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La vie et les miracles de Benoît de Nursie (Grégoire le Grand)

coll. La Manne des Pères, 5, éd. Saint-Léger, 2015, 180 p.
Jacques-Hubert Sautel

Après les Lettres de Polycarpe de Smyrne, qui débutaient cette nouvelle collection en 2014, je suis heureux d’en recenser pour la revue Résurrection le cinquième titre, paru en 2015. Le lecteur excusera, je l’espère, ce retard par rapport à l’actualité éditoriale, en considérant l’importance du texte recensé. Dans l’esprit de la collection, il s’agit d’un livre maniable et de petit format, de double épaisseur toutefois par rapport à celui de Polycarpe : le texte de saint Grégoire fait près de cent pages (p. 47-144). Cette partie centrale est précédée d’un rappel historique (p. 13-21) et d’une introduction sur l’auteur (p. 23-45) ; elle est suivie d’un commentaire (« Jalons », p. 145-161) et d’un lexique (p. 163-166). L’attribution de ces éléments est donnée en p. 7 : au Père Adalbert de Vogüé la traduction, dans son soubassement originel (Grégoire le Grand, Dialogues II, 1979 ; Sources chrétiennes, 260), et dans la relecture de sa mise en français fondamental ; à Sœur Marie Ricard, le rappel historique et le commentaire ; à Sœur Véronique Dupont, l’introduction.

Le lecteur appréciera la qualité de la langue utilisée, comme celle des notes de bas de page, qui donnent soit des renvois aux parties introductives ou conclusives, soit des références extrêmement pertinentes au texte biblique ou à la Règle de saint Benoît, soit même un ou deux éléments de commentaires historiques bienvenus. Voici l’exemple de la traduction d’un paragraphe, avec la note qu’elle comporte (ch. 3, § 13 : p. 65) :

Grégoire :
Dans la solitude, l’homme de Dieu devient toujours plus célèbre à cause de sa vie sainte et de ses actions étonnantes.
Beaucoup de gens se réunissent autour de lui pour servir le Dieu tout puissant.
Alors, à cet endroit, il construit douze monastères avec l’aide de Jésus-Christ, le Seigneur tout-puissant.
Dans chaque monastère, il envoie un Père avec douze moines [appel de la note 35].
Pourtant il garde quelques moines avec lui, car il pense qu’ils seront mieux formés s’il est là.

[note 35] : Jésus a choisi douze apôtres rappelant les douze tribus d’Israël. Et Benoît, en disciple du Christ, construit douze monastères et envoie douze moines en chacun d’eux. Voir Mt 10, 1.

Mis à part un petit regret dans l’emploi des majuscules (pourquoi « un Père », qui n’est pas le Père des cieux, mais un supérieur de communauté monastique, et « douze apôtres » ?), on ne peut qu’admirer la sobriété et la clarté du texte, ainsi que la note expliquant de façon convaincante son arrière-plan évangélique. Une autre nuance dans l’appréciation globalement très positive de cette traduction concerne encore la présentation, pour un choix qui n’est certainement pas dû à son auteur, mais plutôt à la collection : faire de chaque phrase un alinéa, suivi d’un espace de séparation. Or, ce choix, qui répond sans doute à un impératif de clarté, outre le fait qu’il ralentit la lecture, contribue parfois à rendre le texte peu intelligible. En voici un exemple, tiré de la fin d’un épisode savoureux, dans le dialogue que saint Grégoire nous livre entre Benoît et un prêtre venu lui rendre visite (ch. 1, § 7 : p. 53) :

Le vénérable prêtre lui dit de nouveau :
-* Aujourd’hui, c’est vraiment Pâques, le jour de la Résurrection du Seigneur.
Arrête ton jeûne, ce n’est plus le moment !
Moi, j’ai été envoyé pour que nous prenions ensemble les dons du Seigneur tout puissant.
Alors ils bénissent Dieu et prennent leur repas.
Quand ils ont fini de manger et de parler, le prêtre revient à son église.

Où s’arrête le dialogue et reprend le récit ? Rien ne l’indique, ni guillemets, qui sont très peu employés dans la traduction, ni retour à la ligne, puisque celui-ci est constant. Le texte se trouve ainsi « aplati » et la banalisation du contenu, qui, il faut le reconnaître malgré tout, constitue l’écueil du français fondamental (p. ex. « ils ont fini de manger et de parler »), se trouve doublée d’une certaine dose d’obscurité, par l’absence d’une structuration logique nécessaire. Pour terminer sur une note positive, je signalerai l’emploi, bienvenu dans ce passage, du mot « Résurrection », dont j’avais contesté l’absence totale dans la traduction des Lettres de saint Polycarpe.

Pour m’attacher à la mise en valeur du texte de saint Grégoire dans l’ouvrage, je commencerai naturellement par le rappel historique : une dizaine de pages brossent un tableau de l’Empire romain, de la fin du IVe à celle du VIe siècle. Il s’agit avant tout d’événements politiques et militaires, et le lecteur apprécie de disposer ainsi d’un cadre qui situe les conditions historiques de la vie des principaux personnages concernés par le texte : fin de l’Empire romain d’Occident avec la poussée des invasions barbares, difficile essor de l’Empire byzantin. On relèvera toutefois la singularité qui consiste à évoquer assez longuement la principale hérésie du temps, l’arianisme, et de ne parler de la construction de la foi de l’Église qu’à ce propos : pourquoi faire, au milieu d’un récit proprement événementiel, un exposé théologique de 22 lignes sur l’arianisme (p. 19, en caractères italiques), et cela sans même avoir mentionné, dans la page où le nom de Théodose est cité à deux reprises, dans la suite des empereurs (p. 14), qu’il a promulgué en 392 un édit faisant du christianisme, déjà toléré depuis l’édit de Milan (313), la religion officielle de l’Empire romain ? Il s’agit certes d’une maladresse de présentation, car l’excursus sur l’arianisme semble très exact dans son contenu, mais il est placé à un endroit qui le rend difficilement appréciable et compréhensible.

Après ce rappel historique, l’introduction envisage successivement : « Qui est Grégoire le Grand ? » (p. 23), « Grégoire écrit les Dialogues » (p. 28), « Benoît de Nursie » (p. 37). Ces pages donnent des éléments solides de biographie sur saint Grégoire et saint Benoît, ainsi que le but et le plan de l’œuvre intitulée Les Dialogues, dont on sait que seul le livre II est consacré au père des moines. Il nous est ainsi expliqué clairement que si le récit de cette vie se présente bien sous la forme d’un dialogue, fiction propre à un genre littéraire, le personnage de Pierre, qui met en valeur les propos du narrateur Grégoire, n’est pas lui-même une fiction, mais qu’il a joué un rôle dans l’Église italienne du temps : sous-diacre, puis diacre, gestionnaire des propriétés du pape, il peut donc avoir été connu du lecteur comme un de ses familiers, ce qui renforce la crédibilité du récit. On apprécie également les descriptions pittoresques de la vie quotidienne à Rome du temps de saint Benoît, qui aident à comprendre son retrait du monde.

Toutefois, cette introduction semble présenter un défaut important, non pas tant par l’analyse qu’elle fait du récit de saint Grégoire comme appartenant à un genre littéraire que par la conséquence qui semble en découler, à savoir un soupçon porté d’emblée sur tout ce que ce récit comporte de faits miraculeux. On peut, à cet égard, citer le passage suivant (p. 30) :

Si Grégoire raconte la vie de saint Benoît, il n’écrit pas une « biographie », mais bien une Vita, c’est-à-dire une « histoire », un « témoignage » qui permette à l’auteur de faire passer un message spirituel. Grégoire le Grand met cela en évidence dès le prologue des Dialogues pour justifier son propos :
« Je vous raconterai ce que j’ai appris de témoins bien respectables. Je suivrai l’exemple des écrivains sacrés, car il est pour moi plus clair que le jour que saint Marc et saint Luc ont écrit leurs évangiles non d’après ce qu’ils ont vu, mais d’après ce qu’ils ont entendu ».
Voilà qui nous donne une clef pour bien interpréter et comprendre la profondeur de récits qui peuvent paraître naïfs à nos esprits modernes.

Une telle méthode d’interprétation me semble présenter un double danger : en premier lieu, les miracles de saint Benoît rapportés par saint Grégoire sont ainsi, d’emblée, situés hors de la réalité historique, sans aucune discussion sur chacun d’entre eux. On pourra préciser l’intention de l’auteur en citant une phrase de la partie conclusive (« Jalons », p. 155) :

Toutes ces scènes, souvent très pittoresques et traitées comme de petites fables ou des paraboles, sont-elles historiquement exactes selon nos critères ? Peu importe, finalement. La plupart ont vraisemblablement un fond de vérité à l’origine, mais ont été amplifiées, reprises en vue d’un enseignement.

Ce qui est ici en cause me semble être ni plus ni moins que la fiabilité du texte de saint Grégoire : en jetant un discrédit d’ensemble sur les faits étonnants rapportés par l’auteur sacré, le commentaire contredit l’affirmation qu’il fait ailleurs (« Pourtant une Vita à fondement historique », p. 31) que certains de ces faits reposent sur une réalité incontestable, laquelle a été pour les contemporains (et demeure pour nous) un indice de l’action divine à travers la personne de son serviteur Benoît. En second lieu, la notion même de miracle, qui suppose d’accepter la capacité divine d’exercer sa bienfaisance dans notre vie humaine d’une manière que nous ne pouvons expliquer, se trouve mise en question d’une manière générale, et cela concerne en particulier les miracles rapportés par les récits évangéliques. Si on relit en effet le texte de saint Grégoire cité ci-dessus, on trouve qu’il fait clairement allusion au Prologue de l’évangile de saint Luc :

Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous, d’après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et serviteurs de la Parole, j’ai décidé, moi aussi, après m’être informé de tout depuis les origines, d’en écrire pour toi l’exposé suivi, excellent Théophile, pour que tu te rendes bien compte de la sûreté des enseignements que tu as reçus. (Lc, 1, 1-4)

Saint Grégoire, comme saint Luc, se réfèrent à des témoins (« bien respectables » / « oculaires et serviteurs de la Parole ») : eux-mêmes n’ont pas vu les faits qu’ils relatent, mais ils les ont entendus de témoins qui les ont vus. Grégoire commence son enquête vers la fin du VIe s., alors que Benoît est mort vers le milieu de ce siècle : il n’est pas invraisemblable qu’une partie des événements relatés aient été vus par des personnes encore en vie lors de l’enquête. Mais si, au contraire, on fait porter d’emblée la suspicion sur le récit de Grégoire, au motif qu’il n’a pas été témoin oculaire, qu’est-ce qui empêchera le lecteur de bonne foi de suspecter de même l’ensemble des miracles rapportés par saint Luc ? Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de placer sur le même plan de crédibilité et d’autorité de foi les Dialogues de saint Grégoire et l’Évangile de saint Luc, mais à relativiser le premier sans donner de raisons scientifiques précises, on jette le discrédit sur le second. La démarche me semble donc imprudente vis-à-vis d’un lecteur qui hésiterait à reconnaître la puissance de Dieu à l’œuvre en Jésus, ce qui est le cas de la majorité de nos contemporains, en tout cas sur notre continent européen.

On notera une autre maladresse dans cette introduction, dont la portée semble plus modeste : pourquoi ne pas signaler au lecteur qui découvre les pères de l’Église qu’« Augustin, le prieur de saint André », envoyé en mission d’évangélisation par saint Grégoire en Angleterre (p. 27), n’est évidemment pas le « grand évêque » d’Hippone, mentionné peu avant dans le Rappel historique (p. 17), mais un autre saint, honoré par l’Église catholique précisément comme un grand évangélisateur de cette contrée, sous le nom d’Augustin de Cantorbery (fêté le 27 mai) ?

Après le texte de Grégoire, l’ouvrage présente quelques « Jalons », en fait trois brefs exposés qui portent sur les sujets : « Habiter avec soi-même. La garde du cœur », « La tentation et les démons, les miracles. Réponse du saint ? Réponse de Dieu ? », « Benoît et Scholastique. Vouloir et liberté ». Sans revenir sur le second, qui est ici traité principalement sous l’angle spirituel, j’avancerai que cette partie bénéficie de la grande compréhension de l’expérience monastique qui est celle des auteurs. Je relèverai particulièrement que cette expérience très sûre se double de la grande finesse d’une psychologie féminine dans le commentaire de l’épisode célèbre de la vie de Benoît âgé, retenu contre son gré par sa sœur, sainte Scholastique, pour parler des choses de Dieu loin de son monastère pendant toute une nuit. Commentant la citation de la 1ère Lettre de saint Jean (« Dieu est amour », 1Jn 4, 8) par saint Grégoire à l’appui de cet épisode, notre ouvrage développe (p. 160) :

Par cette citation, il place la rencontre à un niveau mystique élevé. Scholastique est entrée de tout son être, affectivité comprise, dans le vouloir de Dieu et « elle a eu davantage de pouvoir parce qu’elle a aimé davantage », comprenons : un amour unique pour Dieu et pour son frère.

L’ouvrage se termine par un bref lexique et une bibliographie sélective, comme il convient au format de la collection. Celle-ci, qui continue à se développer et a atteint le numéro 15 (Origène, La prière) au moment où je termine cette recension, mérite des encouragements pour l’œuvre de diffusion des textes de l’Antiquité chrétienne et un appel à une vigilance constante dans l’interprétation de ces textes, afin d’en livrer une substance qui fera grandir notre foi en Jésus-Christ.

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

Réalisation : spyrit.net