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La pénitence privée : une invention celtique ?

Isabelle Rak

Brève histoire de la Pénitence aux premiers siècles

L’Évangile et les temps apostoliques

La notion de rémission des péchés occupe une place centrale dans l’enseignement et les actes du Christ, comme en témoigne la scène de la guérison du paralytique (Mt 9, 2 et 6), ainsi que toutes les paraboles de la conversion. Ce pouvoir de remettre les péchés (Jn 20, 23) de « lier et de délier » (Mt 18, 18), il le transmet aux Apôtres et à leurs successeurs. L’envoi des Apôtres en mission est par ailleurs assorti de l’injonction de baptiser toutes les nations en vue de leur salut (Mt 28, 19). Dans les Actes des Apôtres, le baptême est explicitement associé à la rémission des péchés (Ac 2, 38). Mais les baptisés retombent trop souvent dans le péché, comme en témoignent les écrits néo-testamentaires. Saint Paul établit très tôt des listes de péchés graves (Ga 5, 19-21 ; 1 Co 6, 9-10) et se résout parfois à exclure les récalcitrants (1 Co 5, 1-5), en vue de leur faire prendre conscience de la gravité de leurs fautes et les amener à la conversion. Mais dans d’autres cas, il encourage la communauté à pardonner au pécheur afin de ne point le jeter dans le désespoir (2 Co 2, 6-7). Rien de clairement ritualisé à ce stade, mais saint Jacques encourage les premières communautés à pratiquer la confession mutuelle des péchés les uns aux autres (Jc 5, 16).

Les premiers siècles de l’Église

Il existe peu d’indications concernant la forme de la pratique pénitentielle durant les trois premiers siècles de l’histoire de l’Église. Clément de Rome, dans son Épître aux Corinthiens, insiste sur la correction et la pénitence, invite les pécheurs à « se soumettre aux presbytres » et à apprendre l’obéissance (56, 1-3 ; 57, 1-2). Les chefs de la communauté peuvent pardonner et réintégrer les pénitents. Une « seconde pénitence » est donc pratiquée dès les premiers temps de l’Église. Mais on ne trouve une description précise de la pratique pénitentielle qu’à partir du IVe siècle. Cette pratique est réglementée par divers conciles, des textes pontificaux (Léon le Grand en particulier) et des lettres canoniques des Pères (Basile, Grégoire de Nysse, Ambroise, Augustin). On put penser que cette codification rigoureuse et qui nous paraît très rigoriste répondait à un besoin de préserver une vie de foi exigeante qui pouvait s’attiédir du fait de l’arrivée en nombre de nouveaux baptisés après la fin des persécutions. La « pénitence canonique » (terme préférable à celui de « pénitence publique ») s’applique aux péchés graves dont saint Augustin fournit une liste non exhaustive dans son sermon 56 (idolâtrie, astrologie, magie, hérésie, schisme, homicide, adultère, fornication, vol, rapines, faux témoignages, blasphème). Les péchés « légers » étaient absous par la prière, le jeûne, l’aumône, les bonnes œuvres, sans cérémonie sacramentelle.

La pénitence canonique exigeait tout d’abord la confession des péchés à l’évêque. Cette confession devait rester secrète, et Léon le Grand condamne fermement, dans une ordonnance adressée aux évêques de Campanie, la coutume d’une lecture publique de la liste des fautes du pénitent ! Le pénitent était alors incorporé dans un « ordre » spécifique, à l’occasion d’un rite matérialisé par l’imposition des mains. Les pénitents devaient se tenir dans un lieu bien défini du sanctuaire, et se trouvaient exclus de la communion eucharistique. Mais certains pécheurs pouvaient être dispensés d’être vus dans le groupe des pénitents, notamment dans le cas des femmes adultères pour lesquelles la faute serait devenue trop visible aux yeux de la communauté. Il existait un rite spécial au cours de la messe, durant lequel l’évêque imposait les mains à chaque pénitent et implorait pour lui la miséricorde divine.

L’accomplissement de la pénitence était, lui, très rigoureux. Le pénitent était astreint à de longues prières, des jeûnes, des aumônes, et se trouvaient de fait exclus de la vie conjugale et sociale. Ils ne pouvaient, ni se marier, si avoir des rapports conjugaux, les responsabilités temporelles leur étaient interdites. L’état de pénitent (l’exclusion de la communion eucharistique) était temporaire, même s’il pouvait durer des années (dans la lettre canonique II de saint Basile, sont indiqués deux ans pour le vol, dix ans pour le meurtre sans préméditation, quinze ans pour l’adultère…). A l’issue de cette période, un rite solennel, administré en présence de toute la communauté, réintégrait le pénitent par une prière spéciale et une imposition des mains. Il pouvait de nouveau participer pleinement à la vie ecclésiale, et communier. Cependant, les sanctions portant sur sa vie « temporelle » (mariage) lui restent applicables jusqu’à la fin de sa vie, le contraignant à une existence quasi- monastique dans le monde jusqu’à sa mort.

Enfin, la pénitence canonique n’est pas réitérable, elle n’est administrée qu’une fois dans la vie. Pour ceux qui retombaient dans le péché par la suite, ils devaient observer une existence ascétique et mortifiante jusqu’à la fin de leurs jours, sans être admis à l’Eucharistie, mais sans être pour autant considérés comme voués à la damnation. Seule l’entrée dans la vie monastique permettait au pénitent de recevoir de nouveau la communion.

Ces dispositions posaient de sérieux problèmes. Beaucoup de fidèles ayant commis un péché grave tendaient à attendre le plus longtemps possible avant de confier leurs fautes à leur évêque et de vivre une existence pénitentielle, avec toutes les exclusions sociales qu’impliquait cet état, jusqu’à la fin de leurs jours. La pénitence devient de plus de plus le sacrement des mourants. D’autres par crainte de retomber dans leurs fautes passées, différaient leur baptême jusqu’à l’article de la mort, comme le fit l’empereur Constantin lui-même. Le caractère non réitérable du sacrement excluait de l’Eucharistie un nombre croissant de fidèles.

Certains Pères, et non des moindres (saint Jean Chrysostome et saint Augustin), avaient une conscience aiguë de ces difficultés. Il semblerait que le premier ait osé réitérer la pénitence, notamment vis-à-vis des fornicateurs [1]. L’évêque d’Hippone regrette que les pécheurs retardent le plus longtemps possible leur entrée dans l’ordre des pénitents, et continuent ainsi à pratiquer des communions sacrilèges [2]. Il cherche alors à proposer à certains pécheurs une pénitence secrète, pour leur éviter d’être soumis aux rigueurs de la pénitence canonique. Se posait aussi le problème des agonisants qui n’avaient pas accompli le temps prescrit pour leur pénitence, qui fut traité dans le sens de la miséricorde, mais qui avait été l’objet de vifs débats au sein de l’Église antique [3].

Vers la pénitence privée : le rôle des monastères

La « confession » monastique

La confession mutuelle des fautes entre membres d’une communauté monastique était pratiquée depuis les temps des Pères du désert, dès saint Pacôme, fondateur du cénobitisme et rédacteur de la première règle monastique au début du IVe siècle. Il ne s’agissait pas à l’origine d’un acte sacramentel, le moine auquel on ouvrait sa conscience n’était pas toujours prêtre ; il s’agissait plutôt d’une ascèse destinée à cultiver l’humilité et à rechercher la direction spirituelle d’un frère doué de discernement spirituel. Une telle « confession » ne se limite pas aux fautes graves, elle porte sur tous les péchés, y compris les moindres manquements, les plus secrets. Le père spirituel joue le rôle de médecin de l’âme, et n’administre pas de sacrement, du moins dans les premiers siècles. Cette pratique passe en Occident au début du Ve siècle, notamment via Jean Cassien, fondateur de deux monastères à Marseille et rédacteur d’une règle. Mais à côté d’un aveu secret des fautes, recommandé avant tout aux novices qui ne doivent rien cacher à leur supérieur, des pénitences publiques – mais généralement de faible durée – sont infligées aux moines pour la moindre infraction à la discipline monastique. Dans l’un et l’autre cas, le caractère sacramentel de la pénitence n’est pas explicitement attesté.

La pénitence « celtique » : rôle du monachisme en Irlande

Les communautés chrétiennes celtiques des Iles Britanniques, et tout particulièrement en Irlande, s’étaient organisées autour des monastères plutôt qu’à partir des diocèses. Pourtant, saint Patrick, apôtre de l’Irlande, originaire de Bretagne insulaire et probablement formé en Gaule auprès de saint Germain d’Auxerre, avait mis en place une organisation épiscopale (selon la légende, il aurait fondé 365 évêchés !) à partir de 432. Mais sans pour autant abolir cette structure, la vie chrétienne irlandaise se tourna rapidement vers les monastères qui connurent un développement rapide à partir de la fin du Ve siècle. Les raisons d’une telle évolution n’ont pas été clairement identifiées, mais il est fort probable que ce type d’organisation répondait mieux aux besoins d’une population très dispersée en villages, hameaux ou fermes isolées, et d’un pays dépourvu d’agglomérations urbaines, qu’un ensemble d’évêchés résidant dans des villes d’une certaine importance comme c’était le cas en Europe occidentale [4].

Les pratiques monastiques irlandaises étaient semblables à celles de leurs homologues continentaux, la confession privée des moines à leur supérieur y était tout autant pratiquée, et prirent progressivement un caractère sacramentel. Il semble que la pénitence canonique y ait été inconnue, sauf peut-être du temps de saint Patrick. Pour répondre aux besoins spirituels des laïcs, les moines prêtres et leurs abbés assuraient auprès d’eux la célébration des sacrements – baptême, Eucharistie, et pénitence, celle-ci s’adressant progressivement à l’ensemble des fidèles. L’aveu des péchés est secret, comme dans toute la tradition de l’Église, mais la satisfaction n’est pas publique. Le prêtre exige du pénitent qu’il l’accomplisse en privé avant de lui accorder l’absolution et de le réadmettre à la communion eucharistique. La réconciliation est également administrée en privé. Dans certains cas, l’absolution était donnée juste après la confession, lorsque le fidèle résidait trop loin pour pouvoir revenir auprès de son confesseur, ou lorsqu’il semblait condamné à brève échéance par une maladie mortelle.

Les caractères spécifiques de la pénitence « irlandaise »

Si on la compare à la pénitence canonique évoquée au début de cet article, la pénitence pratiquée en Irlande présente les caractéristiques suivantes :

  • Elle ne comprend aucune manifestation publique, que ce soit pour entrer dans l’état de pénitent ou pour en sortir. On n’a pas trace en Irlande d’un « ordre des pénitents » comme en Europe continentale. Le pécheur échappe ainsi, au moins en partie, à l’exclusion sociale qui frappait ses homologues de l’Église antique.
  • Elle est administrée couramment par un prêtre, et pas seulement par un évêque comme c’était le cas dans l’Église antique.
  • Elle est réitérable, et c’est sans doute cet aspect qui a favorisé sa généralisation. Elle offre en effet au fidèle qui retombe dans une faute grave la possibilité d’obtenir à nouveau le pardon de ses péchés sous la forme du sacrement.
  • Elle est « tarifée », c’est-à-dire que pour chaque faute, on définit une pénitence à accomplir, dont la dureté et la durée dépendent du péché commis, mais aussi de la capacité du pénitent à l’accomplir. Contrairement à ce qui a pu être reproché aux pratiques pénitentielles celtiques dès leur diffusion sur le continent, il ne s’agit aucunement de laxisme. La satisfaction est requise, parfois avec des exigences qui choquent nos mentalités habituées à des « pénitences » bien légères…

Arrêtons-nous un instant sur les « tarifs », codifiés dans des recueils appelés pénitentiels, dont les plus connus sont ceux de Finnian (vers 530), de saint Colomban vers 600 et de Cummean autour de 680. Ces ouvrages donnaient une liste détaillée des péchés possibles et leurs « tarifs », actes de pénitence à accomplir pour en obtenir l’absolution. Les tarifs sont plus lourds pour les clercs. Le jeûne y occupe une place importante : un an pour la masturbation selon saint Colomban, quatre ans pour la fornication et dix ans pour un homicide selon Théodore de Cantorbéry. Un jeûne strict au pain et à l’eau est exigé de celui qui séduit une vierge consacrée, assorti de l’interdiction de porter les armes. D’autres peines plus originales sont proposées : dormir dans l’eau froide, dans une tombe à côté d’un cadavre, sur des coquilles de noix. On voit ainsi que, même si l’entrée et la sortie de l’état de pénitent ont lieu en privé, la pratique de la satisfaction pouvait difficilement être tenue secrète. Ainsi, malgré les particularités signalées plus haut, on constate une continuité certaine avec les usages continentaux, au moins en ce qui concerne les pénitences des péchés graves. La nouveauté réside dans l’application de tarifs aux péchés véniels, qui eux aussi étaient confessés au prêtre et relevaient donc d’une satisfaction.

Mais certains pénitentiels, ou les Canons d’Irlande, incluent dans leurs listes de péchés des écarts à des règles qui n’ont rien de chrétien : « la pénitence pour avoir mangé de la viande de cheval, quatre ans au pain et à l’eau […]. Pour avoir mangé un aigle, un coq ou une poule, cinquante jours au pain et à l’eau. Pour avoir mangé un chat, cinq jours au pain et à l’eau [5] ». Il s’agit ici d’un catalogue d’interdits pré-chrétiens, dont on trouve des traces dans les anciennes épopées irlandaises ou les récits des explorateurs antiques (notamment le refus des Celtes insulaires de manger du cheval ou de la volaille). D’autres pénitences portent sur des règles de pureté - qui s’appliquaient avant tout aux clercs - relevant davantage de la superstition que de l’obéissance aux commandements divins.

L’accumulation de ces tarifs pouvait conduire à des situations aberrantes, avec par exemple un nombre de jours de jeûne dépassant largement l’espérance de vie du pénitent. Il existait cependant des possibilités de commuer des sentences trop longues à exécuter au profit de peines moins longues, mais plus lourdes. Par exemple, trois jours de jeûne total, assortis de la récitation de psaumes et de prières et d’une veille de nuit complète pouvaient remplacer un an de pénitence ordinaire. « Ou encore, quarante jours au pain et à l’eau, et un jeûne spécial chaque semaine, quarante psaumes et soixante génuflexions [6] ».

Les pénitentiels et leurs inconvénients

Les pénitentiels se multiplièrent entre le VIIe et le IXe siècle en Occident, car ils représentaient une aide précieuse pour le confesseur. Mais se posa rapidement le problème de leur cohérence : les « tarifs » différaient notablement d’un pénitentiel à l’autre. D’autre part, la possibilité de commutation des pénitences, y compris par des moyens pécuniaires, exposait les prêtres à la tentation de monnayer l’administration du sacrement. Évêques et synodes condamnèrent fermement ces pratiques : le confesseur était mis en garde contre la tentation de regarder avec avidité vers la bourse du pénitent durant la confession [7] ! Un autre danger résidait dans la description très précise et complaisante de certaines déviances sexuelles, qui transformait le pénitentiel en ouvrage pornographique pouvant donner des idées à certains. Théodulfe, évêque d’Orléans de la fin du VIIIe siècle, mettait en garde contre ces écrits : « Bien des crimes sont énumérés dans les pénitentiels, crimes qu’il ne convient pas de faire connaître aux hommes. Aussi le prêtre ne doit pas l’interroger sur tout, de peur que le pénitent, en s’éloignant, ne tombe, sur l’instigation du diable, dans un vice dont il ignorait auparavant l’existence ». La réforme carolingienne donna un coup d’arrêt à cette prolifération un peu anarchique [8], sans pour autant faire disparaître complètement ces manuels. Du VIIIe au XIIe siècle, on assiste à différentes tentatives de synthèse des anciens Pénitentiels, jusqu’à ce que la pénitence privée sous sa forme actuelle en rende l’usage obsolète.

La diffusion de la pénitence privée en Occident et son évolution ultérieure

Par zèle missionnaire, mais aussi du fait des invasions anglo-saxonnes, les moines celtes passèrent en masse sur le continent à partir du VIe siècle. Ils fondèrent des monastères prestigieux, tels que Luxeuil ou Saint Gall. Saint Colomban joua un rôle important en Gaule, travaillant inlassablement à moraliser la vie ecclésiale et politique, ce qui lui valut de sérieux conflits avec les autorités. La pratique de la pénitence privée se développa rapidement, non sans rencontrer de fortes réticences du fait de sa réitérabilité. Le troisième concile de Tolède, qui eut lieu en 589, déclare :

Nous avons appris que, dans certaines Églises d’Espagne, les fidèles font pénitence de leurs péchés non suivant la manière canonique, mais d’une façon scandaleuse : chaque fois qu’ils ont péché (gravement), chaque fois ils demandent à être réconciliés par le prêtre. Pour réprimer une si exécrable audace, notre sainte assemblée a décrété qu’on donnera la pénitence suivant la forme canonique établie par nos Pères…

Il n’est d’ailleurs pas certain que l’usage condamné par ce Concile ait été introduit par les Irlandais, nous y reviendrons.

Quoi qu’il en soit, cette forme de pénitence fut rapidement acceptée par la suite. Le Concile de Châlons-sur-Saône (644-656) approuva, à l’unanimité des évêques présents, la pénitence privée et réitérable. La réforme carolingienne, sans pour autant revenir sur la pratique secrète de la Pénitence, tenta de restaurer la pénitence canonique, mais en la limitant aux péchés graves et publics. Les péchés non connus publiquement, même graves, pouvaient relever de la pénitence privée. On ignore comment cette règle fut appliquée à partir du IXe siècle.

Le caractère réitérable de la Pénitence rendit en tous cas son usage courant, même pour les péchés véniels. Dans ce cas elle était considérée comme une forme de dévotion fortement recommandée dès le VIIe siècle. Vers 800, la confession (privée) était devenue obligatoire au début du carême. Vers l’an 1000, l’administration de l’absolution juste après la confession des fautes était devenue courante, et la nature de la « pénitence » imposée par le prêtre n’était plus déterminée automatiquement par les tarifs des pénitentiels, mais était laissée au jugement du confesseur. Au XIIe siècle, on admit que le fait d’avouer ses fautes constitue une humiliation pouvant être considérée comme participant à la satisfaction. La pratique du sacrement de Pénitence était devenue proche de celle que nous connaissons de nos jours.

La pénitence irlandaise : continuité ou rupture ?

L’Église d’Irlande et les pénitents publics

Certains auteurs ont souligné la profonde originalité de l’approche celtique de la Pénitence, son caractère unique et fondamentalement nouveau par rapport aux usages en cours dans le reste de l’Église [9]. En conséquence, les Églises celtiques insulaires n’auraient jamais connu la pénitence canonique non réitérable. Pour justifier ce postulat, ces chercheurs affirment que les Iles Britanniques, et notamment l’Irlande, auraient été complètement isolées du reste du monde au début du Moyen Âge à cause des invasions barbares. Or, cette hypothèse n’est pas tenable, ne serait-ce que par les données archéologiques, qui témoignent de la présence de poteries méditerranéennes dans ces régions [10]. Des inscriptions anciennes prouvent qu’il existait des contacts entre la Gaule et les Iles Britanniques aux Ve et VIe siècles [11]. Les Canons attribués à saint Patrick et à ses disciples décrivent un « système ecclésiastique construit comme celui de l’Église partout ailleurs, modèle introduit originellement en Irlande et tout à fait différent de l’Église monastique qui devait se développer ultérieurement [12] ». Des canons attribués au second synode de saint Patrick semblent faire allusion à des rites propres à la pénitence publique : lamentations et imposition des mains en public, notamment [13]. Le Livre des Anges, qui est pourtant relativement tardif (fin du VIIe siècle) cite trois ordres au sein de la communauté ecclésiale : les vierges, les pénitents et ceux qui servent l’Église en état de mariage légitime [14]. D’autre part, il y avait des pénitents qui vivaient en communauté dans l’entourage de saint Colomban ou à proximité de divers monastères [15], et qui parfois chantaient les psaumes avec les moines. Le monastère jouait ainsi le rôle d’une prison ouverte, qui offrait aux criminels les moyens de faire pénitence, mais aussi une protection contre la vengeance des familles de leurs victimes [16]. L’imposition des mains semble avoir accompagné l’admission du pécheur au sein de ces groupes de pénitents [17].

Influences continentales

Plus généralement, les écrits celtiques sur la pénitence présentent d’intéressantes similitudes avec ceux d’auteurs continentaux, en particulier du Sud de la Gaule. L’énumération par Jean Cassien des huit péchés capitaux (à peu près ceux que nous connaissons, augmentés de l’« acédie » ou tristesse peccamineuse) se retrouve presque mot pour mot dans les Pénitentiels de saint Colomban, de saint Finnian et de Cummean. Dans ce dernier document, on trouve une liste des douze moyens différents de remettre les péchés qui est empruntée directement à saint Césaire d’Arles, y compris les citations de la Bible qui ne sont pas celles de la Vulgate [18]. Une autre idée-force des écrits irlandais consiste à considérer la Pénitence comme un remède administré par le confesseur, qui joue le rôle de médecin des âmes. Cette notion si largement développée par saint Colomban se trouve exposée dans les mêmes termes chez saint Basile [19]. Comme dans la médecine profane de l’époque, le péché devait être éliminé en traitant « les contraires par les contraires ». Les pénitences imposées sont quasiment identiques à celles pratiquées sur le continent : abstention des rapports conjugaux et du service militaire, prière, jeûnes, aumônes… [20] Il convient de remarquer à ce propos que ce lien entre l’Église d’Irlande et le continent s’étend, via le sud de la Gaule, jusqu’à l’Orient, notamment du fait des origines de Jean Cassien. Selon certains auteurs, le premier système de pénitences tarifées se trouverait dans les lettres canoniques de saint Basile19. La notion de la pénitence comme remède aurait la même origine. Mitchell pense que la pénitence privée serait également apparue en Orient, ou du moins dans des régions dont l’organisation spirituelle, comme celle de l’Irlande, était centrée sur les monastères. En revanche, on ne sait pas quand la confession monastique s’est étendue aux laïcs au sein de l’Église d’Orient, les premières attestations datent des VIIIe et IXe siècles durant la crise iconoclaste [21]. Établir un lien de causalité entre les pratiques orientales et irlandaises reste donc un exercice hasardeux.

La pénitence privée, une vraie rupture ?

Si les relations entre l’Irlande et le continent étaient aussi étroites, pourquoi l’Église celtique n’a-t-elle pas appliqué la pénitence canonique ? Les arguments sont divers et pas toujours très convaincants. Poschmann prétend que cette discipline trop rigoureuse ne pouvait pas être appliquée efficacement au sein de peuples « barbares » et « ignorants » [22]. Quand on sait à quel point une grande part de la culture antique a été conservée et transmise par les monastères irlandais, une telle hypothèse laisse sceptique. Plus sérieux paraît l’argument selon lequel la pénitence tarifée reflétait, dans une certaine mesure, les articles de la loi civile, ce qui rendait les actes de pénitence compréhensibles au grand nombre [23]. D’autre part, exclure de la communauté ecclésiale de nouveaux membres qu’on avait eu bien du mal à convertir pouvait ne pas revêtir le caractère punitif qu’il possédait sur le continent… Enfin, nous avons vu déjà en quoi l’organisation de l’habitat, excessivement dispersé et dépourvu de centres urbains, était plus favorable à une organisation de type monastique plutôt qu’épiscopale.

En ce qui concerne le caractère réitérable du sacrement, il semble que saint Césaire d’Arles et certains de ses contemporains aient tenté de réitérer le sacrement de pénitence au moins une fois, notamment pour les pénitents qui se trouvaient à l’article de la mort [24]. De même ces pasteurs du sud de la Gaule considéraient qu’une pénitence purement privée était valide pour le pardon des péchés secrets, même en cas de fautes graves, ‒ même si ces positions étaient l’objet de vives controverses.

La possibilité de réitérer le sacrement aurait également existé en Afrique et en Espagne :

Nous avons déjà fait observer que l’usage de la confession réitérée était en vigueur en Afrique au Ve siècle et en Espagne au VIe. Cet usage ne paraît pas provenir directement du monachisme. Le concile de Tolède (589), qui le condamne, ne semble viser que le clergé séculier ... [25]

La condamnation de la pénitence réitérable, par le concile de Tolède, aurait donc visé des usages espagnols nettement plus anciens, qui auraient laissé une place à une « pénitence extra-canonique » qui commençait à concurrencer la forme antique [26]. Cela étant, peut-on être certain que l’émergence d’une pénitence privée et réitérable en Espagne dès le VIe siècle n’ait pas été inspirée par les pratiques de Celtes insulaires émigrés en Galice ?

Quoi qu’il en soit, il convient peut-être de relativiser la radicale nouveauté de la pénitence privée et réitérable telle qu’elle s’est répondue, très rapidement, vers la fin du VIe siècle en Europe continentale. À part la condamnation du Concile de Tolède, on ne voit guère, chez les auteurs irlandais ou continentaux, de critiques vis-à-vis des pratiques pénitentielles respectives qui avaient cours d’un côté ou de l’autre de la Mer Celtique. Les missionnaires arrivés de Rome en Grande-Bretagne au VIIe siècle ne sont pas choqués de l’absence de pénitence publique ; ils se contentent de constater le fait. Inversement, la facilité avec laquelle les moines irlandais ont généralisé l’usage de la pénitence privée sur le continent montre que cette pratique ne suscitait guère de réticences, y compris de la part des évêques locaux. Comme l’écrit très judicieusement A.-J. Gaudel :

Le rôle des Églises celtiques dans l’origine et la diffusion de la pénitence privée, en définitive, se réduit à ceci : c’est dans ces Églises que la nouvelle pratique pénitentielle déjà préformée ou ébauchée auparavant a trouvé ses caractères définitifs ; c’est par le zèle de ces missionnaires que cette pratique a reçu une puissance de rayonnement universel. Cela fut possible parce que les Églises de l’époque reconnurent facilement sous ces formes nouvelles une manifestation adaptée à leurs besoins de ce pouvoir discrétionnaire de pardon et d’indulgence que Jésus a concédé à son Église. [27]

On peut donc laisser au P. Galtier, historien reconnu de la Pénitence, le soin de conclure en ces termes :

Si donc la pénitence privée doit à ces nouveaux missionnaires, dans certaines régions, d’avoir définitivement prévalu, ce n’est point que le principe ou que l’usage en ait été introduit par eux dans l’Église latine ; ce n’est pas non plus qu’une modification se soit produite avec eux dans la façon de concevoir l’action du prêtre sur le péché ; c’est que leur zèle et leur prestige leur ont permis de rendre plus fréquente et plus régulière une pratique […] occasionnelle ; c’est qu’ils ont appliqué largement au cours de la vie le principe qui de tout temps avait permis d’absoudre au moment de la mort ; c’est surtout que la sainteté de leur vie leur a gagné la sympathie et la confiance des populations au milieu desquelles ils ont bâti leurs monastères. [28]

Isabelle Rak, née en 1957, mariée. Professeur des Universités (Sciences Physiques) et chercheur à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan. Membre des comités de rédaction des revues Communio et Résurrection.

[1] P. Galtier, « Saint Jean Chrysostome et la confession », Recherche de Sciences Religieuses, 1910, pp. 209-240.

[2] Saint Augustin, Sermons, 351, 10.

[3] Dictionnaire de Théologie Catholique, Tome XIV, col. 1148, 1154, 1158-1160.

[4] Notons qu’en français le mot « paysan » vient de « païen », l’organisation en évêchés urbains en Gaule ayant conduit à négliger l’évangélisation des campagnes – à laquelle les moines irlandais ont remédié aux VIe-VIIe siècles.

[5] Cité dans Jean Markale, Le christianisme celtique et ses survivances populaires, Édition Imago, 1983.

[6] Canons d’Irlande, II, 2, cité dans L. Bieler et D.A. Binchy, « Irish Penitentials », Dublin Institute for Advanced Studies, série Scriptores Latini Hiberniae 5, Dublin 1963, p. 164-164.

[7] Voir H.C. Lea, « A History of Auricular Confession and indulgences in the Latin Church », Lea Brothers and Co ; Philadelphie (USA), 1896, P. 405-411.

[8] Voir les Conciles d’Arles, de Reims, de Tours et de Châlons-sur-Saône (813).

[9] V. Vogel, « Le péché et la pénitence », in Pastorale du péché, Ed. Ph. Delhaye, Bibliothèque de théologie, série 2, Desclée, Tournai, 1961, p. 220

[10] C. Thomas, The Early Christian Archeology of North Britain, Oxford University Press, Londres, 1971, pp. 23-24.

[11] K. Hughes, The Church in Early Irish Society, Lethuen and co., Londres, 1944, p. 31.

[12] K. Hughes, op.cit., pp. 50-51.

[13] J.T. McNeill et H. Gamer, Medieval Handbooks of Penance, record of Civilization, Columbia University Press, New York, 1938, p. 9.

[14] K. Hughes, op.cit., p. 277.

[15] J. Ryan, Irish Monasticism, The Talbot Press, Dublin 1931, p. 321 .

[16] K. Hughes and C. Hamlin, Celtic Monasticism, Seabury Press, New York, 1981, p. 15.

[17] J. Ryan, op. cit., p. 356.

[18] J.T. McNeill et H. Gamer, op. cit. pp. 98-117.

[19] Migne, Patrologie grecque, 32, 673-808, cité par G. Mitchell, « The origins of Irish penance », The Irish theological quarterly, Vol. XXII, no1, January, 1955.

[20] B. Poschmann, « Die abendlandische Kirchenbusse im frühen Mittelalter », Breslauer Srudien zur hisrorischen Theologie, 16 (Breslau : Müller und Seiffert, 1930), p.28.

[21] E. Vacandard, article « Confession », Dictionnaire de Théologie Catholique, 3, 838-894.

[22] B. Poschmann, op. cit. p. 10.

[23] B. Poschmann, op. cit. p. 11.

[24] T.P. Oakley, « The Origins of Irish Penitential Discipline », The Catholic Historical Review, 19 (1933) 323.

[25] E. Vacandard, op. cit. 884.

[26] K. Dooley, « From Penance to Confession : the Celtic contribution, Bijdragen :International Journal for Philosophy and Theology, 43, 4, 401 (1982).

[27] Auguste-Joseph Gaudel, « L’histoire de la pratique et de la théorie pénitentielle d’après quelques travaux récents (suite) », Revue des Sciences Religieuses, tome 14, fascicule 4, 1934. pp. 580.

[28] P. Galtier, L’Église et la rémission des péchés aux premiers siècles, G. Beauchesne et fils, Paris, 1932.

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