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La vie consacrée ou le secret de la joie

P. Michel Gitton
Le P. Gitton a donné quatre conférences sur la vie consacrée au Patronage du Bon Conseil, en janvier et février 2015. Voici le texte de ses interventions qu’il a pu reprendre et développer pour répondre à des questions posées à la suite de ces conférences.

I- LA MERVEILLEUSE HISTOIRE DE LA VIE CONSACRÉE

On a souvent des images bien incomplètes de la vie consacrée telle qu’elle a pu exister dans l’Église au fil des siècles. Beaucoup ont encore dans l’esprit une vision romantique des moines et des moniales, venue tout droit de Chateaubriand : le trappiste qui, gravement, creuse tous les jours sa tombe et salue son frère dans le cloître en lui disant : « frère, il faut mourir » ! Pour d’autres, c’est la bonne sœur-piqure qui visitait leur grand-mère, ou encore le frère des Écoles chrétiennes de leur enfance, avec son rabat et ses grandes manches. Mais même ces souvenirs s’estompent…

Alors reprenons le fil d’une histoire passionnante.

1- Le tout début :

Dans les premières communautés, telles celles qu’on rencontre dans les lettres de saint Paul, il y a des femmes (et sans doute aussi des hommes) qui ont choisi de vivre dans la virginité, et, en tout cas, le célibat. Cf. 1Co 7, 34 : La femme sans mari et celle qui reste vierge a le souci des affaires du Seigneur, elle veut lui consacrer son cœur et son esprit. Dès le début, une voie radicale est donc choisie par certaines femmes dans la communauté de Corinthe : celle de se consacrer corps et âme aux affaires du Seigneur. Jésus avait parlé à ses disciples de ceux qui se font ‘’eunuques’’ pour le Royaume (Mt 19,12), et c’est sans doute d’abord aux Douze qu’il pensait, mais on sait que par la suite l’appel fut largement entendu et pas seulement dans le clergé. L’exemple d’Origène, qui a pris un peu trop à la lettre ce conseil, est dans toutes les mémoires.

Dans l’Église qui commence à s’organiser, les vierges constituent une catégorie reconnue comme les veuves, et (ce qui nous surprend davantage) les gens mariés ayant décidé de vivre dans la continence. Sans doute la plupart de ces femmes vivent en famille, protégées par leurs parents proches. Mais certaines vivent déjà en communauté. L’évêque remet un voile au cours d’une cérémonie, la velatio, le voile étant le signe de la femme mariée. Il veille avec une particulière sollicitude sur les vierges, qu’il instruit dans certaines circonstances. C’est une fierté pour les communautés chrétiennes d’avoir des vierges, dans un monde où la femme est vue avant tout comme source de plaisir et instrument de reproduction. On a déjà des prières de consécration des vierges dans les Constitutions apostoliques (début du 4e siècle, mais sans doute plus anciennes), prières magnifiques qui sont à l’origine de nos formulaires actuels.

2- Le monachisme :

L’initiateur du monachisme est saint Antoine, un égyptien de souche qui partit au désert en 275 (il y avait encore des persécutions à cette époque). L’appel entendu devait beaucoup à l’évangile du jeune homme riche. Il prit pour lui l’appel à tout quitter pour le Christ. Sa première expérience fut celle des tentations. Loin de trouver la paix, il expérimenta la guerre. Il faut dire que le désert n’est pas le lieu poétique que nous imaginons, c’est pour les premiers moines (et pour Jésus lui-même) le domaine du Diable ! En venant s’établir chez l’Ennemi, le moine (celui qu’on va appeler ainsi, du grec monos, seul, solitaire) conteste la souveraineté que celui-ci s’est arrogée sur la terre, il veut, dans son amour du Christ, lui retirer son point d’appui. Le désir d’Antoine était de vivre continuellement avec le Christ, de prier sans cesse, selon la parole de l’évangile, mais Antoine encore inexpérimenté dut passer par des moments difficiles, avant d’apprendre à combattre les pensées et trouver un rythme de vie praticable. Son exceptionnelle longévité (il mourut centenaire en 356) lui permit d’exercer une influence profonde, de nombreux disciples ont voulu suivre son exemple, et saint Athanase écrivit sa vie, qui fut un best-seller de l’antiquité : traduit en plusieurs langues (dont le latin), il suscita une vaste postérité et un immense enthousiasme.

A sa suite, les déserts se sont remplis de gens ivres de Dieu. Les stylites montèrent sur une colonne, les dendrites dans les arbres, les brouteurs marchèrent à quatre pattes…. Même les boulangers seraient partis au désert si l’on ne les avait empêchés ! Les femmes aussi tentèrent l’aventure du désert (Sarah, Synclétique etc…). Le cas général est le semi-érémitisme, c.à.d. une vie solitaire tempérée par des moments de vie communautaire, notamment la rencontre du dimanche pour la messe et l’agape fraternelle. Mais bientôt va commencer la vie cénobitique (c.à.d. complètement communautaire), dont saint Pacôme est l’initiateur. Il écrit la première règle pour les moines vivant en communauté. A Tabennési (toujours en Egypte), il organisa un immense complexe monastique, avec des secteurs réservés aux différents métiers requis par une aussi vaste communauté.

Le monachisme a gagné l’Occident avec saint Martin. Celui-ci servait dans l’armée romaine. Il avait vécu avec des chrétiens qui avaient connu saint Athanase exilé à Trèves. En allant voir l’évêque de Poitiers saint Hilaire, il lui proposa un mode de vie que celui-ci ne connaissait pas encore. C’est au retour de son exil en Orient que Hilaire comprit ce que voulait Martin. Et à partir de là il l’encouragea, l’installant à Ligugé où il vécut des moments décisifs. Martin devint à son corps défendant l’évêque de Tours, mais ne cessa pas d‘être un moine, il rassembla autour de lui à Marmoutier des frères avec lesquels il vivait en dehors des heures qu’il vouait à son ministère épiscopal et qu’il forma. Ceux-ci devinrent les auxiliaires de son action évangélisatrice dans les campagnes française, en fondant des prieurés qui maintenaient l’élan de la mission.

3- À partir du IVe siècle :

Après l’apparition du monachisme, il existait donc deux modèles :

  • Une forme séculière traditionnelle sous le contrôle de l’évêque, comme dans les premiers siècles. Un exemple célèbre : sainte Geneviève († 500) consacrée par saint Germain d’Auxerre alors qu’elle était encore toute jeune, vivant d’abord chez son père, puis animant une petite communauté à Lutèce. On sait son rôle pour défendre la cité au milieu des invasions, relever le courage des habitants et subvenir aux besoins des pauvres.

Dans le même esprit, saint Augustin, devenu évêque d’Hippone, avait organisé la vie des clercs qui servaient dans son Église, il leur demandait, comme dans les Actes des Apôtres (2,45), de mettre leurs biens en commun et de mener une vie en partie commune, avec des prières qui les rassemblaient à certaines heures [1].

  • Un modèle monastique, relativement nouveau : une vie commune sous une règle. Longues prières nocturnes, clôture, silence, obéissance à un abbé (ou une abbesse). La première règle pour le monachisme féminin est établie par saint Césaire en Gaulle (Ve siècle).

Avec saint Jérôme à Rome, le monachisme a trouvé un fervent propagandiste, qui entraîna toute une élite de femmes de l’aristocratie romaine. Il se fixa lui-même à Bethléem, tout près du monastère féminin fondé par Paula et sa fille Eustochium. Au moment où l’Empire romain se désagrégeait, il faisait retentir dans ses lettres l’appel à une vie de prière et d’ascèse, seule réponse aux malheurs des temps.

C’est autour de la vie monastique, maintenue et illustrée par de grands saints comme Colomban et Benoit de Nursie, que la chrétienté d’Occident survécut au naufrage des invasions barbares, conserva les trésors de la liturgie et de la connaissance de la Bible et fut en mesure de connaître un premier renouveau culturel avec Charlemagne et ses premiers successeurs.

4- An 1000 : fondation de Cluny et réforme grégorienne :

L’abbaye de Cluny en Bourgogne a été fondée en 909 libre de toute influence séculière, parce que directement en lien avec Rome. L’ambition est haute : un entretien constant avec le ciel.

Le pape Grégoire VII au IIe siècle voulut sauver l’Église de son enlisement féodal et de la corruption qui sévissait à tous les niveaux du clergé. Il s’appuya sur la vie consacrée pour raviver l’attente ardente du retour du Christ. Il redonna au clergé sa vocation pastorale et missionnaire, en exigeant à nouveau la chasteté des clercs. Il trouva des auxiliaires précieux auprès des chanoines réguliers et des moines clunisiens.

Cluny développa un réseau serré d’abbayes dans toute la chrétienté. Les clunisiens encadraient le pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle, le but était simple : aller au-devant du Seigneur qui vient, en marchant sur les traces des saints ! La chrétienté, jusque-là étroitement compartimentée en petites unités fédérées par l’ordre féodal, s’ouvrit et se mit en mouvement.

5- Les ordres religieux et les courants spirituels :

Jusque-là, chaque monastère était indépendant. Certes Cluny avait développé un réseau de filiales, mais chacune avait son histoire propre. Avec saint Bernard, on voit naître un courant spirituel qui s’appuie sur le rayonnement d’un centre qui implante partout une même organisation, une même architecture, des coutumes semblables, et irrigue peu à peu toute la chrétienté. L’ordre cistercien compta bientôt plus de 300 maisons fondées en cinquante ans dans tout l’Occident chrétien.

Mais à côté de Cîteaux et de sa réforme d’autres ‘’ordres’’ naquirent : de moines (Camaldules, Chartreux etc…), de chanoines réguliers (Prémontrés), de religieux voués aux rachats des captifs (Trinitaires, Mercédaires) etc…. Chaque famille religieuse se fonda sur une spiritualité qui lui était propre, elle eut sa règle, son costume etc… Et souvent elle comporta une branche féminine.

6- Les ordres mendiants :

Avec le développement des villes, apparurent de nouveaux besoins : l’invasion de la richesse mobilière, issue surtout du commerce, créait des inégalités criantes et menaçait de corrompre les clercs ; la diffusion de l’hérésie (cathare notamment) grignotait la chrétienté, en mettant en valeur une forme d’ascèse qui rendait plus intolérable encore la corruption qui sévissait dans la société chrétienne. On constata l’insuffisance de toutes les réponses apportées jusque-là, même par des ordres nouveaux comme les cisterciens. Ce qui devenait prioritaire n’était pas seulement la sanctification personnelle mais de répondre à ces nouveaux besoins et d’y répondre radicalement. D’où le souhait de communautés plus pauvres et fraternelles ; plus libres aussi que les anciens ordres, jusque-là liés à la terre.

D’où les ordres mendiants (franciscains, dominicains, mais aussi augustins, carmes etc…), souvent itinérants, vivant en petites communautés, voués à la prédication. Chez certains, l’étude prit une place particulière pour répondre aux défis du temps (comme pour les fils de saint Dominique), au moment où se créaient les grandes universités (Paris, Bologne, Oxford…). Chacun entraîna à sa suite des femmes, dont la mission était surtout de soutenir, par leur prière et leur offrande cachée, l’apostolat des frères et de leur fournir une base-arrière pour leur action. Des laïcs s’engageaient aussi à leur suite et formèrent des "tiers-ordres" qui assurent le rayonnement de la spiritualité de chacun de ces ordres.

7- À la fin du Moyen Âge :

Même les grands ordres étaient entrés en décadence (sauf les chartreux), la chrétienté était bientôt divisée par le grand schisme, les nationalismes s’affrontaient et les princes chrétiens essayaient de mettre la main sur l’Église. Au milieu de ces malheurs, d’étonnantes figurent se levèrent, de femmes principalement : sainte Elisabeth de Hongrie, sainte Brigitte de Suède, sainte Jeanne d’Arc, sainte Françoise Romaine. Mais ce fut surtout l’exemple incroyable de sainte Catherine de Sienne, simple tertiaire dominicaine, qui ne jamais fit profession. Elle menait chez ses parents d’abord une vie pénitente et contemplative. L’intensité de sa vie mystique a frappé ses contemporains. Autour d’elle se forma un petit cercle d’hommes et de femmes, de religieux et séculiers, qu’elle avait convertis à une vie plus fervente et qui la suivaient sur les routes. Elle allait rencontrer princes et prélats, elle redonnait confiance au pape et l’aidait dans sa mission. Elle avait le don d’aller vers les plus endurcis et de changer leur cœur.

On vit apparaitre des formes de vie consacrées qui n’étaient pas monastiques, qui souvent ne comportaient pas de pauvreté stricte, mais qui réunissaient des hommes et surtout des femmes assoiffés de la rencontre avec le Christ, souvent nourris de la contemplation eucharistique. Elles comportaient des pratiques pénitentielles sévères, mais strictement personnelles. Dans cette veine, on vit se développer en Provence et dans les pays flamands les ‘’béguinages’’, havres de paix et de silence dans la cité populeuse, où des intérieurs simples mais de bon goût abritaient des vies toutes cachées en Dieu. Par la suite, on les suspectera de tendances hétérodoxes, mais dans l’ensemble elles ont contribué à assurer la vitalité chrétienne de nombreuses régions.

8- Après la Réforme Catholique :

La réforme protestante s’attaquait directement à la vie consacrée, jugée par Luther (qui fut lui-même religieux augustin) contre-nature et hypocrite (« qui fait l’ange fait la bête »). La décadence de trop de maisons religieuses à l’époque lui donnait malheureusement raison. La réponse viendra dans l’extraordinaire foisonnement religieux du XVIe siècle.

On connait le chemin de saint Ignace de Loyola, converti à la suite d’une blessure contractée à la guerre et qui devint une sorte de ‘’fol en Christ’’, assoiffé de prière et d’humiliations, entraînant derrière lui des disciples qu’il avait conduits dans les voies du Seigneur en leur donnant ce qui deviendra les Exercices. Devenu prêtre à la suite d’études difficiles, il fut conduit avec les compagnons qui l’avaient suivi à Paris, puis à Rome à fonder la ‘’Compagnie de Jésus’’, pour la conquête du monde au Christ, forme nouvelle de vie apostolique, où l’obéissance, la vie d’oraison et l’action deviennent les grands lieux de sanctification.

La réforme carmélitaine entreprise par sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix se veut aussi une réponse à l’hérésie et la réaffirmation que la vie de grâce s’épanouit pour le baptisé dans la prière contemplative.

Saint Philippe Néri, tout en se méfiant des formes trop instituées de la vie religieuse, propagea lui aussi un grand appel à la vie avec le Christ, servi dans la prière fervente et le don aux autres.

Quantité d’autres saints fondent d’autres formes de vie consacrée, ayant en vue des apostolats précis : les malades à soigner (saint Camille Lellis, saint Jean de Dieu), les jeunes filles à instruire et préparer à leurs tâches de mères de famille (sainte Angèle Merici), etc… le tout dans un désir ardent de don complet au Christ, seule source de vie apostolique. La pénitence est l’arme de tous les combats (les pieds nus des capucins ont ré-évangélisé la France profonde, a-t-on dit).

Quand la pratique de l’Église tendit à accentuer le rôle de la clôture pour les femmes, on vit naître, en marge de la vie religieuse instituée, devenue presque exclusivement monastique, des groupes de ‘’filles séculières’’ qui, par d’autres voies, se réunissaient pour mener une vie consacrée au service des enfants, ou des pauvres. Telles sont les sœurs de charité, fondées par saint Vincent avec sainte Louise de Marillac, qui n’ont « d’autre cloître que leurs salles d’hôpitaux ».

9- Les suites de la Révolution :

Les Lumières ont visé particulièrement la vie consacrée, vue comme un refuge de paresseux, inutiles à la société et jouissant de privilèges exorbitants. La Compagnie de Jésus fut abolie en France, puis dans toute l’Église, suite à l’intervention des rois d’Espagne et de Portugal. Le Joséphisme dans les pays allemands reproduisit le même type de critique et aboutit à la fermeture de la plupart des instituts religieux.

La Constitution civile du clergé ne faisait aucune place aux ordres religieux. Les vœux étaient abolis, les couvents vidés, beaucoup payèrent un lourd tribut à la persécution (Martyrs des de la prison des Carmes à Paris, Ursulines de Valenciennes, Carmélites de Compiègne, etc…). La France exporta en Europe son modèle sécularisé, où le seul clergé toléré est celui des paroisses.

Mais voilà que Chateaubriand et le Romantisme remirent à la mode le Moyen-Age. Après 1815, on vit la renaissance d’abord laborieuse puis de plus en plus rapide des grands ordres, après la tourmente révolutionnaire qui avait vidé la France de toute présence monastique (cf. le P. Lacordaire : ayez confiance que ce qui est beau et fort va renaître) : bénédictins, franciscains, dominicains, etc…

Et d’autre part, on assista au pullulement de congrégations nouvelles, ordres apostoliques masculins et surtout féminins qui répondaient à de nouvelles misères qu’il faut soulager, à de nouveaux besoins missionnaires. La mission qui s’ouvre alors dans les cinq continents appelle des jeunes de plus en plus nombreux à s’engager dans les ordres fondés à cette intention (Missions étrangères de Paris, Spiritains, etc…). Les femmes exerçaient dans ces fondations nouvelles des responsabilités qu’elles n’avaient pas dans la société. Ainsi, par exemple, les sœurs du Cénacle fondé par Thérèse Couderc, où des religieuses contribuaient à animer des retraites spirituelles.

10- Au XXe siècle :

L’élan du XIXe siècle ne se ralentit pas tout de suite, mais les ordres religieux entrent peu à peu dans la voie d’une modernisation souvent chaotique.

On a vu après 45 naître parallèlement de nouvelles formes de vie consacrée que l’Église a reconnues :

  • Les Instituts séculiers : c’est une vie dans le monde, chacun vivant chez soi et exerçant un métier, mais ayant un cadre solide de vie de prière et lié par la chasteté et l’obéissance. L’exemple de Madeleine Delbrel vivant sa vie consacrée dans la ‘’banlieue rouge’’ d’Ivry a beaucoup marqué une génération. Mais il y a aussi Notre-Dame de Vie fondé par le P. Marie Eugène pour permettre de vivre dans le monde l’ambition contemplative du Carmel.
  • les Communautés nouvelles : elles regroupent des hommes et des femmes de divers états de vie autour d’un même charisme : mariés, célibataires, prêtres, consacrés. Elles développent donc en leur sein une vie consacrée qui n’est pas une fondation religieuse au sens strict et qui repose sur des vœux privés.

CONCLUSION :

Cette histoire foisonnante est impossible à résumer. On voit bien que diverses tendances se font jour dans la même fidélité à l’Esprit : pour les uns, c’est l’éloignement du monde qui garantit le don total à Dieu, pour d’autres, c’est au contraire au cœur de ce monde que la vie consacrée doit briller comme un signe d‘espérance, à la suite du Christ. Si souvent l’Église a voulu doter la vie religieuse d’un statut solide et reconnu pour lui assurer une durée et la mettre en valeur, on voit dans une autre ligne se fonder périodiquement des communautés qui se distinguent à peine du lot commun des fidèles, pour rester le levain dans la pâte…

Toutes ces formes sont des réponses de l’Esprit à la perpétuelle tentation de s’installer, de limiter l’horizon aux besoins du présent. Elles manifestent l’inépuisable fécondité de l’Église qui sait discerner les appels de l’Esprit dans des initiatives parfois surprenantes et qui n’a jamais étouffé ce petit grain de folie qu’est la vie consacrée, elle a su le soutenir, l’encourager et le faire évoluer dans une plus grande ouverture. En 1975 Paul VI voyait déjà dans le Renouveau charismatique une chance pour l’Église, il parlait de nouvelle Pentecôte ….

Le Concile Vatican II, en proposant un aggiornamento (mise à jour, pas mise au goût du jour !) de la vie religieuse, en souhaitant un retour au charisme des fondateurs, voulait rendre leur légèreté et leur audace aux instituts de vie consacrée. Si l’opération a souvent abouti sur le moment à une édulcoration des exigences et une perte de la radicalité évangélique, le tout sur fond de départs massifs, c’est que probablement auparavant déjà la vitalité s’était largement retirée de bien des communautés et que seul le cadre juridique maintenait vaille que vaille certains principes. Il est frappant de voir qu’au-delà de la crise, des fondations nouvelles ont retrouvé d’instinct un bon nombre des valeurs essentielles de la vie consacrée : vie commune toute simple dans la joie d’une vraie fraternité autour du Christ, pauvreté pouvant aller jusqu’à la mendicité, audace apostolique dans la joie d’un partage immédiat de la Bonne Nouvelle etc…

II- VOUS AVEZ DIT : VOCATION ?

Dans l’imaginaire de nos contemporains, ceux au moins qui ont encore quelque lien avec l’expérience religieuse, la vocation, c’est quelque chose qui vous tombe dessus, de préférence quand vous êtes jeune, et qui vous destine à une vie en marge de celle de tout le monde, pour devenir curé, moine, ou bonne sœur. « Avoir la vocation », c’est donc un peu comme avoir le coup de foudre, mais avec des conséquences inverses : on ne tombe pas dans les bras d’un homme ou d’une femme. Et pour beaucoup de gens, c’est cela la catastrophe.

Plus récemment chez les chrétiens, on s’est mis à parler de vocation à propos de toute orientation de vie, non seulement on parle vocation au mariage, mais à l’accueil, à l’enseignement, à la mission, etc… N’est-ce pas un peu abuser du mot ?

En réalité, la notion de "vocation" tire son origine de l’Écriture, où elle a un sens assez précis [2]. On parle surtout de vocation pour les prophètes, appel dont le récit est parfois donné (Samuel, Élisée, Isaïe, Jérémie etc…). Dieu adresse la parole à un homme, dont il va faire son messager : il l’a connu dès le sein de sa mère (Je 1,5), et donc préparé à sa mission, il vient à lui de diverses manières pour se faire connaître de lui, lui signifier son choix et obtenir en retour un assentiment. Cette vocation est une aventure qui prend toute la vie d’un homme, devant laquelle il lui arrive quelque fois de renâcler (Jérémie, Jonas), mais qu’il finit par assumer complétement, jusques et y compris la mort. Dans le Nouveau Testament, ce sont les Apôtres dont on nous raconte la vocation, qui se fait par appel direct de Jésus : « viens et suis-moi ! » ou l’équivalent. Chaque fois, l’appel est différent, il rejoint des hommes à divers moments de leur cheminement, mais ensuite il est définitif.

Plus généralement, c’est la vie chrétienne elle-même qui est une vocation. Saint Paul emploie la même expression pour parler de son appel à lui comme Apôtre, appel pourtant bien spécifique qui se confond avec sa conversion sur le chemin de Damas, et l’appel qui a fait entrer dans l’Église les destinataires de sa lettre aux Romains :

Paul, serviteur du Christ-Jésus, apôtre par son appel, mis à part pour annoncer l’Evangile de Dieu, Évangile que Dieu avait promis auparavant par ses prophètes dans les saintes Écritures, touchant son Fils (né de la postérité de David selon la chair, et déclaré Fils de Dieu miraculeusement, selon l’Esprit de sainteté, par une résurrection d’entre les morts), Jésus-Christ Notre-Seigneur, par qui nous avons reçu la grâce et l’apostolat, pour amener en son nom à l’obéissance de la foi tous les Gentils, du nombre desquels vous êtes, vous aussi, par appel de Jésus-Christ, - à tous les bien-aimés de Dieu, les saints appelés par lui, qui sont à Rome : grâce et paix à vous de la part de Dieu notre Père et du Seigneur Jésus-Christ ! (Rm 1,2-7).

Toute vie chrétienne est vocation

On est chrétien par appel et non par la naissance, même si l’appartenance à une famille déjà chrétienne peut évidemment jouer un rôle non négligeable. Saint Paul ne cesse pas de rappeler à ses correspondants cet appel, sur lequel il se fonde pour en déployer toutes les conséquences dans leur vie [3]. Pour saint Jean, les chrétiens qui accompagnent l’Agneau (le Christ) sont « les appelés, les élus, les fidèles » (Ap 17,14).

Il fut un temps, sans doute où cet aspect des choses était moins évident : tout le monde ou presque étant baptisé, l’appartenance chrétienne pouvait sembler se confondre avec une donnée naturelle, familiale, ethnique ou culturelle. On était catholique, parce qu’on était français, ou portugais, etc… Et, dans ce cas, on comprend que la vocation à la vie consacrée ait pu être le lieu où se maintenait la conscience d’un appel personnel du Seigneur qui dit : « viens et suis-moi ! ». Mais cette dimension "vocationnelle" n’a jamais pu être l’apanage des seuls membres du clergé ou des ordres religieux (remarquons d’ailleurs que le même danger menaçait jadis ces derniers, dans la mesure où les stratégies familiales tendaient à placer certains de leurs héritiers dans la hiérarchie ecclésiastique ou les monastères, pour des raisons où la vocation - au sens habituel du mot - avait assez peu de place !).

On mesure mieux aujourd’hui que l’on ne naît pas chrétien catholique, mais qu’on le devient. Par le baptême sans doute, mais plus fondamentalement par un appel du Seigneur, qui dans sa préscience mystérieuse a permis que nous ayons reçu, nous, la Bonne Nouvelles un jour, peut-être très tôt ou beaucoup plus tard, et que nous y soyons ensuite restés fidèles. Bien sûr, se lève aussitôt la redoutable question : et les autres ? N’étaient-ils pas appelés aussi ? Tous ne sont-ils pas appelés ? Pourquoi y a-t-il « beaucoup d’appelés et peu d‘élus », selon la formule énigmatique de Jésus lui-même (Mt 22,14) ? Il nous faut nous arrêter au seuil des vouloirs divins, dont nous savons a priori qu’ils sont infiniment justes et miséricordieux, mais dont nous ne pouvons pas faire une théorie générale qui supposerait que nous les surplombions. Nous pouvons seulement accueillir avec reconnaissance le don qui nous est fait, à nous personnellement, semblable à nul autre, et tout faire pour faire connaître l’amour de Dieu à ceux que nous rencontrons. Au-delà ce n’est plus notre affaire.

La vie consacrée porte le trésor de cette conscience particulièrement vive de l’appel de Dieu, et elle le porte pour le bien de toute l’Église, dont tous les membres ont à découvrir, toujours à nouveau frais, la fraîcheur de leur appel, malgré la pression du monde qui voudrait ramener le christianisme à un système de valeurs hérité du passé, un ensemble de rites et de croyances dument répertoriés, ou encore un refus du progrès, la peur devant la vie, ou d’autres choses encore. Les consacrés font monter avec le prophète Amos cette protestation : « Je ne suis pas un prophète (au sens d’un fonctionnaire royal chargé de prédire l’avenir), je ne suis pas un fils de prophète ; je suis bouvier et je cultive les sycomores. Le Seigneur m’a pris de derrière le troupeau, et le Seigneur m’a dit : ‘’Va, prophétise à mon peuple d’Israël’’ » (Am 7,14). D’innombrables histoires de vocations sont là pour nous montrer que le choix d’amour pour le Seigneur (comme d’ailleurs le choix de l’amour humain) ne s‘embarrasse pas de calculs, qu’il n’est ni le fruit de l’hérédité, ni des préjugés d’un milieu. Il est une réponse, et c’est tout.

Est-on libre de choisir sa vocation ?

Mais cette réponse est-elle libre ? On peut se demander si la vocation est un commandement et, si oui, jusqu’à quel point elle s’impose à celui ou celle qui la reçoit ? D’habitude, quand on parle des vœux religieux, on souligne la différence entre les conseils (qui sont des appels adressés à quelques-uns) et les commandements (qui concernent tout le monde), et là le choix n’est pas entre le bien et le mal, mais entre un bien et un plus grand bien. On en déduit souvent que les commandements sont le minimum exigible pour le commun des mortels, là où les conseils sont réservés à des âmes d’élite. Déjà Jean-Paul II a un peu cassé cette opposition en montrant dans son encyclique Veritatis Splendor que la morale, les commandements, pouvaient, dans bien des cas, être héroïques. D’autre part, les conseils du Seigneur ne sont pas non plus des matières à option, ‘’conseil’’ ne signifie pas vague suggestion sans conséquence.

Regardons comment se présente l’appel de Dieu à travers les grands exemples bibliques. Nous trouvons d’abord les cas, où la vocation semble se résumer à l’appel du sujet par son nom : « Samuel ! Samuel ! » (1S 3,4. 6. 8), ou encore « Marie ! » (Jn 20,16). Il arrive à l’inverse que le Seigneur mette en valeur de façon générale certains comportements, mais dont il entend bien que ses disciples s’inspirent d’une façon ou d’une autre. C’est le cas des Béatitudes, pas seulement les huit (ou neuf) de Matthieu 5, mais tous les nombreux ‘’macarismes’’ [4] énoncés par Jésus au fil de l’Evangile, qui présentent de bien des manières cette folie qu’est le choix de la pauvreté volontaire, du pardon héroïque, ou encore la joie du serviteur qui a fait confiance jusqu’au bout à son maître et qui l’a attendu une partie de la nuit. Nous sommes avec ces petites phrases dans l’ambiance de la ‘’joie parfaite’’ chantée par saint François, et qui embrase le cœur de celui qui a entendu une fois cet appel. Parfois Jésus se fait plus discret encore, comme lorsqu’il évoque la continence volontaire pour le Royaume et qu’il conclut par : « que celui qui peut comprendre, comprenne ! » (Mt 19,12), mais suivez mon regard…

Il y a aussi des phrases qui sont carrément des ordres : « viens et suis-moi ! » dit à Lévi-Matthieu (Lc 5,27), à Pierre (Jn 21,22) et à d’autres (Lc 9,59) ; parfois plus précis encore : « vends tout ce que tu as, distribue-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, et suis-moi » (Lc 18,22).

L’appel, dans la bouche de Jésus, a la saveur d’une déclaration d’amour. Comme l’a exprimé magnifiquement Franz Rosenzweig, l’amour n’a qu’un seul langage, celui du commandement :

Quel est ce commandement ? La réponse à cette question est connue de tous ; des millions de langues en témoignent le soir, et le matin : « Tu aimeras l’Éternel ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces ». Tu aimeras - quel paradoxe dans ces mots ! Peut-on commander à l’amour ? L’amour n’est-il point destin et saisissement, et, s’il est certes libre, alors uniquement offrande libre ? Et voilà qu’on le commande ! Oui, certes, on ne peut commander l’amour ; nul tiers ne peut le commander, ni 1’obtenir par force. Nul tiers ne le peut, mais l’Unique le peut. Le commandement de l’amour ne peut venir que de la bouche de l’amant. Seul celui qui aime, mais lui réellement, peut dire, et dit en effet : Aime-moi. Dans sa bouche, le commandement de l’amour n’est pas un commandement étranger, il n’est rien l’autre que la voix de l’amour lui-même. L’amour de celui qui aime n’a pas d’autre mot pour s’exprimer que le commandement. Tout le reste n’est déjà plus expression immédiate, mais explication - explication de l’amour. L’explication de l’amour est très pauvre, comme toute explication, elle vient toujours après coup et donc, puisque l’amour de l’amant est au présent, elle vient, au sens propre, toujours trop tard. Si l’aimée n’ouvrait pas tout grand les bras, dans l’éternelle fidélité de son amour pour l’accueillir, l’explication tomberait absolument dans le vide. Mais le commandement à l’impératif, le command immédiat, jailli de l’instant et déjà en voie de devenir sonore à l’instant de son jaillissement - car devenir sonore et jaillir sont une seule et même chose dans l’amour -, le « aime-moi » de l’amant, voilà l’expression, parfaite, le parfaitement pur langage de l’amour. Alors que l’indicatif a derrière lui toutes les circonstances qui ont fondé l’objectivité et que le passé apparaît comme sa forme la plus pure, le commandement est un présent absolument pur, sans rien qui le prépare. Et pas seulement sans rien qui le prépare, mais absolument sans préméditation. L’impératif du commandement ne fait aucune prévision pour l’avenir ; il ne peut imaginer que l’immédiateté de l’obéissance. S’il allait penser à un avenir ou à un « toujours » il ne serait point commandement, ce ne serait pas un ordre, mais une loi. La loi compte sur des périodes, sur un avenir, sur une durée. Le commandement ne connaît que l’instant ; il attend le succès pour l’instant de son apparition sonore, et quand il possède le sortilège du véritable ton de commandement, il ne sera jamais déçu dans cette attente. [5]

Dieu en quête de notre liberté

Pas de vocation, c’est évident, sans la liberté de celui/celle qui la reçoit. Sans elle, elle perdrait tout sens : on ne fait pas boire un philtre d’amour à quelqu’un, si on est vraiment amoureux. C’est pourquoi l’approche de Jésus est si diversifiée, si respectueuse de chacun (« si tu veux »). Mais en même temps, elle est sans ambages, elle n’envisage pas d’autre bien pour l’aimé que de répondre à l’Amour. Malgré notre culture moderne, il nous faut donc concevoir la liberté autrement que comme le choix entre deux possibles, une proposition neutre. Quand Dieu demande à l’homme de faire un choix, ce n’est pas comme il le sent, mais par rapport à un bien qui n’est pas en option. Marie est libre - ô combien ! - lorsque l’ange lui présente la volonté de Dieu, mais celle-ci est claire : « voici que tu vas concevoir et enfanter un fils ».

La vocation, c’est la réponse à l’invitation de Dieu, invitation qui repose sur ce que nous portons de plus profond, mais qui pourtant ne s’actualisera pas sans une adhésion de notre volonté. C’est cette réponse qui doit faire notre bonheur, c’est elle dont Dieu est amoureux. Il a créé les astres et les mondes qui accomplissent ponctuellement sa volonté, mais, quand il s’agit de nous, il y a quelque chose de nous qui est irremplaçable et qui ravit son cœur. La Toute-Puissance de Dieu ne s’abolit pas devant notre liberté, mais elle se dépasse elle-même dans un retrait volontaire devant ce petit être capricieux et distrait à conquérir. La Bible, qui a si fortement purifié la représentation que nous nous faisons de Dieu, en écartant les images de la sexualité et de la violence aveugle, n’a pas voulu nous donner l’image d’un Dieu impassible, indifférent à notre amour, enfermé dans sa suffisance. En sont témoins les Prophètes et le Cantique des cantiques. Dieu a toutes les ferveurs de l’amour : l’attente devant la réponse, la désolation et la colère devant l’inconstance de l’aimée, la volonté d’un don plus grand encore pour sauver l’autre de son infidélité, la joie folle du ‘’oui’’ si chèrement acquis, etc…

Dieu, dans cet appel à notre liberté, est totalement désintéressé : ce qu’il attend de l’homme ou de la femme sur lesquels il se penche, ce n’est pas un succès qui ferait nombre avec d’autres, ce n’est pas un accroissement de sa puissance, qui est de toute façon infinie, ni même le rayonnement de son Église, ce n’est rien d’autre que chacun d’eux. L’Amour ne veut rien d’autre que l’aimé, mais cela, il le veut totalement. Il y emploie toute sa délicatesse, il prend son temps pour s’adapter à la faiblesse de l’être humain, il ne veut pas lui faire peur, il n’étale pas sa magnificence. On le sait : « un homme donnerait-il pour l’amour toutes les richesses de sa maison, on ne ferait que le mépriser » (Ct 8,7). Et en même temps, il sait être pressé, exigeant, impatient des retards…

Une réponse éblouie à l’Amour

A un tel amour, la réponse ne peut être que totale, sans réserve. Elle commence pourtant souvent par une surprise presque douloureuse : pourquoi moi ?, « éloigne-toi de moi, je suis un homme pécheur » (Lc 5,8), "ah ! Seigneur Dieu, je ne sais point parler, car je suis un enfant !" (Je 1,6), etc… Et puis vient l’audace timide de celui qui se dit que sans doute c’est trop beau, impensable, mais qu’il faut y croire, et que ça change tout. Et si notre grand Ami du ciel allait se décourager devant nos hésitations et partir en disant comme Elie : « va, retourne, que t’ai-je fait ?... » (2R 19,20), quel désespoir ! Comme le reste, qui nous a passionnés, semble soudain si banal, si terne !

Vient alors très vite la perspective de l’engagement, car on n’envisage pas une seconde un tel amour sans un don de soi en retour, et un don définitif. Qui pourrait marchander, quand c’est Dieu qui donne si magnifiquement ? Ah ! Pouvoir lui donner un vrai ‘’oui’’, pas comme celui qu’on a parfois aventuré à la légère sur des choses qui n’en valaient pas la peine. Un oui qui nous marque, qui nous voue à l’amour, dans notre chair comme dans toute notre vie. Pour son honneur, pour sa joie. Ce qu’expriment les vœux se résume dans son principe à cette exigence de l’amour. L’amour n’est pas à acheter, mais la surabondance provoque la surabondance. Seulement, devant la conscience de la faiblesse de notre vouloir, nous voudrions pouvoir inscrire dans la durée ce don, lui donner une force et une constance qui ne sont pas les nôtres, mais qui permettent d’ajouter le mot ‘’toujours’’ à l’aveu de notre amour.

Bien sûr, il est fou de vouloir s’engager au-delà du présent, d’innombrables voix nous répètent qu’on ne connait pas la vie à vingt ans (la connait-on plus à soixante ?), qu’on ne sait pas les circonstances à venir, les tentations prévisibles, l’usure du temps. Non, on ne sait pas tout cela, mais on sait quelque chose de plus : celui qui nous a parlé nous a dit : « Lève-toi, mon amie, ma belle, et viens ! » (Ct 2,10).

Le Saint Père François a mille fois raison de dire que là où il y a des consacrés, là où il y a vocation, il y a la joie. Une joie très pure, qui n’est pas le contentement de soi, ou même la satisfaction du devoir accompli, mais une échancrure de ciel au-dessus de notre tête, l’éclosion d’un possible, là où tout semblait joué d’avance.

Une ou plusieurs vocations ?

Ainsi envisagée, comme expression de la relation d’amour personnel entre le Christ et chacun de nous, il n’y a jamais qu’une seule vocation. Et tout baptisé devrait pouvoir se reconnaître en principe dans le cadre que nous avons posé. La différence apparait quand il s‘agit de déterminer si cette relation de type nettement nuptial doit se réaliser immédiatement (le Christ Époux venant prendre tout de suite toute la place), ou par la médiation d’une relation privilégiée avec un conjoint humain. Paul Claudel (dans le Soulier de Satin) nous a habitués à cette idée que, pour certains, la majorité sans doute, l’amour humain et le mariage étaient les moyens pour le Christ d’ouvrir et d’élargir un cœur fermé sur son égoïsme et, par ce moyen, de le préparer (pour ce monde et pour l’autre) à accueillir l’irruption du Christ dans sa vie. Car, malheureusement, il peut arriver qu’en prétendant aimer le Christ plus que tout, là où fait défaut notamment l’obéissance, l’homme ou la femme en principe consacrés à Dieu s’habituent à tourner autour d’eux-mêmes et finissent par faire taire l’appel brûlant du Seigneur, au profit d’un petit confort médiocre. Et, dans ce cas, il vaudrait cent fois mieux pour eux connaître cette dépossession de sa volonté propre qu’implique la vie familiale, la disponibilité qu’elle requiert, le soin mutuel qu’elle rend possible et dont le Christ est finalement le principal destinataire.

Pourtant ce chemin non plus n’est pas garanti, il entraîne souvent, comme le dit Paul (1Co 7,33-34), une division, un partage, alors qu’en principe il ne devrait pas y en avoir. Le cœur humain est ainsi fait qu’il ne peut se donner complètement à un être humain ‘’ordinaire’’, sans un certain écartèlement, que saint Paul exprime autour de ‘’chercher à plaire’’ à son conjoint plutôt qu’au Christ : l’ajustement au jour le jour d’une épouse à la volonté de son époux rend plus difficile la totale disponibilité au Seigneur, qu’appelle en revanche la vocation consacrée.

C’est pourquoi celle-ci « se situe objectivement à un niveau d’excellence, car elle reflète la manière même dont le Christ a vécu » comme le dit Jean Paul II. [6] La mise en valeur de la virginité dans l’Église n’a pas toujours été bien comprise. Il est vrai que, pour les Pères de l’Église, il s’agissait de donner ses lettres de noblesse à un état de vie que ni le judaïsme, ni le monde païen ne considéraient comme estimable. D’où leur manière parfois unilatérale de la valoriser. Mais on ne grandit pas le célibat en dépréciant le mariage, comme l’a bien montré précisément saint Jean-Paul II, qui a tant fait pour donner à l’Église une estime fondée du mariage et de la sexualité.

C’est un signe d’équilibre et de maturité pour la vocation consacrée de savoir reconnaître toute la beauté du mariage et de la famille, et il y a souvent une belle émulation qui réunit mariés et consacrés dans la recherche du Seigneur. La conscience d’avoir chacun à sa façon prit un risque pour l’amour peut réunir les uns et les autres. Les familles chrétiennes se sentent souvent épaulées et entrainées par des frères et des sœurs entrés dans diverses communautés, dont certaines, que l’on dit ‘’nouvelles’’, réunissent précisément différents états de vie.

Il n’en demeure pas moins que la vie consacrée est le domaine par excellence de LA vocation. Ni sacrement, ni institution, elle ne repose en définitive que sur un appel entendu et maintenu vivant au fond des cœurs.

III- DIEU SEUL… ET LE RESTE ?

Il y a dans la vie consacrée une exclusive qui lui est constitutive et qui se marque au choix de la chasteté parfaite (virginité ou célibat). Celle-ci est, selon l’expression de saint Jean-Paul II, la « porte de la vie consacrée » [7]. Une telle exclusive est difficile à comprendre aujourd’hui, on la prendrait volontiers comme un appauvrissement, une prison, alors qu’elle est un chemin de liberté.

C’est le même soupçon qui pèse sur le premier commandement du Décalogue : « tu n’auras point d’autres dieux devant ma face » (Dt 5,7). Le Dieu de la Bible est un Dieu jaloux, non pas envieux du bonheur que nous pourrions prendre sans lui, mais dressé contre ce qui nous fait manquer le but de notre vie. Car précisément la grandeur de l’homme, c’est sa vocation divine, c’est de n’avoir de terme à son désir qu’en Dieu, tout le reste n’étant qu’une voie pour y mener, une parcelle de sa bonté destinée à nous conduire vers lui, notre Bien. En demandant l’exclusivité de notre lien avec lui, il nous défend contre nos démons, contre la tentation de nous arrêter en route et de trouver dans les biens qu’il a mis à notre disposition des nourritures qui nous suffiraient et qui étoufferaient en nous ce désir de plus, et de mieux. Il s’agit de combattre dans le cœur de l’homme (et de la femme) ce papillonnage malheureux qui les porte vers des biens fugitifs qu’ils croient pouvoir posséder et qui finalement leur échappent les laissant détruits et amers.

C’est l’expérience du croyant de découvrir dans cette exclusive non pas une fermeture qui assombrirait la vie et ferait taire toute ardeur, mais au contraire une ouverture sur des perspectives renouvelées. Une fois dessaoulé de son attirance idolâtrique pour tout ce qui brille et séduit, il retrouve ce monde que Dieu lui a donné, dans sa beauté et sa variété, il y voit des traces de la splendeur divine, il apprend à le respecter, au lieu d’en abuser, car les choses sont fragiles comme les êtres. Surtout, il redécouvre l’amour des autres qui ne se classent plus en deux catégories : ceux qui lui apportent quelque chose et ceux qui le gênent, tous étant également créés comme des frères et des sœurs que Dieu lui a donnés, pour qu’il les serve au lieu de s’en servir, et qu’il accueille en eux des dons différents, bien plus merveilleux que ne le lui montrait son premier regard.

Dieu demande-t-il cela ?

L’exclusive que comporte la vie consacrée va évidemment plus loin, dans la mesure où elle s’interdit l’usage légitime de certains biens qui peuvent parfaitement entrer dans la perspective d’une vie avec le Seigneur, respectant ses commandements et usant de toute chose à sa gloire, - le premier d’entre eux étant le mariage.

Arrêtons-nous un instant sur ce cas, car le mariage lui-même porte une exigence d’exclusivité, dans la mesure où il engage non seulement les sentiments, mais le corps, lieu de notre ultime vérité. Il y a là une qualité de don qui ne se partage pas. On peut avoir plusieurs amis, plusieurs frères, on n’aura jamais qu’un seul mari, une seule femme. La polygamie est un mal, la Torah de Moïse avait dû la tolérer à cause de la ’’dureté des cœurs’’ (Mt 19,8), mais elle n’existait dans le premier projet de Dieu. Il y a, dans le don mutuel de l’homme et de la femme, la trace de l’exclusive de l’amour divin, pour lequel nous sommes faits constitutivement, et qui, un jour, sera notre expérience à tous. C’est ce qui fait tout à la fois la beauté de l’expérience conjugale et sa vulnérabilité. Pour le temps de cette vie, le Seigneur a établi le couple humain comme signe de l’unicité du lien que nous sommes appelés à connaître avec lui, tandis que la vie consacrée l’anticipe dans le temps même de cette vie. Elle manifeste que l’amour de Dieu n’est pas seulement celui d’un Père qui se réjouit du bonheur de ses enfants et les laisse chacun, une fois grand, aller son chemin, mais qu’il est aussi Époux et qu’il nous a faits vraiment ‘’pour lui ’’ (saint Augustin).

Saint Jean de la Croix a exprimé de merveilleuse façon comment ces deux amours (parental et sponsal) se retrouvent en Dieu à travers le jeu trinitaire :

Une épouse qui t’aime, mon Fils j’aimerais te donner
Qui, grâce à toi, vivre avec nous puisse mériter,
Et manger à la même table du même pain dont je me nourris,
Pour, qu’elle connaisse les biens que j’ai en un tel Fils
Et que, de ta grâce et de ta vigueur, avec moi elle s’éjouisse.
 
Je t’en rends grâces, ô Père, le Fils lui répondait.
A l’épouse que tu me donneras, la mienne clarté je donnerai,
Pour qu’elle puisse voir tout le prix de mon Père,
Et comment l’être que je possède, de son être je l’ai hérité.
Sur mon bras je la pencherai : de ton amour elle s’embrasera entière,
Et en éternel délice elle exaltera ta bonté. [8]

Dans la vie consacrée est offerte la possibilité de passer de l’image à la réalité définitive. Mais, comme la constitution de notre corps et de notre psychisme est encore ordonnée à la rencontre des sexes et à la transmission de la vie ici-bas, le passage ne se fera pas sans arrachement, un arrachement qui est aussi une croissance. Celui-ci redouble et prolonge en quelque sorte celui par lequel l’homme était invité à quitter la cellule familiale pour choisir un conjoint auquel il s’attacherait (« l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme »). En laissant derrière lui toute perspective de fonder une famille, de donner et de recevoir la tendresse d’un homme ou d’une femme, le ou la consacré(e) donne à Jésus la marque la plus forte qui soit, la plus vraie, de son amour. Mais, par le fait même, l’amour fait ainsi d’attachement et de détachement atteint sa stature définitive.

Dieu seul : est-ce raisonnable ?

Mais le problème rebondit : cette exclusive est-elle possible sur terre ? Est-elle vivable ? Nous ne sommes pas des anges. Le Christ est au ciel, nous pas encore. Chacun de nous a besoin de soutien affectif, de sécurité, il aspire à s’accomplir dans un don qui débouche sur la vie. Est-ce un rêve de croire que tout cela peut passer par l’amour d’un seul, fût-il parfait comme est Jésus ?

Il devrait nous suffire de penser que, si Dieu appelle, c’est qu’il peut honorer sa demande. Les époux de ce monde pourraient trembler eux aussi en songeant que leur bonheur dépend de cet être de chair et de sang, plein de bonne volonté sans doute, mais lui-même tellement dépassé par ce dont il s’agit. Le Christ, lui, a fait ses preuves et, quand il s’engage, il tient parole. « Le Fils de Dieu, Jésus-Christ, que nous avons prêché au milieu de vous, Silvain, Timothée et moi, n’a pas été oui et non ; il n’y eu que oui en lui. Car, pour autant qu’il y a de promesses de Dieu, elles sont oui en Jésus » (2Co 1,19-20). Comment laisserait-il celle qu’il aime, celle à qui il a proposé cette alliance, et qui lui a répondu, qui a risqué sa vie pour lui, sans tout faire pour la soutenir de sa force divine, pour accompagner sa route et lui offrir la joie de donner à son tour la vie, même si ce n’est pas à la façon de ce monde ? C’est impossible, n’est-ce pas ?

Chaque parcours de consacré(e) est original et, en entendant les témoignages des uns et des autres, on s’émerveille des incroyables prévenances de l’amour du Christ. Non pas qu’il faille imaginer que le Seigneur prenne purement et simplement la place du conjoint rêvé, de l’époux idéal, selon un de ces scénarios qui remplissent les pages des romans à l’eau de rose, il est lui et il est inimitable. « L’amour est fort comme la mort » (Ct 8,6), et celui du Christ commence souvent par briser tout ce qui n’a pas de place dans notre vie avec lui. Jaloux, il l’est dans le sens le plus noble du terme : il a trop d’estime pour laisser l’homme plus longtemps moisir dans sa médiocrité. En lui cédant le plus vite possible, on découvre la liberté, et la joie.

Ses attentions sont souvent incroyables et jalonnent une vie de consacré. La mémoire vive qui en garde la trace construit peu à peu une histoire sainte, faite de rapprochements perçus un à un, de dates-phares, de seuils franchis ensemble…

L’amour du Christ est solide, alors que l’être qui s’est donné à lui, comme tout homme et toute femme, est enclin à mille oscillations, lui il tient bon, il ne doute pas de nous. Souvent il est seul à porter le poids de cette alliance, et attend le moment où nous viendrons reprendre notre place à ses côtés. Surtout, il est jeune, tellement plus jeune que nous, toujours prompt à s’émerveiller, toujours prêt à croire nos promesses, incapable de jeter sur notre pauvre amour la tristesse d’une déception.

Et puis, et ce n’est pas rien, il ne laissera jamais veuf celui qui s’est lié à lui. Rien ne pourra le séparer de lui, c’est saint Paul qui l’a dit, « ni la mort, ni la vie, etc… » (Rm 8,38). Rien, sinon le péché, hélas ! Mais, si l’Alliance avec le Christ signifiait la fin du combat, quelle valeur aurait-elle ? Il faut que le/la consacré(e) apprenne qu’il n’a pas d’autre protection que l’amour. Ni les murs d’un couvent, ni une règle, ni des vœux, ni un costume n’empêcheraient vraiment l’infidélité, si on était vraiment décidé, l’histoire le montre. Seul Jésus peut protéger d’elle-même l’âme qui a voulu un jour le suivre jusqu’au bout.

Pauvre parmi les pauvres

Arrêtons-nous une seconde et remarquons que l’engagement à la vie consacrée éclaire un autre aspect de la vie chrétienne. Beaucoup d’hommes et de femmes, pour bien des raisons que l’on imagine aisément, ne pourront jamais se marier et avoir des enfants, alors qu’ils ne l’ont pas choisi. Si essentiel que soit l’accomplissement que porte la vie de famille, il ne peut être proposé universellement à tous. Les revendications du ’’mariage pour tous’’ avaient au moins ce point de départ juste que l’idéal du couple que le christianisme a contribué à construire a des laissés pour compte.

L’existence de consacrés répond en partie à ce problème. La proximité que les religieux et religieuses ont souvent avec les pauvres vient du fait qu’ils ne présentent pas la barrière d’une réussite humaine qui suscite l’envie et qui, malgré tous les efforts faits pour la dépasser par une réelle générosité, laisse le sentiment que « pour eux, ce n’est pas pareil, ils ne savent pas ce que c’est… ». En donnant sa vie au Christ jusqu’à accepter ce qui peut bien paraître à l’extérieur comme une ablation, on rend aux hommes blessés par la vie l’espérance. Pour eux aussi, la solitude affective assortie souvent de la misère est une épreuve terrible. Au lieu de rester une malédiction, elle peut devenir, au contact des consacrés, un chemin - rude et difficile sans doute - mais praticable, pour accéder à une véritable humanité, un don de soi vécu autrement, - comme on le trouve chez ceux et celles qui ont aimé le Christ plus que tout.

La chasteté et ses deux sœurs

La chasteté, pour revenir à son rôle dans la vie consacrée, n’est pas seulement celle du corps, elle suppose d’être prolongée dans le domaine des relations affectives, car, en ce domaine, toutes les compensations existent, qui fausseraient, si on n’y prenait garde, le don fait au Seigneur. C’est le cœur du consacré (de la consacrée) que le Seigneur est venu ravir et les cœurs partagés sont des cœurs adultères, que ne supporte pas celui qui s’annonce lui-même comme le Dieu jaloux. D’un autre côté, l’amour préférentiel donné à Dieu, loin d’étouffer, dilate la capacité d’aimer et de se donner aux autres. Quand les choses sont à leur place, comme on le voit chez les saints, c’est un débordement qui part du Cœur du Christ, rejaillit sur le cœur consacré à Dieu et par lui atteint tous ceux qui l’entourent, jusqu’à l’humanité entière. Mais cet amour-là a été décapé de l’instinct de possession, de la volonté de ramener à soi l’affection des autres, il pleure avec ceux qui pleurent, il se réjouit avec ceux qui sont heureux, « il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout » (1Co 13,5). Mais pour en arriver là, que de combats, dont la sensibilité et la volonté sont le champ de bataille !

Le trio : chasteté-pauvreté-obéissance ne s’est pas tout de suite imposé comme l’élément constitutif de la vie consacrée. La règle de saint Benoit demande au futur profès de promettre la stabilité et la conversion de ses mœurs, mais dans le dernier terme se trouve bien sûr incluse une bonne part de ce que recouvrent les vœux dans leur forme classique. La tradition spirituelle met les trois vœux en relation avec les trois ‘’concupiscences’’ repérées pas saint Jean : « la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, et l’orgueil de la richesse » (1Jn 2,16), à condition de voir dans la deuxième la tentation de la supériorité sur les autres.

Si la chasteté parfaite est, comme on l’a dit, la porte d’entrée, c.à.d. ce qui indique exactement le pas à franchir pour entrer dans cette alliance nouvelle avec le Christ, elle s’accompagne nécessairement d’autres formes de donation qui lui sont liées et qu’on résume généralement autour des deux autres vœux de pauvreté et d’obéissance. Si on met en avant la chasteté, c’est aussi parce qu’elle est la plus claire : le renoncement à l’amour humain et à la procréation ne connait pas de moyen terme, c’est être ou ne pas être, au moins dans son aspect physique, tandis que la pauvreté connaît des degrés, elle n’est pas la misère (comme d’ailleurs l’obéissance n’est pas la servitude) et elle requiert des dispositions concrètes pour s’exercer.

Or la chasteté ne peut subsister sans s’appuyer sur un mode de vie qui détache des biens matériels et surtout détache de la volonté propre. Car le renoncement qu’implique le célibat pourrait amener très vite au pire enferment sur soi, sur ses goûts, ses habitudes, ses idées. Il dégénérerait en orgueil, comme le pointe l’un des premiers textes écrits à ce sujet (la lettre à Polycarpe de saint Ignace d’Antioche) [9]. Tout se passe comme si l’ablation qui avait été pratiquée pour donner au Seigneur toute sa place ne laissait plus d’espace à Celui pour qui on s’est en principe consacré. Malheur à ceux qui tombent dans ce piège ! Ils sont plus à plaindre que ceux qui, restés à des voies plus communes, font un faux pas.

Autour de l’obéissance

L’obéissance est une exigence de l’amour. Il n’y a pas d’amour vrai sans soumission de sa volonté à celle de l’aimé. Or la soumission heurte en nous notre esprit d’indépendance et la confiance excessive que nous faisons à notre jugement. C’est toujours une croix de remettre en cause ce que nous ferions spontanément, surtout lorsqu’on s’est investi dans ce choix. Or l’amour demande cela, au plus haut point, c’est même là qu’il devient vraiment amour, c.à.d. ouverture sans réserve à l’autre. La soumission pour être vraie ne demande pas seulement de faire ce que l’autre veut (on peut y être forcé et le faire alors avec ressentiment), mais de le faire parce que vraiment on le veut, librement, sans arrière-pensée (même si on n’en perçoit pas toujours les raisons et si la décision est coûteuse). Cette communion dans le vouloir commun, cette acceptation sans réserve de sa volonté à lui, le Christ nous la demande à tous. C’est ce que saint François de Sales n’a pas peur d’appeler une ‘’extase’’ (sortie de soi), bien plus désirable que les grâces que Dieu accorde parfois aux mystiques et qu’on appelle aussi de ce nom. Et tout baptisé est appelé à vivre cette obéissance, avec des nuances et des degrés, à l’égard des êtres humains qui lui donnent l’occasion de la vivre : son conjoint, son patron, son curé…

Pour ceux qui se sont consacrés au Seigneur, l’obéissance n’est pas seulement exigée par les circonstances de la vie, elle est désirée, elle est voulue pour elle-même, comme l’occasion de vivre avec le Christ une vie réellement conjugale, où sa volonté vienne recouper la leur et ne plane pas seulement dans les hauteurs. La manière dont elle s’exerce en pratique est infiniment variée, elle dépend de la forme de vie adoptée (communautaire, solitaire, dans le monde), du statut de chacun, etc… mais de toute façon l’obéissance vraie ne pourra se limiter aux cas où elle est formellement engagée par les supérieurs. Surtout aujourd’hui où l’autorité cherche souvent plus à convaincre qu’à ordonner, il importe que le (la) consacré(e) soit prêt(e) à aller au-devant de ce qui lui est demandé, osant, avec toute la droiture de son cœur, solliciter avis ou consigne, correction ou blâme, s’il le faut. L’obéissance ne peut être demandée vraiment que si elle est attendue, portée par un climat d’écoute intérieure, qui fait que l’ordre soit accueilli dans la foi. Et il y aura alors une liberté pour dire l’exigence et une liberté pour répondre et se donner vraiment.

Du côté de la pauvreté

La pauvreté volontaire est une exigence qui jaillit du cœur de la prédication évangélique, elle caractérise l’attente du Royaume : « heureux, vous qui êtes pauvres, car le royaume de Dieu est à vous ! » (Lc 6,20). Elle recouvre, en fait, bien des approches différentes, elle est déjà présente dans la volonté de donner de son bien, jusqu’à risquer son nécessaire, pour ceux qui réclament ; elle prend facilement le parti d’une vie dépouillée, d’où le luxe et certaines facilités sont retirés ; dans la structure de la vie religieuse classique, elle suppose l’abandon de la propriété privée, la mise en commun des biens, la communauté assurant par la suite l’entretien de ceux qui ont risqué ensemble leur vie. Toutes ces formes ne sont pas forcément compatibles, mais elles abordent toutes par un biais la nécessité de remettre en cause l’usage des biens de ce monde à son profit personnel. Devant Jésus pauvre, comment se complaire dans son avoir ? Comme le dit souvent le bienheureux frère Charles de Jésus : je ne veux pas être plus riche que celui que j’aime. Car, derrière l’avoir, c’est le pouvoir qui est en jeu : l’assurance que donnent les biens que l’on possède permet de diriger sa vie comme on l’entend, de faire les choix qui nous plaisent, même les tout petits choix qui n’ont l’air de rien, mais qui nous procurent la sensation d’exister et de faire ce qu’on veut. La pauvreté oblige à s’abandonner à la Providence, là où, à vues humaines, le manque de ressources précipite dans l’inconnu, elle amène à faire confiance au Christ qui ne laisse pas périr ceux qui lui ont fait remis leur vie.

On voit dans les Actes des Apôtres qu’un des premiers effets de la Résurrection est de bousculer ce qu’il y a de plus intangible dans notre monde : la propriété. On est prêt à avoir des sentiments, de la sympathie, mais tout cela s’arrête généralement quand les intérêts sont en jeu, or voilà que, dans l’élan de Pâques, des hommes et des femmes sont portés à mettre en commun leurs biens : « il n’y avait parmi eux aucun indigent, puisque tous ceux qui possédaient des terres ou des maisons les vendaient et apportaient le produit de la vente, qu’ils déposaient aux pieds des apôtres ; et on distribuait à chacun ce dont il avait besoin » (Ac 4, 34-35). L’amour du Christ peut aller jusque-là, puisqu’il a franchi la mort. Comment ne pas désirer qu’il en soit ainsi concrètement pour chacun, quand on veut suivre Jésus jusqu’au bout ?

Fécondité

Ce qui permet à un homme et à une femme de donner la vie, c’est qu’au préalable ils ont donné leur vie, ils se sont donnés à vie, en s’engageant l’un envers l’autre dans une aventure commune. L’adolescent habitué à ce que tout le monde se penche sur son avenir, ses besoins, ses malheurs et qui ne voit pas plus loin que son petit moi, n’est pas encore en état de donner la vie. Il faudra pour cela que l’amour lui ouvre les yeux, le décentre de lui-même, en lui apprenant qu’il y a un être près de lui qui compte dans son existence, qui est désirable et mystérieux, qui peut le combler ou le rendre malheureux. Alors, s’il fait le pas, s’il « choisit d’être choisi », il y aura pour lui une fécondité possible.

L’amour du Christ réalise cela au degré maximum, si on s’y ouvre radicalement. Tous les retranchements que nous avons examinés ne sont là que pour permettre ce don improbable à l’Amour. « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2,20). Si Paul a pu remuer ciel et terre pour le Christ, parcourir le bassin méditerranéen pour l’annoncer aux païens et aux juifs, c’est parce qu’il avait fait l’expérience qu’en perdant tout, d’un point de vue humain, il trouvait dans le service de Celui qu’il aimait la plus grande joie, la plus grande raison de vivre et de lutter. Ecoutons-le encore une fois :

Ces titres qui étaient pour moi de précieux avantages [ceux qu’il avait dans le judaïsme], je les ai considérés comme préjudices à cause du Christ. Oui, certes, et même je tiens encore tout cela comme un préjudice, eu égard au gain suréminent qu’est la connaissance du Christ Jésus mon Seigneur. Pour son amour, j’ai voulu tout perdre, regardant toutes choses comme de la balayure, afin de gagner le Christ, et d’être trouvé en lui, non avec ma propre justice, - c’est celle qui vient de la Loi, - mais avec celle qui naît de la foi dans le Christ, la justice qui vient de Dieu par la foi ; afin de le connaître, lui, et la puissance de sa résurrection, d’être admis à la communion de ses souffrances, en lui devenant conforme dans sa mort, pour parvenir, si je le puis, à la résurrection des morts (Ph 2, 7-11).

Sur le mode féminin, la Bienheureuse Élisabeth de la Trinité a dit aussi la joie de la fécondité spirituelle, cette forme particulière de maternité qui consiste à engendrer des âmes à la foi, de les porter dans son souci et sa prière, de les défendre contre tous les périls et d’accompagner leur montée, tout en leur permettant de poursuivre leur propre chemin, quitte à s’effacer pour les laisser grandir :

« Être Épouse », c’est avoir les yeux dans les siens, la pensée hantée par Lui, le cœur tout pris, tout envahi, comme hors de soi et passé en Lui, l’âme pleine de son âme, pleine de sa prière, tout l’être captivé et donné...
C’est, en le fixant toujours du regard, surprendre le moindre signe et le moindre désir ; c’est entrer en toutes ses joies, partager toutes ses tristesses. C’est être féconde, corédemptrice, enfanter les âmes à la grâce, multiplier les adoptés du Père, les rachetés du Christ, les cohéritiers de sa gloire [10].

Élisabeth envisage clairement la difficulté : on peut faire beaucoup de choses pour quelqu’un, mais sans fixer toujours son regard sur lui, sans même penser à lui, en avançant par la vitesse acquise, en se donnant peut-être du mal, mais en oubliant celui au nom duquel on fait tout cela. Il y a tant d’époux qui croient bien faire en désertant leur foyer pour apporter aux leurs le maximum de confort et de sécurité. Il y a tant de mères de famille, toutes entières absorbées par les soins quotidiens, les courses à faire, les enfants à conduire en classe, le domicile à entretenir, qui ne voient plus leur mari qu’à travers les tâches à accomplir. La vie consacrée n’est malheureusement pas à l’abri de ce genre de désordre : les ‘’œuvres de zèle’’, comme on disait jadis, les apostolats, les services, les tâches, devenant la raison d’être de certains, sous couvert d’œuvrer pour Dieu et son Église. Quel malheur, quelle perversion d’un don si précieux ! Rien ne stérilise plus une vie religieuse que cette infidélité cachée qui consiste à chercher dans un travail, si utile soit-il, le but de son existence.

Faire se rejoindre l’amour pour le Christ et le service exigeant des frères est pourtant essentiel à la vie chrétienne, mais cela s’apprend. Ce n’est pas seulement le motif de son service qu’il faut trouver auprès du Seigneur, c’est la manière de l’exercer, la place qu’on lui consacre, l’attente qu’on y met. Les échecs sont là-dessus révélateurs : celui qui agit « les yeux fixés » sur le Christ sait qu’il n’est qu’un serviteur et un serviteur inutile, donc, même si son travail ne sert pas, s’il n’en retire aucune gratification personnelle, il est dans la paix : Jésus a vu qu’il a agi de son mieux pour le servir, lui n’en a rien retiré au plan humain, que béni soit le nom du Seigneur ! Mais, en retour, quelle force n’a-t-on pas quand on se sait agir pour celui qu’on aime, la main dans la main avec lui. Aucun obstacle n’est alors trop dur, aucune déconvenue n’est trop décourageante, aucun succès ne peut griser. C’est ce qui explique que le travail des moines ait fait merveilles dans l’Europe médiévale défrichant des déserts, recopiant des bibliothèques entières, etc… L’intérêt personnel tout entier absorbé dans le désir de plaire au Roi du ciel, on peut œuvrer pour des buts qui nous dépassent, apporter sa pierre à des constructions dont nous ne verrons jamais le terme !

Mais la fécondité, la vraie, c’est encore autre chose qui ne se mesure pas seulement en tâches à accomplir (même s’il en faut). Comme dit le psaume 126 :

En vain tu devances le jour,
Tu retardes le moment de ton repos,
Tu manges un pain de douleur,
Dieu comble son bien-aimé quand il dort,
Des fils, voilà ce que donne le Seigneur,
Des enfants la récompense qu’il accorde…

La paternité et la maternité spirituelles sont le fruit inespéré de l’amour pour le Christ. Les consacrées y sont particulièrement appelés, sans préjudice du rôle des prêtres qui sont au premier chef appelés à exercer une paternité sur les âmes. La paternité sacerdotale est souvent à l’image de celle de saint Joseph : accompagner un don dont on n’est pas l’origine, jouer loyalement son rôle, exercer une certaine initiative, préparer l’avenir, puis s’effacer le moment venu. La fécondité des consacrés (hommes et femmes) a un côté plus marial, dans la mesure où leur rôle est bien plutôt de fournir les conditions pour que la parole déposée dans les cœurs germe et grandisse, de fournir le cadre ecclésial et communautaire qui permette à la grâce divine de se développer.

« Unifie mon cœur pour qu’il craigne ton Nom »

Revenons au point de départ : la vie consacrée est une école pour apprendre à se laisser unifier par Dieu. Ce qui paralyse la vie courante de la plupart de nos contemporains, ce n’est pas seulement que leur volonté est faible, qu’ils n’ont pas le courage de s’imposer une discipline de vie, c’est qu’ils veulent plusieurs choses en même temps, qu’aucune ne parvient à les soulever durablement. Seule l’expérience d’un grand amour peut arracher pour un temps à l’hésitation et à la paresse un cœur jusque-là partagé. Mais comme il se paie souvent de déconvenues amères quand il n’est pas fondé sur Dieu… !

La vie consacrée suppose d’être entré dans une relation transformante avec Celui qui est le souverain Bien. Loin de vampiriser la volonté de celui qui s‘est livré à lui, le Christ l’entraîne doucement à cet exercice par lequel il réfère toute chose à son grand Ami du ciel : ses goûts, ses dons, ses préférences… Rien de légitime n’est perdu de ce que portaient jusque-là l’homme et la femme qui se son²²t donnés à Dieu, il ne leur est pas demandé de se mutiler, mais il faut qu’ils soient prêts à faire hommage de tout au Roi de leur cœur. Si cela ne sert pas directement, s’il faut renoncer à un métier de danseuse-étoile ou de chercheur en mathématiques, Dieu aura des moyens souvent bien inattendus de faire appel à leurs talents dans un genre parfois très différent. Il transformera leur sens de la beauté, leur désir de vérité en d’autres quêtes, où ils pourront apporter toute leur énergie.

Quelle lumière pour un monde, où l’habitude du « je fais ce que je veux » a abouti au « ras l’bol » généralisé !

IV- DANS LE CŒUR DE L’ÉGLISE, MA MÈRE

Tout le monde a présent à l’esprit, je pense, le texte étincelant où sainte Thérèse de l’Enfant Jésus raconte la découverte de sa ‘’vocation’’ : non pas le choix de la vie consacrée qui remonte à son enfance, mais la découverte qu’elle a faite dans la prière et qui lui a montré qu’au milieu de toutes les vies possibles au service du Seigneur (soldat, prêtre, martyr), elle avait trouvé la meilleure part : elle, carmélite cloitrée, était, de par son amour du Christ, le ressort secret, le cœur de la vie de l’Église.

Le Synode des évêques de 1995, dédié à la vie consacrée, avait redit de bien des manières quel grand don celle-ci était pour l’Église toute entière : « elle est placée au cœur même de l’Église comme un élément décisif pour sa mission, puisqu’elle fait comprendre la nature intime de la vie chrétienne [11] et la tension de toute l’Église-Épouse vers l’union avec l’unique Époux », résume Jean-Paul II dans son exhortation apostolique, Vita Consecrata, n. 3. En d’autres termes, elle rappelle la vocation nuptiale de l’Église, que risquerait de faire oublier tant d’autres éléments pourtant nécessaires à la vie de cette même Église (son organisation hiérarchique, les tâches auxquelles elle est attelée, etc…).

Fils et filles de l’Église

Avant de dire ce que la vie consacrée apporte à l’Église toute entière, il convient de rappeler ce qu’elle apporte, cette Mère Église, à tous ceux qui veulent se donner au Christ d’une façon plus étroite, car c’est près d’elle, en son sein, que leur vocation a pu éclore, c’est d’elle qu’ils ont reçu le Christ, quelque soient les médiations concrètes (parfois Jésus a bousculé les choses et s’est offert d’emblée dans une rencontre intérieure, mais, même alors, celle-ci n’a pris forme qu’au contact de l’Église, de son enseignement et de ses sacrements). L’Église porte le Christ comme Marie l’a porté et donné au monde, pas seulement comme un personnage de l’histoire et un maître de sagesse, mais comme le Don adorable du Père, celui en qui « repose corporellement toute la plénitude de la divinité » (Col 2,9). C’est dans le regard enamouré de Marie et des saints que les consacrés ont appris à aimer le Christ avec un infini respect et une tendre audace. Les sacrements, spécialement ceux de réconciliation et d’eucharistie, ont nourri leur amour en leur faisant expérimenter un compagnonnage quotidien avec le Seigneur, non plus seulement suivi et obéi, mais attendu, désiré, goûté, écouté…

C’est l’Église qui, d’une façon ou d’une autre, a reconnu et confirmé la vocation portée par tel ou tel. Non pas tout à fait au sens où elle valide par l’ordination le chemin fait par un homme qui a reçu la vocation au sacerdoce, car, celui-ci, ayant un aspect institutionnel, requiert des aptitudes précises qui font partie des éléments retenus, tandis que, pour les consacrés, hommes ou femmes, la reconnaissance est beaucoup plus large et variée, elle dépend beaucoup de la voie choisie, c’est généralement le fait de la communauté qui accueille le sujet, et, lorsque cette communauté est un institut religieux, l’Église peut donner une forme juridique officielle à cette vocation (par des vœux solennels, par la profession, ou la consécration des vierges etc…), mais sans préjudice des nombreux cas, où ce sont de simples vœux privés, reçus par un prêtre, qui donnent forme à l’appel entendu.

C’est encore dans l’Église que la vocation pourra grandir et porter du fruit, car c’est elle, dans son incroyable variété, qui propose à chacun l’une des formes innombrables de son service des hommes. C’est ainsi que le frère ou la sœur seront quelque part ses mains et ses pas pour aller au-devant de toutes les misères, des déchéances cachées, de toutes les formes d’ignorance.

Ce qu’il y a de fou dans le monde…

Le service que rend la vie consacrée à l’Église a ceci de particulier qu’elle ne coïncide pas avec une fonction, qu’elle n’est pas un rouage dans le dispositif, qu’elle ne confère aucun grade à ceux qui la vivent. Il y a même dans son inspiration première une tendance qu’on pourrait croire anarchique, quand les premiers moines partaient au désert et que saint Martin refusait le sacerdoce que lui proposait saint Hilaire. Pourtant cette marginalité apparente s’est révélée souvent une forme supérieure de service, quand les mêmes ou d’autres ont quitté leur solitude pour porter témoignage de la vérité et soutenir leurs frères persécutés.

Le religieux n’est pas engagé sur la base de ses compétences, il peut en avoir, et qui sont bien utiles quand il s’agit de soigner, d’instruire, de diffuser de la pensée ou de construire des bâtiments. Mais ce qu’on lui demande d’abord, c’est de ne servir à rien dans ce monde. L’Église a toujours veillé, quand elle approuvait des constitutions, à ce qu’il y soit bien marqué que le but premier de l’institut n’était pas telle œuvre, si profitable soit-elle, mais la sanctification de ses membres. Il est d’autant plus impressionnant de voir les services rendus à l’humanité et à l’Église par des moines, des moniales, des religieux et des religieuses en tout genre, et de se dire que ce travail immense fut accompli par des hommes et des femmes qui n’avaient pas d’autre ambition que de plaire au Christ. Le pape Benoit XVI, dans sa célèbre leçon aux Bernardins, a rappelé ce que la culture de l’Occident devait à des hommes dont le premier souci était de « chercher Dieu ».

C’est le mérite du Concile Vatican II d’avoir rappelé que la place des religieux dans la divine constitution de l’Église ne se situait pas dans la structure hiérarchique de celle-ci, mais que sa présence dans tous les ordres de fidèles manifestait l’existence d’un autre axe, celui de la sainteté, qui oriente les hommes vers le Retour du Christ. Le plan de la Constitution Lumen Gentium est sur ce point éclairant : commençant par la notion de Peuple de Dieu (ch. 2), elle développe la structure hiérarchique de l’Église depuis le pape et les évêques jusqu’aux laïcs (ch. 3 et 4), puis, parlant de l’appel universel à la sainteté (chap. 5), elle traite des religieux (chap. 6), elle montre que l’Église est tendue vers son accomplissement ultime (ch. 7) et termine par la Vierge Marie, Mère l’Église dont elle est la première et la plus parfaite réalisation (chap. 8).

N’étant pas pensée en vue d’une tâche terrestre, la vie consacrée peut accueillir des hommes et des femmes qui ne satisferaient pas toujours les critères de recrutement du monde. Sans doute la vie communautaire demande-t-elle un certain équilibre et il y en a qui auront du mal à s’intégrer, la vie solitaire demande quelques prudences aussi ; ici on demande de savoir chanter, là on exige une santé robuste etc… Mais, ces réserves étant entendues, on est frappé de l’incroyable audace avec laquelle l’Église a ouvert ses cloîtres à des lépreux, des prostituées repenties, des sortis de prison. Il y a eu de saints moines qui étaient nains (comme saint Hermann Contract † 1054), d’autres aveugles… certains ont passé leur vie à l’infirmerie du monastère, d’autres étaient analphabètes. Ce qu’on leur a demandé, c’est d’être disponibles pour le Christ. Quand saint Germain d’Auxerre rencontre la petite Geneviève – la future sainte Geneviève ‒ il l’interroge pour savoir si elle veut se consacrer à Dieu, il ne s’informe pas des études qu’elle a suivies ou suivra, il lui suffit d’un « oui » décidé, et il la bénit…

« Ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour couvrir de confusion les sages », la vie consacrée confirme à chaque instant cette remarque de saint Paul (1Co 1,27). Plus encore, elle nous fait retrouver l’attitude de Marie après l’Annonciation : « le Seigneur s’est penché sur la bassesse (pas l’humilité qui est encore une qualité, non : la bassesse) de sa servante ». Marie a bien conscience qu’elle n’a pas été choisie pour ce qu’elle avait (la beauté, la sainteté), mais pour ce qu’elle n’avait pas (la valeur, l’utilité). Si Dieu avait pu trouver plus faible, il l’aurait pris. Ainsi se manifeste que c’est Dieu seul qui agit et qui fait des merveilles avec des instruments sans valeur, c’est tout le sens du Magnificat. Il faut que les personnes qui veulent se consacrer au Seigneur se persuadent bien que si Dieu les a prises, ce n’est pas parce qu’elles étaient les meilleures, les plus pieuses, les plus dévouées, mais plutôt parce qu’elles étaient les plus nulles ; là au moins, pas de doute, la merveille qu’il va réaliser en elles est toute entière son œuvre !

Rendre toute sa beauté à l’Épouse du Christ

Ce grain de folie est très nécessaire par rapport à une Église, qui, comme toute organisation humaine, est tentée de considérer que tout dépend de l’efficacité de ses services. Il ne s’agit en aucun cas de revenir sur le fait que le Christ a voulu une Église visible, instituée, où il y aurait une autorité, une répartition des tâches, et nous savons que beaucoup se sont sanctifiés en la servant. Néanmoins le danger est toujours là de s’arrêter au fonctionnement, de se laisser griser par les responsabilités qu’elle offre, de croire qu’on a assez fait quand on a déployé tout l’arsenal des moyens humains. On voit aujourd’hui, dans nos pays, des diocèses, des secteurs paroissiaux, qui gèrent comme ils le peuvent une population vieillissante, en veillant à ce que toutes les cases du dispositif soient remplies, sans même soupçonner qu’une réforme intérieure pourrait être demandée pour sortir de la tranchée et mettre le feu sur la terre, qu’il faudrait repartir comme les Apôtres en prêchant de maison en maison, remplacer nos logements cossus par des caravanes etc... D’où viendra cet appel, sinon de la présence des consacré(e)s, qui ont gardé au cœur la conscience de la beauté de l’Épouse du Christ, et qui savent qu’elle ne peut se confondre indéfiniment avec un appareil à bout de souffle ?

L’histoire nous montre que bien souvent dans les moments-clés de l’histoire de l’Église, c’est d’un sursaut de la vie consacrée qu’est parti le renouveau. Ou, plus exactement, c’est de la rencontre entre ceux qui portaient l’institution et ceux qui avaient été touchés par le feu de Dieu qu’a jailli l’étincelle qui a permis à l’Église de se réveiller et de trouver en elle l’énergie d’un nouveau départ. Car l’institution de l’Église n’est pas un simple appareil politique : dans la mesure où elle repose sur le sacerdoce apostolique, elle est aussi charismatique. Le prêtre, l’évêque, sont des hommes qui ont reçu une vocation qui les apparente grandement à la vie consacrée. Ils ne sont pas seulement des ministres du culte ou des administrateurs. Après tout, eux aussi ont risqué leur vie dans le célibat. Leur lien avec le Christ est le ressort de leur ministère, le seul moyen qui puisse leur permettre de repartir, de dépasser les échecs et les contradictions. La messe qu’ils disent n’est pas seulement le service qu’ils rendent aux fidèles, mais l’occasion d’une rencontre quotidienne avec le Seigneur qui les a appelés, rencontre où ils sont peu à peu transformés, burinés par Celui qui est leur tout. Leur parole, quand elle est vraiment le don d’eux-mêmes aux âmes, fait jaillir des nappes cachées de contemplation et de silence. Mais tout ceci ne peut prendre le dessus que soutenu et compris par ceux et celles qui, avec d’autres grâces et d’autres appels, sont le cœur de l’Église.

Dans la demande des sacrements et de l’accompagnement spirituel, les consacrés feront plus pour la vitalité de l’Église que beaucoup de réformes sur le papier. Amenant les prêtres à retrouver la grandeur de ces trésors déposés entre leurs mains, ils les aideront à devenir eux-mêmes plus attentifs à la vie intérieure, plus surnaturels dans leurs vues, plus détachés des joies mondaines. Et ceci profitera à tous.

Quand le vrai visage de l’Église est méconnu

On ne peut sentir qu’une grande tristesse en parcourant les lettres de Simone Weil a adressées au P. J.M. Perrin peu de temps avant sa mort et qui ont été ensuite regroupées sous le titre Attente de Dieu. On sait que Simone Weil avait bénéficié quatre ans plus tôt (en 1938) d’une rencontre inouïe avec le Christ, alors qu’elle évoluait jusque-là dans de toutes autres perspectives : « le Christ est descendu et il m’a prise ». Or, cette mystique qui voyait si juste quand elle parlait de la splendeur de la grâce ne reçut jamais le baptême. Les raisons qui l’en tinrent éloignée résident presque toutes dans la crainte d’être intégrée dans le corps de l’Église, qu’elle ne parvenait à voir autrement que comme une organisation, un mouvement de masse, dont le passé, fait d’éléments mêlés, ne lui donnait guère envie de s’inscrire dans ses rangs. Le P. de Lubac a relevé ce passage terrible où elle présente son refus comme une manière de préserver la pureté de son lien personnel avec le Christ :

L’image du Corps mystique du Christ est très séduisante. Mais je regarde l’importance qu’on accorde aujourd’hui à cette image comme un des signes les plus graves de notre déchéance. Car notre vraie dignité n’est pas d’être des parties d’un corps, fût-il mystique, fût-il celui du Christ. Elle consiste en ceci, que dans l’état de perfection, qui est la vocation de chacun de nous, nous ne vivons plus en nous-mêmes, mais le Christ vit en nous ; de sorte que par cet état le Christ dans son intégrité, dans son unité indivisible, devient en un sens chacun de nous comme il est tout entier dans chaque hostie. Les hosties ne sont pas des parties de son corps.
Cette importance actuelle de l’image du Corps mystique montre combien les chrétiens sont misérablement pénétrables aux influences du dehors. Certainement il y a une vive ivresse à être membre du Corps mystique du Christ. Mais aujourd’hui beaucoup d’autres corps mystiques, qui n’ont pas pour tête le Christ, procurent à leurs membres des ivresses à mon avis de même nature. Il m’est doux, aussi longtemps que c’est par obéissance, d’être privée de la joie de faire partie du Corps mystique du Christ. Car, si Dieu veut bien m’aider je témoignerai que sans cette joie on peut néanmoins être fidèle au Christ jusqu’à la mort. Les sentiments sociaux ont aujourd’hui une telle emprise, ils élèvent si bien jusqu’au degré suprême de l’héroïsme dans la souffrance et dans la mort que je crois bon que quelques brebis demeurent hors du bercail pour témoigner que l’amour du Christ est essentiellement tout autre chose.

On est confondu devant un tel contresens. Mais on se dit aussi que celle qui a vécu cet éloignement jusqu’au bout a sans doute bien des excuses, et que malheureusement notre propre regard sur l’Église n’est pas innocent. Si la politique a remplacé bien souvent la mystique, c’est que nous-mêmes nous sommes souvent arrêtés aux apparences, que nous avons attendu de l’institution un certain nombre de services, que nous avons jugé de l’extérieur ceux qui avaient un rôle de direction, sans les accompagner de notre prière et de notre pénitence. C’est toute la mission de la vie consacrée de permettre un autre regard sur l’Épouse du Christ. « Viens, Seigneur Jésus ! ».

CONCLUSION DE CE PARCOURS

Il faut mesurer la portée du choix qu’a fait le pape François en vouant toute une année à la vie consacrée. Il s’agit d’après ses propres termes de demander à Dieu de donner à celle-ci un renouveau qui entraînera toute l’Église et par elle le monde entier. « J’attends que ’’vous réveilliez le monde’’, parce que la note qui caractérise la vie consacrée est la prophétie » [12]

Qu’est-ce qui manque aujourd’hui à l‘Église et l’empêche de mettre le feu sur la terre ? Certains diront qu’elle ne s’est pas suffisamment adaptée au monde dans lequel nous vivons, qu’elle continue de fonctionner selon des schémas qui ne sont plus ceux de l’homme d’aujourd’hui, etc… mais, depuis cinquante ans et plus qu’on essaie d’ausculter le monde et ses attentes, pur réformer ceci ou cela, il n’est pas évident qu’on ait beaucoup avancé. Seuls des saints ont su percevoir les tournants de l’histoire et y préparer leurs contemporains. Ceux qui comptent sur des mutations radicales dans le discours de la foi ou les exigences morales du christianisme risquent bien de se tromper de révolution et de manquer le rendez-vous avec demain : ce n’est pas en humanisant le dépôt de la foi, à le ramenant au plus près de ce qui peut être compris et reçu dans les milieux qu’ils fréquentent, que la Bonne Nouvelle réveillera l’espérance des hommes. Ce n’est pas d’avantage dans la restauration des méthodes qui ont eu leur heure de gloire dans un passé plus ou moins lointain, ce n’est pas dans la nostalgie d’une position dominante de l’Église par rapport aux sociétés humaines que celle-ci trouvera le ressort pour reprendre le chemin de sa vraie mission.

Alors c’est quoi ? Qu’est-ce qui fait défaut, malgré tant de vraie générosité déployée, d’efforts intelligents, d’entreprises courageuses ? Pourquoi tout ce qui a été tenté depuis des décennies ne parvient pas à enrayer un déclin programmé, qui se voit sans doute très nettement dans les pays occidentaux mais qui n’est pas sans avoir des répercussions, même dans d’autres parties de la planète où l’Église semble conserver un vrai dynamisme ? Disons-le en un mot, qui peut sembler trop facile : la primauté du surnaturel. Quand les chrétiens s’installent dans le monde, quand ils oublient qu’ils ne sont que des étrangers et des pèlerins, quand ils croient plus aux moyens, à la technique, à l’autorité, aux réformes etc… qu’à la sainteté, quand leur horizon se limite à la terre, quand beaucoup de choses deviennent ’’sacrées’’ et intouchables dans leur vie, ils sont en danger.

Or qui leur apprendra à se risquer ? Ou plutôt qui vivra ce choix avec une incandescence suffisante pour que cela entraîne des enfants, des couples, des vieillards, des amoureux, des pauvres ? Qui sinon des consacrés, hommes et femmes, vivant près d’eux ?

C’est pourquoi l’Église, consciente du don qui lui est fait dans cette réalité étonnante, veut lui redonner toute sa place et favoriser son renouveau. Elle a raison, mais à nous de suivre.

Que ceux qui n’ont pas encore orienté leur vie se posent honnêtement la question : pourquoi pas moi ? Ce serait fou, mais qui sait ? Que ceux qui sont déjà engagés dans une autre voie, également bénie de Dieu, se promettent d’y apporter le même zèle, la même générosité, dans une émulation d’amour pour que le Christ soit tout en tous. Que ceux qui souffrent de ne pas avoir trouvé leur voie, ou d’y avoir en apparence échoué, se réjouissent profondément de pouvoir servir simplement le Seigneur dans ce qui leur est demandé au jour le jour et d’être ainsi les fils de l’Église leur Mère.

Viens, Seigneur Jésus !

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] C’est l’origine de la « règle » dite de saint Augustin, qui n’est pas tout à fait sur le même plan que les autres règles monastiques.

[2] Il faut la distinguer de celle de ‘’rapt’’, ou d’ ‘’enlèvement’’, utilisée pour le patriarche Hénoch : « Hénoch marcha avec Dieu, et on ne le vit plus, car Dieu l’avait pris ». Cf. aussi : l’enlèvement d’Élie (2R 2,11).

[3] Cf. Rm 8, 28-30 ; 9, 24 ; 1 Co 1,9.24 ; Ga 1,6 ; 5,13 ; Ep 1,18 ; 4,1.4 ; Col 3,15 ; 1 Th 4,7 ; 2 Th 2,14

[4] On appelle ainsi les nombreuse phrases où Jésus dit « bienheureux… » (en grec makarios).

[5] L’Étoile de la rédemption, Seuil 2003, p. 251-252.

[6] Exhortation apostolique Vita Consecrata, n. 32.

[7] Vita consecrata, n. 32.

[8] Poésies 7,4 (dans la traduction de Cyprien de la Nativité).

[9] « Si quelqu’un peut demeurer dans la chasteté à cause de la chair du Seigneur, qu’il demeure dans l’humilité. S’il s’en glorifie, il est perdu » (5,1).

[10] J’ai trouvé Dieu (Œuvres complètes), II p. 123 (il s’agit d’un texte de 1902).

[11] Citation du Décret de Vatican II sur l’activité missionnaire, Ad gentes, n. 18.

[12] Lettre apostolique du pape François du 21/11/2014, II/2.

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