec leur traduction en français, dans la version latine de la Vulgate, et dans la version grecque de la Septante [6] (LXX), qui a servi de relais pour la rédaction du Nouveau Testament. Le pape polonais y explique que les textes de l’Ancien Testament contiennent deux expressions fondamentales de la miséricorde, à travers deux mots différents. L’une traduit un versant « plutôt masculin » de la notion : le mot hesed exprime bonté, bienveillance et fidélité, dans les relations humaines d’abord et ensuite de la part de Dieu à l’égard de son peuple ; c’est un amour plus puissant que la trahison. Lorsque le peuple se conduit avec infidélité, « il ne peut plus prétendre avoir droit à la hesed de Dieu […], et pourtant, il peut et doit garder l’espoir et la confiance de l’obtenir, parce que le Dieu de l’alliance est réellement ‘‘responsable de son amour’’ ». Le second mot traduit un versant « plus féminin » : rahamim désigne l’amour de la mère envers son enfant dès le sein maternel (rehhem), qui constitue une nécessité intérieure et fait naître « une échelle de sentiments parmi lesquels se trouvent la bonté, la tendresse, la patience et la compréhension ». Ces caractères sont appliqués au Seigneur par l’Ancien Testament en une série de passages bien caractéristiques. Jean-Paul II invite à assumer l’anthropomorphisme que dénote l’emploi de ces deux termes à propos de Dieu, tout en signalant au passage ce qu’il y a de commun entre ces notions : elles manifestent la présence en Dieu d’une capacité de bienveillance et de pardon qui excède les forces et les représentations humaines.

Trois passages peuvent illustrer ces deux mots hébreux. Pour la traduction française, j’ai utilisé trois versions [7] : celle de la Bible de Jérusalem (BJ), celle de la Traduction œcuménique (TOB), celle de la nouvelle traduction officielle liturgique (BL), et j’ai choisi à chaque fois celle qui me semblait la plus indiquée pour rendre en français la notion de miséricorde, en signalant les variantes données, pour ce mot, par les autres versions. Le premier passage met en scène le mot hesed, dans une déclaration faite par le Seigneur au prophète Osée (Os 6, 6) : « Je veux la fidélité, non le sacrifice, la connaissance de Dieu plus que les holocaustes. » (BL ; BJ et TOB : amour) Dans ce texte qui invite le fidèle à un amour exigeant, par opposition à une démarche purement rituelle (sacrifier des bœufs en holocaustes), la version latine de saint Jérôme (la Vulgate) emploie misericordiam, la version de la Néo-Vulgate [8], caritatem, et la version des LXX, eleos.

Le second passage concerne rahamim (plus exactement le mot parent raham), et se trouve dans le livre d’Isaïe (Is 49, 15) : « Une femme oublie-t-elle son petit enfant, est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles ? Même si les femmes oublient, moi je ne t’oublierai pas. » (BJ ; TOB et BL : tendresse) Les sentiments très forts de la mère pour son petit, qualifiés de raham, sont donc traduits en français par « pitié » ou « tendresse ». La Vulgate comme la Néo-Vulgate donnent misereatur, la LXX, eleesai. Le mot miséricorde a semblé trop abstrait aux traducteurs francophones, et même la Vulgate emploie le verbe misereri, plutôt que le nom misericordia.

Le troisième passage fait intervenir les deux termes hesed et rahamim, en coordination l’un avec l’autre, le second renchérissant sur le premier (Ps 103 (102), 4) : s’adressant au fidèle, le psalmiste parle de Dieu : « Il réclame ta vie à la tombe et te couronne de fidélité (hesed) et de tendresse. » (TOB ; BJ et BL : amour et tendresse) La Vulgate comme la Néo-Vulgate donnent misericordia et miserationibus, la LXX, eleei kai oiktirmois. Cet exemple montre bien comment les deux termes hébreux peuvent se compléter et faire écho l’un à l’autre : il me semble que la version latine est la plus explicite, par la redondance de la racine en deux dérivés de miser quasiment synonymes, misericordia, le plus courant, et miseratio employé au pluriel. Le pluriel est en effet toujours plus concret et désigne les manifestations d’un sentiment que le singulier englobe de façon plus abstraite : cela me paraît bien rendre une nuance féminine de l’amour divin, plus démonstrative, par rapport à la nuance masculine, plus réservée. On retrouve exactement la même expression coordonnée dans le Miserere, le grand psaume de la pénitence (Ps 51 (50), 3).

Il faut bien reconnaître que, pour notre enquête sur la miséricorde, les enseignements de ce petit choix de citations sont modestes. Du point de vue de l’emploi des mots hébreux, nous observons une grande variété, que reflète l’éventail des traductions françaises ; pour la traduction de la Vulgate, une grande cohérence se fait sentir, qui met bien en évidence le concept central de misericordia ; la version grecque hésite entre les deux attitudes : une confusion des notions, dans le terme fondamental d’eleos, « pitié » ; une distinction, avec un terme moins fréquent, utilisé lui aussi au pluriel, oiktirmoi, « manifestations de compassion ».

Quand nous passons au Nouveau Testament, nous retrouvons les deux mots de la langue grecque déjà observés dans la Septante, eleos et oiktirmos, auxquels s’ajoute une troisième racine, directement inspirée de rahamim : celle de splangkhna, « les entrailles », évidente dans le composé eusplangkhnos, littéralement « qui a de bonnes entrailles ». Le passage est extrait de la première lettre de saint Pierre (1 P 3, 8) : « Enfin, soyez tous dans de mêmes dispositions, compatissants, animés d’un amour fraternel, miséricordieux, humbles. » (BJ ; TOB : dans la miséricorde ; BL : dans la compassion) Cette inspiration se retrouve dans une autre épitre, où deux racines sont conjointes : « Puisque vous avez été choisis par Dieu, que vous êtes sanctifiés, aimés par Lui, revêtez-vous de tendresse et de compassion, de bonté, d’humilité, de douceur et de patience. » (Col 3, 12, BL) « Tendresse et compassion » traduit ici le grec splangkhna oiktirmou, littéralement « entrailles de miséricorde ». Nous observons donc que les auteurs chrétiens (Pierre et Paul) font passer cette expression de la miséricorde, sous la forme très concrète de la tendresse maternelle, du stade d’une révélation de l’être de Dieu (la miséricorde divine) au stade d’une prescription adressée aux disciples de Jésus (la miséricorde comme norme de conduite). Il ne s’agit pas, dans ces textes, d’une norme unique et totalisante, mais d’une vertu qui s’ajoute à d’autres pour décrire le comportement du chrétien : la bienveillance, l’humilité, la douceur, la patience.

De telles formulations parénétiques des lettres du Nouveau Testament ont leur origine dans l’enseignement de Jésus lui-même : « Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. » (Mt 5, 7) C’est ici l’adjectif eleêmôn qui est employé, celui de la première racine grecque signalée (eleos). Cette béatitude de la miséricorde, qui fait partie, au sein des sept béatitudes, des paroles incitatives, à côté des paroles de consolation, n’est pas non plus une pure nouveauté. On lit en effet, dans le livre des Proverbes (Pr 14, 21) : « Qui méprise son prochain pèche, mais qui a pitié des humbles est heureux » (TOB) ; or, dans ce verset, « qui a pitié » traduit le grec eleôn, participe présent du verbe formé sur eleos, et « heureux » traduit makaristos, superlatif de l’adjectif makarios, employé pour les Béatitudes. L’originalité de l’évangile de saint Matthieu réside ici dans le contexte du verset : contexte littéraire — une série de sept versets formant un petit poème — et encore plus contexte de la situation de parole : celui qui parle ici va réaliser entièrement, par sa vie et sa mort, le paradoxal chemin du bonheur qu’il propose à ses disciples.

L’évangéliste Luc n’a pas inséré cette invitation à la miséricorde dans le cadre des quatre béatitudes qu’il énonce (suivies, chez lui, de quatre malédictions) en 6, 20-26, mais un peu plus loin, dans sa relation de l’enseignement de Jésus, et sous une forme légèrement différente : « Soyez miséricordieux comme votre père est miséricordieux. » (Lc 6, 36, BJ ; TOB : compatissants ; BL : généreux) « Miséricordieux » traduit ici le grec oiktirmôn, participe présent du verbe formé sur oiktirmos, que la Vulgate a rendu, très naturellement et fidèlement, par misericors. La formulation de saint Luc apporte une nuance distincte : l’invitation à la miséricorde n’est pas fondée, chez lui, sur la règle d’or (« ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse », ou, sous sa forme positive « fais à ton prochain ce que tu souhaites qu’il te fasse »), mais sur le modèle fondateur de l’amour divin. Cette intention pédagogique, efficace pour les juifs pieux, se situe dans la continuité absolue de l’Ancienne Alliance et dans son accomplissement par le Seigneur Jésus, qui révèle concrètement le Père à ses disciples. On peut rapprocher de cette exhortation la belle formule de saint Paul qui ouvre sa deuxième lettre aux Corinthiens : « Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation » (2 Co 1, 3, TOB et BJ ; BL : Père plein de tendresse). Le mot miséricorde a été ici heureusement conservé dans la TOB et la BJ, pour traduire littéralement le grec pater oiktirmôn, dans lequel le mot oiktirmos, que nous avons signalé, se trouve employé au pluriel comme complément du nom pater, toujours avec la nuance concrète de ce nombre, ce qu’on pourrait gloser : « le père de qui viennent toutes manifestations de miséricorde ».

Il ne reste plus, pour terminer cette revue rapide des contextes d’emploi de la notion de miséricorde, qu’à donner un dernier exemple : dans la même intuition de la miséricorde divine à l’œuvre dans la personne du Seigneur Jésus, il est bon de ne pas oublier la parole que prononce la Vierge Marie, sa mère, au moment de sa conception, en parlant du Dieu d’Israël : « sa miséricorde s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent » (Lc 1, 50, BJ et BL ; TOB : bonté), où le mot miséricorde traduit le grec eleos. On ne s’étonnera pas que l’expression reprenne, presque mot à mot, un verset psalmique : « Mais la fidélité du Seigneur, depuis toujours et pour toujours, est sur ceux qui le craignent. » (Ps 103 (102), 17a, TOB ; BL : amour) La version de la Vulgate permet de voir la parenté des textes : misericordia autem Domini ab aeterno usque ad aeternum super timentes eum (Ps 102) et misericordia eius in progenies et progenies timentibus eum (Lc 1). Une telle parenté ne vient pas d’un artifice littéraire de la part de l’évangéliste, ni d’un souci d’obéissance servile de la part de la Vierge Marie, mais d’une compréhension profonde de la tradition juive par une pieuse jeune fille de Galilée, qui intègre de façon admirable une grande quantité de références présentes à sa mémoire pour former ce poème à la louange de son Dieu, habitée librement par son Esprit.

Pour conclure ce parcours biblique, je retiendrai la grande cohérence de la notion, visible davantage dans la version latine de la Vulgate que dans la version grecque de la Septante, pour l’Ancien Testament, et dans la version usuelle grecque du Nouveau Testament, qui a été rédigée en grec d’après la LXX. Nous avons sans doute affaire à une notion créée, ou plutôt perçue, par saint Jérôme avec l’aide de l’Esprit Saint, dans un ample champ sémantique de termes hébreux et grecs. Une telle cohérence exprime l’impact de l’amour divin sur le cœur humain, qui le rend « tendre », attentif à sa propre petitesse et aux petits qui l’entourent. Bien sûr, il ne s’agit pas d’un sentimentalisme, mais d’une compréhension du cœur humain à la fois comme lieu de l’écoute de Dieu, comme siège des sentiments et comme source des décisions. Dans une définition plus précise, on a pu écrire : « La miséricorde n’est pas seulement l’amour plus puissant que le mal, mais l’amour qui transforme le cœur pécheur en un cœur saint [9]. » En ce sens, oui, la miséricorde touche au mystère de la rencontre, à la fois active et contemplative, de Dieu et de sa créature humaine : nous pouvons, sans crainte, adhérer à notre pape François qui la définit comme une « ouverture du cœur au mystère ».

Si la notion de miséricorde est donc maintenant bien établie sur le plan théologique, il resterait à vérifier l’hypothèse que j’ai formulée, à savoir qu’elle trouve son origine dans la langue de saint Jérôme. Il restera aussi à faire percevoir sa cohérence aux lecteurs francophones de la Bible. Les traductions françaises semblent hésiter, comme la revue des exemples que j’ai donnée le montre, à employer le mot « miséricorde », sans doute pour éviter de tomber sous l’accusation d’un langage vieilli, dépassé, qui ne touche plus nos contemporains ; mais elles l’emploient tout de même, chacune selon un choix d’occurrences qui lui est propre. Un tel scrupule apparaît inopérant si la cohérence théologique de la notion est reconnue : il faudra avoir le courage de réintroduire le mot dans la traduction de la plupart des occurrences du latin misericordia dans la Vulgate, comme un mot spécifique du vocabulaire chrétien, qui n’est pas là pour choquer le lecteur, mais pour nourrir son intelligence du mystère.

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

[1] Pape François, Le nom de Dieu est miséricorde, Paris, éd. R. Laffont, 2016, p. 29.

[2] Le Petit Robert, Paris, éd. 2015, p. 955.

[3] Ibid., p. 1608.

[4] Donnée le 25 décembre 2005 (trad. française, Paris, éd. Téqui).

[5] Donnée le 30 novembre 1980 (trad. française, Paris, éd. Téqui ; voir pp. 114-116).

[6] Cf. R. Weber, Biblia Sacra iuxta Vulgatam versionem, Stuttgart, 19833 (consultée en ligne : http://www.thelatinlibrary.com/bible.html) ; A. Rahlfs, Septuaginta, Stuttgart, 1979 (1re éd. 1935).

[7] La Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 1998 ; La Bible. Traduction œcuménique, Paris, Société biblique française et Cerf, 2010 ; La Bible. Traduction officielle liturgique, Paris, éd. Mame, 2013.

[8] La Néo-Vulgate est la dernière version révisée de la Vulgate, promulguée par le pape Jean-Paul II en 1979 (en ligne : http://www.vatican.va/archive/bible/nova_vulgata/documents/nova-vulgata).

[9] P. Ide, « L’Amour plus puissant que le mal. La Miséricorde selon saint Jean-Paul II », Communio, 41 (1), 2016, pp. 61-74 (73).

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