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La réforme de l’Église : des origines à sainte Catherine de Sienne

Alexis Perot

Réformer l’Église chrétienne est une idée ancienne dont la première manifestation d’envergure remonte à la Réforme grégorienne (du nom de son inspirateur, le pape Grégoire VII, mort en 1085). Par la suite, ce thème prend une tournure nouvelle à partir d’un second vaste mouvement réformateur, lequel ne s’est plus cantonné à l’intérieur de l’Église mais s’est développé en opposition à celle-ci. La Réforme protestante n’est certes pas le premier schisme auquel a dû faire face l’Église, au cours de sa déjà longue et tumultueuse histoire ; mais c’est peut-être la première fois qu’une dissidence majeure se soit fait reconnaître sous ce nom de Réforme. Par là, le terme a pu connaître une première inflexion sémantique.

On sait par ailleurs que la réforme protestante est à l’origine de la modernité libérale telle qu’a pu la définir Max Weber : essor de l’individualisme d’une part, à travers la possibilité offerte au croyant de s’adresser directement à Dieu, et pluralité religieuse d’autre part, éléments qui définissent deux des grands axes d’affirmation de notre modernité. C’est ainsi que le mot réforme a pu prendre une connotation de progrès voire de rupture dans l’imaginaire occidental, naturellement façonné par les thématiques de son époque.

Il n’est plus du tout sûr dans ce contexte que le mot soit aujourd’hui compris comme le voudrait son étymologie : reformare en latin signifie « reconstituer, former à nouveau ». C’est donc bien l’idée d’un retour aux sources qui est véhiculée. Le sens courant actuel indiquerait pourtant une autre direction : la réforme, selon le dictionnaire, est un « changement radical ou important en vue d’une amélioration », ce qui indique davantage une poussée vers l’avant qu’un retour aux sources.

Cette confusion de sens n’est peut-être pas étrangère aux différends qu’ont connus nos contemporains lorsqu’il s’est agi d’interpréter la réforme liturgique lancée par le Concile Vatican II. Différends qui portent sur le sens à donner à cette réforme dont la compréhension a été contradictoire.

Voici comment le pape Benoît XVI a résumé la situation lors de son discours à la Curie romaine du 22 décembre 2005 :

Les problèmes de la réception sont nés du fait que deux herméneutiques contraires se sont trouvées confrontées et sont entrées en conflit. L’une a causé de la confusion, l’autre, silencieusement mais de manière toujours plus visible, a porté et porte des fruits. D’un côté, il existe une interprétation que je voudrais appeler « herméneutique de la discontinuité et de la rupture » ; celle-ci a souvent pu compter sur la sympathie des mass media, et également d’une partie de la théologie moderne. D’autre part, il y a « l’herméneutique de la réforme », du renouveau dans la continuité de l’unique sujet-Église, que le Seigneur nous a donné.

Les deux herméneutiques ainsi décrites corroborent l’impression que, derrière le mot réforme, puissent au XXe siècle se dissimuler des idées devenues confuses, voire même contradictoires. À une conception ancienne ou traditionnelle s’opposerait donc une acception supposée plus moderne lui tournant ostensiblement le dos. Cet état de fait ne saurait être considéré comme satisfaisant et le Saint-Père nous indique bien la direction, puisqu’il tranche nettement en faveur d’une herméneutique « du renouveau dans la continuité ». Ceci penche en faveur du sens traditionnel de retour aux sources, dont il reste à analyser la pertinence au travers d’un rapide aperçu historique avec comme point d’orgue l’expérience de sainte Catherine de Sienne.

Entre réforme et hérésies, une lente maturation du Corps

L’Église, selon l’enseignement de saint Paul, est un corps fondé sur les apôtres de Jésus-Christ, témoins de sa Résurrection. Elle s’est définie durant toute une première partie de son histoire en opposition à ce qu’elle n’est pas, de façon à permettre la croissance de ce corps en fidélité avec la parole de Dieu dûment interprétée par ses ministres. La longue lutte contre de multiples hérésies, ponctuée par les grands conciles fondateurs, forme grossièrement la trame de son histoire durant un premier millénaire.

La première tentative de réforme (sans que le mot soit employé) eut pour cadre la partie orientale de l’Empire au cours de ce qu’on a appelé la querelle des iconoclastes des VIIIe et IXe siècles. Le culte des images, représentant Jésus et les saints, s’était répandu dans l’Empire d’Orient au point de susciter un soupçon d’idolâtrie. C’est donc en s’appuyant sur l’interdiction de toute représentation énoncée par l’Ancien Testament qu’un concile a condamné à Hiéria (754) cette pratique « iconodule », déclenchant par là même une longue crise qui n’eut d’autre issue qu’un second concile, pleinement œcuménique celui-là, Nicée II (787), autorisant au contraire la vénération des images pieuses, position ferme et définitive de l’Église sur ce sujet.

Le fait que la réforme iconoclaste ait finalement échoué ne nous renseigne pas moins sur la volonté des réformateurs d’alors de revenir à ce qu’ils considéraient comme une pratique plus pure, plus conforme, selon eux, à la Parole de Dieu telle qu’elle était comprise d’après les préceptes du Deutéronome. Il s’agissait bien dans la mentalité des byzantins iconoclastes de réformer l’Église, de la reconstituer dans sa pureté originelle. À leur manière, beaucoup d’hérésies n’étaient-elles pas d’ailleurs une volonté de reformer l’Église, selon leur propre compréhension du mystère des Écritures ? Les débats sur la nature du Christ, par exemple, prétendaient dégager Notre-Seigneur d’une gangue trop lourde que lui auraient imposée les grands conciles christologiques. Il s’agissait donc d’un type de mises en cause classiques contre lesquelles l’Église s’est appuyée pour avancer et affirmer peu à peu son dogme.

La Réforme grégorienne, disciplinaire et morale

Il est arrivé cependant que le corps ecclésial peine à avancer, englué qu’il était dans un oubli certain des règles de vie évangélique les plus élémentaires. Il est ainsi notoire que la réforme du XIe siècle, avant d’inaugurer une période extrêmement féconde de renouveau de l’Église d’Occident, a dû faire face à un état de décadence avancé. Contrairement à ce qui se passait en Orient, l’Église latine n’a pu s’appuyer sur un pouvoir politique durable et solide après la chute de l’Empire d’Occident. Dès lors, suite aux multiples invasions barbares et à la destruction récurrente des sources de civilisation, la chrétienté latine a connu une période de très grande confusion. Nombre de monastères et d’écoles furent désertés du fait des invasions et, dans la confusion générale, des princes et des seigneurs s’arrogèrent un droit de supervision sur l’Église, si bien que les bénéfices ecclésiastiques étaient souvent détenus par des laïques, lesquels obéissaient à une logique féodale plus qu’à une quelconque obédience d’Église, tandis que les princes d’Église se comportaient eux-mêmes en grands seigneurs. Cette privatisation des charges, dénoncée comme « simonisme », fut l’un des deux fléaux que combattirent les papes Léon IX et Grégoire VII, l’autre étant l’immoralité des clercs, appelée « nicolaïsme ». Les deux déviances allaient de pair car la dépendance des ecclésiastiques vis-à-vis des pouvoirs laïcs constituait un obstacle à la discipline et donc à la pureté des mœurs. Ainsi, au Xe siècle, nombre de clercs étaient mariés ou vivaient comme tel, et ce jusqu’au plus haut de la hiérarchie.

L’exemple réformateur est tout d’abord venu du monde monastique grâce à la fondation en 910 de l’abbaye de Cluny en Bourgogne, dont l’originalité fut de dépendre directement du Pontife romain et d’échapper ainsi au contrôle des grands féodaux, qui s’exerçait via les évêques locaux qui ne s’en démarquaient guère. Basée sur un retour à une plus stricte observance de la règle de saint Benoît, Cluny « représente l’âme d’un profond renouveau de la vie monastique pour la reconduire à son inspiration d’origine » [1]. Le succès des fondations clunisiennes, qui recouvrirent très vite l’Europe de l’Ouest et du Nord, constitua la pierre d’angle de la renaissance à venir, laquelle devait gagner toute l’Église au siècle suivant lorsque le pape Grégoire VII, réformant par le haut, décida de reprendre l’initiative de nommer les évêques, ce qui eut pour conséquence, on le sait, de l’opposer violemment à l’Empereur romain germanique, provoquant ainsi la grave querelle des investitures.

La fermeté du pape, qui alla jusqu’à humilier l’empereur Henri IV lors du fameux épisode de Canossa, permit néanmoins de triompher des nombreuses résistances, qu’elles vinssent des pouvoirs laïcs ou de clercs qui ne pouvaient se résoudre à la rigueur de vie qui leur était imposée. Désormais, une impulsion était donnée et l’arrivée de nombreux mouvements réformateurs devait rythmer l’histoire de la Chrétienté au cours des siècles suivants, particulièrement dans la sphère monastique. Aux fondations clunisiennes devaient ainsi succéder celles de l’ordre cistercien, dominées par la grande figure de saint Bernard, recherchant plus de dépouillement encore dans l’application de la règle bénédictine. L’ordre canonial fut également remis au premier plan par saint Norbert de Xanten et d’autres. Puis, au XIIIe siècle, apparurent les ordres mendiants dont l’idéal visait toujours plus haut dans la course à la pureté évangélique ; deux grands saints, François et Dominique, donnèrent leurs noms à cette ultime prolongation de la réforme que fut l’avènement des frères prêcheurs dominicains puis des frères mineurs franciscains, à l’immense retentissement.

Ces derniers doivent une grande partie de leur succès au fait qu’ils s’épanouirent sous la bénédiction de la papauté. D’autres mouvements se voulurent réformateurs à leur manière, c’est-à-dire qu’ils souhaitaient eux aussi un retour à l’Église primitive, mais beaucoup furent condamnés pour hérésie, tels les Bogomiles au XIe siècle ou les Cathares au XIIe siècle, sans oublier des aventures plus épisodiques comme celles des mouvements flagellants aux XIIIe et XIVe siècles. Une même pulsion réformatrice pouvait être canalisée dans le sens d’une vraie réforme du corps ecclésial ou au contraire dégénérer en métastases hérétiques. Beaucoup de réformes à la hâte visaient tout simplement à purifier la Chrétienté des clercs trop enrichis dont le train de vie scandalisait régulièrement les démunis, prenant ainsi le visage d’une jacquerie mêlée de mysticisme et d’anticléricalisme.

Dès lors, ceci nous donne une idée plus précise de ce qu’il faut entendre par réforme de l’Église en ces époques troublées : un retour aux sources indéniablement, par la purification des membres et notamment des clercs, mais impérativement sous la direction de la tête, sous peine de s’égarer en d’incertaines manifestations que le Corps n’a eu de cesse de combattre comme autant de graves maladies.

Le Grand Schisme d’Occident, ou quand l’Église est frappée à la tête

Mais la Chrétienté n’était pas au bout de ses peines, car des temps plus troublés encore, et en ce sens plus révélateurs de ce qui fut la réforme, l’attendaient à la fin de la période médiévale, au cours ce qu’il est convenu d’appeler le Grand Schisme d’Occident de 1378. À ce moment, la crise frappa le cœur et la tête de l’Église, laquelle connut la situation aberrante de posséder deux papes concurrents au même moment. Comment en était-on arrivé là ? Le quatorzième siècle fut celui du déclin d’une papauté que le combat contre l’Empire avait déjà beaucoup affaiblie, transformant l’Italie en un champ de bataille continuel entre partisans de l’un et de l’autre, Guelfes et Gibelins. Épuisé, le pape dut s’incliner lors du nouveau conflit qui l’opposa à la puissance montante française. Boniface VIII mourut notoirement humilié par le roi de France Philippe le Bel, et son successeur Clément V dut se résoudre à quitter Rome pour Avignon dans le Comtat Venaissin, terre d’Empire située à mi-chemin entre Rome et Paris. Comme par ailleurs la péninsule italienne était en proie à l’anarchie et à la violence, que le Royaume de Naples s’effondrait, que Rome n’était plus un lieu sûr, les successeurs de Pierre choisirent de prolonger leur séjour en terre avignonnaise, bien abrités derrière les murs de ce fameux Palais des papes qui leur servit de refuge durant près d’un siècle. À cette crise de l’Église et de la société en général s’ajouta une nouvelle calamité en 1348, la terrible peste noire, qui emporta un tiers des habitants de l’Europe. Comme souvent dans l’histoire, l’effondrement des structures temporelles s’accompagna d’un déclin moral et spirituel dont témoigne le Décameron de Boccace, dans lequel des jeunes gens s’enfuient de Florence où sévit la peste, pour se réfugier dans la campagne afin de se conter des histoires légères ou suggestives en galante compagnie… Finalement, le pape Grégoire XI s’en retourna tout de même à Rome en 1377. Mais l’élection de son successeur Urbain VI fut aussitôt récusée par certains cardinaux, ces derniers s’estimant forcés dans leur choix par la population romaine. Un nouveau pape fut alors élu, Clément VII, qui s’en alla aussitôt résider à Avignon et obtint de ce fait le soutien du roi de France…

« Là où croît le péril, naît ce qui sauve. » (Hölderlin)

Au milieu de cette immense pagaille, une figure émergea en la personne de Catherine de Sienne, humble représentante du tiers ordre dominicain. Celle-ci avait acquis, par les mérites de sa piété personnelle, un prestige tel que les plus grands de ce monde se confiaient à elle et qu’il est permis aujourd’hui de considérer son témoignage comme l’ultime boussole de l’Église en des temps si sombres. C’est bien en ce sens qu’avec le recul la sainte fut déclarée docteur de l’Église par le pape Paul VI. Voici en effet ce que celui-ci prononça, le 4 octobre 1970, dès les premiers mots de son discours lors de la cérémonie officielle de proclamation de sainte Catherine de Sienne comme Docteur de l’Église :

La joie spirituelle qui a rempli notre âme en proclamant Docteur de l’Église l’humble et sage vierge dominicaine trouve sa référence la plus haute et, dirons-nous, sa justification dans la joie très pure éprouvée par le Seigneur Jésus lorsque, comme le rapporte le saint évangéliste Luc, « Il tressaillit de joie sous l’action de l’Esprit-Saint » et dit « Je te bénis, Père du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux habiles et de l’avoir révélé aux tout-petits. Oui, Père, car cela a été ton bon plaisir ».

Catherine est réputée avoir en son temps prophétiquement incarnée la voix de l’Église la plus authentique, celle qu’il convient d’écouter encore aujourd’hui. C’est notamment elle qui convainquit Grégoire XI de s’en retourner à Rome, ayant l’intuition qu’une partie des maux de l’Église provenaient de cet éloignement. Elle a par la suite inlassablement soutenu devant rois, cardinaux et évêques, le premier pape élu, Urbain VI, contre l’antipape Clément VII. Mais quel est le corps de sa doctrine dont l’autorité est aujourd’hui reconnue ? Restons un instant avec le pape Paul VI en son fameux discours de proclamation :

Il nous semble qu’à l’imitation du « glorieux Paul », dont elle reflète parfois le style vigoureux et impétueux, Catherine soit la mystique du Verbe incarné et surtout du Christ crucifié. Elle a exalté la vertu rédemptrice du sang adorable du Fils de Dieu, répandu sur le bois de la Croix avec la prodigalité de l’amour pour le salut de toute génération humaine. Ce sang du Sauveur, la sainte le voit couler d’une manière continuelle au sacrifice de la messe et dans les sacrements, grâce au ministère des ministres sacrés, pour la purification et l’embellissement du Corps mystique du Christ tout entier. Nous pouvons donc dire que Catherine est la mystique du Corps mystique du Christ, c’est à dire de l’Église. D’autre part, pour elle, l’Église est la mère authentique à laquelle il est juste de se soumettre et d’accorder révérence et assistance. Elle ose dire : « L’Église n’est rien d’autre que le Christ lui-même. »

Il s’agit donc d’une doctrine d’Église, au sens le plus fort, bien dans la lignée paulinienne, rappelant à une époque où plus d’un était tenté d’en douter que l’Église est bien plus qu’une simple institution humaine et qu’elle est autant du ciel que de la terre. De cette doctrine émerge un point saillant que Paul VI nomme dans son discours : « l’apologie mystique de la charge apostolique du successeur de Pierre », en qui elle contemplait « le doux Christ sur la terre »... Pareille ferveur envers l’Église et ses ministres ne pouvait pas ne pas vibrer tout particulièrement en faveur d’une réforme de l’Institution en ces temps de grand désordre, ce dont convient Paul VI :

Comment ensuite ne pas rappeler l’action intense développée par la sainte pour la réforme de l’Église ? C’est principalement aux Pasteurs de l’Église qu’elle adresse ses exhortations, dégoûtée et saintement indignée de l’indolence de beaucoup d’entre eux, frémissante de leur silence tandis que le troupeau qui leur était confié s’égarait et tombait en ruine.

Ceci frappe droit au cœur de notre propos sur la réforme ; quant à ce qu’en entendait précisément la sainte devenue docteur de l’Église, Paul VI nous met en garde contre une compréhension trop datée (trop contemporaine) de ce mot :

Certainement pas le renversement de ses structures essentielles, ni la rébellion contre les Pasteurs, ni la voie libre aux charismes personnels, ni les innovations arbitraires dans le culte et dans la discipline comme certains le voudraient de nos jours. Au contraire, elle affirme maintes fois que la beauté sera rendue à l’Épouse du Christ et qu’on devra faire la réforme « non par la guerre, mais dans la paix et le calme, dans la sueur et les larmes des serviteurs de Dieu ».

Une doctrine forte pour un corps éprouvé

La doctrine de Catherine de Sienne relative à la réforme transparaît notamment dans ses lettres aux prêtres. Ainsi a-t-on pu lire entre les lignes de sa correspondance la trame d’un projet réformateur basé sur la conversion personnelle ; deux lettres à l’abbé de Saint-Anthelme en témoignent :

Soyez un véritable pasteur dépouillé de tout amour-propre ; ayez de généreux désirs, et que vos regards soient toujours fixés sur l’honneur de Dieu et le salut des âmes. (Lettre CXII, 66)

De façon générale, elle recommande aux prêtres une vie humble et sobre, détachée des plaisirs terrestres, afin d’être tout entier à ceux que Dieu leur a confié. Ailleurs, elle rappelle que l’Église est un corps et qu’aucun membre ne peut vivre ou agir séparément des autres :

Celui-ci verse une eau, celui-là une autre, et tous sont placés en cette vie pour s’alimenter eux-mêmes, et pour être la consolation et le rafraîchissement des autres serviteurs de Dieu qui ont soif de ces eaux, c’est-à-dire de ces dons, de ces grâces que Dieu met dans les âmes pour subvenir à tous nos besoins. (Lettre CXI, 61)

Mais c’est sur le pape, dans la suite de son épuisant combat en faveur de la reconnaissance de la légitimité d’Urbain VI, que Catherine fonde ses espoirs de renaissance. Elle s’est adressée en ces termes à Grégoire IX :

Père très saint […] sachez la grande nécessité, qui est la vôtre et celle de la sainte Église, de garder ce peuple [de Florence] dans l’obéissance et le respect envers Votre Sainteté parce que c’est là qu’est le chef et le principe de notre foi. (Lettre XXII)

D’une manière générale, elle n’a eu de cesse d’appeler ceux qui en sont responsables à veiller sur l’Église et à la diriger à la suite du Christ. Même les laïques étaient visés par ses exhortations. Une sainte réforme comme on pourrait l’appeler, qui entraînerait tout le corps de la société, fut l’objet de ses plus ardentes prières :

Je supplie donc, puisque tu inspires dans les esprits de tes serviteurs les désirs anxieux et ardents pour la réforme de ton Épouse, et les fais crier en continuelle oraison, que tu exauces leur cri. Conserve et accrois la bonne volonté de ton vicaire, et que s’accomplisse sur lui la vraie perfection, comme tu le requiers. Cela même je te le demande pour toutes les créatures douées de raison, et principalement pour ceux que tu as placés sur mes épaules, et que, étant faible et insuffisante, je te rends à toi. (Oraison VII, op. cit., p. 33)

Ardente prière ! Car Catherine était avant tout une mystique, dont la relation d’union au Christ a, selon son confesseur, atteint un point culminant lors de l’échange des cœurs que lui offrit Jésus : « Ma très chère petite fille, de même qu’un jour j’ai pris le cœur que tu m’offrais, voici à présent que je te donne le mien, et désormais, il prendra la place qu’occupait le tien. » [2] Par analogie avec sa propre expérience, elle a pu pousser au plus loin la doctrine paulinienne en rappelant que ce qui fait vivre un corps, c’est le sang qui coule en ses veines. Or, pour l’Église, il s’agit bien du sang de l’Agneau immolé pour son Épouse. Catherine, vivant elle-même cette réalité dans sa chair, ne pouvait concevoir pour le corps entier qu’est l’Église d’autre salut qu’en cette source vive. D’où la peine de la sainte devant la sécheresse d’un corps devenu exsangue, et cette image saisissante :

Hélas ne plus se taire ! Crier avec cent mille voix. Je vois que, parce qu’on se tait le monde est détraqué, l’Épouse du Christ est pâle, on lui a enlevé sa couleur parce qu’on lui suce le sang par derrière, c’est-à-dire le sang du Christ. (Lettre 16 au Cardinal d’Ostie, par L. Ferretti, I, 85)

Réforme et retour au Christ vont donc de pair dans les écrits de sainte Catherine de Sienne. Sa vision de la réforme est en tous points consonante avec la Réforme grégorienne de trois siècles antérieure : un retour à la pureté évangélique indéniablement, mais sans omettre que l’Église est un organisme vivant qui ne saurait se réformer sans que la tête n’en soit l’initiatrice. Si les efforts de la sainte n’ont pu aboutir de son vivant, les choses n’étant pas mûres, son inlassable labeur auprès des consciences finit tout de même par triompher en 1417 lorsque, après bien des péripéties, prit fin l’épisode funeste du grand schisme.

La conception organique dont elle se réclamait lui permit d’avoir l’audace de parler comme elle l’a fait aux pasteurs de l’Église, chaque membre du corps étant responsable de l’ensemble, mais on peut admirer le soin qu’elle eut malgré cela de toujours s’en remettre au pape et aux évêques, sans lesquels, dans son esprit, rien n’aurait été possible. Il est par là significatif que la réforme tant souhaitée ne put avoir lieu de son vivant. Son rôle est demeuré caché mais la semence prophétique n’en a pas moins germé, pas seulement lors de l’issue de cette crise mais pour les siècles à venir.

Elle s’offre à nous aujourd’hui comme un remède particulièrement adapté aux temps de troubles, dont les manifestations sont cycliques dans notre histoire. La nécessité d’un retour aux sources évoque un peu le temps des labours où la terre épuisée est mise à nu et retournée en vue de sa germination future. Comme aux temps anciens, Dieu suscite alors des prophètes pour ce rude labeur de retournement des consciences. C’est probablement à ce titre que Benoît XVI a désigné sainte Catherine comme modèle de sagesse lors de sa catéchèse du 24 novembre dernier, alors que l’Église reste sous le choc des révélations concernant ses turpitudes internes : « Nous pouvons ici comprendre pourquoi Catherine, bien que consciente des fautes humaines des prêtres, a toujours éprouvé un très grand respect pour eux : ces derniers dispensent, à travers les sacrements et la Parole, la force salvifique du Sang du Christ »… La référence à sainte Catherine de Sienne peut dès lors être lue comme un signe des temps ! Que penser, en effet, du fait que Paul VI ait jugé bon d’offrir en modèle sa doctrine au moment où l’Église affrontait l’épreuve de la sécularisation et que la réception médiatique du Concile Vatican II jetait la confusion sur le sens de la réforme liturgique ? Plus tard, en 2000, Jean-Paul II, emboîtant le pas de son prédécesseur, l’a élevée au rang de co-patronne de l’Europe, précisément le lieu où la crise est la plus aiguë ! Indéniablement, cette figure a quelque chose à dire à notre époque, en lien, à n’en pas douter, avec la réforme intérieure à laquelle chacun est convié dans le secret de son âme.

Alexis Perot, né en 1975, marié, cinq enfants. Études de géographie (Sorbonne) et sciences politiques (I.E.P. Lyon). Attaché territorial dans le domaine de l’urbanisme.

[1] Benoît XVI, Audience générale du 11 novembre 2009.

[2] Raymond de Capoue, Sainte Catherine de Sienne, Legenda maior, n. 115, Sienne, 1998.

Réalisation : spyrit.net