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La réforme de la liturgie (1948-1975) (Annibale Bugnini)

D.D.B., Paris, 2015, 1036 p.
P. Michel Gitton

En juillet 1975, Mgr Annibale Bugnini, le tout puissant artisan de la réforme liturgique consécutive au concile Vatican II, disparaissait soudain dans une trappe ; il n’en sortait, quelque temps plus tard, que pour aller occuper le poste peu envié de pro-nonce à Téhéran, pratiquement au moment où l’ayatollah Khomeiny prenait le pouvoir en Iran. Il n’allait pas tarder à succomber à la maladie, non sans s’être assuré que les notes qu’il avait laissées sur le déroulement de la réforme liturgique, mises en ordre par lui, déjà préparées pour l’édition, pourraient voir le jour en un livre qui le justifierait. C’est ce livre dont nous disposons aujourd’hui dans sa traduction française : paru d’abord en italien en 1997, puis en anglais, il attendait son édition française. Celle-ci sort aujourd’hui, et on ne peut s’empêcher d’y voir une coïncidence, qui n’est pas forcément fortuite, avec la publication également tardive des Mémoires de Louis Bouyer : l’oratorien français, connu surtout par son grand livre le Mystère pascal, travailla avec Bugnini au sein du Consilium pour l’application de la Constitution conciliaire sur la Liturgie sacrée, et a laissé de lui un portrait terrible, l’accusant d’avoir trompé la confiance de Paul VI et œuvré de façon toute personnelle pour aboutir à une réforme bâclée et incohérente.

Personnage controversé, par conséquent, et encore mal connu, il laisse une postérité mêlée : à côté d’admirateurs inconditionnels, il s’en trouve beaucoup pour l’accuser de tous les maux d’une réforme qui ne fait toujours pas l’unanimité des catholiques. L’ouvrage que nous recensons ne constitue pas, en aucune façon, des mémoires. Il se partage en deux : une partie historique, intitulée « grandes étapes », qui donne une perspective cavalière sur la période de près de trente ans qui s’étend des premiers linéaments de l’idée de réforme liturgique (sous Pie XII) jusqu’à ce qu’il considère comme son aboutissement. Annibale Bugnini a été mêlé à toutes les phases de cette histoire, mais il lui manque le recul qui permettrait d’évaluer l’importance des différents tournants et d’en percevoir les faiblesses. Puis vient une partie plus descriptive où, pour chaque domaine de la réforme (missel, office divin, etc.), il nous fournit un dossier récapitulatif des projets, des délibérations et des décisions prises, des textes publiés. Puisé aux sources de première main, cet ouvrage est évidemment un outil incomparable pour démêler l’écheveau des dix années intenses qui ont vu disparaître une cohérence séculaire et s’instaurer un rite en grande partie nouveau.

On sort de la lecture de ces textes en comprenant peut-être mieux ce qui fut la force et la faiblesse du personnage. Sa force, c’est une puissance de travail impressionnante, capable de mettre en mouvement une formidable machine qui avança à marche forcée pendant ces années pour produire plus de textes que l’Église n’en avait jamais connus, c’est son entregent, sa capacité de s’entourer d’experts de compétence sans doute inégale, mais qui comptaient malgré tout parmi les plus capables de l’époque.

Sa faiblesse, c’est d’avoir été l’homme de son époque, c’est-à-dire d’avoir vu la réforme de l’Église comme une opération de lifting destinée à assurer à celle-ci une crédibilité nouvelle dans le monde, sans voir que le problème n’était ni celui de la langue liturgique, ni de la compréhension des rites, mais celui de la vitalité spirituelle du peuple chrétien. L’effondrement qui a suivi marque bien qu’on a pris le problème à l’envers. Il fallait sans doute des ajustements, mais, en braquant l’attention sur des modifications, toutes discutables et perfectibles, on a transformé la prière de l’Église en un immense chantier, quand ce n’était pas un champ de bataille, où plus grand monde ne s’y retrouvait. Quand le temps des folies est passé, il ne restait plus qu’un ordinaire assez médiocre qui, sauf exceptions, ne répondait pas à l’attente d’un monde qui, quoi on en dise, reste affamé de Dieu et qui demande aux chrétiens un art de la prière.

Ce qu’il portait aussi, comme beaucoup à son époque, c’était une conception de la loi liturgique comme décision de l’autorité de l’Église, qui publie des livres, fixe des normes et peut commander aujourd’hui ce qu’elle a interdit hier et réciproquement. À part quelques principes très généraux, tout pouvait changer selon les opportunités et, à partir du moment où c’était décidé, tout le monde devait suivre comme un seul homme. Paradoxalement la perception de l’Église qui était sous-jacente restait assez proche de celle du concile de Trente, qui voyait l’Église comme une armée rangée en bataille. Mais la liturgie peut-elle changer au coup de sifflet ? Le label officiel ne transforme pas automatiquement des constructions élaborées par des commissions en véhicules autorisés de la prière de l’Église. L’histoire montre que des rites ou des textes liturgiques surgissent rarement ex nihilo, qu’ils ont été longtemps portés par une portion du Peuple de Dieu avant de devenir le bien de tous, le rôle de l’autorité étant de réguler le mouvement plus que de le précéder.

Quel que soit le jugement que l’on peut porter sur l’œuvre de Mgr Bugnini, on sera heureux de l’occasion qui nous est donnée de réfléchir profondément sur une histoire dans laquelle nous sommes encore engagés, afin d’en tirer les leçons.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

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