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La règle de saint Augustin : un « lieu » donné par Dieu

Philippe Richard

Envisageant l’existence humaine comme élancée de l’être en une relation de donation, la Regula ad servos Dei d’Augustin s’enracine dans la pensée philosophique de son auteur. La considération d’une présence de l’être advenant au monde comme à soi-même s’opère en ce texte sous le prisme de l’événement – ou révélation de cette déchirure qu’est l’avènement de la pauvreté comme façon de vivre la dépendance face à une donation divine qui la vit de toujours à toujours au sein même du mouvement trinitaire. L’être accède ainsi à son lieu le plus authentique lorsqu’il est dépossédé et s’abandonne à autre que lui. La louange, la convocation de l’être et la beauté forment en cette voie l’arc d’une donation plénière.

De la louange originaire

La pauvreté d’esprit du religieux s’incarne dans l’orientation de sa journée tout entière ordonnée à la prière, en une liturgie qui est vraiment œuvre de louange et invitation à la dépossession de soi pour l’autre – il s’agit surtout de psalmodier une parole que l’on reçoit pour en faire le propre langage de son adoration devant l’infinité divine :

« Magnus es, Domine, et laudabilis valde ». […] Quando autem potest cogitari, qui capi non potest ? […] Et ideo dixit « valde », qui « magnitudinis ejus non est finis » : ne forte incipias velle laudare, et putes te laudando posse finire, cum magnitudo finem non potest habere [1].

La dépossession de la louange est en ce sens présentée par Augustin comme le propre cadre d’une parole à la fois adéquate et pauvre – il n’y en a pas de terme possible. Mais loin de ne confesser que l’évidente disproportion entre l’homme et Dieu, le philosophe pose simultanément cette inadéquation en condition même de l’oraison véritable – la louange, « laudabilis valde », devient en effet une parole parlante dès lors qu’elle s’est envisagée en sa pauvreté et s’est dépossédée pour se donner amoureusement à l’autre. La louange ne prédique donc rien de Dieu mais le laisse fondamentalement être Dieu et le signifie – sans le dire ni le cacher mais en faisant signe vers lui [2]. Il y a là transcendance de tout discours par le déploiement d’une humilité fondamentale qui constitue bien l’enjeu moral essentiel au propos d’Augustin. La voie d’éminence qui semblait refusée à l’orant (« Noli ergo te putare eum […] sufficienter posse laudare ») est donc rejointe par son humilité même d’orant. Une telle structure de dépossession ouvre d’ailleurs la liberté de l’homme en lui faisant rejoindre la liberté de Dieu qui est d’être la plus grande liberté possible (« cujus magnitudinis finis non est ») – il y a là une ontologie non prédicative et simplement donnée par l’expérience humaine en son ordination à la louange, entraînant surtout l’être vers sa destination de liberté :

Corpus pondere suo nititur ad locum suum. Pondus non ad ima tantum est, sed ad locum sum. […] Pondus meum amor meus ; eo feror, quocumque feror [3].

En une représentation aussi évocatrice que spatialisée, Augustin nous indique bien ici que la louange, réponse amoureuse à l’appel liminairement amoureux de Dieu – « Et dixi omnibus his, quae circumstant fores carnis meae : ‘Dicite mihi de Deo meo, quod vos non estis, dicite mihi de illo aliquid’. Et exclamaverunt voce magna : ‘Ipse fecit nos’. Interrogatio mea, intentio mea ; et responsio eorum, species eorum  » [4] –, entraîne le propre poids de l’orant à se tourner vers Dieu, et le fait donc tomber en Dieu comme en son lieu propre, toujours déjà inattendu mais de toujours à toujours évident une fois advenu. Cette ordination, déjà aperçue dans l’intentio de la parole adéquate que tisse la louange liturgique, se voit dès lors intégrée à l’ethos même du croyant, à sa propre ordination intrinsèque vers le lieu de sa pleine existence croyante, soulignant la règle comme chemin de libération par l’infime :

Orationibus instate horis et temporibus constitutis. In oratorio nemo aliquid agat nisi ad quod est factum, unde et nomen accepit […]. Psalmis et hymnis cum oratis Deum, hoc versetur in corde quod profertur in voce. Et nolite cantare, nisi quod legitis esse cantandum ; quod autem non ita scriptum est ut cantetur, non cantetur [5].

Or lorsque la pauvreté d’esprit réalise ce qui doit pauvrement être fait, c’est-à-dire le devoir d’état qui nous sauve, son humilité relie le cœur de l’être et le cœur de Dieu, en une dépossession qui ouvre par conséquent à l’adéquation : « en vérité, c’est la langue qui parle et non l’homme ; l’homme ne parle que dans la mesure où il cor-respond à la langue [6] ». Se pense ici un avènement, certes prévu par l’opus de la règle mais toujours épiphanique en son advenue [7], tant il est vrai que la liturgie n’est jamais répétition mais ouverture :

La rencontre a partie liée avec l’inattendu. Au moment où elle se produit, toutes les anticipations de l’attente sont en déroute. […] Le réel est toujours ce qu’on n’attendait pas et qui, sitôt paru, est depuis toujours déjà là. La rencontre ouvre la faille nécessaire à la surprise en la comblant. Elle la comble originairement par cette ouverture même [8].

La structure de dépossession portée par la règle permet ainsi à l’orant de ne pas parler de Dieu mais à Dieu, car toute parole parlante est essentiellement adressée, comme la règle elle-même est adressée à ceux qui veulent la suivre. Cette adresse même deviendra discours sur Dieu, puisqu’elle convient à Dieu au plus haut point, mais en un prisme agathologique plus qu’ontologique – hors de toute condition d’énonciation contingente, Dieu s’auto-énonce alors pour et par le moine dans un archi-dire, toujours déjà plus originaire que la parole humaine elle-même par laquelle elle souhaite pourtant passer. Pour le dire autrement, la parole est parlante à partir de ce qui la fonde, en ce qui la fonde et au plus près de ce qui la fonde :

Ergo « in Deo laudabo sermones meos » ; si « in Deo », quare « meos » ? Et « in Deo », et « meos ». « In Deo » quia ab ipso ; « meos » quia accepi. Ipse voluit meos esse qui dedit, amando eum cujus sunt ; quia ex illo mihi sunt, mei facti sunt [9].

« In Deo » et « meos » s’entrecroisent – car ce qui appartient le plus en propre au sujet est ce qu’il a reçu en se dépossédant (« Ipse voluit meos esse qui dedit »). La réalité de l’ouverture proposée par Maldiney s’entendra donc au sens premier, comme ce qui ne dit ni ne voile rien – on serait alors encore dans une conception de Dieu comme causa sui –, mais seulement fait signe de l’autre – comme pour un Dieu de l’Ereignis ou de l’événement attendu mais toujours surprenant qui approprie l’un à l’autre ce qu’il rend possible (ou, dans les mots d’Augustin, le poids de Dieu et le poids de l’orant, le poids du Pauvre (autodonation de Dieu) et le poids du pauvre (humilité de l’orant). Or c’est évidemment l’humilité qui gardera l’homme disponible à cette advenue, si tant est que le Beau toujours nous convoque [10].

De la convocation transcendante

Convoqué pour la louange, l’être chemine en effet aussi vers cette auto-constitution qu’Augustin appelle une conformation à la charité (« cor unum in Deum ») – chemin d’unité en-commun (« in unum estis congregati ») en lequel se révèle l’existence humaine :

Haec sunt quae ut observetis praecipimus in monasterio constituti. Primum, propter quod in unum estis congregati, ut unianimes habitetis in domo et sit vobis anima una et cor unum in Deum [11].

Si la conformation à la pauvreté – abandon de soi à Dieu et abandon de soi à l’autre – ancre ainsi le sujet dans la dessaisie, elle lui donne aussi une mission (« observetis praecipimus… »). Puisque la donation de Dieu précède et excède toutes les réponses possibles de l’homme, elle lui interdit en effet tout repli sur lui-même et l’invite à l’espérer en un en-commun – la manifestation de cette dualité entre un ‘se recevoir’ et un ‘se devoir’ étant d’ailleurs ce qu’entend proprement révéler la vie monastique :

Que Dieu reste kruphios , secret, dans sa manifestation même, que la révélation révèle son excès sur notre parole et sur notre pensée, fait que l’inespéré ne cesse à aucun instant d’être inespéré et de venir à nous avec sa soudaineté bouleversante [12].

Voilà ce qu’Augustin aura bien évidemment vécu lui-même dans l’entreprise des Confessions où louange et invocation tiennent une place de choix [13] et où la parole se donne toujours comme une réponse – « Dominus Deus, noster alloquens et consolans nos [Seigneur Dieu, qui nous convoque et nous console] [14] ». Or c’est justement l’« excès » qui nous le fait comprendre, lorsque semble pressante la recherche de la coïncidence entre l’appel de Dieu et la réponse de l’homme – qui est de ne pouvoir être que réponse :

Sero te amavi pulchritudo tam antiqua et tam nova, sero te amavi ! Et ecce intus eras et ego foris et ibi te quaerebam et in ista formosa quae fecisti, difformis inruebam. Mecum eras et tecum non eram [15].

L’entrelacs est ici rendu sensible par la nomination des deux pôles augustiniens fondamentaux, énoncés localement et appelés à se conjoindre ; or cela n’est possible qu’à la condition qu’ils se con-forment ; sans cela, le sujet même en devient « difformis » et se voit rejeté à l’extérieur de l’entrelacs. Mais qu’en est-il au juste de cette conformation ? Il faut essentiellement postuler en elle la simple acceptation de l’homme à ce mouvement en lequel Dieu se trouve toujours déjà impliqué par nature – la règle revient d’ailleurs plusieurs fois sur cette coexistence entre intériorité et extériorité pour souligner le mouvement de libération qu’apporte le fait de se déposséder :

Qui aliquid habebant in saeculo, quando ingressi sunt monasterium, libenter illud velint esse commune. Qui autem non habebant, non ea quaerant in monasterio quae nec foris habere potuerunt. Sed tamen eorum infirmitati quod opus est tribuatur, etiam si paupertas eorum, quando foris erant, nec ipsa necessaria poterat invenire [16].

En ce fragment saturé de coexistence (« in monasterio » et « foris »), on voit clairement qu’un détour par l’extérieur, ou par la multiplicité, entraîne un décentrement vers l’intérieur, ou vers l’unité, selon la dynamique d’un élan commun (« commune ») – autre figure de pauvreté ici enchâssée. La pauvreté constitue ainsi l’épure existentielle de la recherche conceptuelle augustinienne sur l’union à Dieu : c’est lorsque le sujet tend vers le plus proche par la dépossession que s’ouvre enfin pour lui la distance créatrice, originaire, et l’entrelacs qui dit la relation de Dieu à l’homme. Ainsi le philosophe ne demande-t-il pas simplement que l’on quitte l’extérieur pour l’intérieur, mais selon la pure logique de cet entrelacs déjà rencontré, que l’on transcende l’intérieur lui-même pour le « id quo nihil maius » :

Si tuam naturam mutabilem inveneris, transcende et teipsum. Sed memento cum te transcendis, ratiocinantem animam te transcendere. Illuc ergo tende, unde ipsum lumen rationis accenditur [17].

Consentir à sa pauvreté et l’épouser pour de bon (naturam mutabilem invenire), renoncer humblement à être son seul centre, même tourné vers Dieu (transcendere semetipsum), accepter d’être nomade et de se tourner vers ce que l’on cherche sitôt même que l’on pensait l’avoir trouvé (tendere ad lumen rationis) ; tels sont les trois moments retenus par Augustin pour décrire l’advenue à soi du sujet [18] ; toute son œuvre en est informée :

Haec est beata vita, pie perfecteque cognoscere a quo inducaris in veritatem, qua veritate perfruaris [19].

On pourrait certes se demander quelle est cette veritas qu’Augustin ne détermine pas précisément. Si l’on n’a pas affaire à un énoncé ontologique – puisque la dépossession de la louange, premier opus du moine, renvoie le sujet à un originaire seulement découvert en son dévoilement même –, il ne s’agit pas non plus de l’essence d’une manifestation phénoménalement ressaisie – cela supposerait que le sujet puisse être saisi comme à l’improviste, ce que nient la réalité même de l’engagement selon des vœux comme la densité de la dépossession déjà posée comme nécessaire. Il s’agira par conséquent d’une ouverture, d’une rencontre qui, comme le disait si justement Maldiney, « ouvre la faille nécessaire à la surprise en la comblant [20] » ; et c’est ce qu’Augustin appelle le beau, qui plus originairement que le vrai appelle et convoque à la dessaisie ou au courage de l’amour :

… nec amatur quicquam salubrius quam illa prae cunctis formosa et luminosa veritas tua. […] Num amamus aliquid nisi pulchrum ? [21]

Nous sommes au-delà de la vérité comprise au sens théorétique de la métaphysique – et l’on retrouve, si l’on veut, l’agathologie déjà constatée –, en une transcendance du ‘dire vrai’ qui ouvre sur le ‘beau et bien dire’ – un psaume chanté au chœur ne dit pas forcément vrai mais dit le vrai dans la mesure où son mode d’expression, donné par Dieu et sa parole transmise et toujours déjà reçue, se révèle le plus adapté possible à son objet (voilà ce qui est le beau – ou la pulchritudo visée par Augustin) :

Si la vérité ne s’accomplit désormais plus seulement comme un énoncé (où l’esprit demeure en tiers entre la chose et la prédication), ni comme une manifestation du phénomène par lui-même (dont l’esprit reste la condition de possibilité), mais comme une épreuve de l’excès d’évidence, qui pèse si directement sur moi que je ne peux la supporter qu’à la mesure que je l’aime, alors elle ne saurait s’accomplir uniquement, ni d’abord dans la théorie – précisément parce qu’il faut l’aimer pour en supporter la connaissance [22].

Cette primauté de l’amour médiatisée par le beau est l’épure même de ce que pense la règle. Je ne connais pas pour aimer mais j’aime pour connaître (agathologie).

De la beauté exaltante

Pour celui qui n’a rien (réalité de pauvreté) demeure toujours la possibilité de s’étonner et d’aimer puisque cette activité est extatique et ne nécessite rien d’autre qu’une sortie de soi (vers la vérité a posteriori découverte) ; à celui qui est prêt à se quitter soi-même (réalité d’humilité) se donne l’orientation ad extra vers l’autre, de façon toujours singulière (ce qui engendre la découverte, dans ce schème d’ouverture athématique dont nous avons déjà parlé) ; en celui qui consent à l’évidence et en qui la beauté soudainement éclate (réalité d’obéissance) est donné de supporter la vérité du divin (qui donne authentiquement le sujet à lui-même). Ainsi ce qui livre le sujet à lui-même sera-t-il moins une conscience de soi thématisante qu’une incorporation (amoureuse) de sa propre singularité au différent, ce qu’Augustin résume par ailleurs sous la réalité de ‘communauté’ :

Ita sane, ut nullus sibi aliquid operetur, sed omnia opera vestra in commune fiant, maiore studio et frequentiori alacritate, quam si vobis singuli propria faceretis. Caritas enim, de qua scriptum est quod non quaerat quae sua sunt, sic intelligitur, quia communia propriis, non propria communibus anteponit. Et ideo, quanto amplius rem communem quam propria vestra curaveritis, tanto vos amplius profecisse noveritis ; ut in omnibus quibus utitur transitura necessitas, superemineat, quae permanet, caritas [23].

L’amorce du précepte est exemplaire : ce « sane » désigne ce qui convient, ce qui est en bonne coïncidence avec, si l’on peut dire, l’inattendu de l’attendu ; en somme, la tension vers la pulchritudo. La sortie de soi va donc ici de pair avec la mise en commun – pauvreté –, selon un schème d’assomption (« quam si vobis singuli propria faceretis ») qui finit dans l’entrelacs du soi et de l’autre – humilité – donnant le sujet à l’autre, extatiquement, exactement comme dans la louange (« communia propriis, non propria communibus anteponit ») – obéissance. La rencontre qui s’opère ultimement est celle de Dieu même : « superemineatcaritas ». Tous les attributs ontologiques se retrouvent alors résumés dans ce moment premier, originaire, mais précisément comme a posteriori  ; et ce qui est beau par excellence, la caritas, tout droit pensée par Augustin à partir de la théologie des vœux monastiques, a transcendé toute définition possible :

La beauté ne joue plus ici le rôle d’un simple transcendantal, qu’on pourrait dériver de l’être, au même titre (ou presque) que l’un, le vrai et le bon avec lesquels elle ferait nombre, justement parce qu’elle ne concerne pas l’horizon de l’être, mais la question de l’amour. À moins qu’il ne faille plutôt dire que l’horizon de l’être s’y trouve repris, revu et révisé à partir de la question que l’amour lui adresse. L’amour de la vérité, désormais entendu au sens le plus strict, c’est-à-dire à partir de la question de l’amour et non plus dans un autre horizon, à lui étranger (par exemple celui de l’être), ne sert plus à la définition de la philosophie (au sens du moins où elle-même s’entend), mais sa transgression. Ici l’amour ne se limite plus au rôle d’une préparation provisoire, par manque ou désir, pour me faire posséder la vérité : il s’impose comme l’ultime et peut-être même l’unique opérateur de mon ouverture à la vérité [24].

Tant que le sujet ne s’est pas laissé frapper par la beauté de Dieu (humilité), les exigences de la vie humaine paraîtront donc une loi inatteignable dans la mesure où le sujet ne l’aime pas ; mais lorsque le sujet se dépossède pour laisser la beauté chanter en lui (pauvreté) – et le modèle de la louange liturgique, premier opus de sa journée, lui en montre déjà le chemin –, il aime ce qui ne lui semble plus alors une loi mais une convocation grâcieuse et une ouverture vers ce qu’il aime (obéissance à ce qui en lui l’appelle et l’exhausse). La fin de la règle est en ce sens exemplaire, réalisant un arc « amour, beauté, excellence » dont la clef de voûte est cette pulchritudo même – entraînant unité et bonté comme des attributs a posteriori redécouverts – permettant de transgresser la lex humaine pour accéder à la gratia divine :

Donet Dominus, ut observetis haec omnia cum dilectione, tamquam spiritalis pulchritudinis amatores et bono Christi odore de bona conversatione flagrantes, non sicut servi sub lege, sed sicut liberi sub gratia constituti [25].

On voit d’ailleurs bien ici que la règle n’est pas une incitation à vouloir le beau ou le bien, mais avant tout une incitation à se dessaisir pour laisser advenir la grâce (« Donet Dominus, ut observetis… »). Là est le porche de la vita beata, franchi par la libération apportée par la pauvreté ; la volonté du sujet se trouve alors en effet transcendée par un don plus originaire :

Nam si quaeramus utrum Dei donum sit voluntas bona, mirum si negare quisquam audeat. At enim quia non praecedit voluntas bona vocationem, sed vocatio bonam voluntatem, propterea vocanti Deo recte tribuitur quod bene volumus, nobis vero tribui non potest quod vocamur [26].

Ainsi la règle ne se donne pas au moine mais lui donne Dieu [27]. Lorsqu’Augustin en vient du reste à parler de l’autorité du prieur, il est ainsi patent que l’appel de Dieu précède toujours toute volonté d’agir, en un entrelacs singulier entre établissement du sujet par l’autre (« praelatus sit vobis ») et établissement de ce même sujet par Dieu (« timore coram Deo substratus sit »), ce dernier moment étant non seulement antérieur au premier mais encore déterminant, vis-à-vis du premier, l’accès à l’autre :

Ipse vero qui vobis praeest, non se existimet potestate dominantem, sed caritate servientem felicem. Honore coram vobis praelatus sit vobis, timore coram Deo substratus sit pedibus vestris [28].

*

L’être accède donc à l’autre et au monde par son abandon à Dieu et par la libération subséquente opérée par le don de soi dans les vœux de pauvreté, humilité et obéissance – vus comme dessaisie de l’existence et structure de dépossession fondamentale laissant l’altérité advenir dans un sujet reconnaissant être toujours déjà fondé par elle. Il est clair que cette dépossession fondamentale constitue la matrice du déploiement ultérieur de la pensée augustinienne, par exemple sur la doctrine de la création :

La création ne vient pas au commencement, mais après et à l’intérieur de la louange, parce qu’elle seule peut et veut interpréter les choses visibles comme douées d’un commencement, donc comme créées. Il n’y aurait aucune possibilité de voir le monde comme le ciel et la terre créées par Dieu, si l’on ne consentait pas d’abord à louer Dieu comme Dieu. La louange déploie ainsi la condition de possibilité liturgique d’une reconnaissance de la création – même si, après coup et comme anachroniquement, on peut estomper la louange et poser la création comme un commencement ontique [29].

Mais il est tout aussi clair que la dépossession du sujet vers Dieu est donc déjà une dépossession opérée par Dieu et par conséquent en Dieu. Le sujet orant n’a pas de lieu pour accueillir Dieu, mais vient au contraire dans le lieu de Dieu donné par la dessaisie de la louange et des vœux monastiques – par conséquent le lieu de Dieu s’identifie-t-il à l’existence orante, ou pour le dire autrement est ouvert par elle dans la mesure où la pauvreté appelle un ab-an-don tissant l’entrelacs du don du sujet et de l’archi-don originaire de Dieu, où l’humilité confère la révélation pour le sujet de cette double structure de dépossession qui dé-couvre (littéralement) sa richesse ontique et où l’obéissance signe la valeur existentielle du don en plaçant résolument ce dernier hors de tout solipsisme possible. Il y a là accès au monde, en soi, par Dieu. Habiter son ici sans se déposséder pour ‘se laisser faire accéder’ à ce là-bas décentré qui est Dieu serait en revanche renoncer, dramatiquement, à trouver son lieu [30].

Philippe Richard, docteur ès-lettres et agrégé de lettres, chargé d’enseignement à l’Institut Catholique de Paris et à l’Institut supérieur de théologie de Nice, étudie les rapports entre littérature et mystique dans l’écriture romanesque de l’entre-deux guerres.

[1] Augustin, Commentaire sur les psaumes, « Psaume 144, 5 » : « ‘Tu es grand, Seigneur, et éminemment digne de louange’. […] Mais quand peut-on penser ce que l’on ne peut saisir ? […] Il dit ‘éminemment’, celui dont ‘la grandeur n’a pas de fin’, afin que tu ne commences pas à vouloir louer en pensant pouvoir aller au bout de la louange, alors même que sa grandeur ne peut avoir de fin ».

[2] J.-L. Chrétien, La voix nue. Phénoménologie de la promesse, Paris, Minuit, 1990, p. 7.

[3] Augustin, Confessions, XIII, 9 et 14 : « Un corps est poussé par son poids vers son lieu propre. Ce poids n’est pas seulement porté vers le bas mais vers son lieu propre. […] Mon poids, c’est mon amour ; où que je sois porté, c’est lui qui me porte ».

[4] Augustin, Confessions, X, 6 : « Et j’ai dit à tous ceux-là qui assaillent les portes de mes sens : ‘Dites-moi quelque chose de mon Dieu, vous qui ne l’êtes pas, dites-moi quelque chose à son sujet’. Et ils m’ont crié à pleine voix : ‘C’est lui qui nous a faits’. En les contemplant je les interrogeais ; et en resplendissant de leur beauté ils me répondaient ».

[5] Augustin, Regula ad servos Dei, II, § 1 et 3 : « Soyez assidus à la prière aux heures et aux moments prescrits. Que personne ne fasse dans l’oratoire que ce pourquoi il a été construit et d’où il tire son nom […]. Lorsque vous priez Dieu par des psaumes et des hymnes, que soit psalmodié dans votre cœur ce qui est proféré par votre bouche. Et ne chantez que ce que vous lisez devoir être chanté ; ce qui n’est pas inscrit pour l’être, ne le chantez pas ».

[6] M. Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 220.

[7] J.-L. Chrétien, Saint Augustin et les actes de paroles, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 2002.

[8] H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 1991, p. 316.

[9] Augustin, Commentaire sur les psaumes, « Psaume 55, 7 » : « Donc ‘en Dieu je louerai mes paroles’ ; mais si c’est ‘en Dieu’, pourquoi dire ‘mes [paroles]’ ? Tout est aussi bien en Dieu qu’en moi. ‘En Dieu’ parce qu’elles viennent de lui ; ‘miennes’ parce que je les ai reçues. Lui-même en me les donnant a voulu qu’elles fussent à moi, aimant dès toujours celui à qui elles sont ; parce qu’elles sont venues de lui à moi, elles sont devenues miennes ».

[10] J.-L. Chrétien, L’appel et la réponse, Paris, Minuit, coll. « Philosophie », 1992, p. 9 (to kalon, le beau, et kalein, appeler, aurait philosophiquement même origine).

[11] Augustin, Regula ad servos Dei, I, § 1 et 2 : « Voici donc ce que nous vous prescrivons d’observer dans le monastère où vous êtes établis. D’abord, et c’est bien pour cela que vous êtes rassemblés en un seul corps, c’est que vous viviez comme une seule âme dans la maison et que vous n’ayez qu’un cœur et qu’une âme en Dieu ».

[12] J.-L. Chrétien, L’inoubliable et l’inespéré, Paris, Desclée de Brouwer, 1991, p. 153.

[13] J.-F. Lyotard, La confession d’Augustin, Paris, Galilée, 1998, p. 46 : « en authentique sacrifice, la confession fait contre-don à celui qui donna d’abord et toujours donne ».

[14] Augustin, Commentaire sur les psaumes, « Psaume 26, 2, 1 » .

[15] Augustin, Confessions, X, 27 : « Tard je t’ai aimée, magnificence si ancienne et si neuve, tard je t’ai aimée ! Et voici que tu étais à l’intérieur et moi à l’extérieur, et je te cherchais là, dans cette beauté que tu as formée, et j’en devenais difforme. Tu étais avec moi et moi je n’étais pas avec toi ».

[16] Augustin, Regula ad servos Dei, I, § 4 et 5 : « Ceux qui possédaient quelque chose à l’extérieur, à partir du moment où ils sont entrés à l’intérieur, doivent accepter volontiers que tout cela soit désormais commun. Et ceux qui n’avaient rien n’ont pas à chercher à l’intérieur ce qu’à l’extérieur ils n’avaient pu posséder. Qu’on leur donne toutefois ce que requiert leur mauvaise santé, même si auparavant leur pauvreté les empêchait de se procurer le nécessaire ».

[17] Augustin, De vera religione, XXXIX, 72 : « Si tu as trouvé ta nature muable, transcende-toi aussi toi-même. Mais souviens-toi que quand tu te transcendes, tu transcendes ton âme raisonnante. Porte-toi donc vers le point d’où resplendit la lumière rationnelle ».

[18] On pensera par ailleurs à la formule de saint Bernard « ne seipsum diligat homo nisi propter Deum » (l’homme ne s’aime plus que pour Dieu) qui marque comme l’épure du terme envisagé ici pour le sujet religieux orant par saint Augustin (De diligendo Deo, Paris, Cerf, 1993, SC 393, p. 129).

[19] Augustin, De beata vita, IV, 35 : « Telle est la vie bienheureuse : connaître pieusement et parfaitement celui qui te conduit à la vérité, cette vérité même dont tu jouis ».

[20] H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 316.

[21] Augustin, Confessions, II, 6, 13 et IV, 13, 20 : « … et il n’est rien de plus salutaire que d’aimer cette vérité belle et lumineuse entre toutes, celle-là même qui est tienne. […] Est-ce que nous aimons quelque chose s’il n’a pas la beauté ? »

[22] J.-L. Marion, Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 2008, p. 196 ; l’auteur cite à ce propos une intéressante remarque du philosophe : « etiam vera dicentes philosophos transgredi debui prae amore tuo, mi pater summe bone, pulchritudo puchrorum omnium » (j’ai dû transgresser les philosophes, même lorsqu’ils disaient vrai, pour préférer ton amour, ô mon père suprêmement bon, beauté de toutes beautés) – Confessions, III, 6, 10.

[23] Augustin, Regula ad servos Dei, V, § 2 : « Ainsi, il convient que personne ne travaille pour soi, mais que tous vos travaux se fassent en commun, avec plus d’empressement, de constance et de zèle que si chacun s’occupait exclusivement de ses propres affaires. La charité en effet, comme il est écrit, ne recherche pas ses intérêts ; cela veut dire qu’elle fait passer ce qui est commun avant ce qui est personnel, et non ce qui est personnel avant ce qui est commun. Il est clair que plus vous aurez souci du bien commun avant votre bien propre, plus vous découvrirez combien vous avez progressé ; donc dans l’usage de toutes ces choses nécessaires qui passent, que domine la charité, elle qui demeure ».

[24] J.-L. Marion, Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, op. cit., p. 197.

[25] Augustin, Regula ad servos Dei, VIII, § 1 : « Puisse le Seigneur vous donner d’observer toutes ces choses avec amour, en êtres épris de beauté spirituelle et dont l’excellence de la vie exhale l’excellent parfum du Christ, non comme des esclaves sous le régime de la loi, mais en hommes libres sous le régime de la grâce ». Cf. aussi Commentaire sur les psaumes, « Psaume 7, 16 » : « ‘Jugum enim meum lene est et onus meum leve’. Non enim poterit labor finiri, nisi hoc quisque diligat quod invito non possit auferri » (‘Mon joug est facile et mon fardeau léger [à porter]’. En effet, aucun travail ne peut être achevé si ce n’est par quelqu’un qui aime ce dont il ne pourrait venir à bout contre son gré).

[26] Augustin, De diversis quaestionibus ad Simplicianum, II, 12 : « Car si nous demandons si une volonté bonne est un don de Dieu, il serait étonnant que quelqu’un ose dire le contraire. Mais en effet, parce que la volonté bonne ne précède pas l’appel mais l’appel la volonté bonne, nous attribuons justement le fait que nous voulions bien à Dieu qui nous appelle, vu qu’il n’est pas possible que nous soit attribué à nous le fait d’avoir été appelés ». Cf. aussi De correptione et gratia, VIII, 17 : « Voluntas quippe humana non libertate consequitur gratiam, sed gratia potius libertatem » (Car la volonté de l’homme n’obtient pas la grâce par sa liberté, mais sa liberté par la grâce).

[27] Denis Bost, Saint Augustin et la vie monastique, Paris, Publisud, 2000.

[28] Augustin, Regula ad servos Dei, VII, § 3 : « Et celui qui est à votre tête, qu’il ne s’estime pas heureux de dominer au nom de son autorité mais de servir par charité. Qu’il soit pour vous le premier par l’honneur que vous lui accorderez, et qu’il soit à vos pieds par la crainte due à Dieu ».

[29] J.-L. Marion, Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, op. cit., p. 324-325. L’auteur parle même d’une reconstitution a posteriori de l’ordre cosmologique.

[30] Augustin, Confessions, X, 27, 38 et XII, 10, 10 : « Et ecce intus eras et ego foris, et ibi quaerebam. […] Non ego vita mea sim : male vixi ex me, mors mihi fui : in te revivisco » (Et voici que tu étais à l’intérieur et moi dehors, et je te cherchais ici. […] Il est clair que je ne suis pas, moi, ma propre vie : centré sur moi j’ai mal vécu, je fus une mort à moi-même : mais je revis en toi – nous soulignons).

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