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La vérité de la foi ou la foi en la vérité ?

P. Michel Gitton

Commençons par poser une question simple : la foi chrétienne a-t-elle besoin d’être vraie ? Qu’apporte à notre adhésion au Christ la revendication de vérité – qu’on va entendre provisoirement au sens d’un référent extérieur, d’une réalité indépendante de nous et qui est censée coïncider ou pas avec nos convictions ? Ne suffit-il pas à la foi d’être sincère ?

La foi a-t-elle besoin d’avoir raison ?

Il ne manque pas de bonnes raisons pour nous convaincre que cette requête de vérité est, non seulement superflue, mais même dangereuse pour la qualité de la foi. Le croyant qui va chercher une confirmation à l’extérieur de sa foi est comme l’amant qui voudrait s’assurer de la sincérité de sa maîtresse en interrogeant des tiers. Le projet de mesurer chaque article de la foi à l’aune des certitudes objectives dictées par la raison commune a un nom : c’est le rationalisme, condamné par l’Église. Et si le croyant, partant à l’inverse de sa conviction que tout est vrai dans le dépôt de la foi, prétend le démontrer aux autres et à lui-même, il y a gros à parier que, pour arriver à ce résultat, il ne sera pas trop délicat sur les arguments à employer et qu’il fera flèche de tout bois pour arriver à ses fins. Cette « vérité » instrumentalisée pour les besoins de la cause n’est pas très sérieuse.

Mais, plus gravement, la prétention à LA vérité n’est-elle pas le ressort secret de toutes les intolérances ? Si j’ai la vérité, c’est que les autres ne l’ont pas ou pas totalement. Au niveau des énoncés, on ne peut tenir à la fois que Jésus est le Fils égal au Père, et que Dieu ne peut ni engendrer, ni être engendré. Une proposition exclut l’autre et donc, s’il y a une « vraie foi », c’est qu’il y en a de « fausses », qu’il faut combattre ou au moins réfuter.

Et puis de quelle vérité parle-t-on ? La vérité a plusieurs visages selon que l’on l’aborde par le raisonnement ou par une vérification fondée sur des faits : autre est la vérité des mathématiques, autre celle des sciences expérimentales, autre celle de l’histoire, autre celle de la psychologie. Pour établir les unes et les autres, les procédures sont différentes : si, pour certaines, le raisonnement suffit (la philosophie et les mathématiques), pour d’autres, la vérification des faits est nécessaire, mais cette vérification elle-même varie selon qu’il s’agit de faits reproductibles en laboratoire ou de témoignages a posteriori que l’on recueille sur un événement du passé. Or la foi présente d’emblée un statut curieux : en même temps qu’elle affirme des vérités éternelles, elle a partie liée avec l’histoire, c’est-à-dire avec des données de fait qui sont forcément contingentes : l’Incarnation à Bethléem dans le sein d’une vierge, la Résurrection corporelle, etc., se veulent des événements et pas seulement des affirmations métaphysiques, elles n’ont pas toujours existé, elles auraient pu ne pas être, et pourtant ce sont elles qui sont à la base du Credo et sont même censées en démontrer la vérité : « si le Christ n’est pas ressuscité, notre foi est vide. » (1 Co 15, 14)

On comprend que certains aient voulu couper court à ce qui leur semblait une faiblesse de la croyance des chrétiens, en refusant ces affirmations factuelles érigées en dogme. Paul-Louis Couchoud [1], dit-on, était prêt à réciter le Credo, à condition d’en retirer la mention de Ponce Pilate, qui signifiait pour lui la référence à l’histoire commune où on prétendait insérer l’histoire de Jésus-Christ.

Jean-Jacques Rousseau, dans La Profession de foi du vicaire savoyard, va plus loin en prouvant par le ridicule l’inconsistance de toute prétention des religions révélées à se fonder sur des signes repérables dans l’histoire (prophéties et miracles) :

Considérez, mon ami, dans quelle horrible discussion me voilà engagé ; de quelle immense érudition j’ai besoin pour remonter dans les plus hautes antiquités, pour examiner, peser, confronter les prophéties, les révélations, les faits, tous les monuments de foi proposés dans tous les pays du monde, pour en assigner les temps, les lieux, les auteurs, les occasions ! Quelle justesse de critique m’est nécessaire pour distinguer les pièces authentiques des pièces supposées ; pour comparer les objections aux réponses, les traductions aux originaux ; pour juger de l’impartialité des témoins, de leur bon sens, de leurs lumières ; pour savoir si l’on n’a rien supprimé, rien ajouté, rien transposé, changé, falsifié ; pour lever les contradictions qui restent, pour juger quel poids doit avoir le silence des adversaires dans les faits allégués contre eux ; si ces allégations leur ont été connues ; s’ils en ont fait assez de cas pour daigner y répondre ; si les livres étaient assez communs pour que les nôtres leur parvinssent ; si nous avons été d’assez bonne foi pour donner cours aux leurs parmi nous, et pour y laisser leurs plus fortes objections telles qu’ils les avaient faites !
Tous ces monuments reconnus pour incontestables, il faut passer ensuite aux preuves de la mission de leurs auteurs ; il faut bien savoir les lois des sorts, les probabilités éventives, pour juger quelle prédiction ne peut s’accomplir sans miracle ; le génie des langues originales pour distinguer ce qui est prédiction dans ces langues, et ce qui n’est que figure oratoire ; quels faits sont dans l’ordre de la nature, et quels autres faits n’y sont pas ; pour dire jusqu’à quel point un homme adroit peut fasciner les yeux des simples, peut étonner même les gens éclairés ; chercher de quelle espèce doit être un prodige, et quelle authenticité il doit avoir, non seulement pour être cru, mais pour qu’on soit punissable d’en douter ; comparer les preuves des vrais et des faux prodiges, et trouver les règles sûres pour les discerner ; dire enfin pourquoi Dieu choisit, pour attester sa parole, des moyens qui ont eux-mêmes si grand besoin d’attestation, comme s’il se jouait de la crédulité des hommes, et qu’il évitât à dessein les vrais moyens de les persuader.
Supposons que la majesté divine daigne s’abaisser assez pour rendre un homme l’organe de ses volontés sacrées ; est-il raisonnable, est-il juste d’exiger que tout le genre humain obéisse à la voix de ce ministre sans le lui faire connaître pour tel ? Y a-t-il de l’équité à ne lui donner, pour toutes lettres de créance, que quelques signes particuliers faits devant peu de gens obscurs, et dont tout le reste des hommes ne saura jamais rien que par ouï-dire ? (§§ 1061-3)

Notons bien qu’ici Rousseau ne s’oppose pas ici à la croyance raisonnable en Jésus, mais à la prétention de fonder toute une dogmatique sur des faits miraculeux érigés en preuve... et, accessoirement, à envoyer en enfer tous ceux qui refusent d’y souscrire !

Pointe déjà une autre faiblesse de cette prétention à la vérité universelle : l’ignorance ou le mépris pour toute éventuelle réfutation venue d’ailleurs. On sait que Popper a érigé en principe que le critère qui sert à distinguer ce qui est scientifique de ce qui ne l’est pas, est la possibilité même d’une « falsification », c’est-à-dire d’une procédure pour démontrer qu’une conjecture n’est pas recevable. Toute proposition non falsifiable n’est pas non plus vérifiable (Conjectures and Refutations, 1963). Cette exigence a servi tour à tour dans le débat avec le marxisme, puis avec la psychanalyse, qui se prétendaient (se prétendent ?) des savoirs englobants au point que l’objectant lui-même était suspecté par principe d’être situé dans le champ de la critique et de ne pouvoir donc accéder à un point de vue neutre et objectif.

Il peut sembler que le chrétien qui a la foi catholique et soutient que là est la vérité n’est pas loin d’une telle perspective, dans la mesure où « celui qui refuse de croire est déjà jugé » (Jn 3, 18) et où, par conséquent, le critique peut par le fait même déjà être suspecté d’un refus de la Lumière révélée. C’est pourquoi la prise en compte de l’objection venue d’ailleurs est souvent jugée dangereuse pour la foi des simples croyants et que des protections diverses ont été inventées au cours des âges pour l’en protéger (comme par exemple la mise à l’Index des mauvais livres). Seuls les plus savants sont considérés comme aptes à affronter les objections des incroyants du dehors. Pour les autres, le jugement de l’Église doit suffire. Rousseau peut alors ironiser : « L’Église décide que l’Église a droit de décider. Ne voilà-t-il pas une autorité bien prouvée ? » (La Profession de Foi..., 1076)

Mariage contre nature ou harmonie préétablie ?

Tous ces malheurs ne sont-ils pas venus du mariage contre nature entre la foi et la vérité ? Ne demandons pas à la foi de s’imposer au plan de la vérité et de rivaliser avec la science (beaucoup plus solide sur son terrain) ou avec les autres religions, apprenons d’elle seulement comment vivre, comment aimer. Et s’il y a une vérification, celle-ci ne pourrait guère venir que du signe que nous a indiqué Jésus : « vous jugerez l’arbre à ses fruits. » (Mt 7, 20) On comprend peut-être ainsi l’étrange formule de Dostoïevski, qui a pu écrire : « si quelqu’un me prouvait que le Christ est en dehors de la vérité, et qu’il soit réel que la vérité fût en dehors du Christ, j’aimerais mieux alors rester avec le Christ qu’avec la vérité [2]. »

Mais qui ne voit que cette position désespérée ne fait que sanctionner le divorce que la modernité a creusé entre Dieu et l’être, entre le Christ et la Vérité, entre la conscience individuelle et la réalité du monde ? Tous les malheurs que nous avons vus derrière les tentatives maladroites esquissées jusqu’ici viennent du fait qu’elles s’inscrivaient déjà dans le cadre d’une séparation, où le Christ n’était déjà plus vraiment la Raison transcendante de tout ce qui existe, qu’il n’était plus qu’un étranger, refoulé dans le secret de l’adhésion privée – d’où les efforts pour justifier tant bien que mal la foi en lui dans la perspective de la raison commune, laquelle s’est édifiée depuis bien longtemps sur d’autres bases.

Les chrétiens des premiers siècles, pourtant bien minoritaires dans un monde plus cultivé que le nôtre, n’avaient pas ces scrupules. Ils savaient que le Verbe qu’ils avaient contemplé dans la chair était « la lumière du monde » (Jn 8, 12 ; 9, 5), qu’il illuminait « tout homme venant en ce monde » (Jn 1, 9). L’intelligence humaine, avant même toute adhésion personnelle à la foi, était faite pour cette Parole qui est en Dieu, cette Raison au-delà de toute raison qui est la logique de Dieu.

Saint Jean, en prenant le thème du Logos, savait ce qu’il faisait et, même si les sources purement bibliques de la Parole de Dieu sont également présentes chez lui, il n’a pu ignorer la richesse sémantique du terme de logos (à la fois parole, raison et proportion [3]). Déjà le Logos grec, dans son surgissement à l’aurore de la philosophie, reposait sur une alliance native entre l’être et la parole, la parole révélant la structure intelligible de tout ce qui est, comme l’art grec faisait voir la vérité des formes. Il a fallu les ravages de la sophistique pour voir suspecté le lien premier entre la parole et la vérité. Mais toute la pensée de Platon est une tentative de reconquête de cet accord.

Il est caractéristique que les premiers apologètes du christianisme, à commencer par saint Justin, se soient plutôt glissés sous le manteau du philosophe que sous le déguisement du hiérophante des religions à mystères [4]. Naguère le cardinal Ratzinger attirait l’attention sur les représentations du Christ philosophe sur les sarcophages paléochrétiens. Curieusement ce ne sont pas les figures issues de l’histoire sainte, mais celle de l’homme en quête du sens de la vie, porteur d’une lumière sur la mort et l’au-delà, qui a semblé le mieux à même de figurer la nouveauté du Christ [5].

Les chrétiens se sont d’emblée situés sur le terrain de la vérité, en un temps où la religion (qu’elle fût civique ou initiatique) n’avait besoin que de l’autorité de la coutume ou de l’appel du sentiment. L’audace conceptuelle des Pères de l’Église ne peut se comprendre que parce qu’ils avaient conscience de disposer au sein de leur foi d’une source d’intelligence qui leur permettait d’aborder tout le champ de la réflexion humaine avec un étalon de mesure, un « canon de vérité », qui leur faisait discerner dans toute pensée (philosophique ou autre) ce qui consonnait avec le Logos, ce qui était dans sa « logique », et ce qui au contraire s’y opposait, parce que, au plus profond, toute vérité, tout logos vrai, même partiel, venait de lui. Loin de devoir se justifier devant une instance étrangère, ils avaient découvert dans les Écritures des ressources inouïes pour comprendre l’homme et son histoire, en y intégrant tout ce que l’intelligence humaine, même profane, a pu en dire de juste à leur sujet.

Mais, loin de penser qu’ils disposaient ainsi d’un savoir absolu, les Pères soulignent à tout propos que la vraie connaissance de Dieu se fait dans le silence de la prière [6], que la discussion n’est rendue nécessaire qu’à cause des attaques des hérétiques [7]. Le Verbe qui est à la source de toutes les semences de vérité ne se livre pas à ses amis sans le détour de ce qu’on appellera plus tard une analogie, sans que leurs réflexions aient été passées au feu d’une négation, qui brûle jusqu’aux racines la volonté de s’en approprier le contenu en le soumettant aux fourches caudines de notre logique binaire.

Pourtant c’est bien dans ce rapport originel de Dieu et de son Verbe dans l’embrasement de l’Esprit – identité conservée dans la différence – que se trouve le fondement de toute proposition vraie que peut énoncer l’intellect humain qui lie ensemble un sujet et un prédicat. Notre « logique » est dans son fond une participation à la vie trinitaire, mais une participation qui ne se révèle que si l’on est en contact avec la Source.

Le Verbe est la vérité, mais cette vérité n’est nôtre que moyennant l’effort toujours à recommencer pour nous en approcher dans l’humilité et la patience, et pour en recevoir la lumière. Nous avons reçu en dépôt l’Écriture qui porte la trace indépassable de la Révélation divine opérée dans le Fils, elle nous dit tout ce que nous avons à savoir pour notre salut, si nous la recevons dans l’Esprit qui l’a inspirée et qui est aujourd’hui présent dans l’Église. Là est notre Sagesse, là notre Vérité. Ici nous retrouvons le sens purement biblique de la notion de vérité (‘émet, souvent traduit par fidélité, et qui est de la même racine que le mot « foi », ‘émon) : ce que Dieu dit est sûr, solide, on peut s’y fier, il n’est ni capricieux ni trompeur, ses volontés font loi pour l’univers. Sans démentir la vision grecque de la vérité comme dévoilement de l’être des choses (a-lèthès, privatif de lanthanô, tenir caché), ou la compréhension plus moderne comme « conformité de l’intellect avec la chose », nous comprenons que notre expérience de la vérité est d’abord celle de la confiance en Celui qui est au principe de tout et qui nous fait confidents de ses mystères, si nous nous ouvrons à lui par une vie droite et une attention pleine de respect.

Nécessaire ontologie

Renoncer à affirmer la vérité de notre foi reviendrait à se résigner à une position régionale, purement culturelle, au sein d’un ensemble appelé « religions », comme si la Bonne Nouvelle n’était qu’une croyance parmi d’autres, un point de vue particulier, qui n’engagerait pas Celui qui est à la source de l’être des choses. Il est possible que certains courants religieux puissent accepter cette situation et vivre dans une certaine abstention au regard de la question de l’être (le bouddhisme par exemple). Mais comment le pourrions-nous, alors que nous vivons d’une Alliance entre Dieu et l’homme ? Car cette réciproque que suppose l’Alliance ne peut être pensée que si Dieu sort de l’abîme d’inconnaissance qui est le sien et s’engage dans une démarche particulière, lisible au plan de l’histoire, se liant avec un contenu de Révélation qui a valeur pour tous. À ce niveau, il y a forcément un lien entre le fondement de toute la réalité (qu’elle soit cosmique ou humaine) que nous appelons Être et cette parole qui est dite, en un temps et en un lieu, au profit de tous les temps et de tous les lieux.

L’être qui s’y dévoile est celui qui dit de lui-même : ‘éhyéh ‘asher ‘éhyéh, ego sum qui sum, « je suis Celui qui suis » (Ex 3, 14). On peut certes discuter de la pertinence de la traduction reçue depuis la Septante, il en est d’autres possibles : « je suis ce que je suis », « je suis ce que je serai », etc., mais celles-ci ne peuvent faire disparaître complètement la référence à l’être (quelle que soit la façon dont on l’aborde [8]). Les chrétiens ont reçu des prophètes et des écrits sapientiaux de la Bible la critique qu’ils font de la religion naturelle, qui tourne principalement autour de la question de l’être : il faut se détourner des idoles, tout simplement parce qu’elles ne sont pas, elles sont des riens. Seul Dieu est, absolument, et c’est pourquoi il est à même de répondre à l’attente de l’homme. Cette requête fondamentale d’une « ontologie » de la foi n’est pas due à quelque influence étrangère, à une certaine « hellénisation du christianisme », elle jaillit du fond même de l’expérience biblique. Si elle rapproche incontestablement la foi judéo-chrétienne de la démarche des premiers philosophes grecs, c’est parce que ceux-ci, par d’autres voies, ont également critiqué une religion prisonnière du désir de l’homme se projetant dans le domaine du divin.

Il est caractéristique que la même exigence de précision ontologique a accompagné à tous ses moments caractéristiques l’élaboration du contenu de la foi, obligeant à sortir des énoncés ambigus qui masquent la réalité du don de Dieu, pour répondre à la question : « mais, au fond, qu’est-ce que le Christ ? Qu’est-ce que l’eucharistie ? » Dire du Christ qu’il est un en deux natures, loin de dissoudre l’histoire du salut dans une philosophie fumeuse et de la figer dans une définition intemporelle, est le seul moyen de maintenir l’audace de la foi qui nous dit que, en Jésus, c’est vraiment Dieu qui touche nos plaies avec des mains humaines. Soutenir que, dans l’hostie, c’est Jésus qui est là voilé, non seulement dans sa divinité, mais même dans son humanité, c’est répondre à la question que déjà se posaient les Hébreux devant la manne : « qu’est-ce que c’est ? » (mân-hou, Ex 16, 15)

Et le dialogue dans tout cela ?

Si la vérité n’est pas accessoire, s’il faut continuer à faire fond sur cette Raison qui est dans le Christ, qui à la fois nous dépasse et nous provoque à aller de l’avant, il est non moins évident qu’il n’est pas question de s’enfermer dans une trompeuse assurance et de refuser le dialogue avec la raison séculière, ou du moins qui se croit telle. Car, derrière la raison commune que continuent de nous opposer nos contemporains, il n’y a pas un front uni, malgré les apparences. La confiance que nous mettons dans le Christ, Verbe éternel de Dieu, nous empêche de céder au mirage d’un encerclement et de diaboliser toute pensée humaine qui semblerait contester les bases de la foi, ou tout simplement l’ignorer, dans l’assurance qui est la sienne de ne pas avoir à tenir compte d’une hypothèse dépassée depuis longtemps.

Nous saurons découvrir derrière ces « raisons » des bribes de savoirs partiels qui méritent respect et attention à leur niveau, mais qui ne contestent la foi chrétienne que lorsqu’ils sont sortis de leur contexte et érigés en vérités générales d’ordre plus ou moins philosophique (la mauvaise vulgarisation scientifique connaît bien des exemples de ce genre de généralisations, auxquelles cèdent parfois même de bons esprits). Nous saurons repérer des simplifications ou des schématismes qui caricaturent nos croyances et prouvent parfois la faiblesse avec laquelle nous-mêmes avons pensé des vérités de la foi, nous arrêtant à des formules faciles, à des explications purement verbales, qui croient avoir tout réglé en mettant un nom sur la difficulté, au lieu d’affronter la Sagesse toujours plus grande du mystère de Dieu. Mais surtout, notre confiance dans la vérité qu’est le Christ nous aidera à faire également confiance dans l’intelligence humaine, qui, au moment même où elle semble se passer le plus tranquillement du Christ, ne cesse pas de postuler une intelligibilité des choses, une reconnaissance des différents paliers de l’être (qui s’exprime à travers les différentes méthodologies des sciences), un appel à un sens qui transcende les points de vue personnels, tendant la main sans le savoir à Celui qui a disposé toutes choses « avec mesure, nombre et poids » (Sg 11, 20) pour que nous y reconnaissions la trace de la bonté du Père.

Là pourra commencer un vrai dialogue. La Vérité qui nous a été confiée est trop noble pour que nous prétendions la servir en brisant le roseau froissé et en éteignant la mèche qui fume encore (cf. Is 42, 3). Elle est trop haute pour entrer en concurrence avec les approches, même limitées, que les hommes ont pu tenter sur le sens de la vie, le juste et l’injuste, et sur Dieu lui-même, sans doute nous aide-t-elle à y trouver des « semences du Verbe » qu’il est bon de saluer, même si cela ne doit pas nous empêcher d’en souligner les limites et parfois les impasses.

Parce qu’elle n’est pas notre bien propre, un bijou de famille que nous pourrions trafiquer à notre guise au mieux de nos intérêts, nous ne pourrons, ni la brader à vil prix pour mettre tout le monde d’accord, ni l’utiliser au service de nos propres idées, pour nous faire valoir ou pour écraser nos adversaires. Elle nous rend profondément humbles et par là même doublement aptes à échanger et à dialoguer avec tout un chacun.

Parce que nous croyons que tout homme est déjà sous la mouvance du Verbe, nous savons bien qu’il consonne déjà avec une logique surnaturelle qui le dépasse, mais qui ne nie rien de ce qu’il a aperçu de vrai et de juste. Le dialogue, de ce point de vue-là, n’est donc pas un rapport de force, il s’agit de convaincre et non de vaincre et pour cela de se mettre à l’écoute ensemble de la Vérité qui nous est commune et nous dépasse également.

Rappelons ce que saint Augustin proposait à ses interlocuteurs manichéens au moment d’amorcer avec eux un dialogue de vérité :

pour vous rendre plus facilement abordables, et pour que vous ne vous opposiez pas à nous comme si nous étions des ennemis, il me faut obtenir de vous, quel que soit le juge chargé d’arbitrer, que de part et d’autre on renonce à toute arrogance. Qu’aucun de nous ne dise qu’il a déjà trouvé la vérité, que nous la cherchions (ensemble) comme si elle était encore inconnue de chacun de nous. C’est ainsi en effet qu’elle pourra être cherchée avec application et dans la concorde, si on s’abstient de croire dans une présomption téméraire qu’elle a été déjà trouvée et connue [9].

Qui dit mieux ? Mais pour avoir cette audace, il faut sans doute avoir plongé bien avant dans l’abandon aux mains de Celui qui seul est la Vérité.

Resterait à dégager toutes les conséquences de qu’on vient de dire pour l’édification d’une apologétique, toujours à refaire à chaque génération, pour présenter la splendeur de la Révélation chrétienne à ceux qui ne la partagent pas encore. Mais ce sera un autre sujet.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Normalien, agrégé de philosophie, médecin, Paul-Louis Couchoud (1879-1959), qui a popularisé le haïku en France, est surtout connu pour sa défense de la thèse dite « mythiste », selon laquelle Jésus-Christ n’a pas eu d’existence historique.

[2] Dans sa lettre, datée de quelques jours après sa sortie du bagne, le 20 février 1854, adressée à Natalia von Vizine, femme de déporté, qui lui avait donné un Évangile (comme plus tard Sonia à Raskolnikov dans Crime et Châtiment). Mais ces mots sont surtout connus pour avoir été repris dans Les Démons (Les Possédés), lorsque Chatov somme Stavroguine d’avouer que tel fut son raisonnement lorsque, jeune, il avait la foi.

[3] R. Bultmann (Der Begriff des Wortes Gottes im Neuen Testament, dans Glauben und Verstehen, I [Tübingen 1954], p. 274 sq.) a voulu opposer au maximum deux conceptions de la Parole, l’une biblique, l’autre hellénistique : la Parole biblique serait avant tout « interpellation » là où pour les Grecs la parole serait « explication ». Mais la Révélation biblique ne se borne pas à impliquer, sans expliquer, elle comporte un contenu, qui, pour n’être pas seulement notionnel, n’en comporte pas moins des faits par lesquels Dieu se fait connaître.

[4] Cette position des chrétiens de l’Antiquité n’est pas sans rappeler la manière dont Mateo Ricci, au XVIe siècle, se présenta à la cour de l’empereur de Chine : non comme un religieux taoïste ou bouddhiste, mais comme un sage confucéen, sagesse apparemment bien peu mystique, mais attachée au réel et à la tradition.

[5] Communio, X/5-6 (septembre - décembre 1985), p. 24-25.

[6] C’est tout le thème du 2e discours sur Dieu de saint Grégoire de Nazianze, comme des sermons de saint Jean Chrysostome Sur l’Incompréhensibilité divine.

[7] Parmi beaucoup d’autres : saint Hilaire de Poitiers, De Trinitate, II, 5.

[8] Paul Ricœur, dans Ricœur et LaCocque, Penser la Bible, Paris, Seuil, 1998, p. 335-371, montre bien qu’on ne peut complètement détacher l’auto-déclaration d’Ex 3, 14 de la question de l’être.

[9] Contra Epistulam Manichaei, n. 3, PL 42,175.

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