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La théologie et l’esprit des mouvements contestataires

Cyrgue Dessauce , Tracey Rowland
Un long développement du livre Catholic Theology de Tracey Rowland [1] met en lumière les liens existant entre certains courants de la pensée catholique de l’après-Concile et les mouvements de contestation des années soixante, cristallisés en France par la révolte étudiante de mai 68. Cette influence se fit surtout sentir dans ce que Rowland appelle l’école de théologie « Concilium », du nom de la revue qui rassembla ses principaux acteurs. Ces extraits nous permettent de saisir certaines des caractéristiques majeures de cette école, qui a eu un impact très important sur la direction prise par l’Église dans cette période.

L’événement du concile Vatican II a eu l’effet de rendre obsolète l’idée que la théologique catholique était un système intellectuel monolithique. Les plus éminents des periti [2] conciliaires étaient tous d’accord sur ce point, mais au fur et à mesure qu’on s’avançait dans les années soixante, il devint clair que l’élite des théologiens de l’Église ne pouvaient se mettre d’accord que sur un point : leur opposition commune au ‘système monolithique’ préconciliaire, mais pas sur une nouvelle manière de procéder. Ces tensions furent à leur maximum au Congrès mondial de la théologie Concilium à Bruxelles en 1970. Beaucoup des periti européens étaient membres du comité éditorial de la revue Concilium fondée en 1965 par Anton van den Boogaard, Paul Band, Yves Congar, Hans Küng, Johann Baptist Metz, Karl Rahner et Edward Schillebeeckx. Juste avant le congrès de septembre 1970, Hans Küng avait publié son livre Infaillible ? Une interpellation. Karl Rahner ne l’aimait pas, et la proposition de Küng d’avoir un numéro de Concilium dédié au sujet de l’infaillibilité pontificale fut rejetée. Pendant le congrès, Rahner communiqua à Walter Kasper son avis négatif sur le travail de Küng, Kasper l’avait ensuite rapporté à ce dernier. [3] Plus tard, en novembre 1970, Rahner publiait ses critiques des idées de Küng dans la revue Stimmen der Zeit, déclarant dans cet article qu’il ne pouvait plus considérer Küng comme un penseur catholique mais devait juste le prendre en compte comme s’il était un protestant libéral, ou tout simplement un philosophe à tendance sceptique [4]. Des divergences fortes commençaient à apparaître dans les trajectoires théologiques de la génération des théologiens conciliaires.

Un des participants au congrès, Cornelius Ernst o.p., a publié un compte-rendu de son expérience de l’événement dans la revue New Blackfriars. Ernst s’y plaint que les organisateurs aient conçu le congrès comme un événement politique, un exercice pour faire pression sur les autorités de l’Église ; qu’ils aient écrit des résolutions avant même le début des rencontres et qu’ils aient essayé de les imposer au congrès malgré une forte opposition et une rancœur générale ; qu’il n’y ait pas eu de messe les jours de semaine ; que la messe du dimanche ait été différée pour le bénéfice des médias et dominée par un « chœur d’écoliers belges chantant des airs sautillants » ; et qu’en arrière-fond de ce panorama peu édifiant se trouvât une théorie sur la nature de la théologie elle-même. Selon Ernst, l’idée était que la fonction essentielle de la théologie était d’agir comme une critique de la société, ce qui comprend aussi cette société qu’est l’Église. C’était une vision de la théologie comme étant une praxis critique, une sorte d’analogue théologique de l’œuvre de l’École de Francfort de sociologie [5]. […] [6]]

Depuis sa fondation en 1965, la revue Concilium a été le porte-drapeau des théologiens catholiques cherchant à corréler la foi à des mouvements politiques contemporains, ou de re-contextualiser la foi en référence à la « conscience critique » d’une époque donnée. Dans sa déclaration de principe se trouve le paragraphe suivant :

Depuis 1965, par un discours critique et constructif, Concilium a contribué à introduire de nouvelles manières de faire la théologie. Nous voulons atteindre des lecteurs parmi tous les croyants et les personnes de bonne volonté, les responsables et membres des églises et mouvements sociaux, et les personnes dans les institutions dédiées ou simplement intéressées par la théologie. Nous cherchons à répondre aux signes de notre temps, aux aspirations pour une nouvelle humanité et l’intégrité de la création. Nous sommes solidaires de l’irruption des pauvres, des intuitions théologiques des femmes et des hommes à travers le monde, et surtout des peuples marginalisés. [7]

Ce que de Lubac, Balthasar et Ratzinger sont à la méthode théologique de la revue Communio, Karl Rahner, Edward Schillebeeckx et Johann Baptist Metz le sont à la méthode Concilium [8]]. Dans les premières années de la revue, Rahner était une figure de premier plan, mais Schillebeeckx fut le plus important des trois pour la génération suivante, celle des théologiens de l’école Concilium très influente aux Pays-Bas. […]

Il est vraisemblable que c’est l’ouverture ou la fermeture aux conceptions modernes de la rationalité qui est la marque la plus importante qui distingue la « théologie libérale ». Sous-tendant cette différence se trouvent des attitudes différentes envers l’enseignement magistériel et l’autorité de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Dans un article de 2012 pour Concilium, Agenor Brighenti a relevé que « un point de tension notable dans la théologie elle-même concerne le type de raison qui la sous-tend : est-ce une rationalité pré-moderne ou bien moderne ? Si la théologie veut être une science, dans le sens d’une discipline universitaire, elle doit prendre pour fondement la rationalité moderne. » [9] Il a ajouté que « étant donné que la science est faite dans les universités, cela doit être une anomalie pour le théologien d’avoir besoin d’un nihil obstat du magistère pour faire de la théologie dans les universités de l’Église. » [10]

Bien que l’idée d’exiger un nihil obstat pour quelque chose censé être défendu en référence à une « conception moderne de la rationalité » est en effet plutôt comique, voire absurde, le principe que les théologiens doivent « prendre pour fondement la rationalité moderne » est en revanche loin d’être universellement accepté. Presque tous les thomistes et les théologiens du style Communio, et même beaucoup de théologiens de la libération ont un avis différent et refusent d’aborder le travail théologique en consentant aux exigences des conceptions modernes de la rationalité. Le théologien américain de style Communio Larry Chapp a ainsi résumé la trajectoire de ce qu’il classifie comme étant la « théologie libérale », ou que l’on pourrait aussi appeler « la théologie qui est entreprise en référence aux canons modernes de la rationalité » :

[Gotthold Ephraim] Lessing soutenait que les évènements historico-contingents étaient des vaisseaux inadéquats pour les vérités universelles et intemporelles de la raison. Dans le sillage de cette critique, la philosophie critique questionnera la validité de la révélation historique qui revendique une immunité à l’intuition historiciste que tout savoir – et donc le savoir religieux – est conditionné culturellement. Ainsi, la soi-disant “herméneutique du soupçon” s’engage dans la déconstruction de la tradition jadis normative, pour la reconstruire selon les canons modernes de la rationalité. La théologie libérale est, de ce fait, caractérisée par une méfiance profonde des particularités de la révélation, et une méfiance encore plus profonde envers les particularités de la médiation ecclésiale de cette révélation. Le résultat en est la quête libérale de distiller l’essence de la révélation en appliquant aux “médias” variés de la révélation (l’Écriture, l’Église) le solvant de l’abstraction critique, en espérant ainsi finalement découvrir la vérité résiduelle qui aurait résisté. [11]

À partir du milieu des années soixante, des vagues continuelles d’articles universitaires sont apparues appliquant au contenu de la Révélation le solvant de l’abstraction critique, avec pour effet de déconstruire l’un ou l’autre élément de la doctrine ou de la pratique catholiques. Après 1989, quand la modernité et ses canons de la rationalité ont cessés d’être en vogue, les projets de déconstruction ont continué à un rythme soutenu en se référant à un foisonnement de philosophies postmodernes. L’effet cumulé a été qu’il est devenu difficile de distinguer les théologiens catholiques et leurs projets, de la nouvelle gauche et des philosophes post-modernes et leurs projets. […]

Dans son essai, The Spirit of Vatican II : Western European Progressive Catholicism in the Long Sixties [12], Gerd-Rainer Horn a effectué une étude sur la formation et les origines chrétiennes, majoritairement catholiques, d’une grande partie des intellectuels de la nouvelle gauche. Dans un chapitre, « De séminaristes à militants étudiants radicaux », sous-titré « Le christianisme caché des meneurs des mouvements étudiants radicaux », Horn a relevé que les meneurs radicaux de la génération 68 ayant eu l’impact le plus fort n’étaient généralement pas simplement catholiques ou calvinistes de nom, comme l’on aurait pu s’y attendre, mais dans un grande nombre de cas des personnes ayant commencé des études en vue du sacerdoce catholique ou du ministère protestant, avant d’abandonner la foi chrétienne pour des formes variées de marxismes. De plus, en Belgique et aux Pays-Bas c’étaient les institutions universitaires catholiques (et non protestantes ou laïques) qui étaient les centres du radicalisme de la nouvelle gauche. Bien que ce soit les manifestations étudiantes dans les amphithéâtres de la Sorbonne en mai 1968 qui sont devenus emblématiques des mouvements radicaux étudiants de la nouvelle gauche, ce radicalisme avait en fait commencé son cours en Europe à l’Université catholique de Louvain en mai 1966, deux années avant son irruption à Paris. […]

De toutes les philosophies en vogue à l’époque, la plus influente dans le réseau des théologiens Concilium a été la Théorie critique de l’Institut de Recherche Sociale de l’École de Francfort. Les principes fondamentaux de la Théorie critique ont été exposés par Max Horkheimer dans Zeitschrift für Sozialforschung (Revue pour la recherche sociale), et la plupart de ses articles ont été republiés en 1968 sous le titre Kritische Theorie (Théorie critique). L’historien de la théorie marxiste, Leszek Kołakowski, a décrit la pensée de Horkheimer comme étant « pénétrée du principe marxiste que les idées philosophiques, religieuses et sociologiques peuvent seulement être comprises en relation aux intérêts de différents groupes sociaux (mais il ne dit pas que tout ‘en fin de compte’ puisse se réduire aux intérêts de classe), et ainsi la théorie est une fonction de la vie sociale. » [13] Ainsi, les « faits » n’existent pas – « la perception ne peut pas être isolée de sa genèse sociale ; à la fois elle et ses objets sont des produits sociaux et historiques » – et « les faits établis sont en partie déterminés par la praxis collective des êtres humains qui ont conçus les outils conceptuels utilisés par l’enquêteur. » [14] Finalement, « les objets tels que nous les connaissons sont en partie le produit de concepts et de la praxis collective, que les philosophes, ignorants son origine, réifient par erreur en une conscience transcendantale pré-collective. » [15] En résumé, William L. Portier a conclu : « La Théorie critique cherche à utiliser une des idées fondamentales de la tradition marxiste… que l’interprétation de n’importe quelle tradition implique probablement des distorsions systématiques de la communication en faveur des intérêts de ceux qui ont le pouvoir et le privilège social. » [16]

Il y a d’autres chefs de file de l’École de Francfort comme Theodor Adorno, Herbert Marcuse, et Jürgen Habermas. Habermas a commencé ses études sous Adorno et Horkheimer et a ensuite complété son Habilitationsschrift sous le théoricien politique marxiste Wolfgang Abendroth à l’Université de Marbourg. Adorno critiquait l’existentialisme comme étant « bourgeois » et avec Horkheimer en 1944 il avait publié Dialektik der Aufklärung (La Dialectique de la raison), qui attaqua violemment l’idéal de la raison comme outil d’émancipation humaine. Ils considéraient l’universalité des idées telles qu’elles étaient développées par la logique discursive, la pratique générale de la raison déductive, et la construction de systèmes, comme étant particulièrement oppressive. Ils étaient aussi critiques vis à vis de la commercialisation de l’art. Herbert Marcuse est devenu célèbre pour la publication en 1964 de L’Homme unidimensionnel, qui proposait une critique poussée de la culture capitaliste, et surtout de l’asservissement de « l’homme moderne » aux dynamiques du marché. Jürgen Habermas est surtout connu pour sa Théorie de l’agir communicationnel dans laquelle il tente un sauvetage partiel de la foi en la raison qui fut celle du dix-huitième siècle, en dépit des condamnations de Horkheimer et Adorno, tout en étant d’accord avec eux pour dire que les conceptions de la rationalité, telles qu’elles étaient développées dans l’environnement post-kantien, n’ont pas conduit à l’émancipation humaine promise par rapport aux forces sociales oppressives, mais se sont simplement mêlées aux systèmes d’oppression.

Sans s’attarder sur les complexités de la Théorie critique , les contributions spécifiques de chacun de ses partisans majeurs, et leurs débats internes, il nous suffit de relever que quand le « dialogue avec le monde » était au sommet de l’agenda théologique des années soixante et soixante-dix, et quand les penseurs catholiques ont cherché autour d’eux pour trouver « le monde », les philosophes de l’École de Francfort étaient l’équipe la plus en vue avec laquelle ils pouvaient converser.

Dans son article « Théologie et Praxis » publié en 1973, Charles David décrit ainsi l’attrait de la Théorie critique de l’École de Francfort sur les théologiens belges et hollandais de l’époque :

Une conséquence fondamentale pour eux de leur acceptation de l’unité marxiste de la théorie et de la praxis était la conviction que l’identité permanente à travers le temps de la foi chrétienne ne pouvait pas être présupposée… Ils rejettent un système théorique d’identité. Il n’y a pas de centre de référence purement théorique, qui pourrait servir d’une manière abstraite et spéculative comme norme de l’identité. La vérité n’existe pas encore ; elle ne peut pas être atteinte par l’interprétation, mais doit être produite par le changement. Ainsi pour ces théologiens, la foi est formée, au sens fort, dans l’histoire par la praxis. La praxis n’est pas l’application d’une vérité déjà connue ou la mise en acte d’un idéal transhistorique ; elle est ce processus dans et par lequel on peut connaître la réalité présente et les possibilités futures. Si la foi est formée par la praxis, elle doit renoncer à sa prétention a priori d’être universelle et identique à travers le temps.
Cependant, si la constitution de la foi par la praxis est acceptée de manière cohérente, cela implique la destruction de la théologie dans son acceptation actuelle d’articulation de l’auto-compréhension immanente de la foi. La théologie perd ses délimitations de discipline intellectuelle indépendante, car le seul contexte approprié pour l’énonciation consciente de la praxis est une théorie du développement de la société dans tout ce qui la constitue. Incluse dans une telle théorie exhaustive serait une critique de la conscience théologique, remplaçant la théologie en tant que science indépendante. [17]

Dans le paragraphe final de son article, Davis indique la portée de cette appropriation de la Théorie critique par une question rhétorique : « Est-ce que la théologie, comme le dit Schillebeeckx, est la conscience critique d’elle-même de la praxis chrétienne, ou est-ce que [Leszek] Kołakowski a raison quand il dit : ‘Car la théologie prend pour point de départ la croyance que la vérité nous a déjà été donnée, et son effort consiste non pas en une altération de la réalité mais en une assimilation de quelque chose qui est déjà là tout entier’. » [18] […]

En tant que dominicain et intellectuel, Schillebeeckx était à ses débuts un thomiste, mais il devint par la suite partisan du projet des Lumières. Il écrivait ainsi :

Une des conséquences les plus importantes de cette dynamique d’émancipation, qui commença avec les Lumières et s’est poursuivi continuellement depuis, a été que l’autorité ainsi que toutes les traditions, les institutions et les normes ne peuvent plus être justifiées du simple fait qu’elles existent déjà dans la société. Elles peuvent seulement être justifiées à la lumière de la raison humaine. La raison éclairée est devenue le principe de la communication libre et non-violente, qui rejette tout ce qui est répressif ou opprimant dans la société, et fournit les moyens de résoudre tous les conflits humains et les contradictions… Par ailleurs, la faculté critique chrétienne ne s’est pas construite directement à partir de la Bible ou de la théologie, mais indirectement, via le raisonnement humain. [19]

En parlant des penseurs de l’École de Francfort, Schillebeeckx a écrit :

L’on ne peut pas nier que les chrétiens qui essayent d’adapter l’Église à une société moderne qu’ils n’ont pas encore soumis à un examen critique ont beaucoup à apprendre de ces théories critiques, qui ont mis en lumières un si grand nombre de formes d’inhumanités causées par le système social actuel. L’Église devrait par-dessus tout être attentive à la juste objection que ces tentatives non-critiques sont en fait une légitimation du statu quo dans la société. [20]

Selon Habermas, le principe fondamental des Lumières est que « la science est tenue de respecter le principe que toute discussion doit être libre des structures de pouvoir établies, et ne se soumettre à aucun autre principe. » [21] Schillebeeckx était d’accord avec Habermas, et ceci a bien sûr eu un impact sur sa conception de la valeur qui doit être accordée à l’enseignement officiel du magistère et de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Dans ce contexte il écrivit :

Alors que l’Église avait, jusqu’à assez récemment, été jugée seulement selon des critères évangéliques ou théologiques, il a maintenant été reconnu qu’elle est une partie du tout complexe des structures institutionnelles de la société, et doit ainsi être soumise aux même critiques que les institutions telles que le parlement, le système légal, l’éducation d’état, et ainsi de suite, qui ont tous une part de responsabilité dans les maux affectant la société… C’est avant tout cette situation qui a rendu beaucoup de communautés chrétiennes critiques non seulement envers la société d’une manière générale, mais de l’Église institutionnelle en particulier. De considérer ceci comme une infiltration d’éléments anti-chrétiens et même démoniaques dans l’Église, c’est être aveugle aux « signes des temps » et a pour origine une fausse idéologie ou une mauvaise information. » [22]

Schillebeeckx poursuivit en affirmant que « les aspects spécifiquement chrétiens de cette critique de l’Église et de la société provient d’une nouvelle vision de Jésus de Nazareth et du Royaume de Dieu, souvent motivée par le travail intellectuel à des niveaux divers » et plus loin, qu’ « il est impossible de croire en un christianisme qui n’est pas un avec le mouvement pour émanciper l’humanité. » [23] Dans la conclusion de cet article, Schillebeeckx a tout de même intégré une mise en garde : « la communauté critique chrétienne doit toujours demeurer consciente des limites de la raison critique de l’homme », mais il n’a pas proposé d’analyse sur pour établir quelles sont ces limites, étant entendu que toute référence à l’autorité de la Tradition, ou, dans le sens ecclésial fort, à l’autorité du Magistère, serait contraire au projet de la « Raison éclairée » qu’il souhaite par ailleurs défendre.

Dans The Understanding of Faith, Schillebeeckx a proposé trois critères comme étant des tests d’orthodoxie : le critère de la norme proportionnelle, de l’orthopraxie et celui de la réception par le Peuple de Dieu tout entier. Schillebeeckx a défini le premier critère comme étant « une certaine proportion dans laquelle les expressions ultérieures (dans leurs contextes différents) se trouvent au regard de l’intentionnalité de la foi telle qu’elle est déterminée intérieurement par le mystère du Christ. » [24] Cette définition est particulièrement opaque. Erik Borgman, un ancien élève de Schillebeeckx, a décodé cette affirmation comme signifiant que « ce qui est normatif, du point de vue de la foi, ne sont pas les paroles et les actes de Jésus, mais la relation entre les paroles et actes de Jésus d’un côté et leur contexte de l’autre. Nous ne demandons pas ici et maintenant aux fidèles d’imiter ce que Jésus a dit ou fait, mais plutôt d’agir vis à vis de leur contexte comme Jésus l’a fait par rapport au sien. » [25] Selon Borgman, Schillebeeckx a emprunté cette idée au théologien de la libération Clodovis Boff. [26] Concernant l’orthopraxie, il écrit que « ce n’est pas la conséquence d’une unité de foi communautaire antérieurement donnée, mais la manière dans laquelle cette unité communautaire et cette conviction sont réalisées. » [27] Pour ce qui est de la réception « du Peuple de Dieu tout entier », Schillebeeckx ne dit pas quel pourcentage de catholiques doit être d’accord sur un point pour qu’il soit classé comme ayant reçu assentiment du « Peuple de Dieu tout entier » ; il dit simplement qu’une partie de l’Église, une région, peut être un locus theologicus pour le reste de l’Église. Dans cette liste de critères, l’autorité magistérielle de l’Église, et en particulier le ministère pétrinien comme il est parfois nommé, n’apparaissent pas. Quand Schillebeeckx traite de la question de l’autorité magistérielle il envisage qu’elle pourrait fonctionner comme un moyen de communication dans la communauté catholique, comme un « régulateur » des usages du langage théologique et comme une autorité décisionnelle dans des circonstances où « quelqu’un exprime certaines opinions sur la foi dans une situation particulière avec ses conditions historiques propres. » [28] Conçu de cette manière, le pape devient une sorte de présentateur de jeu télévisé avec la responsabilité d’être modérateur de débats. […]

Dans son essai « L’expérience selon Schillebeeckx : la force motrice de la foi et de la théologie », Boeve a écrit que le but de Schillebeeckx était de construire une « théologie actuelle et plausible dans un contexte moderne en procédant d’un dialogue critique avec ce contexte », ce qui a conduit à une « théologie herméneutico-critique, orientée vers la praxis, qui place les chrétiens au cœur d’une lutte d’émancipation et de libération de l’humanité pour une société plus juste et humaine. » [29]Dans cette analyse, Boeve a relevé la grande proximité entre les projets de Schillebeeckx et de Metz. [30]] Les deux sont très tournés vers le monde.

Boeve approuve ces projets mais relève aussi le fait sociologique qu’entre la fin des années soixante et la fin des années quatre-vingt l’attitude de l’avant-garde intellectuelle européenne est passée d’un accueil enthousiaste de la culture de la modernité, à celle d’une opposition à celle-ci. Après la chute du mur de Berlin en 1989, les universitaires de la nouvelle gauche ont abandonné le marxisme pour une variété de philosophies postmodernes, et les théologiens catholiques qui avaient pour projet de corréler la foi à la culture de la modernité selon les canons modernes de la rationalité se sont retrouvés avec un bébé dans les bras dont personne ne voulait.

Tout en acceptant les critiques postmodernes de la modernité, et concluant par-là que le projet de Gaudium et spes de réconcilier le christianisme et la modernité doit être abandonné, Boeve veut tout de même préserver ce qu’il appelle la méthode de Gaudium et spes, qu’il définit comme l’entrée dans la conscience critique d’une époque donnée. La conscience critique est maintenant postmoderne plutôt que moderne. Plutôt que de corréler la foi catholique à la culture de la modernité, le projet de Boeve est de re-contextualiser la foi par rapport à la culture de la postmodernité. Ceci est cohérent avec ce que Borgman a identifié comme étant le principe de Schillebeeckx que « nous ne demandons pas ici et maintenant aux fidèles d’imiter ce que Jésus a dit ou fait, mais plutôt d’agir vis à vis de leur contexte comme Jésus l’a fait par rapport au sien. » [31] Ce n’est pas le contenu qui importe, mais le mode de contextualisation. […]

Conclusion du traducteur

Ces extraits de Catholic Theology permettent de mesurer l’influence de l’esprit des mouvements contestataires des années soixante sur la pensée catholique. Des théologiens du meilleur niveau prirent pour cadres conceptuels de leur réflexion des philosophies alors en vogue, en particulier le marxisme et la Théorie critique , mais aussi les pensées post-modernes. Cela est d’autant plus frappant que ces philosophies sont fondées sur quantité de présupposés manifestement incompatibles avec la foi. Une anecdote d’un prêtre du diocèse de Marseille peut nous servir pour illustrer l’impact que ces théologies imprégnées par l’esprit de l’époque ont pu avoir sur de nombreux chrétiens. En 1978, alors qu’il discernait encore sa vocation, il se promenait un jour avec un ami prêtre quand celui-ci fut abordé avec enthousiasme par un jeune homme qui le connaissait et lui demanda : « Ça tombe bien, vous allez pouvoir m’aider. Je me demande ce que nous devenons au moment de la mort ! » Celui-ci répliqua net avec autorité : « Ne pense pas à ce qui se passera après la mort, pense à transformer ce monde ! » [32] Il est ainsi aisé de concevoir comment l’adoption de cadres conceptuels inconciliables avec la foi n’a pas eu seulement un impact intellectuel, mais a bien réorienté une grande partie la dynamique intérieure de l’agir de chrétien. D’un mouvement tourné vers Dieu et son royaume eschatologique, il est devenu, comme le dit Rowland, un élan « tourné vers le monde ».

Tracey Rowland est membre de la Commission Théologique Internationale et professeur de théologie à l’Université de Notre Dame (Australie). Auteur de deux livres sur la pensée de Benoît XVI.

Cyrgue Dessauce, né en 1989, étudiant à la Sorbonne, prépare une thèse de philosophie sur les penseurs anglo-saxons qui explorent aujourd’hui à nouveaux frais la logique aristotélicienne.

Tracey Rowland

[1] T. Rowland, Catholic Theology, T & T Clark, London, 2017. [Note du traducteur : Ce livre offre un panorama des diverses facettes de la théologie catholique de la fin du XIXe siècle à nos jours, à la fois pour le grand public éclairé, mais surtout pour les étudiants de théologie catholique qui n’auraient pas autrement accès à un tel point de vue. La rigueur, l’érudition, mais aussi la capacité manifeste de sentire cum Ecclesia de Rowland en font un ouvrage de référence.]

[2] Periti : nom latin donné aux « experts », théologiens professionnels dont étaient entourés les évêques [Note de la Rédaction].

[3] H. Küng, Disputed Truth : Memoires, vol. 2, Bloomsbury, London, 2008, p. 157-158. [Traduction française : Küng, H., Une vérité contestée : Mémoires, Tome 2 1968 – 1980, Éditions du Cerf, Paris 2010].

[4] Ibid. p. 158.

[5] Ernst, C., « The Concilium World Congress », New Blackfriars, n°51 (607), Décembre 1970, p. 555-560 (558).

[6] [Note du traducteur : ici se termine un extrait du chapitre 3 de Catholic Theology, le reste l’article est issu du chapitre 4. Rowland poursuit ce premier passage en écrivant qu’à l’époque du congrès Concilium, Hans Urs von Balthasar, Joseph Ratzinger et Marie-Joseph Le Guillou planifiaient déjà la fondation de la revue Communio, qui aurait lieu en 1972.

[7] Disponible sur le site internet officiel de Concilium en langue anglaise, ( www.concilium.in ), consulté le 16 février 2018.

[8] [Note du traducteur : Dans Catholic Theology, Rowland divise la théologie contemporaine en quatre catégories approximatives : les thomismes, la méthode de la revue Communio, la méthode de la revue Concilium, et les pensées issues ou proches de la théologie de la libération.

[9] Brighenti, A., « Church, Theology, and Magisterium in Latin America », Concilium n°2 (2012), p. 39-50 (43).

[10] Ibid. p. 44.

[11] Chapp, L., « Revelation » dans The Cambridge Companion to Hans Urs von Balthasar, éditeurs Edward T. Oakes et David Moss, Cambridge University Press, Cambridge, 2005, p. 11-24.

[12] Horn, G.-R., The Spirit of Vatican II : Western European Progressive Catholicism in the Long Sixties, Oxford University Press, Oxford, 2015, p. 260-261.

[13] L. Kołakowski, Main Currents of Marxism Vol III, Clarendon Press, Oxford, 1978, p. 347.

[14] Ibid. p. 353.

[15] Ibid. p. 353.

[16] W. L. Portier, ‘Interpretation and Method’, dans Robert J. Schreiter et Mary Catherine Hilkert (éditeurs), The Praxis of Christian Experience : An Introduction to the Theology of Edward Schillebeeckx, Harper and Row, San Francisco, 1989, p. 18-35 (26).

[17] C. Davis, ‘Theology and Paxis’, Cross Currents 23(2) (Summer 1973), p. 154-68 (167).

[18] Ibid. p. 167.

[19] E. Schillebeeckx, ‘Critical Theories and Christian Political Commitment’, Concilium N°4(9) (Avril 1973), p. 48 – 61 (49).

[20] Ibid. p. 50-51.

[21] J. Habermas, Protestbewegung und Hochschulreformen, Suhrkamp Verlag, Frankfurt, 1969, p. 245.

[22] E. Schillebeeckx, ‘Critical Theories and Christian Political Commitment’, p. 54.

[23] Ibid. p. 54-5.

[24] E. Schillebeeckx, The Understanding of Faith : Interpretation and Criticism, Sheed and Ward, London, 1974, p. 62.

[25] E. Borgman, ‘Gaudium et spes : The Forgotten Future of a Revolutionary Document’, Concilium N°4 (2005), p. 54.

[26] E. Borgman, ‘‘Theology as the Art of Liberation’ — Edward Schillebeeckx’s Response to the Theologians of the EATWOT’, Exchange, N°32(2) (2003), p. 98–108 (100).

[27] E. Schillebeeckx, The Understanding of Faith, p. 68.

[28] Ibid. p. 74–75.

[29] L. Boeve dans L. Boeve et L. P. Hemming (éditeurs), Divinizing Experience, Peeters, Leuven, 2004, p. 200.

[30] [Note du traducteur : Johann Baptist Metz est un autre pilier de l’école de théologie Concilium dont traite Rowland dans ce chapitre. Il fut particulièrement influencé par le marxisme, via le philosophe Ernst Bloch. Le troisième auteur que Rowland considère comme un des piliers fondamentaux de cette école est Karl Rahner. Mais contrairement aux deux autres, les motivations théoriques de sa pensée se trouvent plutôt dans considérations épistémologiques et métaphysiques, que des soucis de réforme politique et culturelle. Ici, seul le traitement de Rowland d’Edward Schillebeeckx a été choisi pour figurer, par manque de place, mais aussi car il semble être le plus emblématique des trois pour illustrer l’influence des mouvements contestataires des années soixante sur une partie importante de la pensée catholique. Lieven Boeve est un théologien Concilium contemporain, et professeur à la Katholieke Universiteit Leuven.

[31] E. Borgman, ‘Gaudium et Spes : The Forgotten Future of a Revolutionary Document’, Concilium N°4 (2005), p. 48-56 (54).

[32] M.-M. Zanotti-Sorkine, Homme et Prêtre, Ad Solem, Paris, 2011, p. 154. Le chapitre 5 de cet ouvrage contient plusieurs autres anecdotes illustrant avec vivacité les effets concrets de cette tendance théologique. L’histoire de cette époque n’ayant pas encore été écrite, cela peut constituer un témoignage de valeur pour ceux qui ne l’ont pas connue.

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