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La prière eucharistique IV : une porte d’entrée dans la vie sacramentelle

Jacques-Hubert Sautel

Parmi les sacrements, il en est un que les chrétiens fréquentent, ou sont appelés à fréquenter régulièrement, c’est le sacrement de l’Eucharistie. Ce sacrement est aussi le seul dont nous ayons le récit détaillé de l’institution par Jésus-Christ, rapporté par les évangiles synoptiques comme par saint Paul [1]. À ce double titre, il mérite bien d’être considéré comme le sacrement central de la vie chrétienne, « source et sommet de la vie chrétienne », comme le dit le Concile de Vatican II [2], et il l’a été dès les débuts de l’Église, dans les premières communautés chrétiennes. En voici un témoignage très ancien :

Le jour qu’on appelle le jour du soleil, tous ceux qui habitent les villes ou les campagnes se réunissent en un même lieu. On lit les « mémoriaux » des apôtres et les écrits des prophètes, autant que le temps le permet. La lecture finie, celui qui préside prend la parole pour avertir et exhorter à imiter ces beaux enseignements. Ensuite nous nous levons tous et prions à haute voix.
(…) Lorsque la prière est terminée, on apporte du pain avec du vin et de l’eau. Celui qui préside fait monter au ciel les prières et les actions de grâce autant qu’il a de force, et tout le peuple répond par l’acclamation : Amen. [3]

On peut reconnaître sans peine dans ce texte du philosophe converti saint Justin, écrit vers l’année 150 de notre ère, les deux moments forts de la réunion dominicale – le nom de dimanche (dominica dies, jour du Seigneur), remplace en français l’ancien nom, venant de la mythologie païenne, jour du soleil, ici conservé, comme aujourd’hui encore en d’autres langues (Sonntag, Sunday). Saint Justin attire d’abord l’attention sur la lecture de la parole divine : les « mémoriaux » des apôtres sont les évangiles, qui font mémoire de la vie de Jésus, et les récits des prophètes font sans doute allusion à l’Ancien Testament [4] ; puis il évoque la célébration eucharistique : le pain et le vin, sur lesquels on prononce des prières, et que l’on consommera par la suite.

Ce sacrement, nous ne le connaissons donc pas à l’état brut, pour ainsi dire, mais enchâssé dans ce que nous nommions la messe et que nos frères orthodoxes appellent la synaxe eucharistique, le mot grec synaxis signifiant rassemblement. Cela veut dire que nous connaissons ce sacrement, signe et instrument de l’action efficace de Jésus-Christ, à travers la liturgie, c’est-à-dire un ensemble de rites (paroles, gestes, actes) accomplis au sein de la communauté rassemblée. De façon étonnante, la pratique de cette réunion dominicale n’a pas cessé depuis vingt siècles, c’est même une « obligation » pour les chrétiens : « le dimanche et les autres jours de préceptes, les fidèles sont tenus par l’obligation de participer à la messe » [5].

Arrivé à ce point de mon exposé, j’entends deux objections. La première concerne le principe même de la régularité hebdomadaire demandée. Pourquoi, disent nos contemporains, une telle obligation ? N’ai-je pas assez de contraintes à supporter dans ma vie professionnelle, familiale, civique, et ne pourrai-je être enfin libre dans mes relations avec Dieu ?

La seconde a trait à la nature de la célébration et de la part qu’on peut y prendre. Pourquoi cette réunion pour célébrer la mémoire de Jésus-Christ est-elle si rigide ? Pourquoi ne pas improviser sur un canevas donné, comme cela semble avoir été le cas dans la pratique des premiers siècles ? Car le texte de saint Justin dit bien « autant que le temps le permet » à propos des lectures et « autant qu’il a de force » à propos de l’action de grâces, c’est-à-dire de l’eucharistie, cela suppose bien une certaine liberté laissée au célébrant et une adaptation des paroles aux circonstances. Un siècle après, saint Hippolyte de Rome exprime la même idée d’une fidélité non littérale au canevas de la prière eucharistique qu’il décrit [6]. Pourquoi donc, continuera-t-on, y a-t-il aujourd’hui quatre prières eucharistiques communes depuis la réforme liturgique post-conciliaire ? Pourquoi pas une seule comme avant le Concile, et pourquoi pas cinq ou dix ?

J’arrête là mes questions irrévérencieuses, mais peut-être bien assez souvent posées, et propose, pour tenter d’y répondre, un long détour par la quatrième Prière eucharistique, la moins usitée, la plus « exotique » et la plus longue. Ce sera l’objet principal de cet article de l’analyser en décrivant successivement sa genèse, les éléments qui en forment une première partie, autour d’une proclamation (la Préface) et d’une catéchèse (propre à cette prière), puis ce qu’on peut y discerner comme une seconde partie, centrée sur le sacrifice, à travers la consécration, les prières d’intercession et la communion qui la suivent.

Les origines de la IVème Prière eucharistique

Quelques mots d’introduction encore, sur l’origine du rite et le sens des mots. Quand nous assistons à l’Eucharistie, nous savons que nous célébrons le dernier repas que Jésus a pris solennellement avec ses disciples, la veille de sa mort, le Jeudi Saint. Or ce repas est celui de la Pâque juive, que le Seigneur voulait célébrer pour la dernière fois, si nous en croyons le récit des évangélistes : « Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque ? » (Mc 14, 12) [7]. Les exégètes contemporains ont donc reconnu dans le récit de l’institution de l’Eucharistie les éléments de la liturgie juive pascale du temps de Jésus. Il s’agit d’un repas commémorant la traversée de la Mer Rouge, le grand événement de la délivrance du peuple hébreu qu’est la sortie d’Égypte : le père de famille remplit successivement plusieurs coupes de vin, et les consomme tout en prononçant des prières solennelles, en écoutant avec sa famille des récits tirés du livre de l’Exode et en mangeant l’agneau pascal. Ces prières sont des bénédictions adressées à Dieu, qui développent les psaumes, dont certains sont chantés intégralement au cours du repas sacré, et d’autres à la synagogue. On a pu dire que « Jésus apparaît comme l’héritier prédestiné de la prière synagogale » [8]. Les bénédictions sont une célébration des merveilles divines, des mirabilia Dei manifestés à travers l’histoire du peuple d’Israël. À cette histoire, Jésus vient apporter un nouveau chapitre, le dernier selon ses disciples, en présentant de façon anticipée l’offrande de sa mort et sa résurrection. Ce dernier mot de l’histoire sainte est encore un temps de bénédiction, d’action de grâces, de reconnaissance : « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout petits » (Lc 10, 21). Dans les discours des chapitres 13 à 17 de son Évangile, saint Jean complète le récit de l’institution fait par les autres évangélistes en donnant toute la dimension oblative et catéchétique de ce dernier repas, plénitude de l’action de grâces à Dieu [9].

Bénédictions, actions de grâces, voilà qui explique l’emploi du mot eucharistie, pour commémorer le dernier repas de Jésus. Le mot, venu du grec, signifie effectivement action de grâces : on y reconnaît le préverbe grec eu, bien, qui apparaît dans euphorie et aussi, avec une petite transformation phonétique, dans évangile (bonne nouvelle) – et d’autre part la racine charis, la beauté, la grâce, la reconnaissance. Ce mot eucharistia s’était répandu dans les communautés juives de langue grecque, pour dire cette prière d’action de grâces, qui, notamment au cours des repas principaux, exprimait l’engagement sacrificiel de toute la communauté. C’est en ce sens que nous nous associons à l’eucharistie de Jésus, son sacrifice d’action de grâces.

Il reste à expliquer deux autres termes employés pour désigner la même réalité, l’un en Occident avant les réformes liturgiques de Vatican II : Canon, et l’autre en Orient : anaphore. Un bref parcours historique permettra d’éclairer leur signification [10].

Les prières eucharistiques des premiers siècles, à travers les témoignages que nous en laissent les manuscrits des auteurs apostoliques et patristiques, étaient assez variées ; elles respectaient cependant un schéma qui commençait toujours par une prière de louange (préface), plaçait les paroles de la consécration en leur centre, invoquait l’Esprit Saint pour sanctifier le pain et le vin, ainsi que les fidèles, et se terminait, après quelques prières par la communion au pain et vin consacrés. On nomme les prières d’invocation épiclèses, d’un autre mot grec, dont le premier élément est le préfixe epi, correspondant à la préposition sur, et le radical est celui de la racine du mot ekklesia (assemblée : groupe convoqué), qui a donné Église, et du verbe kaléô, appeler : il s’agit d’appeler la venue de l’Esprit Saint, en demandant au Père qu’il l’envoie sanctifier des objets (le pain et le vin offerts) ou des personnes (les participants).

Parmi ces prières eucharistiques, dont le P. Bouyer signale la grande richesse, il faut mentionner celle que nous conserve la Tradition apostolique, à laquelle nous avons déjà fait allusion — texte composite du IIIème siècle attribué traditionnellement à Hippolyte de Rome —, et le VIIème livre des Constitutions apostoliques, recueil composé à partir de documents anciens et attribué à saint Clément de Rome, qui en tout cas semble avoir été fixé dans le dernier quart du IVème siècle pour son arrangement actuel. Le terme d’anaphore employé à propos de ces textes fait référence au dialogue entre le célébrant et les assistants qui introduit toute la prière eucharistique : « Élevons notre cœur ! — Nous le tournons vers le Seigneur. » C’est cette élévation qui est signifiée par anaphore, dont le premier élément, ana, indique un mouvement du bas vers le haut, et le radical phore se retrouve dans le verbe pherô, porter : après le temps d’écoute de la Parole divine, les fidèles sont invités à s’associer à la louange que constitue la Préface.

À partir de ces anaphores, prières eucharistiques des premiers siècles, en réalité beaucoup plus nombreuses que celles que nous avons citées, on voit apparaître vers la fin du IVème siècle d’autres prières, qui vont avoir tendance à devenir courantes, voire prédominantes dans l’usage, avant que cette prédominance ne soit sanctionnée par des textes du Magistère. En Orient, ce sont les Anaphores, dites aussi Liturgies, de saint Jean Chrysostome et de saint Basile ; en Occident c’est le Canon romain. Les Liturgies de saint Jean Chrysostome et de saint Basile, rédigées en grec, langue usuelle de l’Orient, comportent de longues énumérations de bénédictions divines et, pour la seconde, une très belle synthèse de l’histoire du salut. Le Canon romain est un des premiers textes liturgiques, sinon le premier, qui ait été rédigé en latin, langue usuelle dans l’Empire romain d’Occident. Son nom vient du grec canôn, qui signifie roseau, règle ; il a donc constitué une règle en Occident, sans doute pour faire face à la menace que l’hérésie arienne, niant la divinité du Christ, faisait peser sur la foi. Sans que cette prédominance pratique soit absolue, le Canon romain s’est peu à peu imposé dans la liturgie de l’Occident catholique [11].

À partir des années 60 du siècle dernier, la « rénovation liturgique », que le Concile Vatican II a voulu promouvoir, est fondée sur la double intention de faciliter la compréhension de la liturgie au plus grand nombre des fidèles et de leur communiquer des richesses culturelles et spirituelles nouvelles, en revenant à la fréquentation de textes vénérables, mais peu connus [12]. Dans cette perspective, de nouvelles prières eucharistiques ont été composées en latin, en reprenant souvent divers éléments des anaphores anciennes, et le Canon romain a été légèrement adapté : les unes et l’autre ont été traduits dans les langues vernaculaires, pour être plus accessibles au commun des fidèles. Sans entrer dans l’examen de détail de l’ensemble de ces textes nouveaux ou renouvelés, on peut observer qu’une certaine prudence a guidé les rédacteurs de la rénovation liturgique : les quatre prières eucharistiques soit reposent largement sur un texte ancien (P. euch. I : canon romain ; P. euch. II : anaphore d’Hippolyte), soit sont composées à partir de plusieurs textes adaptés (les deux dernières prières), et toutes respectent un même schéma, celui que nous avons relevé, avec notamment Préface - consécration - Notre Père, et les deux épiclèses entourant la consécration, comme nous allons le voir en relisant la IVème prière eucharistique. Nous utiliserons la version française usuelle de la liturgie, qui a reçu en son temps les approbations magistérielles nécessaires [13].

La première partie : louange et catéchèse

Comme nous l’avons mentionné, le dialogue qui introduit la prière dite Préface invite les fidèles à l’élévation de l’être tout entier vers Dieu : « Élevons notre cœur ! – Nous le tournons vers le Seigneur ». Il l’invite ensuite à entrer dans l’action de grâces et donc dans la louange divine : « Rendons grâces au Seigneur ! – Cela est juste et bon. » Ainsi s’ouvre la Préface, qui à la fois introduit la Prière eucharistique et proclame la louange divine ; le sens du mot est double : prélude et proclamation. C’est donc par une proclamation solennelle de la bonté divine, dans la grande lignée des bénédictions juives, que nous entrons dans le mystère de l’Eucharistie. Les préfaces sont des hymnes, dont la composition répond à un double principe d’adaptation au temps liturgique et à la prière eucharistique qui suit [14]. C’est ainsi que la IVème prière eucharistique possède une préface propre [15], qui assigne à la louange une dimension cosmique, en associant à l’homme les anges, dans cette mission de bénir Dieu :

Toi, le Dieu de bonté, la source de la vie, tu as fait le monde pour que toute créature soit comblée de tes bénédictions, et que beaucoup se réjouissent de ta lumière. Ainsi, les anges innombrables qui te servent jour et nuit se tiennent devant toi, et contemplant la splendeur de ta face, n’interrompent jamais leur louange.

Nous voyons déjà clairement ici l’aspect à la fois contemplatif et didactique [16] de cette prière : elle présente explicitement les éléments fondamentaux de l’action liturgique, éléments qui, d’une manière générale, sont seulement mentionnés dans les prières eucharistiques II et III, et mis en œuvre de façon différente, souvent plus juridique, quoique avec beaucoup de profondeur aussi, dans le Canon romain [17]. Une telle évocation de la liturgie céleste débouche naturellement sur le Sanctus, où le peuple des fidèles tout entier s’unit au célébrant et aux chœurs angéliques pour chanter la gloire divine, et anticiper ainsi la vie dans la Jérusalem céleste.

Tout cela n’était qu’une longue introduction au corps même de la prière eucharistique, qui commence maintenant :

Père très saint, nous proclamons que tu es grand et que tu as créé toutes choses avec sagesse et par amour.

Cette première phrase, qui a d’ailleurs son correspondant dans chacune des autres prières, d’une part marque le premier temps de la louange eucharistique, celui de Dieu Père, et d’autre part indique le premier moment de l’histoire du salut, la création de l’univers. Il est naturel de commencer par le Père, source de toute bonté, dont nos frères orthodoxes aiment à souligner la « monarchie » [18], puisque c’est de lui qu’adviennent à la fois les relations trinitaires et le monde créé en pleine collaboration avec les autres Personnes divines. L’histoire du salut commence ici : par la création du monde, puis celle de l’homme. Il est important de comprendre, pour que le mot salut ait un sens et qu’on n’ait pas l’idée d’intenter un procès à sa mère pour n’avoir pas interrompu sa grossesse, alors qu’on lui annonçait la naissance d’un enfant handicapé, que le motif premier de la création est à la fois sagesse et amour. Dieu est source de bonté, il est saint, c’est-à-dire exempt de tout mal, de toute compromission avec le mal. Telle est l’affirmation osée et scandaleuse, au regard des catastrophes mondiales, naturelles ou, pire encore, provoquées par l’homme, qui fonde la croyance en la Providence, inscrite au plus profond du cœur de chaque être humain, mais ici proclamée ouvertement. Dieu est Père aussi, contre l’avis d’un certain nombre de psychanalystes ou de féministes : bien sûr cette affirmation n’a son sens plénier que par rapport au Fils éternel. On remarque la saveur johannique de cette prière, dès ses premiers mots, si on se rappelle le chapitre 17 de l’évangile de saint Jean, qui contient la dernière prière adressée par Jésus à son Père : « Père saint [19], garde-les en ton Nom… » (v. 11).

La suite de la prière eucharistique déroule les grands épisodes de l’histoire de cette Providence divine à l’égard de l’humanité : le premier péché, qui fait perdre l’amitié divine et contraint l’homme au pouvoir de la mort ; les alliances, par lesquelles Dieu tente de renouer le fil rompu, et notamment la dernière, avec les Prophètes d’Israël. Puis le second temps de l’histoire du salut s’ouvre :

Tu as tellement aimé le monde, Père très saint, que tu nous as envoyé ton propre Fils, lorsque les temps furent accomplis, pour qu’il soit notre Sauveur.

C’est donc le temps de l’Incarnation, de la venue de Dieu parmi nous en Jésus-Christ. Suivant le principe liturgique de discrétion et le procédé littéraire de la litote, le Centre de la foi, le Cœur du mystère, l’Objet de notre adoration, c’est-à-dire Jésus-Christ, n’est pas nommé, mais seulement évoqué : « Le voile révèle souvent mieux la présence que la vision directe » [20].

Mais ce texte est éloquent pour les chrétiens, car saturé de citations bibliques implicites, paulinienne comme johannique : « Quand est venu l’accomplissement du temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme et assujetti à la loi » (Ga 4, 4), et : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, son unique… » (Jn 3, 16). Ici commence à se réaliser admirablement, nous semble-t-il, cette unité des deux tables que constitue la célébration eucharistique : la table de la Parole, qui nourrit les fidèles par la proclamation des lectures de la Bible, parole de Dieu, et les prépare aussi à participer dans la foi à la table du Pain. Si la préparation du sacrement est si longue, depuis les rites d’entrée jusqu’à la consécration et la communion, c’est parce que nous avons besoin d’être éduqués à reconnaître Jésus-Christ : « Il est significatif que les deux disciples d’Emmaüs, bien préparés par les paroles du Seigneur, l’aient reconnu, alors qu’ils étaient à table, au moment du geste simple de la fraction du pain. Lorsque les esprits sont éclairés et que les cœurs sont ardents, les signes parlent » [21].

La fresque de l’histoire du salut mentionne maintenant la vie publique de Jésus jusqu’à sa mort librement acceptée :

Pour accomplir le dessein de ton amour, il s’est livré lui-même à la mort.

Puis soudain un rayon de lumière vient se poser sur l’autel : alors que nous attendrions le récit tout simple de la Cène, le Jeudi Saint, la prière nous entraîne, en une anticipation fulgurante, dans les jours d’après Pâques, au temps de la Pentecôte.

Afin que notre vie ne soit plus à nous-mêmes, mais à lui qui est mort et ressuscité pour nous, il a envoyé d’auprès de toi, comme premier don fait aux croyants, l’Esprit qui poursuit son œuvre dans le monde et achève toute sanctification.

Une telle évocation de la Personne de l’Esprit parachève ainsi la dimension trinitaire de ce catéchisme accéléré qu’est la première partie de la IVème prière eucharistique. Elle introduit l’invocation sur les dons offerts :

Que ce même Esprit Saint, nous t’en prions, Seigneur, sanctifie ces offrandes.

Le sens profond de cette épiclèse sur le pain et le vin, venant en conclusion du rappel de l’histoire du salut, est précisément de ressaisir la dimension liturgique de ce moment et de souligner la transition avec les actes qui vont être posés. Le récit qui va être fait, celui de l’institution de l’eucharistie par Jésus, ne sera pas une simple narration, ni même une proclamation, ce sera une parole hautement performative, qui réalisera ce qu’elle énoncera [22]. Mais pour que cette parole puisse être efficace, pour que le récit devienne action, il faut que l’Esprit Saint agisse dans la célébration du mystère, ou plus précisément, selon le texte de la IVème prière, que le Père agisse par l’Esprit, puisque la prière est, dans son ensemble, adressée au Père.

Si nous voulons rester proche du substrat biblique du texte, nous observons que les chapitres 14 et 16 de l’évangile de saint Jean placent eux aussi le dernier repas du Christ sous le sceau de l’Esprit Saint : « Lorsque viendra le Paraclet que je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de vérité qui procède du Père, il rendra lui-même témoignage de moi » (Jn 15, 26). C’est sous la mouvance de l’Esprit que le prêtre peut prononcer les paroles qui suivent et que nous pouvons y adhérer.

La seconde partie : la consécration du pain et du vin ;

son efficacité

Nous entrons ici dans le cœur du mystère, par ces paroles dont le Concile a voulu souligner le caractère particulièrement sacré en demandant une seule version dans toutes les prières eucharistiques, privilège que la consécration ne partage qu’avec le Sanctus, et la doxologie finale, comme nous allons le voir. Prononcées « clairement » par le célébrant principal, en sorte que le texte soit « mieux compris par le peuple » [23], les paroles de l’institution de l’eucharistie réalisent chaque fois à nouveau le sacrifice même de Jésus, dans l’obéissance à son commandement, rappelé en dernier lieu : « Vous ferez cela en mémoire de moi ». Cette réitération toujours nouvelle est pour nous bien plus qu’une simple mémoire d’un événement passé que l’on revit. Elle est le paradoxe d’une triple présence du Christ : personnelle dans la personne du célébrant ordonné, réelle [24] dans l’hostie et le vin consacrés, sociale dans l’assemblée des chrétiens réunis au nom de Jésus. La présence réelle est assurément le point ultime de la foi chrétienne, sur lequel nous savons que nos frères protestants ne nous suivent, hélas, pas tous également [25], et la fine pointe du sacrement : nous y reconnaissons, grâce aux gestes et aux paroles du célébrant, le pain et le vin devenus Corps et Sang de Jésus, dans l’obéissance de la foi. Ainsi Jésus se manifeste-t-il à nous vivant, à la fois prêt à donner sa vie et déjà ressuscité : c’est le sacrement des sacrements, le signe efficace de sa victoire sur la mort par la Résurrection.

Désormais, tout est dit : il ne reste plus qu’à dérouler, en de larges et amples harmoniques, les effets du mystère qui vient de s’accomplir sous nos yeux. Le premier effet, au-delà de son apparence de simple adhésion humaine, c’est le court dialogue entre le célébrant et les assistants, qu’on appelle anamnèse, d’un mot grec qui signifie se souvenir. À l’affirmation « Il est grand le mystère de la foi », le peuple répond par une brève confession de foi, qui synthétise l’ensemble du mystère du salut. Il est donc juste de souligner que le mot mystère ne porte pas seulement sur l’incompréhensible transformation du pain en vin, mais plus largement sur l’ensemble du dessein divin qui veut nous sauver.

Ensuite viennent successivement des textes d’offrande incluant la seconde épiclèse, puis une demande finale, qui conduit à la conclusion : la doxologie. Après l’anamnèse en effet, le célébrant prolonge la mémoire par une récapitulation de l’acte liturgique présent, qui s’ouvre sur son offrande au Père :

Voici pourquoi, Seigneur, nous célébrons aujourd’hui le mémorial de notre rédemption (…), nous t’offrons son corps et son sang, le sacrifice qui est digne de toi et qui sauve le monde.

Une fois célébré, le sacrement est aussitôt offert pour le salut du monde entier.

Cette efficacité du sacrement est ensuite développée en trois temps, d’une manière admirablement progressive. En un premier temps, l’Esprit Saint est appelé sur ceux qui vont recevoir le Corps et le Sang du Christ :

Accorde à tous ceux qui vont partager ce pain et boire à cette coupe, d’être rassemblés par l’Esprit saint en un seul corps.

Cette seconde invocation à l’Esprit (la première se faisait sur le pain et le vin) concerne donc ceux qui vont communier au sacrement. Il est significatif qu’elle s’applique d’abord à l’unité : le salut premier procuré par le sacrement est de restaurer dans l’Église l’unité que le péché a fait disparaître dans l’humanité. Ce n’est donc pas d’abord un salut individuel, ou plutôt l’individu n’est sauvé qu’en tant que membre d’une famille, le Corps du Christ : il est en même temps réintégré dans l’amitié de Dieu et dans l’amitié de ses frères et sœurs.

Bien qu’il s’agisse ici au sens propre de l’unité entre membres d’une même communauté ecclésiale, ce texte a une forte résonance œcuménique, et on ne peut perdre de vue cette perspective en lisant ce beau texte de Cyrille d’Alexandrie :

Pour que nous tendions vers l’unité avec Dieu et entre nous, et que nous soyons mêlés ensemble, bien que nous formions tous des individus distincts quant aux âmes et quant aux corps, le Fils unique a disposé un moyen qu’il découvrit par sa propre sagesse et par le conseil du Père. En effet, en bénissant les croyants en soi en un seul corps, à savoir le sien, par la communion mystique, il les a rendus « concorporels » avec lui et entre eux. (…) Car si tous nous participons à un pain unique, nous formons un corps unique. Le Christ en effet ne peut pas être divisé. [26]

Tel est le premier fruit du sacrifice eucharistique : l’union entre les communiants. Mais, en un second temps, la prière mentionne les autres personnes vivantes bénéficiaires du sacrement : « Et maintenant, Seigneur, rappelle-toi tous ceux pour qui nous offrons ce sacrifice… » Sont successivement nommés les membres de la hiérarchie catholique (Pape, évêques, prêtres), le peuple chrétien, les personnes qui assistent à la célébration et « tous les hommes qui te cherchent avec droiture ». Cette prière semble une très belle synthèse de la tradition de la prière d’intercession, traditionnelle dans l’Église (on parle du Memento des vivants, d’après le premier mot de la prière dans le Canon romain, l’impératif latin memento, qui signifie : rappelle-toi !), et de la vision dynamique de la Constitution Lumen Gentium de Vatican II, où l’Église est perçue comme diffusant, à partir de son noyau, constitué des fidèles croyants, la grâce de Dieu dans l’humanité par une série de cercles concentriques [27].

En un troisième temps, la prière s’étend à ceux qui nous ont quittés :

Souviens-toi aussi de nos frères qui sont morts dans la paix du Christ et de tous les morts, dont Toi seul connais la foi.

Ce Memento des défunts, très sobre et puissant, met discrètement en valeur la vertu qui nous dirige vers le Christ, dont Lui seul est juge en dernier instance, la foi. Il introduit tout naturellement la prière vers sa demande finale, l’espérance du Royaume des cieux, où les saints nous attendent, pour un bonheur sans fin ni limite :

A nous qui sommes tes enfants, accorde, Père très bon, l’héritage de la vie éternelle, auprès de la bienheureuse Vierge Marie, auprès des apôtres et de tous les saints, dans ton Royaume, où nous pourrons, avec la création tout entière, te glorifier par le Christ notre Seigneur… .

Le salut procuré par l’eucharistie ne se restreint pas aux communiants, ni aux croyants présents, mais par eux il se diffuse dans toute l’humanité, celle des vivants et celle des morts, en vertu de la communion des saints.

La clef de voûte de la prière vient enfin :

Par lui, avec lui et en lui, à toi, Dieu le Père tout puissant, dans l’unité du Saint-Esprit, tout honneur et toute gloire, pour les siècles des siècles. Amen !

Cette prière conclusive est une doxologie, une action de grâces trinitaire ; le mot grec comporte les deux racines de doxa, la gloire et de logos, la parole. Ainsi se trouve close la Prière eucharistique : elle avait commencé par une louange, la Préface, elle se termine par une louange, la doxologie accompagnée du geste de l’élévation du Pain et du Vin consacrés.

L’Eucharistie mystère lumineux,

source et épiphanie de communion

Nous empruntons à Jean-Paul II, pour conclure ce trop bref aperçu du sacrement de l’Eucharistie, mystère du salut, sous l’éclairage de la Prière eucharistique IV, deux des sous-titres de sa dernière Lettre apostolique, par laquelle il a ouvert en octobre dernier l’Année de l’Eucharistie [28]. Après les autres participants de ce dossier, nous espérons avoir montré que le sacrement de l’Eucharistie n’est pas un geste suranné ou une fade coutume d’une chrétienté moribonde, mais qu’il est au contraire un lieu de rencontre extraordinaire avec Celui qui est la lumière du monde. Dès lors, plus qu’une corvée pesante, c’est une chance inouïe qui nous est offerte : nous avons en ce sacrement la possibilité de rencontrer à la fois Jésus-Christ et nos frères en humanité. Ce qu’il faut donc souhaiter, c’est que cette rencontre puisse chaque dimanche se dérouler partout en notre pays, sur notre continent, en notre monde. Pour cela, il faut, comme le Saint Père le recommande, prier pour les vocations sacerdotales et religieuses.

Que d’autre part la célébration du sacrement obéisse à des règles précises, comment l’éviter, étant donné notre nature humaine, vouée à la distraction, la dispersion, le divertissement ? Il faut accepter les contraintes que donnent les règles liturgiques et rechercher, dans l’immense espace de liberté qui reste encore aux célébrants et aux participants, comment faire de ce sacrement, par la qualité de notre préparation et de notre participation, une épiphanie, c’est-à-dire une manifestation de la beauté divine. Car il a été bien montré que les chefs-d’œuvre de Corneille et de Racine n’ont pu voir le jour en France que sous l’étroite servitude des trois unités de lieu, de temps et d’action, et pour prendre un exemple plus religieux, saint Benoît, qui s’y connaissait en matière de liturgie comme de conduite des hommes, nous dit sobrement : « La contrainte produit la couronne » [29].

Relevons nos manches et travaillons à la beauté de la célébration des sacrements, chacun selon notre vocation : alors ils seront une épiphanie de communion, pour le salut et le bonheur de tous.

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

[1] Voir notamment Lc 22, 14-20 et 1 Co 11, 23-26.

[2] Constitution Lumen Gentium (21 nov. 1964), § 11.

[3] Cf. Justin, Apologie, 65 (trad. E. Gauché dans Justin martyr, Œuvres complètes, éd. Migne, 1994, p. 89-90), cité dans le très bon ouvrage du Père O. de Cagny, Les prières eucharistiques, Cahiers de l’École cathédrale, éd. Parole et Silence, 2003, p. 6. Ce texte est cité aussi par le Catéchisme de l’Église catholique (CEC), éd. Mame/Plon, 1992 (1ère éd.), § 1345, dans une traduction légèrement différente et une version plus complète.

[4] C’est l’interprétation du CEC (§1349) ; on pourrait penser également au sens de prédicateur que peut avoir le mot prophète dans le Nouveau Testament (voir par exemple Ac 15, 32 ou 1 Co 12, 29).

[5] Cf. Code de droit canonique,1983, §1247, cité par le CEC, §1280. Cette nécessité est réaffirmée et développée dans la lettre apostolique Le jour du Seigneur, promulguée par Jean-Paul II le 31 mai 1998.

[6] Cf. Hippolyte de Rome, Tradition apostolique, 9 (éd. B. Bote, Münster, Aschendorff, 1963, p. 28-29).

[7] Nous utilisons, pour les citations bibliques, la traduction de la TOB, version intégrale, 5ème éd.,1994.

[8] Cf. Père L. Bouyer, Eucharistie, théologie et spiritualité de la prière eucharistique, Paris, Desclée, 1990 (1ère éd. 1966), p. 95. La lecture de ce livre est très stimulante pour la compréhension des prières eucharistiques.

[9] Lire le bel article du Père Y.-M. Blanchard, « Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix. Lecture de Jean 14, 23-31 », dans Unité des chrétiens, 132, oct. 2003, p. 7-10.

[10] Nous suivrons ici les deux ouvrages déjà cités de L. Bouyer (ch. V, IX et XIII) et O. de Cagny (ch. I), et nous avons conscience de n’en donner qu’un très sommaire aperçu ; voir en particulier L. Bouyer pour les développements historiques. Voir aussi J. Martimort et alii, L’Église en prière, introduction à la liturgie, t. II, « L’Eucharistie », Paris, 1961, 19832.

[11] Cf. L. Bouyer, op. cit., ch. VII : l’Eucharistie alexandrine et romaine.

[12] Voir notre article, « Les traductions de la Bible dans la liturgie de l’Église », dans Résurrection, 99-100 (avril-juillet 2002), p. 117-139, où nous avons essayé de montrer la cohérence des intuitions des Pères du Concile dans le domaine liturgique, jusqu’aux récents documents romains. Il faut signaler que le P. Bouyer lui-même a été un des inspirateurs de la création de ces prières nouvelles (cf. O. de Cagny, op. cit., p. 23).

[13] Cf. O. de Cagny, ibid., p. 35 : approbation par la Commission épiscopale francophone et confirmation par la Congrégation pour le culte divin (sept. 1969).

[14] Sur ces principes et l’ensemble des caractéristiques de la liturgie romaine conciliaire, voir la réflexion riche et méditée du P. M. Gitton, Initiation à la liturgie romaine, éd. Ad Solem, 2003 (ici, p. 66).

[15] Pour cette raison, la P. euch. IV peut être dite plus difficilement pendant l’Avent ou le Carême, le temps de Noël ou le temps pascal, puisque la préface fait partie de la prière eucharistique (Cf. Missale Romanum, Instructio generalis, 3e éd., Rome, 2000, n° 148) et que celle de la Prière IV ne mentionne pas l’événement de référence (Noël ou Pâques).

[16] Cet aspect didactique a incité la Conférence des Évêques de France à prendre la P. euch. IV comme point de départ d’un rappel de la foi catholique : voir le document Il est grand le mystère de la foi. Prière et foi de l’Église catholique, approuvé par l’Assemblée plénière de Lourdes en oct. 1978 (le mois de l’élection de Jean-Paul II). La Documentation catholique, Les grands textes, n° 23, déc. 1978.

[17] Sur ce rapport entre Prières euch. I et IV, voir L. Bouyer, op. cit., p. 439.

[18] Le mot signifie simplement : gouvernement (archè) d’un seul (monos), et il s’applique aux relations trinitaires : « La Personne du Père possède seule la faculté d’être cause en Dieu », citation de J. Meyendorff par M. Stavrou, « La théologie trinitaire dans la pensée de Jean Zizioulas », dans Contacts, 176, 1996, p. 289, n. 49.

[19] Le texte français de la Préface dit « Père très saint », mais le texte latin dit seulement, comme Jn 17, 11, Sancte Pater.

[20] Cf. M. Gitton, op. cit. supra (n. 14), p. 22.

[21] Cf. Jean-Paul II, « Reste avec nous, Seigneur » (Mane nobiscum Domine), Lettre apostolique, 7 octobre 2004, éd. Tequi, § 14. La lecture de ce document bref, mais dense et riche d’actualité, est à recommander.

[22] On connaît la distinction de la linguistique contemporaine, parmi les actes de langage, entre « actes constatifs », qui constatent un élément de réalité, et « actes performatifs » qui transforment la réalité par la simple parole : sur les paroles performatives, voir l’ouvrage fondateur de J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, 1970, pour la première traduction française de l’original anglais (How to do things with words), et Fr. Armengaud, La pragmatique, PUF, 1985 (1ère éd.), coll. Que sais-je ?, pp. 77-95.

[23] Cf. Missale Romanum, op. cit., n° [170] 218.

[24] Voir supra, pour expliquer brièvement ce mot, la belle citation qui conclut l’article de Pauline Bernon-Bruley.

[25] Pour un aperçu d’ensemble des positions protestantes et de leur situation par rapport aux positions orthodoxes, on consultera le document du Conseil œcuménique des Églises : Baptême, Eucharistie, Ministère, texte français établi par M. Thurian, Paris, Le Centurion - Taizé, 1982. Voir aussi le n° 119 de la revue Unité des chrétiens (juillet 2000).

[26] Cf. Cyrille d’Alexandrie, Commentaire sur Jn 11, 11 (PG 74, 560A - 561B), cité et traduit par le Père Job Gretcha, dans Unité des chrétiens, 136, oct. 2004, p. 12.

[27] Cf. Lumen Gentium, 1965, § 16 ; O. de Cagny, op. cit., p. 124.

[28] Cf. supra, n. 21.

[29] Cf. Règle de saint Benoît, 7, 33 (Traduction nouvelle par un moine de Solesmes, 1983, p. 30).

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