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La paternité sacerdotale comme acte sacramentel

P. Vincent de Mello , Sandra Bureau

Lorsque le prêtre a cessé d’apparaître différent des autres chrétiens, tant par sa tenue que par son ministère, réduit souvent à quelques tâches communes par une théologie décadente, il semble que la paternité sacerdotale ait comme disparu, qu’elle se soit comme éteinte. Il ne faut pas s’en étonner. La paternité spirituelle est la fleur du sacerdoce  ; là où les fondements du sacerdoce sont ébranlés, il n’est plus de paternité sur les âmes.

Mais il ne suffit sans doute pas de replacer le sacerdoce sur un piédestal pour que la paternité sacerdotale refleurisse en de magnifiques bourgeons. Les mentalités modernes d’ailleurs ne s’y prêteraient guère, alors que les âmes, elles, sont dans un besoin impérieux de se laisser engendrer à la vie divine. Probablement faut-il penser cette paternité à nouveaux frais pour qu’elle continue de se manifester comme œuvre de fécondité voulue par Dieu pour son Église. Si cette paternité est œuvre de la grâce, irruption de gloire en notre chair, elle ne peut totalement être détachée d’une anthropologie. La paternité spirituelle, en effet, comme la paternité naturelle, relève d’un désir : celui d’être père. Sans ce désir, sans sa reconnaissance par le père, comme par le fils, aucune relation ne pourra s’instaurer, aucune croissance ne pourra s’observer, aucune fécondité se dire.

Mais engendrer, ce n’est pas seulement faire advenir un être à lui-même pour lui révéler ce qu’il est et qui demeure encore enfoui en lui. C’est aussi lui faire découvrir son point d’appui le plus stable et le plus éternel, Dieu. Et c’est pourquoi la paternité sacerdotale ne peut certainement pas se dire dans le seul prisme de la paternité humaine, même si elle n’en abandonne pas pour autant la virilité, la force, les larges épaules, et la présence réconfortante. Elle devra se dire par et dans les sacrements qui la caractérisent. Nous allons d’ailleurs voir que, loin de couper purement et simplement la paternité sacerdotale de la paternité toute humaine vécue par les fidèles, cet engendrement divin et sacramentel permet à cette dernière d’y trouver sa source et donc de s’affirmer dans leur nécessaire complémentarité.

De la paternité humaine à la paternité spirituelle et retour

Comme pour préserver la paternité spirituelle de toute connotation charnelle, on la pense souvent, bien à tort, sans rapport aucun avec la paternité humaine ; on veut ignorer l’acte d’engendrement qui fait le fils (et le père) – mais ce faisant on dénie à la paternité humaine ainsi considérée tout caractère spirituel. Pourtant des psychanalystes, comme Jacques Gagey [1], nous ont appris, il y a maintenant quelques années, à voir dans l’une et l’autre paternité un engendrement spirituel ; engendrement qui, s’il est bien le fait premier de la paternité dite spirituelle, n’en est pas moins éclairé par ses racines anthropologiques, et sans doute aussi divines.

La paternité humaine est avant toute chose le fait d’une intention, d’une parole de reconnaissance, de désignation, d’élection. Le père est père parce que, de sa parole, il constitue l’enfant comme son fils. Et il n’y a pas seulement là reconnaissance d’un état de droit, comme l’atteste notre Code civil, il y a reconnaissance du fait que l’enfant, cet être qui dépasse absolument celui qui s’offre à lui comme père, appelle une parole, « une interlocution spirituelle [2] ». L’enfant n’existe que dans un vouloir, un oui inaugural, qui est pour ainsi dire la superposition à la relation naturelle du père au fils d’une relation verticale et transcendante avec le Père.

Cette interlocution spirituelle ne saurait trouver meilleure illustration que ces mots par lesquels, au-dessus du Jourdain, les cieux se sont entrouverts pour laisser entendre la voix du Père : « Tu es mon Fils, moi aujourd’hui je t’ai engendré. » (Lc 3, 22 ; cf. Ps 2, 7) Cette parole est pour le Père bien plus qu’une parole d’« engendrement spirituel » rendue nécessaire par l’humanité du Sauveur. Elle est l’écho de la parole éternelle par laquelle il a engendré son Fils de toute éternité. Si la coïncidence de ces deux paroles nous dépasse largement, le fait qu’une telle parole de reconnaissance ait été proférée en notre temps, sur une humanité semblable à la nôtre, n’en dit pas moins une réalité profonde : toute parole de reconnaissance, aussi banale soit-elle, renvoie à celui qui fonde toute paternité (cf. Ep 3, 14), le Père éternel, et donc à ce lien, plus originel encore, en vertu duquel nous existons.

Dans le cas des rapports humains et familiaux, parce que cette parole de reconnaissance ne se dit pas immédiatement comme une parole transcendante, la vérité qu’elle porte viendra se dévoiler avec le temps et, plus d’une fois, buter sur les vicissitudes de la vie. Nous savons, en effet, que cette parole de reconnaissance, cette interlocution spirituelle, posée a posteriori par le père sur celui qui vient de naître, n’est qu’un commencement. Elle est un commencement, tant pour celui qui est engendré, le fils, que pour celui qui engendre, le père. Elle ne se muera en paternité effective qu’en vertu d’une livraison de soi qui prendra du temps. La paternité suppose de s’engager avec tout son être. Et c’est bien parce qu’il n’est pas indifférent pour le père d’arriver à transmettre ce qu’il est, que le désir d’être père pourra être un désir souffrant, et que ce dernier devra consentir à bien des peines, bien des souffrances, pour y parvenir.

Au départ, l’intention d’être père peut n’être que très confuse, mêlée qu’elle est à l’instinct sexuel. Elle n’en a pas moins toujours la capacité de se dire comme désir spirituel. Désir qui donne à la paternité sa réalité, qui la grève pour ainsi dire d’un poids ou d’une dimension ontologique. C’est pourquoi d’ailleurs la paternité spirituelle est une paternité réelle. Et il est primordial que ce désir spirituel soit perçu comme tel par le fils : d’abord, et relativement à cette paternité humaine que sans doute un jour le fils sera appelé à exercer à son tour, pour structurer son affectivité et sa sexualité en devenir ; ensuite, et relativement à cette paternité spirituelle qu’il s’agit de toucher dans toute sa profondeur, pour qu’il puisse en vérité appeler celui qu’il voit « père » – « Abba », pour reprendre l’inouï de l’interpellation du Christ, dont on pressent ici qu’elle se glisse derrière chacune de nos interpellations. L’enfant doit se reconnaître comme le fruit d’un désir spirituel qui l’élève vers plus grand que lui, vers autre que lui.

« Structurer », telle est bien la tâche première de la paternité. Structurer l’enfant aux prises avec des désirs absolus, en posant un certain nombre de bornes, de tabous, de symboles, qui peu à peu réorganiseront ses vues et le mettront face à la réalité, bien différente de celle qu’il percevait, mais plus grande aussi. Cependant toutes ces paroles, à commencer par l’interdit, tous ces actes par lesquels le père appelle le fils au surpassement qui en fera peu à peu son égal, laissent percevoir un difficile apprentissage. L’accès à la conscience de soi, entendue comme conscience filiale, passe nécessairement par un face à face douloureux.

Douloureux, mais non arbitraire, car l’agir paternel, perçu dans sa verticalité, n’est pas le fait d’une symétrie avec l’enfant ; il est mû par ce drame intérieur d’une intention profonde qui veut faire accéder l’enfant à l’intégration de la paternité, pour qu’il accède à la conscience de soi. De même, l’interdit ne se pose pas de manière instinctive en réponse à ou en contradiction brute avec l’instinct du fils ; cet interdit, motivé par le désir du père de structurer l’enfant, est susceptible de créer une distance qui laisse à la conscience du fils l’espace de son propre épanouissement et l’amène à se dépasser.

Le père spirituel ne doit donc pas craindre de prendre sur lui les traits de cette paternité humaine, il ne doit pas craindre de se faire appeler « père ». Car, lui, plus que tout autre, en vertu de sa vocation surnaturelle, renvoie à celui qui est la source de toute paternité, le Père éternel. Il ne doit pas non plus dénier le fait que, dans cette paternité, et dans son exercice, un besoin vital soit en jeu, celui simplement d’être père. Être le relais de la paternité divine n’induit pas à étouffer son désir humain de paternité, qu’il soit ou non médiatisé par la sexualité. Cette référence par le haut de la paternité pousse à l’inverse celle-ci à s’exercer souverainement, mais en vue du fils, et dans le but de construire chez lui la possibilité d’être père à son tour.

Cette paternité spirituelle, comme d’ailleurs toute paternité humaine, pour être l’empreinte de la paternité de Dieu dans la création, n’en comporte pas moins le risque de l’échec. Cependant ce risque, inhérent à l’acte créateur en tant qu’il mobilise une liberté, ne doit pas nous faire oublier la splendeur originelle de ce dessein premier, ni nous faire reculer devant cette paternité. Tout au contraire, il rend urgent la paternité spirituelle, comme acte souverain de Dieu, afin que se dise dans le monde ce dessein d’adoption éternelle, afin que tous soient conduits un jour à appeler Dieu « notre Père ».

L’acte sacramentel détache la paternité sacerdotale de toute paternité humaine et spirituelle

Ces données de la psychologie humaine éclairent la paternité spirituelle du prêtre, elles en dessinent le contour irréductiblement humain. Elles soulignent aussi que cette paternité est une vraie paternité. Cependant, il est une différence fondamentale avec la paternité humaine qu’il faut prendre en considération, si nous voulons percevoir cette paternité sacerdotale dans ce qu’elle porte de plus fécond et de plus spécifique. La paternité sacerdotale, qui, telle la paternité humaine, est toute orientée vers le fils et doit donner à celui-ci la possibilité d’être père à son tour, ne s’inscrit dans aucune généalogie humaine ou spirituelle.

Certes le prêtre peut, et c’est généralement le cas, s’inscrire dans une spiritualité qui l’a porté, et qu’il essaie de retransmettre dans les mots qu’il pose, en confession ou en direction spirituelle. Et il y aurait une certaine vérité à considérer que le fils spirituel qu’il était est devenu père spirituel. De même il y aurait une certaine vérité à dire que le prêtre s’inscrit dans une lignée apostolique, puisque nul n’est prêtre qu’il n’ait reçu son sacerdoce de la main d’un des successeurs des Apôtres, et donc à dire qu’il est fils de celui qui l’a appelé et ordonné, et entre les mains duquel il a promis obéissance. Pourtant, si cette lignée est le fondement de la légitimité de son sacerdoce, elle n’est pas une descendance en tant que telle, puisque, dans bien des cas, le prêtre ne vivra pas toute sa vie dans la filiation de l’évêque qui l’a ordonné, celui-ci aura des successeurs, sans que l’ordre conféré, lui, ne change. Tout prêtre, tel Melchisédech sur l’origine duquel on ne nous dit rien, se présente sans autre généalogie que la généalogie divine. En fait la paternité sacerdotale est un renvoi direct au Père.

La paternité sacerdotale ne peut être qualifiée de façon aussi « absolue » qu’en vertu du fait qu’elle est une paternité sacramentelle, et même doublement sacramentelle puisque, d’une part, elle résulte immédiatement de l’ordination conférée, et que, d’autre part, le prêtre exerce cette paternité en engendrant sacramentellement à la vie. L’ordination, la première donc, détache la paternité sacerdotale de toute autre forme de paternité. Il ne s’agit pas là de revenir sur l’ordination en tant qu’elle est cette action souveraine du Christ qui revêt son ministre de sa personne, qui le lie pour ainsi dire à la jointure de son humanité et de sa divinité, ni même sur le caractère sacerdotal, « caractère perpétuel, ineffaçable, et indissoluble [3] », qui marque le prêtre au cœur de son être. Il s’agit de penser la portée d’un tel acte sacramentel dans son rapport à la paternité. Celui qui est fait prêtre est institué père.

Expliquons cela. Le prêtre en vertu de son ordination ne reçoit pas seulement « le pouvoir sacré d’offrir le Sacrifice et de remettre les péchés [4] », il reçoit pouvoir d’engendrer des fils à la vie divine. Car le Christ n’a pas voulu partager aux siens qu’une partie seule de son être sacerdotal, cet être qui précisément regarde le Père, mais tout son être. Dans le sacerdoce, le Christ donne la plénitude de son lien au Père, jusqu’à cette capacité d’engendrer à la vie divine qu’il tient de lui en vertu de leur parfaite adéquation. Il donne cette capacité de saisir les âmes, de les faire grandir, et de les présenter au Père en leur qualité de fils. En un mot il donne de faire des fils, d’être père. De manière plus formelle, ce pouvoir d’engendrer dans la foi pourrait être rattaché au munus sanctificandi, autrement dit à la charge de sanctification des âmes que le prêtre reçoit. Mais peut-être serait-il plus juste de le rapporter aux trois munera que le prêtre reçoit en participation. Vatican II, en effet, a mis en évidence que ces fonctions, d’enseigner, de gouverner et de sanctifier, étaient unifiées dans leur source même, l’ordination [5]. Ainsi, celui qui engendre par le sacrement engendre aussi par sa parole et par la route qu’il incite à suivre. L’engendrement est à la racine du sacerdoce.

Cette paternité tient donc au sacerdoce lui-même. Elle est, de soi, pleinement donnée dés le départ, mais il n’en faut pas moins apprendre à l’exercer au fil du temps. Car elle n’a rien d’automatique, rien d’immédiat. Rien d’automatique même si, comme la sainteté, elle est greffée à l’être sacerdotal. Cependant, si la sainteté inscrite dans le sacrement de l’ordre ne cesse de se dire comme une exigence, si elle ne cesse d’appeler à une perfection, et une perfection d’autant plus grande que dans le prêtre, alter Christus, se dit la parfaite adéquation au projet divin, la parfaite réponse de l’homme à Dieu, la paternité quant à elle ne se laisse pas toujours percevoir avec la même acuité. Elle n’est pas toujours vue comme œuvre de salut, comme moyen donné à l’homme pour parvenir à appeler Dieu, « Abba, Père ». Et cette fleur du sacerdoce, comme nous l’avons appelée plus haut, pourrait très bien ne pas fleurir.

Rien d’immédiat ensuite, car cette paternité ne peut se dire qu’en vertu d’un déploiement dans le temps de l’être sacerdotal, c’est-à-dire en vertu de l’expérience que le prêtre fait d’engendrer dans la foi, de rendre féconds des baptisés. Peu à peu, le prêtre découvre sa fécondité comme un père découvre la sienne en contemplant son enfant nouveau-né, en décelant les battements de son cœur, son souffle de vie. Il la découvre en posant un à un tous ces actes sacramentels par lesquels il engendre. Car ce faisant il acquiert une plus grande acuité spirituelle, il devient capable, non plus seulement de voir jaillir la gloire de Dieu comme une explosion puissante résultant de ses actes et de ses paroles sacramentels : « Ceci est mon Corps », « Je te baptise », « Je vous pardonne »… – mais de voir cette gloire opérer, agir. Et, la percevant, il est mû par ce désir de la voir aboutir, toucher son but, réaliser ce qu’elle signifie. Comme un père est désireux de prendre son enfant par la main et de le conduire, il est pris du désir surnaturel de conduire l’âme qu’il a en face de lui, qu’il entend en confession ; il est soucieux de poser les paroles justes qui l’aideront à avancer, à éviter les embûches, à se relever. Il veut voir la vie divine féconder ce fils. Il le veut dans la sainteté promise par Dieu.

Il va dès lors de soi que cette paternité s’énonce de nouveau comme une paternité sacramentelle. Elle passe par les actes sacramentels posés. Plus profondément il faut affirmer que le prêtre est père par les sacrements qu’il administre. Les sacrements sont le vecteur de cette paternité, elle ne peut être sans eux. La paternité sacerdotale, en effet, ne peut être une simple paternité de parole, de direction spirituelle, aussi tranchante que puisse être cette parole. Elle est la paternité de Celui qui a pris chair, de Celui dont la parole est efficace, de Celui qui se communique lui-même. Car précisément il s’agit de faire grandir dans les âmes cet être filial, cette vie de grâce. Ce n’est pas l’homme, pas seulement lui, qu’il faut faire grandir. Sans ce vecteur sacramentel, la paternité sacerdotale perdrait son renvoi immédiat au Père, son caractère absolu et gracieux. Elle n’a, pour cette raison, aucun équivalent, dans aucun accompagnement spirituel. En les sacrements le prêtre féconde le baptisé de la parole même de Dieu, il le rend fécond de la fécondité même de Dieu.

La paternité est un « en vue de », un « en vue de rendre fécond ». Il ne s’agit pas seulement d’engendrer des fils, mais de les conduire à entrer dans le dessein de fécondité que Dieu a sur eux. Le mariage, pour ne prendre que l’exemple le plus immédiatement parlant en matière de fécondité, appelle de soi l’acte sacramentel, l’union sacramentelle. Mais cette union, réalisée par le double consentement, et scellée par le prêtre (« désormais vous êtes unis par Dieu dans le mariage [6] »), n’est que la condition première pour que les époux puissent être eux-mêmes féconds. Les époux, en effet, sont mis dans un état qui les rend, par eux-mêmes, féconds. De même, pour en revenir à la paternité sacerdotale, le fils est conduit jusqu’à ce point où il peut lui-même être fécond, spirituellement. Cependant, si cette fécondité est réelle, si elle émane d’une vraie liberté, elle n’est pas souveraine pour autant. Car paradoxalement le fils ne portera pas de fruit de vie sans le prêtre, sans que se continue cette paternité par laquelle Dieu l’a conduit jusqu’à ce point, cette paternité par laquelle il a commencé de le faire fils. Il aura, en effet, toujours besoin des sacrements et de cette parole paternelle, qui continuera de lui être donnée, pour être fécond. La fécondité surnaturelle n’est jamais une fécondité détachée de sa source.

L’exercice de la paternité comme renvoi au Père

Avant d’entrer dans ce qui pourrait être dit de la paternité des fidèles laïcs, il faut revenir sur l’une des affirmations les plus paradoxales mises en avant dans ces lignes. Alors que le prêtre a été configuré au Christ, qu’il agit in persona Christi, qu’il rend présent le Christ, il est dit « père » ! Cela induit donc que le Christ, Fils incarné, réponde d’une certaine paternité, sans quoi l’être sacerdotal ne serait, par ce titre, référé à rien. Quelle est cette paternité ? Découle-t-elle de l’être éternel du Fils ou seulement de la tâche qu’il est venu accomplir en son humanité : ramener les hommes au Père ? Le Concile de Florence (1439) semble interdire de penser cette paternité comme inscrite dans l’être même du Fils lorsqu’il affirme : « Tout ce qui est du Père, le Père lui-même l’a donné à son Fils unique en l’engendrant, sauf le fait d’être Père [7]. » Le Fils, en effet, n’est pas Père. Il n’est pas la source fontale de la divinité, il n’est pas Principe sans principe. Pourtant se recevoir du Père, et c’est bien là l’être du Fils, conduit à exercer une certaine paternité. D’ailleurs il n’est pas faux de considérer que dans la spiration de l’Esprit le Fils participe de la paternité du Père, qu’il se glisse en elle pour « spirer » conjointement l’Esprit avec lui. Et l’Apôtre nous dit bien que le Père est source de toute paternité au ciel et sur la terre, et non pas seulement sur la terre (cf. Ep 3, 15). Rien cependant de bien précis n’est dit encore de cette « paternité » du Fils, hormis qu’elle atteste de la parfaite correspondance, du parfait ajustement, du Fils au Père – ce que scelle précisément l’Esprit en sa personne.

L’économie du salut permet d’aller plus loin. Certes Jésus ne se présente pas directement comme « père », mais certaines de ses paroles ou de ses prières renvoient implicitement à cet engendrement des siens. C’est le cas d’abord de Marie et de Joseph lors de son recouvrement au Temple. Jésus attend incontestablement des siens un parfait ajustement à la volonté du Père, plus exactement il attend qu’ils demeurent dans une position filiale à l’égard du Père, position à laquelle son être ne cesse de les renvoyer. Si Marie, en effet, est déjà tout établie, en vertu de sa virginité, dans le désir du Père qui fonde et structure sa maternité, et si Joseph tient sa paternité de Dieu seul, l’un et l’autre pourtant sont ici renvoyés au Père : « c’est chez mon Père que je dois être » (Lc 2, 49). Ce renvoi que Jésus tient jusqu’au bout, absolument, les constitue dans leurs relations les uns avec les autres, et, aussi paradoxal que cela puisse être, dans leur être de fils. Ensuite, et comme à l’autre terme de cette venue du Fils en la chair, il faut s’arrêter sur sa prière sacerdotale. Là, c’est au tour de la multitude des disciples d’être ajustée filialement. Jésus regarde ceux que le Père lui a donnés, non pas seulement ceux qu’il a choisis, mais tous ceux que le Père a tirés du monde pour les lui donner, et même plus largement tous ceux qui par eux parviendront à lui. Il est saisi par ce don : « Ils étaient à toi, tu me les as donnés. » (Jn 17, 6) Il a conscience du caractère inouï de ce don, de ce qu’il signifie, car le Père en lui donnant tous ces hommes lui remet aussi quelque chose de sa paternité. En effet, le Père les lui remet pour qu’il les engendre à la vie filiale, à sa propre vie de Fils. Il s’agit que ceux-là connaissent le Père comme lui, le Fils, le connaît, qu’ils soient mis dans cette adéquation filiale dont il atteste en son humanité. La paternité exercée par le Fils est donc renvoi au Père, établissement dans l’action de grâce éternelle.

Dès lors que le Père est source de toute paternité, au ciel et sur la terre, nous ne pouvons nous arrêter là, il faut laisser résonner la paternité de Jésus dans le cœur du prêtre et par suite dans le cœur du fidèle.

Le prêtre, en vertu de la paternité inscrite dans son être sacerdotal, ouvre à chacun la possibilité non seulement de recevoir la vie de grâce mais encore de se tenir face au Père dans cette posture qui n’appartient qu’au Fils. Engendrer, c’est pour lui identiquement communiquer la vie divine et maintenir justement en face du Père. Et c’est pour cette raison qu’il y a dans la paternité sacerdotale à la fois tant de douceur et d’exigence, de douceur parce que cette vie ne saurait se déverser autrement que dans l’allégresse, d’exigence parce que se recevoir du Père demande de s’ajuster à lui. C’est l’œuvre de la paternité sacerdotale que d’apprendre que cette vie divine, surabondante, ne se donne que dans l’adéquation au Père, que dans cet ajustement singulier à Celui de qui tout procède. Sans cet ajustement en lequel se dévoile la liberté de l’homme, il ne peut être de dialogue, au plein sens du terme, entre le Père et le fils, il ne peut être de maturité (sainteté) et moins encore de fécondité. La paternité, saisie dans le sacerdoce, continue donc de se dire comme un renvoi au Père. Elle continue de s’y dire dans toute la plénitude d’engendrement jaillie du Père. Mais, faut-il le préciser, le prêtre n’exerce cette paternité que pour s’effacer derrière elle, en médiateur ou plus justement en intermédiaire qu’il est. Cependant cette médiation, loin d’amoindrir la paternité sacerdotale, en met en lumière le vrai sens, puisque celle-ci est d’une densité et d’une transparence telles que le Christ peut dire : « Qui vous accueille, m’accueille moi-même, et qui m’accueille, accueille Celui qui m’a envoyé. » (Mt 10, 40) La paternité sacerdotale est donc aussi un renvoi absolu au Père.

Comment ne pas nous référer ici à saint Jean Bosco, lui chez qui l’œuvre éducative est inséparable de la paternité spirituelle, sacerdotale, indissociable de la figure du prêtre ? Les mots que le saint du Valdocco adressait à ses fils (salésiens) pour les exhorter à aimer les jeunes en diront d’ailleurs bien plus long que toute théorie : « il faut que vous les aimiez et il faut qu’ils sachent que vous les aimez ». Il faut que l’enfant, qui est avant tout un fils – chez lui c’est tout un –, puisse entendre dans la bouche du prêtre ces mots sortis du cœur du Père éternel : « Je t’ai aimé d’un amour éternel. » (Jr 31, 3) Il faut qu’il voie en lui l’amour que Dieu a pour lui. D’ailleurs, ce n’est que pris dans ce regard divin que l’enfant, comme un fils, consentira à avancer, libre de tout autre jugement posé sur lui. Car c’est bien le Père seul qui peut, sans juger, prendre l’âme où elle en est, avec ses blessures, ses souffrances, et la faire avancer. Plus encore c’est lui seul qui, de cet optimisme qui ne se laisse jamais décourager, peut continuer de lui montrer le Ciel, de le rappeler à sa vocation première, la sainteté. Saint Jean Bosco n’avait, dans son cœur de père, d’éducateur, de saint, d’autre souci que d’amener les âmes à Dieu ; et d’autre devise que ces mots de saint François de Sales, « donnez-moi des âmes, gardez le reste ».

Nos regards doivent en dernière instance se porter sur les fidèles qui, rendus féconds par l’exercice du ministère sacerdotal, exercent, à leur tour, une certaine paternité. Celui, en effet, qui est établi dans une position filiale, qui reconnaît là l’ordonnancement bienheureux de Dieu sur lui et sur le monde, ne peut que travailler à amener toute chose, toute âme, dans cette même position filiale. Il ne s’agit pas là seulement d’être apôtre, d’aller chercher les âmes et de les ramener à la Vérité de la foi, mais bien d’être père. Il s’agit de leur faire toucher le Père comme un fils seul peut le faire toucher, par une annonce authentique de l’Évangile jaillie de la profondeur d’une vie spirituelle sans cesse ajustée. Annonce qui n’est pas celle seulement des mots mais bien aussi des gestes, des attitudes, rivés au Christ. Cette tâche, comme toute œuvre de paternité, demandera du temps. Elle supposera aussi de regarder sans cesse l’âme dans cette tension surnaturelle, entre ce qu’elle est aujourd’hui dans le présent d’une vie chaotique et ce qu’elle sera demain dans l’accomplissement du projet de Dieu sur elle. Mais les âmes ainsi touchées, conduites, rentreront peu à peu dans une vraie vie filiale et – qui sait ? – parviendront peut-être à leur tour à cette fécondité surnaturelle.

Certes il manque à cette paternité des fidèles quelque chose de son caractère absolu, dans la mesure où l’ordre sacramentel ne lui appartient pas, ce qui la laisse face à un réel inachèvement et l’oblige à s’en remettre à d’autres, institués du sacrement de l’ordre. Mais en même temps ce manque dit bien l’essence de cette paternité, surnaturelle. Il rappelle que l’homme est incapable par lui-même de conduire quiconque jusqu’au bout de ce pour quoi il est fait. Il rappelle aussi que cette paternité ne lui appartient pas, qu’elle est celle d’un autre, du Père éternel, et ne lui est donnée qu’en participation. Mais il ne faut certainement pas nier que les fidèles puissent exercer cette paternité et même y connaître une réelle fécondité. Car replacée dans son cadre ecclésial elle fait entrer dans une vraie et heureuse collaboration avec les prêtres. Collaboration qui est indispensable si l’on veut que toute la création, « qui gémit dans les douleurs de l’enfantement qui dure encore » (Rm 8, 22), retrouve sa posture filiale. En outre, il n’est pas dit que cette paternité des laïcs ne renvoie pas, dans ce qu’elle porte de plus fécond et de plus lumineux, au Père de façon absolue. Car des vies peuvent manifester pleinement ce renvoi au Père.

P. Vincent de Mello, ordonné prêtre en 2001, directeur du patronage du Bon Conseil (Paris 7e), membre de la communauté Aïn Karem.

Sandra Bureau, consacrée de la communauté Aïn Karem, prépare une thèse de théologie sur l’inversion trinitaire chez Hans Urs von Balthasar.

[1] J. Gagey, « De la Paternité spirituelle », Vie spirituelle, no 589, mars-avril 1972, pp. 205-219.

[2] Idem, p. 207.

[3] Cardinal P. de Bérulle, Textes inédits, in Michel Dupuy, Bérulle et le sacerdoce. Étude historique et doctrinale. Textes inédits (OR), coll. Bibliothèque d’histoire et d’archéologie chrétienne, Paris, Lethielleux, 1969, OR 18, 2.

[4] Concile Vatican II, Presbyterum ordinis, 2 ; cf. Concile de Trente, session 23, cap. 1 et can. 1 (Dz 957 et 961).

[5] Cf. Lumen Gentium, 25-27, Presbyterum ordinis, 5-7.

[6] Rituel pour la célébration du mariage, 1969, R. 31.

[7] Concile de Florence, Bulle sur l’union avec les Grecs, Dz 1301.

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