Rechercher

La place du prêtre dans la communauté chrétienne

Gabriel Nanterre

Si le religieux peut, à la limite, se désintéresser du regard des autres sur sa vocation, n’ayant à répondre qu’à Dieu seul de ce qu’il est, le prêtre est situé fondamentalement dans un vis-à-vis avec d’autres, fidèles ou infidèles, auxquels il est envoyé. Il doit certes se préparer intérieurement à être mal compris, étant par ailleurs un signe de contradiction, les calomnies et les rejets font partie de sa situation, depuis que le Christ lui a dit : « le serviteur n’est pas au dessus de son maître (...), puisqu’ils ont traité de Béelzéboul le maître de maison, à combien plus forte raison le diront-ils de ceux de sa maison ! » (Mt 10,24-25). Il n’en demeure pas moins que son rôle dépend pour une part de la place qui lui est faite dans la communauté chrétienne et même dans la société. On voit bien aujourd’hui que, dans les bouleversements subis par nos paroisses, bien des prêtres et surtout les plus jeunes ont du mal à trouver leur place, oscillant pour beaucoup entre une proximité excessive et dangereuse et un éloignement défensif, qui limitent également leur influence proprement sacerdotale.

Comment dois-je vous appeler ?

Sans être capitale, la question de savoir comment on s’adresse au prêtre est significative. La familiarité qui est souvent de mise aujourd’hui entre les laïcs engagés et les prêtres n’est pas sans inconvénients : elle rend souvent difficile l’accès à ces derniers pour ceux qui sont plus loin et qui ne peuvent d’emblée franchir le seuil de l’intimité, ils ne sauront pas comment s’adresser au pasteur, qui leur paraîtra d’autant plus lointain, et ils se résoudront souvent à ne pas lui donner de titre du tout, puisqu’ils verront que les membres les plus en vue de l’Église ne lui en donnent pas et son rôle sera d’autant plus flou à leurs yeux. Et, quant aux proches, quelle perte souvent que ce faux copinage qui, méconnaissant la différence, oblige le prêtre à se modeler sur l’attitude qu’on attend d’un égal ! Combien, au contraire, peut être salutaire le respect même verbal qui entourait jadis les prêtres et les obligeait à avoir toujours conscience de leur rôle, un rôle dont ils ne peuvent finalement jamais se dessaisir, quelque envie qu’ils en aient !

L’appellation affectueuse de « père » généralisée dans le contexte des mouvements de jeunes de l’après guerre avait l’avantage de passer par dessus la différence jusque là rigoureusement observée entre le clergé séculier et les réguliers ; à ces derniers seuls était réservé le titre de « mon Père » ou « mon Révérend Père », tandis qu’on gardait pour les clercs séculiers l’appellation de Monsieur l’abbé, que certains aujourd’hui remettent en valeur. Cette dernière, à y regarder de près, revient à peu près au même résultat, puisque abbé est tiré de l’hébreu ab qui veut dire père. Elle renvoie à la noble tradition du monachisme qui désigne comme abbé le supérieur, le père, dont la parole nourrit ses disciples et l’exemple les entraîne. Mais l’origine de sa transposition aux clercs séculiers est un peu curieuse et pas très pure, puisqu’elle vient du temps où les grandes abbayes étaient confiées par le roi de France à des clercs de son entourage, ceux-ci, sans être vraiment supérieurs de ces communautés, en touchaient les bénéfices, et on les appelait à cause de cela, non sans un petit sourire : « monsieur l’Abbé » !

Quant à l’objection si fréquente aujourd’hui selon laquelle l’Évangile aurait par avance déconseillé tout emploi du mot « père » dans l’Église, elle vient d’un littéralisme de type protestant qui méconnaît les manières de parler de Jésus, lequel n’a pas peur des formules paradoxales pour faire comprendre sa pensée, mais, de même que nul père de famille ne s’offusque pas de voir ses enfants l’appeler papa, l’Église a toujours fait un large usage du thème de la paternité spirituelle, tout en sachant qu’il ne s’agit là que d’une paternité d’emprunt devant renvoyer au seul vrai Père qui est celui du ciel.

Derrière les hésitations en matière d’appellation (comme pour tous les signes distinctifs, notamment vestimentaires), on trouve le même malaise à l’égard des marques extérieures, jugées inutiles. Au fond, on a la conviction que l’on pourrait faire porter toute la signification spirituelle du sacerdoce sur la seule qualité intérieure du sujet. On n’aurait pas besoin de signes, car seule la charité serait parlante, ce qui est une vision bien idéaliste des choses. Pascal notait déjà que si tous les militaires étaient braves et tous les juges étaient justes, ils n’auraient pas besoin, ni les uns ni les autres, de costumes et d’uniformes [1]. Sans doute, si tous les prêtres étaient visiblement des saints, ils pourraient dire la messe tout nus comme le Christ sur la croix, mais ils ne sont pas, en ce sens là au moins, le Christ et les insignes dont l’Église les affuble leur rappellent, autant à eux qu’aux autres, ce qu’ils portent en eux et dont ils devraient vivre davantage.

Quelle proximité ?

La charité pousse certes le pasteur à se faire aussi proche que possible des brebis qui lui sont confiées, elle l’invite à pleurer avec ceux qui pleurent, à se faire grec avec les Grecs, mais nullement à oublier et à faire oublier qu’il est porteur de plus que lui. C’est cette mystérieuse différence dont il est marqué qui fait tout le prix de la rencontre. L’erreur serait de croire que le prêtre en se montrant comme tel étalerait de prétendus avantages qui le mettraient au dessus du commun des mortels. Cela a pu exister dans un temps de chrétienté, mais moins que jamais le sacerdoce n’est un privilège enviable, ou un titre de notoriété, celui qui en est revêtu n’y trouvera souvent que des contradictions, mais, s’il n’affiche pas la couleur, il sèmera autour de lui plus de gêne que de vraie liberté et sa mission n’en sera pas facilitée.

Sans doute notre époque n’aime pas le protocole et les formalités, mais un minimum est néanmoins requis, si l’on veut faire percevoir ce qui est en jeu et sortir de la grisaille où tout le monde se confond. Si le Christ a dû mettre en garde ses disciples contre l’excès de ceux qui se promenaient en longues robes et réclamaient salutations et places d’honneur, c’est qu’on était dans un temps de surenchère où tout le monde en rajoutait en matière de décorum. À notre époque, il aurait peut-être besoin d’apporter l’éclairage complémentaire et nous aider à sortir d’un égalitarisme trompeur qui ne facilite pas l’annonce du Royaume. N’a-t-il pas dit : « qui accueille un prophète en sa qualité de prophète recevra une récompense de prophète » (Mt 10,41) ?

Se lever à l’arrivée d’un prêtre, le servir en premier à table, ne pas le contredire publiquement sont sans doute des manières de faire qui paraîtront d’un autre âge à certains, mais l’expérience prouve que, loin de l’isoler de son entourage, ces marques de respect lui confèrent l’assurance nécessaire à sa mission et lui permettent de rejoindre plus directement ceux dont il a la charge. Il n’aura pas à perdre son temps à se faire accepter, il sera moins tenté de chercher à séduire, il pourra commencer tout de suite à faire le bien pour lequel il est devenu ministre de la grâce. Et là sa charité, son humilité pourront se donner libre cours pour s’approcher de la brebis blessée, comme de celle qui est en bonne santé...

Berger de son peuple ?

L’évolution des communautés chrétiennes, au moins dans nos pays, tend à faire disparaître l’image du curé berger de son peuple, tels ces prêtres de jadis qui restaient sur place pendant plusieurs décennies, qui avaient accompagné les familles sur plusieurs générations et qui jouissaient d’une notabilité reconnue par tous. Là on avait de vrais pasteurs, qui connaissaient toute leur paroisse pour avoir marié les uns et les autres et avoir fait le catéchisme à presque tous les enfants. Aujourd’hui, le prêtre ressemble plutôt à l’étoile filante, qui ne dit jamais la messe deux dimanches de suite au même endroit (de peur qu’on s’habitue !), avec qui il faut prendre rendez-vous longtemps à l’avance si l’on veut se confesser. S’il y a des choses sérieuses et qui engagent l’avenir, on en parlera avec l’évêque ou quelqu’un de ses services. Au demeurant, les laïcs font tourner l’institution et fournissent des titulaires pour les principaux postes. Alors que lui reste-t-il ?

Disons-le sérieusement : à quoi bon mobiliser l’exemple du Curé d’Ars, à quoi bon faire prier pour les vocations, s’il est entendu que la figure du prêtre ne doit plus jamais ressembler au pasteur qui entraîne dans son sillage ses brebis ? Demandons-nous si, par peur du cléricalisme de jadis, on n’a pas tout simplement nié la paternité du prêtre, faisant de lui un fonctionnaire de l’institution, ce qui n’est ni très exaltant pour lui, ni très utile aux fidèles.

Oportet sacerdotem præesse, « il faut que le prêtre préside (dirige, entraîne) », c’est ce qu’on lui disait naguère au moment de son ordination. Aujourd’hui c’est plutôt mal vu. On voudrait risquer cette idée qui ne sera peut-être appréciée de tous : jamais la vie de nos communautés chrétiennes ne redémarrera sans de vrais pasteurs, sans des hommes suffisamment identifiés avec elle, pour s’investir complètement dans sa croissance pour l’amour du Christ. Si tout échappe au titulaire d’une fonction paroissiale, si le culte est réglé indépendamment de lui, si la beauté de son église n’est pas le résultat de son patient travail, si les jeunes ne le voient que de loin en loin, s’il n’a rien à dire sur les finances et n’est pas intéressé à trouver de nouvelles ressources, s’il lui est prescrit de ne pas chercher à grouper autour de lui des cœurs fervents pour étendre son influence, s’il ne voit plus l’intérêt de conquérir les âmes, parce qu’il ne pourra pas assurer leur persévérance dans l’Église, est-il encore utile de demander des prêtres ?

Bien sûr, ceci n’est qu’un aspect de la question, et peut-être pas le plus important. Les saints ont su traverser toutes les situations et y faire du bien. Il y a sans doute aujourd’hui beaucoup de saints prêtres qui, cachés et mis dans des conditions pastorales peu satisfaisantes, parviennent à rayonner malgré tout l’amour du Seigneur. Mais combien aussi se perdent et se découragent ?

Quelle responsabilité pour les baptisés ?

On pourrait craindre que la place donnée ainsi au prêtre au centre de la communauté chrétienne fasse fi de l’éminente dignité des baptisés, revêtus eux aussi d’un sacerdoce qui découle de celui du Christ et qui fait d’eux des prêtres, des prophètes et des rois. Il n’en est rien. Pour que les fidèles retrouvent toute leur place dans le Corps du Christ qu’est l’Église, il convient de voir celle-ci non comme une société ordinaire qui remplirait certaines fonctions au profit de ses membres, et dans laquelle il s’agirait d’équilibrer les pouvoirs pour donner à chacun sa part de responsabilités, mais comme une société ouverte, faite pour évangéliser, et qui, depuis l’origine, est constituée pour ceux qui n’y sont pas encore, mais qui y sont attendus. Au lieu de gérer un certain nombre d’adhérents, l’Église est une « convocation » (beaucoup plus qu’une « assemblée », autre sens possible du mot ecclésia), et cette convocation nous parvient par la structure apostolique de l’Église, la chaîne vivante qui va du Christ Jésus jusqu’au prêtre qui nous attend le dimanche à la messe, succession assurée depuis le début par l’imposition des mains, faisant du dernier titulaire l’envoyé de l’Envoyé. La communauté chrétienne n’existe donc pas indépendamment de cet envoi qui la précède et la traverse : elle ne survit et ne se développe que si elle y participe, en allant chercher ceux qui ne sont pas encore dans la bergerie mais qui sont déjà dans le souci du Bon Pasteur.

Si le prêtre (et d’abord l’évêque) est toujours au principe de cette convocation, il est aussi indispensable qu’elle mette en jeu tous ceux qui sont déjà touchés par elle et qui forment le troupeau rassemblé. Loin d’être des membres passifs, simples bénéficiaires des services ecclésiaux, les laïcs chrétiens sont alors concernés par l’urgence de la transmission de la foi et l’appel à évangéliser. Pas seulement, comme on l’a beaucoup dit dans le contexte des années 50 du dernier siècle, dans un apostolat indirect qui consisterait à préparer les chemins du Seigneur en pénétrant les réalités profanes de « valeurs évangéliques » (ce qui n’est plus suffisant dans un monde qui ignore tout du Christ et de son Église), mais en allant jusqu’au partage de la foi et à inviter dans l’Église [2]. « Vous, vous êtes la race élue, la communauté sacerdotale du roi, la nation sainte, le peuple que Dieu s’est acquis, pour que vous proclamiez les hauts faits de celui qui vous a appelés des ténèbres à sa merveilleuse lumière » nous dit saint Pierre (1P 2,9).

Et c’est là, dans ce domaine éminemment religieux, que les fidèles expérimentent un lien organique avec leurs prêtres, car la conscience de l’urgence apostolique jaillit rarement toute seule, elle est généralement le fruit d’une vie spirituelle plus forte, éprouvée au contact de la liturgie et nourrie par la vie sacramentelle ; quand elle a commencé à s’éveiller, elle requiert une formation adaptée, et un contact plus fort avec le pasteur pour prolonger ses initiatives et leur donner corps. On pourra alors aller très loin dans le partage des responsabilités, le missionnaire laïc aura à son tour à susciter la prière et à transmettre la formation, mais toujours dans la dépendance de la mission sacerdotale et sous son contrôle. C’est aussi vers le centre qu’il ramènera ceux qu’il a commencé à toucher, car ce n’est que dans la communauté rassemblée autour de l’eucharistie que la mission atteindra son but.

Quand la vie de l’Église est dominée par la mission, elle n’a plus le temps de se poser les questions oiseuses qui occupent tant de commissions et de conseils : le prêtre y a évidemment sa place, comme le centre d’impulsion de l’ensemble, mais, loin de garder pour lui quelque pouvoir, il ne peut que chercher à partager toutes les richesses qu’il a reçues avec ceux qui sont devenus ses collaborateurs et qui étendent son influence sacerdotale. Le partage se fera d’ailleurs dans les deux sens, Car, en ouvrant les trésors de la doctrine et de la spiritualité aux fidèles laïcs pour qu’ils les propagent à leur tour, il recevra d’eux une exigence intérieure qui ne le laissera pas lui-même intact. Il se verra obligé de dépasser les simplismes, les réponses toutes faites et de donner plus qu’il ne pensait. Il apprendra à devenir un homme apostolique, dépouillé de lui-même, le serviteur de tous.

Puissent ces quelques observations arriver au bon moment et soutenir l’effort engagé par notre Saint Père et nos évêques pour redonner au sacerdoce sa vraie place dans l’Église. La crise, sans doute inévitable, que nous venons de traverser n’aura pas été vaine, si elle a contribué à poser les bonnes questions.

Gabriel Nanterre, Gabriel Nanterre, agrégé de Lettres classiques, ancien assistant à la Faculté des Lettres de Paris XII.

[1] « Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire... » (Pensées 82).

[2] Il est frappant de voir cette exigence consignée dans le Code de Droit Canonique (n. 225, §1) : « parce que, comme tous les fidèles, ils sont chargés par Dieu de l’apostolat en vertu du baptême et de la confirmation, les laïcs sont tenus par l’obligation générale et jouissent du droit, individuellement ou groupés en associations, de travailler à ce que le message divin soit connu et reçu par tous les hommes et par toute la terre ; cette obligation est encore plus pressante lorsque ce n’est que par eux que les hommes peuvent entendre l’Évangile et connaître le Christ »

Réalisation : spyrit.net