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La vie monastique

Georges Théry

Le livre du R.P. Louis Bouyer auquel nous consacrons les pages suivantes est le quatrième [1] d’une longue série. Après son étude sur l’Incarnation et l’Église, sa méditation sur le Mystère pascal (qui fait l’objet d’un autre article), ainsi qu’un ouvrage se rapportant à St. Philippe Néri, le voici, semble-t-il, conquis par la vie monastique et tout particulièrement celle de Saint Antoine le Grand, que tous considèrent comme le modèle et le père des moines.

Le moine est un personnage qui, tout spécialement de nos jours, est considéré comme inutile, voire réfugié dans une sécurité : celle de son monastère. Qui n’a pas entendu dire au cours d’une conversation, d’une discussion (même entre catholiques), d’une expérience d’apostolat : « Ils feraient mieux de sortir et d’aller vers les malheureux. » ou encore : « On manque de prêtres, il n’y a qu’à les mettre dans les églises, au moins ils serviront à quelque chose. »

Mais, est-ce cela la vie monastique ? Le but du moine est-il principalement d’être un homme d’action, ou est-ce d’être un chercheur de Dieu ? Le R.P. Louis Bouyer nous donne sa vision de la vie monastique dans son ouvrage La vie de saint. Antoine, essai sur la vie spirituelle du monachisme primitif  [2]. Cet ouvrage est en quelque sorte sa réponse à la question qu’il pose lui-même dans la préface de son livre :

Le “Père des moines”, c’est-à-dire le père de ceux qui n’ont pas cru, quant à eux, pouvoir rencontrer le Christ sans le dépouillement effectif, la solitude, le silence, le recueillement, qu’a-t-il à dire à une époque qui met l’action au dessus de tout, à des chrétiens qui voudraient trouver dans leur apostolat les sources de leur vie intérieure, plutôt que dans leur vie intérieure les sources de leur apostolat ?

Saint Antoine, qui est considéré comme le Père des moines — bien que lui-même se soit mis à l’école d’un autre moine — nous est principalement connu par l’écrit de saint Athanase qui a vécu un certain temps auprès de lui et lui a, dit-il, versé de l’eau sur les mains. C’est en suivant ce récit que le P. Bouyer décèle les grands traits de ce qu’est un moine. La Vie d’Antoine, nous dit-il dans sa critique historique de l’ouvrage d’Athanase, est l’image que tout le groupe des disciples d’Antoine acceptait. Ce n’est sans doute pas la photographie d’Antoine. Mais c’est à tout le moins la peinture d’un idéal que la personnalité d’Antoine incarnait [3]. Elle n’a pas été écrite pour faire admirer les exploits d’un héros mais afin d’enseigner ce que doit être pour les moines le sens de leur vie : une progression constante vers un but qui est le Christ.

Alors, voyons quels sont les traits caractéristiques de la vie monastique selon ce que nous rapporte Athanase de la vie d’Antoine et que le P. Bouyer met en évidence.

Viens et suis-moi

Le moine n’est pas un homme qui fuit la société pour se réfugier dans une solitude, même si, par la suite, les circonstances l’y entraînent. Antoine ne suit pas la voie de ces hommes — solitaires ou en groupe — qui se séparent du monde pour une méditation approfondie de l’Écriture ou d’une philosophie. Il ne suit pas non plus ces ascètes influencés par l’hellénisme qui, dans un dualisme radical, cherchent autant qu’il est possible à anéantir la vie du corps pour dégager celle de l’âme.

L’appel du moine, tel que nous le présente Athanase à travers le portrait d’Antoine, est tout autre : c’est l’appel direct de la Parole de Dieu. C’est l’appel d’une parole évangélique chez un homme qui est prêt à l’accueillir (dans notre cas, grâce à son éducation chrétienne, et aussi à cause des circonstances qui sont les siennes à la suite du décès de ses parents) [4]. Le moine est celui qui veut suivre le Christ dans la perfection, comme Lui-même invite le jeune homme riche de l’Évangile : « Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi : tu auras un trésor dans les cieux [5]. » Le moine est celui qui suit son Maître là ou Il est passé, ce qui le conduit jusqu’à l’abandon de tout ce qui n’est pas absolument nécessaire. En continuant son étude de la Vie d’Antoine, le P. Bouyer fait ce commentaire : « Du coup, Antoine a vu la lumière. Sorti de l’église (où il vient d’entendre cet Évangile), il se met en demeure de réaliser à la lettre l’injonction qu’il vient d’entendre comme de la bouche même du Seigneur. Telle est la vocation monastique. » [6]

La vie monastique est celle dans laquelle le moine abandonne tous les trésors périssables de la terre, tout ce qui n’est pas indispensable pour gagner un autre trésor, impérissable, celui-là. Puisque les biens terrestres passeront comme ce monde et que la mort nous les fera perdre, qu’on le veuille ou non, au bénéfice d’un bien tellement supérieur, autant les quitter tout de suite et rechercher dès que possible les conditions optimales pour obtenir ce bien. Mais il faut remarquer qu’il ne s’agit pas de se laisser aller en attendant que les choses arrivent toutes seules, ou de se faire mendiant ; le moine doit travailler pour assurer sa subsistance ainsi que la charité, en faisant sien l’ordre de saint Paul aux Thessaloniciens : « Celui qui ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. » Mais le travail n’est pas qu’une nécessité, c’est aussi le premier ordre de Dieu à l’homme pécheur [7] ; là aussi, c’est se mettre à l’imitation de Jésus qui a passé trente années de sa vie en exerçant un métier manuel.

Bien entendu, l’activité spirituelle, la prière et la lecture de la Sainte Écriture (lectio divina) tient une place essentielle dans la vie monastique. Elle doit être le plus continuelle possible pour se mettre à l’écoute de la Parole de Dieu. Cette prière continuelle et la lectio divina marquent les traits communs de tout le monachisme chrétien. Et le P. Bouyer d’ajouter :

La prière et la lectio divina, on est frappé de voir mentionner aux toutes premières origines monastiques ces pratiques comme les pratiques monastiques. Il n’est guère de points où la permanence s’avère plus rigoureuse de ces premiers solitaires aux clunisiens du Moyen Age latin, aux athonistes de la chrétienté byzantine [8].

Nous verrons que cette assiduité à la prière et à la lecture de la Bible, conduit le moine à une ascèse qui peut paraître surhumaine à nos contemporains.

L’appel du moine est donc de s’engager dans une vie que saint Benoît résumera plus tard à l’intention de ses moines : Ora et Labora. Il ne s’agit pas d’un dualisme entre ces deux actions, mais d’une complémentarité constitutive de l’être humain qui est corps et esprit : les deux doivent agir de concert et être également nourris pour une vie chrétienne intégrale.

Un ascète, pour la liberté

Si au départ, l’ascèse peut être considérée comme l’entraînement du sportif pour gagner la couronne comme dit saint Paul ; cet effort passe ensuite à une vitesse supérieure, celle du combat dans la vie militante de l’homme sur la terre. Et on ne combat pas aux côtés du Christ sans être libre, et pour gagner cette liberté, le moine est conduit à se défaire de ses attaches au monde. Ainsi, cette ascèse monastique n’est pas autre chose que

la libération d’une entrave pratique. […] Sa devise pourrait être la phrase de la seconde épître à Timothée : « Nul ne se met en campagne et n’abandonne en même temps les entraves de la vie, s’il veut plaire à celui sous les ordres duquel il devra combattre. [9]

Cette ascèse monastique n’est pas autre chose qu’un entraînement aux vertus du combat. Il ne s’agit pas de se maltraiter, de maltraiter son corps dans un mépris de celui-ci au profit de l’âme. Bien au contraire, le moine doit prendre soin de lui-même tout entier.

Ces vertus monastiques des origines et qui perdurent de nos jours sont principalement : les veilles, l’assiduité à la lecture, la constance, le jeûne et le repos sans confort — voire à même le sol chez les premiers moines. Il ne faut pas s’y tromper, il ne faut pas voir ici une quelconque punition du corps mauvais, ni de la maltraitance par imitation des souffrances du Christ, ou comme une mortification ; nous n’avons devant nous que la liste des armes nécessaires pour le combat spirituel.

Les veilles et la lectio divina vont de pair. C’est durant la nuit, alors que tout semble arrêté dans le silence, que l’esprit peut être le plus disponible, n’étant plus dérangé ni distrait par la nature éveillée. Une seconde raison de veiller est de maintenir autant que faire se peut sa conscience éveillée, alors qu’à ces heures, elle s’abandonne ordinairement au sommeil comme à un anéantissement. Notre auteur précise cette disposition spirituelle :

Ce n’est pas pour jouir d’elle-même que la conscience du moine s’exerce à cette lucidité que la paresse des autres hommes leur refuse. La mention conjointe des veilles et de la lecture est révélatrice. Le moine ne reste éveillé dans le silence des créatures ensevelies sous le sommeil de la nuit, que pour écouter, sans plus de bruits parasitaires, la Parole divine. Ce n’est pas de lui-même, ou d’une pure immanence divine, comme celle que poursuit l’ascèse plotinienne [10], qu’il va remplir sa conscience éveillée du sommeil commun : c’est toujours du Dieu qui parle. Sa vigilance est celle de Samuel, l’oreille tendue pour entendre la voix divine et ne pas manquer d’y répondre [11].

C’est donc dans cette solitude de la nuit que le moine est le plus disponible pour recevoir le message de son Seigneur.

Les autres vertus monastiques (constance, jeûne et refus du confort) sont les contreparties négatives des deux précédentes ; elles donnent la liberté à l’âme de pratiquer les premières sans entrave. La constance, ou plus précisément la force de caractère, la domination sur soi-même conduit le moine à lutter contre tout amollissement de la personne, afin d’être constamment tendu vers le but qu’il s’est choisi. Cette constance dans l’ascèse ainsi que les jeûnes et le refus du confort physique sont les grands remèdes pour combattre les désirs sensuels au sens le plus étroit. Dès le début du monachisme, le jeûne et le refus du confort sont reconnus comme les adjuvants nécessaires à une pratique de la chasteté. On appliquera ce manque de confort dans certains ordres monastiques par le sommeil en dortoir, les lits parfois assez sommaires, et même parfois le moine dort avec son habit.

En aucun cas les austérités corporelles ne conduisent à un « ascétisme » : l’ascèse n’est pas une fin en soi, ce n’est qu’un moyen de libérer son esprit pour l’écoute de la Parole. Mais il parait évident que l’ascétisme physique paraît pour nos fondateurs du monachisme, une composante indispensable pour une vie spirituelle tant soit peu exigeante. Remarquons avec le P. Bouyer que pour les moines du temps d’Antoine,

il n’est absolument pas question de pratiques afflictives comme les moines d’Irlande ou saint Pierre Damien en introduiront dans l’ascèse ; pas de mortifications blessantes, pas de disciplines ensanglantées. L’ascèse d’Antoine et des premiers moines n’est faite que d’abstinence. Elle n’inflige aucune torture. Elle ne fait que laisser tomber les besoins impérieux pour la commune nature humaine. Elle restreint simplement, mais délibérément dans la mesure du possible, la vie inférieure qui, d’ordinaire, se taille une place prépondérante, dans l’ensemble de l’existence [12].

Une devise : « toujours prêt »

Le moine est, comme devrait l’être tout chrétien, celui qui est conscient que ce monde passe et que le temps est court. Il est toujours en train de veiller pour attendre le retour du Sauveur qui vient aujourd’hui. Chaque jour est un « aujourd’hui », chaque instant est celui où ce monde se dissout — dissolution catastrophique et imminente —, où la Parole tranchera dans le vif. D’où cette lutte acharnée contre une « installation » dans laquelle le progrès serait comme déjà réalisé, ce qui conduirait notre veilleur à un immobilisme, à laisser la flamme de sa lampe s’affaiblir, et lui à s’endormir à l’heure où le Maître reviendra. Les efforts passés ne doivent pas être considérés comme des biens acquis mais comme un appel à poursuivre de plus belle comme le dit saint Paul à la communauté de Philippe : « Oubliant ce qui est derrière moi, et me portant de toutes mes forces vers ce qui est en avant ; je cours droit au but [13]. »

Ce perpétuel aujourd’hui, ces derniers temps, notre moine les vit selon le rappel d’Antoine emprunté au prophète Élie : « Le Seigneur est vivant devant qui je me tiens aujourd’hui [14]. » Cette immédiateté de la présence divine conduit à une disponibilité qui suppose une ouverture totale du cœur à Dieu. L’ascèse ne se justifie pas par des acquis qu’il faudrait engranger, comptabiliser sur un compte d’épargne du salut, mais par la volonté de se tenir à l’extrême pointe de cet « aujourd’hui » où la présence divine s’impose ; d’être prêt pour cet instant où ce siècle du monde s’achève et où lui est substitué celui de la Justice.

Le moine est donc ce chrétien lucide qui s’efforce de prendre conscience de sa situation, en étant au contact immédiat du jugement, lequel se dérobe à chaque instant par pure miséricorde de Dieu, afin que nous puissions satisfaire pleinement à ses exigences. Voilà tout le secret et le sens de cette vie de progrès incessant.

Voici, ajoute le P. Bouyer, tout le secret de cette ascèse et c’est ce qui lui donne un caractère si purement chrétien. Elle n’est qu’une intransigeante conséquence de l’eschatologie chrétienne, c’est-à-dire cette foi en l’imminence, perpétuellement immédiate, de l’intervention divine, du jugement de la Parole créatrice. Celui-ci doit trancher comme un glaive auquel rien ne résiste, entre la création jouisseuse mais esclave, vouée à la mort avec le démon, et la création crucifiée mais triomphante, vouée à la vie avec le Christ ressuscité [15].

Mais laissons tout de même un peu la parole à Antoine lui-même, telle que nous la rapporte Athanase :

Ayant donc ainsi commencé, et marchant déjà dans le chemin de la vertu, luttons davantage afin de parvenir aux biens futurs [16]. Que personne ne regarde en arrière comme la femme de Lot [17], car le Seigneur dit : “Quiconque ayant mis la main à la charrue regarde en arrière est inapte au royaume des cieux [18].” Regarder en arrière n’est rien d’autre que changer d’avis et reprendre goût au monde. [19]

Le chevalier sans peur

Le moine n’est pas quelqu’un qui se serait installé pour sa recherche de Dieu dans une contemplation statique et passive. Bien au contraire, plus il avance sur le chemin du Christ et plus l’Ennemi fera son possible pour le dissuader du choix qu’il a fait. A ce moment, le moine devra fourbir ses armes non seulement pour se défendre, mais surtout pour attaquer et occuper le terrain : le Christ lui-même n’est-il pas allé au désert pour y être tenté [20] ? Pour y être tenté ; oui, mais aussi pour combattre et pour vaincre ! Le moine, maintenant entraîné, peut entrer dans l’arène.

La vie monastique est celle d’un combattant, l’existence d’un véritable chevalier du Christ qui doit parfois lutter sur un vaste front. Les premières attaques de Satan sont insidieuses. Ce ne sont d’abord que des souvenirs du passé : les années de jeunesse, le milieu familial, les plaisirs passés, etc... Tout cela ne parait pas anormal car toutes ces choses sont bonnes en soi. Mais c’est la porte ouverte à la seconde étape. Par la prière et la lecture, le jeune moine va chasser ces pensées pour se tourner vers les pensées d’en haut. Alors le Malin tentera de saisir les armes du lutteur pour le faire douter de son abandon du monde : les biens terrestres, le soin de ses proches… Toutes ces choses n’ont rien de mauvais en elles-mêmes, mais ce sont encore des moyens que le diable utilise pour détourner le moine et le faire regarder en arrière afin de le faire trébucher. Pour cela, il va jusqu’à essayer de le mettre en défaut sur l’Écriture, par exemple au sujet de ses proches : « Si quelqu’un ne prend pas soin des siens, surtout de ceux qui vivent avec lui, il renie la foi, il est pire qu’un infidèle [21]. » Les attaques sont donc les attraits au monde, choses bien légitimes dans bien des cas. Mais la réponse de saint Jean remet les choses en place : « N’aimez pas le monde ni rien de ce qui s’y trouve… [22] » Au moine, comme à tout chrétien, le Christ ne demande pas d’être hors du monde mais de ne pas y mettre son cœur.

La seule arme dont le moine dispose, sachant que lui n’est qu’un homme et que les anges — même déchus — ont une puissance supérieure à la sienne, est de prendre ce qui peut tout : l’arme de la foi. Jésus a dit : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire », alors la réponse à Satan est la confiance absolue de la foi.

Mais le Mauvais ne s’avouera pas vaincu de sitôt. Il s’attaque à un autre aspect de la vie monastique : la chasteté. Dieu a fait l’homme et la femme, il n’est pas bon que l’homme reste seul… Alors, il s’insinue dans les replis secrets de l’esprit humain ; dans les moments où l’esprit perd de sa vigilance, dans les rêves pendant le sommeil et par la proximité de la société qui l’entoure si le moine n’est pas séparé de la cité. Là encore, il devra prendre les armes, toujours celles de la foi, mais puisqu’il est attaqué aussi sur le front des pulsions charnelles, il lui faudra ceindre des armes plus corporelles : ce sont les armes de l’ascèse auxquelles il s’est entraîné. On peut dire que la foi est toujours sa seule arme, mais que l’ascèse est son rempart. Cette protection, nous la retrouvons dans la guerre au sommeil, à la faim et au confort, toutes choses naturelles et non répréhensibles, certes, mais qui, par l’amollissement du corps, laissent celui-ci plus vulnérable aux attaques démoniaques.

Par l’ascèse, le moine se détache de toutes ces jouissances terrestres afin de libérer son esprit de tout ce qui l’entrave. Si au début de sa vie de moine, cette ascèse était un entraînement, maintenant c’est devenu son bouclier, son arme de combat contre les tentations du monde et de la chair, ces deux ennemis de la vie monastique. La foi, quant à elle, c’est la confiance absolue, c’est mettre le Sauveur dans son cœur, c’est mettre dans son carquois les armes avec lesquelles le Christ a vaincu.

Mais, le moine sait que la victoire n’est pas la sienne, que cette victoire, même s’il a dû lui-même se battre, est la victoire du Christ qui habite en lui. C’est alors qu’il entre dans la paix et l’action de grâce en disant ¬— en paraphrasant ce mot de saint. Paul — : Ce n’est pas moi qui ai vaincu, c’est le Christ qui vit en moi. Cette paix qu’il ressent après la lutte est la Paix que le Christ promet à celui qui reste fidèle.

Si la bataille est gagnée, la guerre n’est pas finie, et notre chevalier aura toujours à combattre sur des fronts de plus en plus durs, car l’ennemi revient avec d’autres démons plus forts que lui lorsqu’il trouve la maison nettoyée. Mais nous n’entrerons pas dans ces cas extrêmes que nous relate Athanase dans son récit de la vie d’Antoine.

Ainsi que nous le voyons, cette vie à laquelle le moine est appelé, est une vie qui va de dépassement en dépassement de soi-même sur un champ de bataille contre le Mauvais : dépassement dans le combat, puis dépassement dans l’ascèse et la prière, puis dépassement dans sa remise totale au Christ qui veille toujours, même si on ne s’en rend pas compte.

Dans la lutte qui fait le tissu même de la vie du moine, il y a conjonction de l’action diabolique et de l’action divine. Au moment où le diable est le plus agissant, Dieu l’est aussi. Mais cette présence n’apparaît pas sur le champ. Il faut, en effet, que la victoire de Dieu dans le Christ soit aussi victoire de l’homme. Et elle ne l’est qu’en étant victoire de la foi [23].

Ce dépassement doit encore aller plus loin. En bon chevalier, le moine ne restera pas sur la défensive ; il lui faut passer à l’attaque pour nettoyer le terrain. Il ira donc débusquer le diable sur son propre terrain, là où lui paraît être sa victoire : dans les endroits inhabitables (le désert), et là où il y a signe de mort (les cimetières et les tombeaux). Si Antoine est allé vivre dans un tombeau et dans le désert, le moine actuel d’Occident que nous voyons, se trouvera un autre désert qui est la solitude de sa cellule et du silence, mais il aura toujours à affronter le démon jusqu’au dernier combat de la mort, mais pour gagner la guerre définitivement avec toujours les armes de la foi.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser la vie monastique est loin d’être une vie de sécurité, c’est la vie d’un soldat toujours aux avant-postes, qui va de bataille en bataille pour de nouvelles conquêtes. Il ne s’installe jamais sur le terrain conquis, mais il va toujours de l’avant à la recherche de l’ennemi qui rôde encore. Le progrès qu’il a réalisé l’appelle à un autre progrès plus grand, jusqu’à la victoire finale de la vie éternelle et la résurrection.

De tout ce que nous venons de voir de la vie monastique telle que l’a vécue notre modèle saint Antoine le Grand, il nous est maintenant possible de tracer le portrait du moine idéal tel que le P. Bouyer le perçoit.

Le moine est un chercheur de Dieu, qui préfère Dieu à tout ce qui est. A cela, il n’y a rien qui le distingue de tout chrétien qui vit selon sa foi. Mais il va plus loin en vivant radicalement son christianisme, quel que soit l’effort que cela lui demande. Si l’expression n’avait pas le sens particulier qu’on lui donne aujourd’hui, nous dirions que le moine est un « fou de Dieu ».

Cette folie est à l’image de celle du Christ. Il est appelé à vivre dans le monde comme s’il n’était pas du monde, à se détacher des biens pour être prêt à tout abandonner le jour où il devra quitter ce monde. Il veut être comme son Maître qui n’avait pas où reposer sa tête.

Il ne faudrait pas croire que, dans ces conditions, le moine soit un masochiste ; s’il s’impose de tout quitter, s’il s’impose des exercices ascétiques importants, ce n’est que pour ne pas se laisser prendre par d’autres soucis que celui d’être en train de veiller le jour où le Fils de l’homme viendra le trouver. S’il s’impose cette ascèse en se privant de nourriture ou de sommeil, ce n’est sûrement pas par mépris du corps dont il doit prendre soin, mais pour acquérir la liberté de l’esprit en le dégageant des soucis et des pensées terre à terre de ce monde. Le moine chrétien n’est ni platonicien ni bouddhiste.

Sa vie est celle du veilleur sur le rempart, celui qui attend le retour du Maître, retour imminent depuis la Résurrection du Christ. Il sait qu’il est au point de rencontre de ce temps du monde voué à disparaître et de celui du monde nouveau, là où est toute son espérance. Sa vie est celle de celui qui veut être totalement prêt pour le « jour du Seigneur », afin d’avoir le cœur et les yeux ouverts pour le jour où il verra Dieu face à face.

Le moine est comme le Christ, celui qui est là pour combattre jusqu’à la croix, pour combattre l’ennemi commun de Dieu et de toute la création, celui qui se croit fort mais qui n’est que faible et veule devant les armes du Sauveur.En un mot, nous pourrions dire que le moine est un optimiste battant, qui sait ce qu’il veut et où il va. Il veut obtenir l’héritage des fils, et pour cela il sait qu’il devra lutter sans cesse contre un ennemi retors. Il sait qu’il peut le vaincre et qu’il devra aller de plus en plus loin dans les efforts. Il est optimiste parce qu’il sait que la foi au Christ le conduira toujours à bon port.

Nous laisserons au P. Bouyer cette définition de la vie monastique :

Le but et le sens de la vie monastique, c’est la progressive réalisation de cette formule-clé du paulinisme : ni la pénitence, ni la sainteté, ni le ciel, ni la perfection morale ou religieuse, ni la vie contemplative, ni rien d’autre ne peut validement exprimer dans sa plénitude, et aussi bien dans son unité, le sens de la vie monastique, mais seulement cette formule qu’il s’agit de prendre totalement et absolument au sérieux : « …Non plus moi, mais le Christ qui vit en moi. » [24]

Georges Théry, Né en 1939, retraité, membre de la communauté de l’industrie électronique, membre de la Communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Les trois précédents étant : L’Incarnation et l’Eglise-Corps du Christ dans la théologie de saint Athanase, (Paris, éditions du Cerf, 1943) ; Le Mystère pascal, méditation sur la liturgie des trois derniers jours de la semaine sainte, (Paris, éditions du Cerf, 1945) ; Saint Philippe Néri, (Paris, Albin Michel, coll « Pages catholiques », 1947)

[2] Ouvrage publié en 1950 aux Éditions de Fontenelle (Abbaye St. Wandrille) dans la collection « Figures monastiques ». Les références à cet ouvrage seront précédées de « V.A. ».

[3] V.A. p. 39.

[4] A la mort de ses parents (il a entre 18 et 20 ans), il se retrouve seul avec une sœur plus jeune qui reste à sa charge. Il se voit donc tenu de gérer des biens matériels dont il hérite, et d’un autre côté de suivre les paroles évangéliques au plus près.

[5] Mt 19, 21. Le moine est dans le monde mais sans user du monde.

[6] V.A. p. 44.

[7] « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front » (Gn 3, 19).

[8] V.A. p. 56.

[9] V.A. p. 51.

[10] Théorie de Plotin, philosophe néoplatonicien (205-v.270). Dans l’homme, Plotin reconnaît deux âmes : d’une part, l’âme raisonnable, qui nous constitue essentiellement, qui n’est pas dans le corps, qui peut s’élever d’elle-même aux choses intelligibles, au beau, au divin, et même plus puissamment dans l’extase alors qu’elle est détachée de son corps ; d’autre part, l’âme irraisonnable que nous recevons de l’âme universelle.

[11] V.A. p. 63.

[12] V.A. p. 92.

[13] Ph 3, 14.

[14] 1 R 24, 15.

[15] V.A. p. 88.

[16] Ph 3, 14.

[17] Gn 19, 26.

[18] Lc 9, 62.

[19] Antoine le Grand, père des moines. Par saint Athanase (Collection Foi Vivante) § 20, p. 30.

[20] Mt 4, 1.

[21] 1 Tm 5, 8.

[22] 1 Jn 2, 15.

[23] V.A. p.88.

[24] Ga 2, 20.

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