Rechercher

La place de l’Ascension dans le calendrier liturgique

Jacques-Hubert Sautel

L’Ascension de Notre Seigneur est une fête quelque peu méconnue aujourd’hui, même parmi les « croyants pratiquants » ; elle occupe pourtant une place significative et originale dans le calendrier liturgique, qui montre toute l’estime qu’elle mérite de recouvrer dans le cœur des chrétiens, en tout cas des catholiques [1].

En effet, elle ne peut aujourd’hui se comparer aux deux grandes fêtes que sont Noël et Pâques. Elle n’attire pas non plus la même faveur populaire que l’Assomption, fête de la Vierge Marie par excellence, ni que la Toussaint, à laquelle on associe le souvenir de nos défunts — bien que ce souvenir soit liturgiquement commémoré le lendemain et non le jour même de la Toussaint. Elle présente le double handicap de tomber en semaine, dans une période déjà chargée en jours fériés et chômés, au moins en notre pays (1er et 8 mai, sans compter le lundi de Pentecôte, sur lequel on reviendra).

Toutefois, le Catéchisme de l’Église catholique consacre à l’événement célébré par l’Ascension neuf paragraphes (659 à 667), commentant un article du Credo que nous récitons chaque dimanche [2]. La fête liturgique prend place aux quatre cinquièmes du Temps pascal, puisqu’elle est célébrée quarante jours après Pâques et que la Pentecôte, qui clôt le Temps pascal, est le cinquantième jour après Pâques [3]. Il convient de préciser brièvement l’immersion de la fête dans ce temps liturgique, avant d’envisager successivement le premier versant, celui des quarante jours qui précèdent (depuis la Résurrection de Jésus), puis le second, en traitant des dix jours qui suivent (jusqu’à la venue de l’Esprit Saint sur les Apôtres).

Une fête du Temps pascal

Le Temps de Pâques est le plus éclatant de l’année liturgique, comme Pâques est, on le sait, la plus ancienne et la plus vénérable des fêtes chrétiennes. On peut ici méditer quelques lignes du restaurateur de la vie bénédictine en France après la Révolution, dom Prosper Guéranger :

Cette portion de l’année liturgique en est la plus sacrée, celle vers laquelle converge le cycle tout entier. On le concevra aisément si l’on considère la grandeur de la fête de Pâques, que l’Antiquité chrétienne a décorée du nom de Fête des fêtes, de Solennité des solennités (…). La période des cinquante jours qui séparent la fête de Pâques de celle de la Pentecôte a constamment été l’objet d’un respect tout spécial dans l’Église (…). Le temps pascal est donc tout entier comme un seul jour de fête (…) « Durant ces cinquante jours, l’Église s’interdit le jeûne, comme au dimanche où le Seigneur est ressuscité ; et tous ces jours sont comme un seul et même dimanche ». [4]

Ces quelques phrases donnent l’essentiel de la singularité du temps pascal. Sans les commenter en détail, nous voulons souligner deux points. La fête de Pâques est la plus grande fête chrétienne parce qu’elle célèbre le mystère de la Résurrection de Jésus, et ce mystère est le plus urgent à méditer pour nous voulons être ses disciples et pour le monde dans lequel nous vivons, qui a soif de Dieu. Car la grande misère de notre vie, la mort, qui hante riches et pauvres, bien portants comme malades, à laquelle nous cherchons à échapper à travers une recherche souvent désespérée d’un bonheur éphémère, trouve ici seulement son issue, en Jésus-Christ, comme le rappelle le Saint-Père Benoît XVI :

Le vrai pasteur est Celui qui connaît aussi la voie qui passe par les ravins de la mort ; Celui qui marche également avec moi sur la voie de la solitude ultime, où personne ne peut m’accompagner, me guidant pour la traverser. [5]

C’est pourquoi – c’est notre deuxième remarque sur le texte de dom Guéranger — l’Église met en valeur la fête de Pâques, et aujourd’hui comme hier, n’a pas peur d’étendre cet aspect festif sur une durée qui peut sembler démesurée : cinquante jours, c’est une semaine de semaines (7 fois 7 jours). L’Église donne ainsi une plénitude singulière à une durée déjà célébrée dans l’Ancienne Alliance, puisque la Pentecôte était la Fête des semaines ou Fête de la moisson (cf. Dt 16, 91-12). Durant tout ce temps, elle maintient une ambiance liturgique festive, notamment par un usage immodéré de l’alleluia, par la lecture répétée, au moins pendant les trois premières semaines, des évangiles rapportant les apparitions, afin de nous inviter à méditer sans relâche sur le mystère de la Résurrection de Jésus. Or, ce long temps liturgique de fête est à l’origine même de la différenciation des dimanches et du cycle liturgique de la liturgie romaine, comme l’ont montré des études récentes [6].

Comment la fête de l’Ascension est-elle apparue ? Il semble bien que, dans ce processus de création progressive du cycle, après la fête de Pâques, célébrée dès le Ier siècle, on ait ensuite prolongé la fête sur 50 jours [7], puis distingué au IIIe siècle une seconde fête, la Pentecôte, puis l’Ascension au IVe siècle, ce dont témoigne un sermon de saint Jean Chrysostome [8]. La célébration de ces deux fêtes apparaît donc comme un déploiement de différents aspects du seul et même mystère pascal, progressivement mis en lumière au fil des siècles.

Ce jalon historique étant posé, nous devons nous demander quels aspects du mystère pascal révèle aujourd’hui la fête de l’Ascension aux fidèles catholiques. Il semble que l’Église, arrivant presque à la fin de cette longue durée de la joie de la Résurrection, nous invite, en nous présentant l’Ascension de Jésus, à faire une pause, et à regarder derrière puis devant nous. Derrière nous, pour voir le chemin parcouru : celui des derniers moments de la présence corporelle de Jésus à ses contemporains (les apparitions pascales) et en même temps, celui de l’exaltation de Jésus à la droite du Père, qui couronne la victoire de la Résurrection. Devant nous, pour voir la route qui reste à parcourir : l’annonce de la venue de l’Esprit Saint, qui réalisera un autre mode de présence de Jésus à ceux qui l’ont connu et rendra effectives, par là-même, la constitution de l’Église en même temps que notre transformation personnelle, notre conversion à Jésus. Tels sont les deux aspects du mystère qu’il convient maintenant de développer.

La clôture du temps des apparitions

Le premier aspect de l’Ascension est qu’elle constitue la dernière des apparitions de Jésus. En ce sens, elle clôture le temps de ces apparitions qui se situent dans la continuité de la vie terrestre de Jésus et s’adresse à des personnes qui ont pu le connaître durant cette vie et pourront ainsi porter un témoignage fort de la Résurrection [9]. Il faut ici parler brièvement des textes du Nouveau Testament sur lesquels repose notre foi en ce mystère de la vie de Jésus, cet ultime moment de sa vie terrestre, et qui ont bien sûr inspiré les textes que la liturgie nous offre. Ces textes sont peu nombreux à donner une description de l’événement : avant tout le début des Actes des Apôtres (Ac 1, 1-11), puis la finale de l’évangile de saint Luc (Lc 24, 50-53), enfin le bref récit de l’évangile de saint Marc (Mc 16, 19). Plus nombreux sont les textes qui font seulement allusion à l’événement, au cours d’un discours de Jésus ou d’un développement théologique, qui a parfois l’allure d’une hymne liturgique ; citons notamment : chez saint Jean, le verset évangélique Jn 20, 17 ; dans les Actes des Apôtres, Ac 2, 33 ; chez saint Paul, Ep 4, 8-10 ; Col. 3, 1 ; 1 Tm 3, 16 ; et le développement de la première Epitre de saint Pierre (1 P 3, 18-22).

Or ces textes prêtent le flanc à la critique [10] : non seulement parce que le fait de l’Ascension dépasse ce qui est vraisemblable dans notre expérience humaine, comme tout événement « miraculeux » de la vie de Jésus (guérisons, marche sur les eaux, présence de Jésus ressuscité dans un lieu fermé lors des apparitions au Cénacle, etc.), mais encore parce que ces textes présentent entre eux des divergences. Les divergences entre les textes descriptifs (notamment les trois que nous avons cités) et les textes allusifs, qui parlent uniquement de « l’exaltation » de Jésus à la droite du Père (Ph 2, 9 ; Ac 2, 33) amènent certains à voir une opposition entre histoire (récit d’un événement vécu par les disciples) et théologie (compréhension des implications ultimes de la Résurrection, la présence à la droite du Père). Des divergences sur la date de l’événement existent aussi : le jour même de Pâques, à Béthanie selon Lc 24, 51 ; quarante jours après Pâques et sur le mont des Oliviers selon Ac 1, 1- 12.

La solution que les exégètes catholiques apportent à ces divergences met en évidence deux aspects complémentaires du mystère, qui ne sont que rarement réunis dans un même texte (Mc 16, 19) : « Or le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel et Il s’assit à la droite de Dieu ». Ce texte présente en effet un aspect proprement théologique, celui de l’arrivée invisible de Jésus dans les cieux, auprès du Père, « l’exaltation à la droite du Père » ; un aspect proprement historique, celui de la montée de Jésus quittant la terre, constatée par les disciples. Le premier aspect (exprimé en grec par les verbes kathizô, « s’asseoir » en Mc 16, 19 ou upsoô « élever, exalter » en Ac 2, 33) est pur objet de foi, comme l’est le fait de la Résurrection lui-même : personne n’a vu Jésus en train de ressusciter ! Le second aspect (exprimé en grec par epairô « lever, élever » en Ac 1, 9 ; anabainô « monter » en Jn 20, 17 ; diistêmi, « s’éloigner » en Lc 24, 51), constitue l’objet du témoignage des Apôtres ; c’est le fruit d’une expérience sensible qu’ils ont vécue.

Ces deux aspects complémentaires sont mis en lumière, de façon conjointe, dans la liturgie de la messe, selon le cycle triennal des dimanches. L’aspect historique ressort à l’évidence du début des Actes (Ac 1, 1-11) lu chaque année en première lecture de la fête de l’Assomption : « Au cours d’un repas qu’il prenait avec eux … après ces paroles, ils le virent s’élever » (Ac 1, 4….9). L’aspect théologique apparaît dans la finale de Marc (16, 19) que nous avons citée et qui est lue comme évangile durant l’année B ; dans la deuxième lecture de l’année A (« [la force que le Père] a déployée en la personne du Christ, le ressuscitant d’entre les morts et le faisant siéger à sa droite, dans les cieux » : Ep 1, 20) ; dans la seconde lecture de l’année C (« Ce n’est pas dans un sanctuaire fait de main d’homme, dans une image de l’authentique que le Christ est entré, mais dans le ciel même, afin de paraître devant Dieu en notre faveur » He 9, 24).

Deux périodes de quarante jours

Avant de parler plus précisément de la portée théologique exacte de « l’exaltation à la droite du Père », nous voudrions faire un développement bref sur la durée des quarante jours ainsi délimitée entre Pâques et l’Ascension. On pourrait dire en effet que le Seigneur Jésus accomplit, durant ce temps, un pèlerinage de la Résurrection, en se montrant vivant à des témoins privilégiés (apôtres, saintes femmes, disciples). Il peut être intéressant de mettre en rapport ce pèlerinage qui suit la Passion avec celui qui débute la vie publique, les quarante jours de retraite au désert qui suivent immédiatement le baptême de pénitence reçu des mains de son cousin Jean le Baptiste (cf. Mt 4, 2). Ainsi, aux deux extrémités de sa vie publique, Jésus apparaît comme Homo viator, « l’Homme en chemin », Dieu qui marche pour nous et avec nous, comme Moïse marchait avec son peuple durant les quarante ans de route à travers le désert vers la Terre Promise. Par ces deux périodes de quarante jours, Jésus partage la condition de l’homme dans l’épreuve, et annonce la transformation de cette condition par la victoire sur la mort.

Sur le plan liturgique, on peut dire que l’Église met en valeur ce double pèlerinage de Jésus luttant et de Jésus victorieux par la répétition du temps de quarante jours autour de la fête centrale de Pâques : ainsi les quarante jours du Carême nous font cheminer avec Jésus vers la Passion, tandis que les quarante jours qui suivent nous conduisent à ses côtés dans la manifestation de sa victoire acquise sur la mort. De ce point de vue, l’Ascension est symétrique du premier dimanche de carême [11] par rapport à Pâques : elle marque la clôture de cette sequela Christi liturgique ouverte avec le Grand Carême, qui nous a conduits à suivre Jésus pas à pas dans sa montée vers le Calvaire, puis dans la manifestation de sa gloire. Nous apprenons ainsi, année après année, à cheminer vers notre mort, puis à espérer dans la foi notre résurrection : ce double pèlerinage, nous l’effectuons avec Jésus, notre guide et notre maître (cf. He 2, 10).

L’exaltation à la droite du Père

Cet aspect théologique du mystère de l’Ascension est clairement énoncé, conjointement avec l’aspect historique, dans le texte de Mc 16, 19. L’Ascension apparaît comme un aspect complémentaire et un développement du mystère de la Résurrection. En effet, toutes les apparitions qui ont précédé celle-ci ont montré en Jésus une humanité certes dotée de propriétés nouvelles et proprement surnaturelles — il entre et sort toutes portes closes—, mais qui reste profondément insérée dans notre condition ordinaire — il mange et boit, comme chacun de nous ; on a même pu faire remarquer que le ressuscité ne présente ni exceptionnelle brillance, comme dans la Transfiguration, ni pouvoirs miraculeux — sauf pour la pêche au bord du lac de Capharnaüm !

Maintenant donc que, dans sa pédagogie admirable, il leur a fait prendre conscience qu’il est bien vivant, avec son corps, malgré sa mort sur la croix, Jésus manifeste par son ascension qu’il partage désormais définitivement la gloire du Père : « La dernière apparition de Jésus se termine par l’entrée irréversible de son humanité dans la gloire divine symbolisée par la nuée et par le Ciel, où il siège désormais à la droite de Dieu » (CEC, § 659).

L’Ascension marque donc une étape dans la révélation de la gloire de Jésus, conséquence ultime de sa Résurrection. D’une gloire voilée par la présence, ne fût-elle manifestée que par des épisodes discontinus, l’Ascension nous fait passer à la contemplation de la gloire stable définitive, qui est un attribut du Dieu révélé à Abraham, Jacob et Moïse. Cela est exprimé par la formule « à la droite du Père », très bien expliquée par Jean Damascène : « Par droite du Père, nous entendons la gloire et l’honneur de la divinité, où celui qui existait comme Fils de Dieu avant tous les siècles, comme Dieu et consubstantiel au Père, s’est assis corporellement après qu’Il s’est incarné et que sa chair a été glorifiée [12] ».

Il est important de noter l’adverbe « corporellement » : la glorification et l’exaltation à la droite du Père ne ramènent pas Jésus au sein de la Trinité après une simple « excursion » sans conséquence dans l’humanité, elles l’y ramènent avec le corps qu’il a reçu de la Vierge Marie, en sorte que son humanité également se trouve associée à la gloire de sa divinité. Nous verrons la portée de cette affirmation essentielle : le Verbe de Dieu, qui a pris la condition humaine en Jésus de Nazareth, retourne auprès du Père avec cette même condition, qui reçoit ainsi sa glorification ; il introduit donc l’humanité dans la vie divine, celle des trois Personnes éternellement aimantes.

Avec cette remarque, nous avons déjà atteint le second aspect du mystère de la fête de l’Ascension, tournée vers l’avenir de l’humanité : concrètement, l’Église chemine encore avec les Apôtres dans l’attente de la venue de l’Esprit saint et la fête de la Pentecôte ; spirituellement elle est déjà engagée dans le double processus de l’annonce de l’Évangile et de notre sanctification.

L’attente de la venue de l’Esprit Saint

La lecture inaugurale de la liturgie de l’Ascension le rappelle à plusieurs reprises, notamment en ces paroles de Jésus : « C’est la promesse que vous avez entendue de ma bouche. Jean a baptisé avec de l’eau ; mais vous, c’est dans l’Esprit saint que vous serez baptisés dans quelques jours » (Ac 4-5). Par ce texte, nous sommes renvoyés aux dernières paroles du Christ ; particulièrement explicites dans le discours après la Cène rapporté par saint Jean : « Il vaut mieux pour vous que je parte ; car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai » (Jn 15, 7). Il est très instructif pour nous de méditer sur cette pédagogie de Jésus, qui nous montre les intentions de son cœur : avant de quitter ses apôtres, il ne veut pas qu’ils ressentent trop durement cette absence, qu’ils se sentent abandonnés, orphelins ; il leur promet donc pour bientôt, très prochainement (« dans quelques jours ») la venue du Consolateur [13].

Cette promesse révèle à la fois la délicatesse de l’amour de Jésus pour chacun de nous et la profondeur de l’amour trinitaire. Délicatesse : Jésus s’efface devant l’Esprit Saint, sachant que son œuvre sur la terre est près de s’accomplir et que c’est maintenant « Un autre des Trois » qui va prendre le relais de l’amour prévenant qu’il a témoigné à ses apôtres pendant trois longues années. La profondeur de l’amour trinitaire se dévoile sous la forme d’une totale confiance réciproque de chacune des Personnes : « J’ai encore bien des choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter maintenant ; lorsque viendra l’Esprit de vérité, il vous fera accéder à la vérité toute entière (…). Il me glorifiera, car il recevra de ce qui est à moi et il vous le communiquera. Tout ce que possède le Père est à moi ; c’est pourquoi j’ai dit qu’il vous communiquera ce qui est à moi » (Jn 16, 12-13).

Tel est l’arrière-plan de l’attente de la venue de l’Esprit : Jésus annonce à ses Apôtres qu’il leur sera présent sous un mode différent. Il ne sera plus visible en chair et en os, mais accessible à la foi seulement, une foi qui partira pour eux de l’expérience vécue des Apôtres pour s’enraciner plus profondément dans la confiance en la parole de Jésus. A leur suite, la fête de l’Ascension nous appelle donc à une intériorisation de notre attachement à Jésus-Christ, à un certain détachement du sensible par lequel nous l’avons connu durant ces quarante jours de joie intense. Une telle intériorisation n’est pas une pure aventure ascétique, elle est aussi une conversion de notre cœur pour accueillir cette autre Personne qui va nous révéler le sens profond de l’amour de Jésus pour le Père et pour nous. Ainsi le dit bien l’antienne du Magnificat à l’office des Vêpres de l’Ascension :

Roi de gloire, Dieu de l’univers, toi qui montes au plus haut des cieux, ne nous laisse pas orphelins, envoie-nous celui que le Père a promis, l’esprit de vérité, alléluia. »

Cette attente, l’Église la met traditionnellement en œuvre par une neuvaine de prières : entre la fête de l’Ascension et celle de la Pentecôte, il y a en effet neuf jours pendant lesquels nous sommes invités à imiter les apôtres, dont le texte des Actes nous rappelle qu’ils ont obéi à Jésus : « D’un seul cœur, ils participaient fidèlement à la prière, avec quelques femmes, dont Marie, mère de Jésus, et avec ses frères » (Ac 1, 14). Ce texte, qui est lu en première lecture du 7e dimanche du temps pascal de l’année A, constitue bien une des orientations spirituelles principales de l’Ascension, en tant qu’elle est tournée vers la suite du cycle liturgique.

L’annonce de l’Évangile

Mais certains textes liturgiques de la fête de l’Ascension nous font aussi anticiper, en quelque sorte, la venue de l’Esprit Saint, en nous transmettant avec insistance les exhortations missionnaires que Jésus a adressées à ses apôtres. Il en est ainsi, par exemple, dans l’évangile de l’année B, de la finale de saint Marc : « Jésus ressuscité dit aux onze Apôtres : ‘Allez dans le monde entier. Proclamez la Bonne nouvelle à toute la création’ » (Mc 16, 15). Ce texte fait, de façon évidente, une synthèse théologique de toute la fin de la mission de Jésus et du début de la mission de l’Église ; il se termine par le verset « Quant à eux, ils s’en allèrent proclamer partout la Bonne Nouvelle. Le Seigneur travaillait avec eux et confirmait la Parole par les signes qui l’accompagnaient » (Mc 16, 20). Même si son authenticité comme finale de l’évangile de saint Marc est contestable, sa valeur théologique n’est pas mise en doute et il est traditionnellement associé à la fête de l’Ascension [14].

Quelle est l’intention de l’Église en procédant ainsi ? Il semble bien qu’elle soit sensible à la parole finale du récit du début des Actes, qui reste le texte central de la fête :

Et comme ils fixaient encore le ciel où Jésus s’en allait, voici que des hommes en vêtements blancs se tenaient devant eux et disaient : « Galiléens, pourquoi restez-vous à regarder vers le ciel ? Jésus, qui a été enlevé du milieu de vous, reviendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller vers le ciel » (Ac, 1, 11).

Cependant, une telle insistance sur l’action ne tombe pas dans le risque de l’activisme, car ce passage de l’évangile est heureusement équilibré, en cette année B, par la seconde lecture, tirée de l’épître aux Ephésiens (4, 1-16), qui a une forte dimension parénétique, même si un bref passage, très intéressant, mentionne l’Ascension (v. 8-9) [15]. Voici en effet le début de cette lecture : « Frères, moi qui suis en prison à cause du Seigneur, je vous encourage à suivre fidèlement l’appel que vous avez reçu de Dieu : ayez beaucoup d’humilité de douceur et de patience, supportez-vous les uns les autres avec amour. » De même pendant l’année A, l’évangile, extrait de saint Matthieu (28, 16-20) présente un semblable envoi en mission, lui aussi équilibré par un autre extrait de la même lettre de saint Paul, qui présente à la fois un caractère parénétique et une allusion à l’Ascension (Ep 1, 17-23). En voici le début : « Frères, que le Dieu de notre Seigneur Jésus-Christ, le Père dans sa gloire, vous donne un esprit de sagesse pour le découvrir et le connaître vraiment ». L’évangile de l’année C (Lc 24, 46-53) est dépourvu d’envoi en mission et constitue plutôt une méditation très complète sur la place de l’Ascension dans l’accomplissement du dessein de salut : « Il fallait que s’accomplisse ce qui était annoncé par l’Ecriture, les souffrances du Messie, sa résurrection d’entre les morts et la conversion proclamée en son nom pour le pardon des péchés, à toutes les nations, en commençant par Jérusalem » (v. 46-47).

Nous percevons donc ici que la fête de l’Ascension est présentée le plus souvent, dans la liturgie de la messe du jour, selon une dimension dynamique, celle de son double effet d’annonce de la Bonne nouvelle et de la sanctification des cœurs des disciples, à côté du récit proprement dit des événements de la première lecture (Ac 1, 1-11). Les aspects théologiques que nous avons développés, sur l’exaltation de Jésus à la droite du Père, sont bien présents dans l’oraison introductive de la messe [16], ils ne sont pas, sauf dans l’année C, proposés à notre méditation par les lectures.

La fête de l’Ascension dans la forme extraordinaire du rite romain

Il ne serait pas convenable de terminer cet essai de présentation de la fête liturgique de l’Ascension sans dire un mot des récentes dispositions prises pour l’Église catholique par le pape Benoît XVI, et exprimées par la Lettre Apostolique Summorum Pontificium (en forme de Motu proprio), sous-titrée « Sur l’usage de la Liturgie romaine antérieure à la réforme de 1970 », et promulguée le 7 juillet 2007. Ce texte équilibré, complété par une Lettre du Souverain Pontife adressée aux Evêques [17], invite les fidèles catholiques à redécouvrir la richesse de l’un et l’autre missel, celui qui est antérieur à la réforme issue du Concile de Vatican II (missel de Jean XXIII, daté de 1962) et celui qui est issu de cette réforme (missel de Paul VI, daté de 1970 dans sa première édition).

Sans nous pencher sur les conditions de cette redécouverte, ce qui sortirait du cadre de notre exposé, nous pouvons noter brièvement les richesses du Missel de 1962 au sujet de l’Ascension, que nous avons seulement évoqué une fois jusqu’à présent [18]. Il nous semble que les principales richesses de ce Missel sont à trouver avant la fête, dans les journées des Rogations, et après la fête, dans l’octave de la Pentecôte. Rappelons la nature de ces deux institutions liturgiques anciennes et voyons leur intérêt aujourd’hui.

Les Rogations (du latin rogare, « demander ») sont célébrées ordinairement les lundi, mardi et mercredi précédant l’Ascension ; elles consistent en une procession, où sont chantées psaumes, litanies et oraisons, suivie d’une messe doté de textes propres (une seule messe prévue ; on prend donc pour les deux autres jours la messe du jour de la 6ème semaine du Temps pascal). L’origine de cette liturgie est gauloise et elle remonte au IVème siècle ; son sens est de prier Dieu de nous protéger des cataclysmes naturels et humains. Il nous semble personnellement que cette liturgie, qui a toute sa place dans la « forme extraordinaire du rite romain » selon les termes de la Lettre apostolique, pourrait être reprise sans trop de dommages dans le rite « ordinaire », avec un effort d’adaptation et de justification : en effet, les dits cataclysmes sont loin d’avoir disparu de nos jours (tremblements de terre, tsunamis, inondations ; guerres, famines, etc.) et nous pensons que le recours à la Providence divine devant ces catastrophes n’est pas un acte magique, mais une marque de confiance filiale, selon la parole de l’apôtre saint Jacques : « La supplication fervente du juste a beaucoup de puissance » (Jc 5, 16b).

L’octave de la Pentecôte consiste, dans la « forme extraordinaire du rite », à faire suivre la fête de la Pentecôte d’une semaine qui médite continûment sur cette même fête, comme toute la liturgie catholique de rite romain connaît une octave de Pâques et une octave de Noël : tous les jours présentent des textes propres, et la célébration de la fête se poursuit pendant une semaine [19], en éclipsant les saints de ces jours. La notion d’octave vient de l’idée qu’un grand changement apporté par une fête liturgique majeure ne peut être « digéré » en un seul jour, mais qu’il convient de l’assimiler peu à peu au fil du temps. Certes, en ce qui concerne la Pentecôte, une réflexion théologique peut conduire à considérer que c’est toute l’année liturgique qui est le développement de la fête [20] ; il n’en reste pas moins qu’à notre sens, l’octave de la forme extraordinaire présente une réelle richesse pédagogique pour nous inciter à ne pas abandonner trop vite la prière à l’Esprit Saint et nous préparer ainsi aux magnifiques fêtes qui suivent (Trinité, Corps et Sang du Christ, Sacré Cœur de Jésus).

Laissant à la sagesse de l’Église le soin de disposer en ces matières, nous conclurons ce trop schématique parcours en citant Benoît XVI : « C’est un fait que la liturgie latine de l’Église sous ses différentes formes, au cours de tous les siècles de l’ère chrétienne, a été un stimulant pour la vie spirituelle d’innombrables saints et qu’elle a affermi beaucoup de peuples dans la vertu de religion et fécondé leur piété ». [21] Puisse-t-elle continuer à jouer ce même rôle, sans contradiction avec les autres traditions liturgiques chrétiennes, mais dans la suite aimante du Maître au cœur doux et humble, notre Seigneur Jésus !

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

[1] Il faut saluer d’autant plus la récente parution de l’ouvrage de F . de Chaignon, Le mystère de l’Ascension, Paris, Parole et Silence, 2008 (Cahiers de l’Ecole cathédrale, 82).

[2] La formulation de l’article connaît quelques variantes, entre le Symbole des Apôtres (« est monté aux cieux, est assis à la droite de Dieu, le Père tout-puissant ») et le Symbole de Nicée-Constantinople (« il monta au ciel ; il est assis à la droite du Père »).

[3] On sait que le nom que nous employons pour qualifier cette fête, juive à l’origine, vient de l’usage des communautés juives de langue grecque, aux IIe-Ie siècles avant notre ère (cf. 2 M 12, 32) : pentécostè signifie « cinquantième » en grec.

[4] Dom Guéranger, Introduction à l’année liturgique, Bouère (53290), éd. Dominique Martin Morin, 1995, p. 139, 149-151 — la dernière phrase contient une citation de saint Ambroise, In Lucam, lib. VII, cap. XXV. — Le petit volume édité en 1995 rassemble les introductions aux différents temps de l’Année liturgique, œuvre monumentale publiée par dom Guéranger de 1841 à 1866 (texte intégral sur le site web de l’Abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire).

[5] Benoît XVI, Sauvés dans l’espérance (encyclique du 30 nov. 2007), § 6 (éd. Bayard-Cerf-Mame, 2007, p. 14).

[6] Cf. F. de Chaignon, op. cit., p. 17-21.

[7] Cette longue période, que nous avons décrite et qui correspond aujourd’hui au Temps pascal, portait alors le nom même de « Pentecôte » (ibid., p. 18 ; cf. infra, n. 11).

[8] Sur la Pentecôte, Hom. 1, 2 (PG 50, c. 456).

[9] Nous ne voulons par là nier la réalité de l’apparition à Saul de Tarse, qui provoquera sa conversion, ni même les apparitions de Jésus dont ont pu bénéficier diverses personnes au cours des siècles (p. ex. Marguerite-Marie Alacoque au XVIIème siècle répandra, sur l’ordre de Jésus, la dévotion au Sacré-Cœur), mais indiquer qu’elles n’ont pas le même statut de témoignages de la Résurrection pour tous les baptisés : cf. Catéchisme de l’Église catholique, § 659 : « Ce n’est que de manière tout à fait exceptionnelle et unique qu’Il se montrera à Paul ‘comme à l’avorton’, en une dernière apparition qui le constitue apôtre ».

[10] Le dossier des critiques et des réponses qu’on peut y apporter, avec les zones d’incertitudes qui demeurent, est très clairement présenté par F. de Chaignon, op. cit., p. 43-52, qui part de l’étude synthétique de P. Benoît, « L’Ascension », Revue Biblique, 56 (1949), p. 161-203, et y apporte des nuances convaincantes, notamment sur le caractère nécessaire, et non secondaire pour la foi, des textes narratifs de l’Ascension par rapport aux textes théologiques de l’exaltation de Jésus. Voir supra l’article du P. Michel Gitton, « La théologie des quarante jours ».

[11] En effet, le début du carême est proprement le 1er dimanche de carême (du latin Quadragesima, quarantaine), qui comporte 6 semaines (5 semaines et la Semaine sainte, soit 6 x 7 = 42 jours, dont il faut enlever les deux derniers jours, Vendredi saint et Samedi saint, qui constituent avec Pâques le Triduum pascal). Ce n’est qu’à partir du IX° siècle que s’imposa en Occident la coutume de commencer le jeûne le mercredi précédent (Mercredi des Cendres), pour compenser l’absence de jeûne durant les 5 dimanches de carême (cf. dom Guéranger, op. cit. supra (n. 3), p. 69-73). Nos frères orthodoxes débutent le jeûne le lundi de cette semaine, ou de la semaine correspondante par rapport à la fête de Pâques (puisqu’il n’y a pas encore, malgré les efforts faits en commun depuis plus de trente ans, d’unité sur la date de cette principale fête chrétienne).

[12] Jean Damascène, La foi orthodoxe, l. IV ; ch. II (trad. par E. Ponsoye, Paris, Inst. orth. fr. de théol., 1966, p. 155).

[13] C’est le sens principal de l’adjectif verbal Paraklêtos, simplement transcrit « Paraclet » par la traduction liturgique ; autres sens de ce mot : défenseur, intercesseur (cf. l’encyclique de Jean-Paul II, Dominum et vivificantem, 1986, 1° partie).

[14] Sur la place du texte dans la tradition textuelle des évangiles, voir TOB, p. 2436 ; sur le sens de la phrase qui y décrit l’Ascension, voir F. de Chaignon, p. 103-104 ; sur le caractère traditionnel de l’évangile pour l’Ascension, voir Missel Quotidien des Fidèles, Tours, Mame, 1963, p. 616-617.

[15] Pour le commentaire de ce passage, dont voici le verset central : « Que veut dire : Il est monté ? Cela veut dire qu’il était d’abord descendu jusqu’en bas sur la terre », voir F. de Chaignon, p. 61-62. L’accent est si peu mis sur ce passage mentionnant l’Ascension que l’omission des versets 8 à 10 est précisément prévue dans la « lecture brève » de ce dimanche.

[16] Voici cette oraison, qui constitue un admirable résumé théologique : « Dieu qui élèves le Christ au-dessus de tout, ouvre-nous à la joie et à l’action de grâce, car l’Ascension de ton Fils est déjà notre victoire : nous sommes les membres de son corps, il nous a précédés dans la gloire auprès de toi, et c’est là que nous vivons en espérance. »

[17] Les deux textes sont rassemblés sous le titre « Lettre apostolique Summorum… » dans la traduction française parue aux éditions P. Téqui, Paris, 2007.

[18] Cf. supra, n. 14 et le développement correspondant sur l’évangile de la fête.

[19] C’est l’origine proprement religieuse de la coutume de jours fériés suivant les grandes fêtes (lundi de Pâques, lundi de Pentecôte).

[20] Plus précisément encore, la Pentecôte a été comprise, en revenant aux origines de la liturgie occidentale, comme la simple conclusion du temps pascal, temps extraordinaire de la joie de la Résurrection. Dans cette perspective, ajouter un octave à la fête de la Pentecôte revient à banaliser ce temps pascal, à en dissoudre l’unité : voir l’analyse de R. Cabié, La Pentecôte. L’évolution de la cinquantaine pascale au cours des cinq premiers siècles, Tournai, Desclée, 1965.

[21] Summorum Pontificium, Introduction (éd. Téqui, p. 6).

Réalisation : spyrit.net