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La vie religieuse à l’école du P. Charles

Marie-Ange O’Connell

Monseigneur, vous aimiez parsemer votre enseignement d’histoires bien à vous. Ces sourires et ces clins d’œil, vous saviez que nous les garderions en mémoire. Ils vous ont permis d’illustrer vos propos et d’enraciner dans une expérience concrète — quoiqu’enjolivée par un savoureux accent du sud — l’essentiel de ce que vous vouliez transmettre. Nous les reprendrons donc à notre tour, ces histoires dont nous avons pu retrouver la trace [1], celles dont nous avons été un peu témoins, et les autres, pour montrer comment s’enracinait en votre cœur votre perception si paradoxale de la vie religieuse. Vous l’avez admirée cette vie, vous y avez éveillé des âmes nombreuses, vous avez été un fondateur, et vous en connaissiez aussi les petits côtés. Nous aimerions retrouver ici, avec vous, ce qui en fait l’essentiel.

« Moine apostat » ?

Elève au petit séminaire de Conflans, Maxime Charles grandit au contact d’une liturgie qu’il aime. C’est le premier axe. Puis, il découvre la spiritualité sacerdotale de Bérulle (voir ici l’article de Gérard Pelletier). C’est le second axe. Sainteté pour les prêtres et pour tous les chrétiens, vie rythmée par la liturgie pour tous constitueront désormais deux des orientations majeures et inébranlables de la vie spirituelle qu’il a voulu vivre et faire vivre.

Ne retrouvant pas au séminaire des Carmes la même intensité liturgique (la célébration y était plus savante mais aussi plus compassée), il n’aura de cesse de recréer ce cadre vital : avec les membres de « l’abbaye voyagère » [2], et, avec un ami, il emploie une partie de ses vacances à faire du tourisme religieux, visitant sanctuaires et monastères, pour y compléter sa formation.

Deux lieux au moins semblent avoir retenu son attention à l’époque : l’abbaye bénédictine de Maria Laach en Allemagne (Rhénanie-Palatinat) où Odon Casel réfléchissait sur le renouveau de la liturgie catholique, et l’abbaye trappiste de Tamié, où son séjour est attesté par le registre de l’hôtellerie en date du 29 août 1929 (il était alors séminariste). Une image de piété conserve par ailleurs la trace d’un séjour du 24 au 28 août 1927 et d’une intense recherche de Dieu. Fit-il un autre séjour plus prolongé ? Le Père Charles aimait à raconter des souvenirs de novice (passage de la soutane à l’habit religieux, lecture de saint Augustin au chauffoir, admiration pour les frères convers). Les registres sont ici silencieux, mais le frère Jean Henry, archiviste, nous en a signalé les lacunes. Le P. Charles en transmet en tout cas des impressions à la fois très réalistes d’odeurs et de froid, et celles d’une journée structurée par la prière. On raconte qu’il « disait en riant que le plus grand danger qu’il aurait couru en restant au monastère était de devenir spécialiste de brouette à fumier. Comme tout novice qui se respecte, il devait probablement curer les cochons et, sa brouette ne lui paraissant pas fonctionnelle, il passait son temps à y chercher des améliorations » (souvenirs de sœur Claire-Agnès Zirnheld, o.c.s.o.). La tradition orale évoque aussi une retraite prêchée plus tard à Tamié, où les moines lui auraient affectueusement donné le titre de « moine apostat », comme à ceux qui ont quitté leur état monastique, et lui auraient reproché d’avoir oublié certains de leurs usages.

Quoi qu’il en soit, c’est dans ces différentes expériences qu’il a puisé ce qu’on peut appeler crûment le goût et le dégoût de la vie religieuse et monastique. Goût pour le rythme monastique, ses exigences, pour les psaumes et la qualité de la célébration liturgique, pour l’orientation fondamentale de l’être vers Dieu ; inquiétude quant aux difficultés de la vie communautaire, quant à l’énergie et au temps dépensés pour faire tourner une institution qui lui semblait parfois trop centrée sur elle-même (malgré toute sa foi dans le rôle de la prière des moines, dans la communion des saints).

Il est certain que sa vocation fondamentalement sacerdotale et diocésaine emportait tout le reste dans sa vigueur. Même la crise ecclésiale des années 1970, où il fut tenté et sollicité de former lui-même une petite communauté de prêtres, ne réussit pas à l’éloigner de ce qu’il appelle avec dom Gréa « la divine constitution de l’Eglise », autour de la seule institution fondée par le Christ. C’est pourtant à Solesmes qu’il vient puiser la force de maintenir le flambeau d’une liturgie priante, communautaire et solennelle.

« Eveilleur d’âmes »

Si nous retrouvons le jeune abbé Charles vicaire à Malakoff après 1935, nous le voyons demander la permission de mener une vie plus commune avec un confrère. A cette époque, il semblait original et novateur de lutter ainsi pour un clergé communautaire, lorsqu’on sait qu’un curé ne mangeait qu’exceptionnellement avec ses vicaires.

L’étape suivante sera constituée par le Centre Richelieu, sa vie liturgique et ses différentes tentatives de vie communautaire. Là encore on en arrive à la prière psalmique, qu’il a si fort remise en honneur, à une époque où c’était œuvre de pionnier. Grâce à une traduction en français de tout l’office monastique et pas seulement des psaumes, il a su faire passer le goût à toute une génération de cette prière ruminée, souvent aride, mais tenace (...). Ce n’était pas vraiment la prière monastique, en ce sens que ces offices — sexte et complies tous les jours, les retraites de trois jours où l’on vivait intégralement l’office monastique, les paraliturgies de pèlerinage, les semaines saintes... — restaient des moments ponctuels et que la prière monastique demande la durée. On n’est pas moine pour un « temps déterminé ». Mais cela suffisait pour en donner l’idée et plus encore le goût » (Sœur Claire-Agnès).

Ces souvenirs, ceux de Mgr Lustiger [3], de Mgr Coloni [4], ainsi que le cadre communautaire de « Résurrection », mis récemment en lumière par S. Pruvot [5], semblent bien être le signe qu’une des clés du renouveau apporté après guerre au Centre Richelieu pour le monde estudiantin a bien été la référence à la vie monastique. Une spiritualité monastique qui n’était pas seulement réservée à quelques-uns mais qu’il fallait faire pénétrer dans la masse chrétienne pour la soulever.

Il faudrait noter ici la mutuelle dépendance entre la vie monastique et la vie chrétienne tout court : si l’appel à la prière représenté par les moines devait renouveler la vie chrétienne, ce qui restait fondamental pour toute prédication « carliste » était le bien commun théologique et spirituel de tout chrétien, quel que soit son état de vie — plan créateur et rédempteur de Dieu, union à Dieu par la prière et les sacrements, participation personnelle à ce dessein. Tout, de la forte imprégnation théologique à l’ardeur apostolique, n’avait qu’un seul but faire participer l’homme à la vie de Dieu. Il ne dira pas des choses fondamentalement différentes aux étudiants et aux trappistines d’Echourgnac auxquelles il prêche une retraite en 1959. Nous y reviendrons. Il fallait donner aux premiers de fortes raisons de croire en Dieu, de parler de lui, et de donner sa vie pour lui, aux demières une vie religieuse enracinée en théologie.

C’est donc tout naturellement que fleurissaient d’abondantes vocations masculines (sacerdotales pour la plupart, mais l’abbé Charles savait discerner et encourager des vocations plus communautaires ou monastiques) et féminines. Il faudrait méditer sur le puissant appel constitué par un ministère sacerdotal qu’il n’a cessé d’exposer, de vivre ; il n’a cessé de distribuer toute la richesse du dessein de Dieu dans la vie de l’Eglise, de faire rentrer par la tête et les pieds, le cœur et l’intelligence, le rire et l’exigence, la passion de Dieu et des hommes.

Une liste évidemment lacunaire d’anciens du Centre Richelieu entrés en religion permet de se faire une idée du retentissement de cet appel, en même temps que de la variété de ses réalisations concrètes. On imagine sans peine l’écho qu’a pu avoir la prise d’habit de celle qui, en 1954, était la présidente du groupe des Lettres. On aura un minuscule aperçu de la diversité des vocations en constatant que les deux ordres ou congrégations où sont entrées le plus d’anciennes sont d’une part le monastère des trappistines d’Echourgnac, ordre contemplatif, et d’autre part les Auxiliatrices de la Charité à Yerres, fondées par le P. Anisan en 1926, dans le cadre de la mission ouvrière, pour y assurer la place de la contemplation. On retrouve par ailleurs de nombreuses vocations apostoliques.

Il semblerait qu’il y ait même eu une ébauche de fondation pour des agrégatives souhaitant se consacrer à Dieu tout en continuant à mener à bien leurs études et leur vie professionnelle [6]. Nous n’avons pas pu en trouver une trace plus précise et ferions volontiers ici appel à la mémoire des plus anciens de nos lecteurs.

Ce qui est en revanche certain, c’est l’épanouissement ultime de toutes ces intuitions à la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre. La communauté des chapelains et la (re)fondation des Bénédictines du Sacré-Cœur de Montmartre, toutes deux au service du peuple chrétien, sont la mise en œuvre à grande échelle de tout ce qui avait précédé, alors même que la situation de départ était peu encourageante : public vieillissant, communauté de chapelains éclatée, ordre éprouvé par l’exil en début de siècle et également vieillissant. Ici encore, le renouveau va en partie passer par la restructuration de la vie de la basilique autour de l’adoration, d’une communauté sacerdotale pour sexte, repas et vêpres (et, jusqu’en 1963, complies et matines !), et de la présence contemplative et apostolique des Bénédictines.

Les grandes intuitions carlistes : l’exemple des Constitutions des Bénédictines du Sacré-Cœur de Montmartre (1970)

A côté des souvenirs fondateurs d’une spiritualité, après les réalisations du Centre Richelieu, nous avons la chance de pouvoir lire en direct l’intervention de Mgr Charles dans le domaine monastique puisque nous avons pu avoir accès aux Constitutions bouclées en octobre 1970 par le recteur du Sacré-Cœur et sœur Marie-Agnès, prieure générale, ad experimentum jusqu’à l’approbation par le Saint Siège [7].

Dès l’abord, la présentation ne manque pas d’intérêt : si chaque page de droite est réservée aux Constitutions, les pages de gauche présentent en regard diverses citations éclairant le propos et fournissant les sources bibliques (28), conciliaires (Vatican II : 18), bénédictines (saint Benoît : 15 ; mère Marie de Saint Pierre, fondatrice, et le règlement de 1900 : 21). Les références bibliques et bénédictines sont classiques. La référence au Concile est intéressante dans la mesure, où celui-ci est contemporain de la refondation des Bénédictines, qui a largement bénéficié de ses intuitions ecclésiales (plusieurs citations sont extraites de la constitution Lumen Gentium).

Dans le corps même du texte, on retrouve les lignes de force de toute prédication « carliste » et d’abord la plongée dans le plan créateur et rédempteur de Dieu. La congrégation « offre une forme de vie destinée (…) à faire passer la Rédemption dans toute la vie » (I, 1). Consacrées, les sœurs sont « unies plus étroitement à Jésus Christ, appelées à partager son effort salvifique » (ibid). On retrouve d’autres expressions caractéristiques dans les paragraphes concernant le lien avec le Vœu national et la « participation généreuse à la Rédemption » (I, 2), l’invocation des saints « dont la collaboration à l’œuvre rédemptrice fut grande » (II), le résumé saisissant du dessein d’amour de Dieu (III, 1) invitant à « participer à cette Rédemption » (III, 2).

Nous retrouvons ici les mêmes chemins évoqués à propos du Centre Richelieu et des trappistines d’Echourgnac. Là encore, le P. Benoist a bien voulu nous communiquer des notes préparatoires de la retraite prêchée à ces dernières en 1959. Chaque jour, deux instructions reprennent en théologie fondamentale tous les aspects de la vie chrétienne et monastique. Du « dessein créateur et aimant » à la communion des saints, en passant par Jésus Christ, par l’habitation de Dieu en nous, la prière, les autres, l’Eglise sacrement, l’Eucharistie, tout est passé en revue, refondé, avant de livrer ses fruits pour la vie religieuse. Chaque instruction comporte une évocation des grands textes bibliques, un approfondissement théologique et une application à la vie religieuse. Un de ces feuillets est particulièrement caractéristique. Il porte le titre « Baptême — vœux participation à mort, Résurrection, la gloire — Lutte ». La première partie reprend Ph 2 et Is 53, Rm 6, l’obéissance du Fils, le retour de la volonté à la volonté de Dieu, son innocence, sa souffrance volontaire en union avec nous, sa réussite corporelle et sociale commencée, attendant encore son achèvement. La deuxième partie analyse le baptême, l’eau qui signifie la mort, la destruction, le rappel des exorcismes, du renoncement et du combat, mais aussi l’eau qui vivifie, la renaissance à une nouvelle vie qui n’est pas sans gémissements ni sans efforts, mais où « l’amour bannit la crainte » (I Jn). La troisième partie devait appliquer cette mystique baptismale aux trois vœux monastiques. On y perçoit le passage par la mort et la résurrection dans ces rapides notations à propos de la chasteté « folle communication — amour et joie ».

Revenons aux Constitutions. Une autre ligne de force est caractérisée par le lien entre la connaissance du Christ et le lien intime de la moniale avec lui. On retrouve à nouveau les éléments d’une vie chrétienne intégrale : l’aspect intellectuel de la connaissance n’est pas négligé, ni dans la formation (VII, 4-5), ni dans l’apostolat (I, 3), mais il est toujours lié à l’expérience pressante de la rencontre personnelle avec le Christ. Il s’agit de « développer parmi les chrétiens le goût et l’expérience des relations personnelles avec le Christ ». Ce lien avec le Christ est toujours présenté de façon pleine de saveur : « croyant à la merveilleuse communication que le Cœur du Christ fait à ses fidèles » (II). La chasteté : « possibilité d’un amour exceptionnel de Jésus Christ (...) particulièrement goûté par des religieuses attentives au Cœur du Christ ressuscité » (III, 3).

La formation cherche à rejoindre tous les aspects de leur vie théologique, spirituelle, liturgique, apostolique, ecclésiale. Elle réclame un travail personnel, propose des instruments de travail variés (revues et cours montmartrois, manuel du P. Feuillet sur l’Ecriture sainte, du cardinal Garrone, textes du Concile, règle de saint Benoît), et différentes sortes d’interventions : cours enregistrés, questions posées à Mgr Charles ou au P. Feuillet (nous nous appuyons ici sur un document de 1970 — les intervenants étaient en fait très variés), sœur Marie-Agnès pour tous les sujets touchant à la vie religieuse. On n’hésite pas à aborder les problèmes actuels de vie religieuse, de la réforme liturgique, d’exégèse. Le postulat « permet de mener jusqu’à un minimum convenable les connaissances théologiques de la postulante » (VII, 4). Le noviciat est « riche en instructions, travaux intellectuels et échanges (...) destinés à donner une culture scripturaire, doctrinale, spirituelle et liturgique aussi complète que possible, fondement de tonte vie d’union avec le Christ » (VII, 5). Le postulat intellectuel de la prière et de l’apostolat est à souligner.

La troisième orientation est sans cesse soulignée ici par l’idée de service. Elle est capitale. Le service d’un sanctuaire définit la tâche apostolique et l’espace monastique hors duquel il ne convient pas de sortir. Service d’un sanctuaire, service de prière et d’accueil, « qui les met dans la situation des salariés avec un travail fatigant, une dépendance à l’égard d’autrui et même une certaine insécurité d’avenir » (III, 4). Ce terme est même employé dans un sens absolu puisqu’il est question des « sanctuaires où elles servent » (II). Pour enfoncer cette idée dans les cœurs, Mgr Charles avait, une fois ou l’autre, traduit la réponse de Marie à l’ange : « Je suis la bonniche du Seigneur ». Ceci est à replacer dans le contexte fondamentalement sacerdotal envisagé et vécu par leur fondateur. L’apostolat leur est confié par l’Eglise (chap. IV sur les « Normes de vie »). « Les emplois apostoliques s’exerceront sous l’autorité du recteur du sanctuaire. Les religieuses consentent ainsi, non sans mérite, à perdre une certaine indépendance, mais c’est une des originalités de la congrégation qui ne cherche pas à établir des œuvres propres mais à collaborer à l’apostolat sacerdotal » (VI, 6). C’était la gageure et la chance, pour une institution religieuse, de rester fondamentalement, constitutionnellement ouverte et greffée sur « la divine constitution de l’Eglise », de se recevoir directement d’elle, de ne pas seulement bénéficier des services d’un aumônier mais d’être concrètement au service d’un apostolat sacerdotal. Cela n’allait évidemment pas sans difficultés. Celles-ci étaient déjà prévues par la première fondatrice, mère Marie de Saint Pierre : « nous ferons tout ce qui se pourra pour ne donner occasion à aucune difficulté du côté des pères ; et quant à celles qui surgiraient malgré nous, nous tâcherons de les supporter de tout notre cœur ». La présente version des Constitutions orientait plus nettement encore vers le Christ l’attitude intérieure : « on s’efforcera de résoudre les difficultés avec souplesse et sans raideur, en hommage au sacerdoce du Christ » (VI, 10).

Cela posait évidemment, et d’une façon difficile et cruciale, le problème de l’obéissance monastique. C’est une page très nourrie et travaillée qui l’expose, au chapitre III des « moyens de progresser dans l’amour du Christ ». Ce chapitre, consacré aux vœux et vertus religieuses, est introduit par le résumé du dessein d’amour de Dieu. Le paragraphe 5 y traite de l’obéissance. C’est sans doute le paragraphe où les textes donnés en regard sont les plus fournis. Depuis l’abaissement du Christ (Ph 2) jusqu’à l’obéissance humble et joyeuse de la fondatrice, mère Marie de Saint-Pierre, à travers la « conformation plus plénière au Christ obéissant » (LG 42) et l’obéissance bénédictine (« c’est par cette voie de l’obéissance qu’ils iront à Dieu » — RB 71, 2), tout un arsenal est rassemblé pour éclairer une des questions visiblement les plus épineuses de notre document. Le fondement est clair : c’est à Dieu seul qu’on obéit . Jésus-Christ a voulu connaître cette obéissance, comme nourriture et comme sacrifice. Le péché fait perdre la spontanéité de ce lien à Dieu ; c’est pourquoi Dieu institue des intermédiaires (« toujours imparfaits »). Les religieuses vont donc apprendre à obéir (élément de leur formation, cf. VII, 5) : pour participer « à l’effort d’obéissance consenti par le Christ pour le salut des hommes, elles se purifient elles-mêmes de l’anarchie de leurs tendances et manifestent leur confiance en celui qui, ayant institué l’Eglise et ses diverses formations, en tire le meilleur possible ». On souligne par ailleurs l’importance de l’initiative à laisser à chacune et de la liberté intérieure à préserver.

Tout cela doit fonder la grande originalité qui préside à ce document : l’extension de l’obéissance envers la supérieure en direction du recteur du sanctuaire desservi. Même s’il est plusieurs fois répété que cette obéissance s’exercera « en ce qui est du domaine de celui-ci exclusivement », il faut reconnaître qu’il s’agit là d’un coup de force. A plusieurs reprises, on procède à la délimitation des domaines : « Lorsque toute la communauté est engagée dans un apostolat, il faut distinguer soigneusement des cas où celui-ci se déroule dans le cadre des activités du sanctuaire, car il est directement soumis à l’autorité du recteur, celui où il se déroule dans le cadre des activités intérieures de la communauté, car ici, le recteur n’a pas plus à intervenir qu’un aumônier, et les cas intermédiaires où il doit y avoir accord préalable » (VII, 9).

On nous pardonnera d’insister sur cet aspect, mais si le renouveau dont il est question en ces pages passe par des éléments monastiques, il importe de regarder de près ce qui a pu faire difficulté dans le passé et ce qui est en tout état de cause une des pierres d’achoppement de la conscience contemporaine. Il nous semble, même si cela n’est pas dit explicitement, que ce qui sous-tend le contexte de ces paragraphes, outre l’imitation du Christ et la vision sacerdotale de la vie chrétienne, c’est cette idée que, devant les désordres du monde (III, 1) et de l’Eglise, le retour à une obéissance concrètement et directement ecclésiale devrait participer non seulement à la sanctification de la moniale qui s’y livre, mais à la restauration (III, 1) du bon ordre des communautés (III, 5) monastiques et ecclésiales. Il convient également de se souvenir du contexte français — et ecclésial — des années 60-70, pour mesurer l’audace qu’il y avait de continuer à soutenir « l’organisation hiérarchique des communautés » (IV, 3), à faire toute sa place au ministère sacerdotal, à oser parler d’autorité et d’obéissance. Une autorité qui, il est vrai, savait faire participer chacune aux décisions, et « obtenir le plus possible par de suffisantes explications leur assentiment volontaire » (Normes de vie, I, 1). Les supérieures ne participaient-elles pas à certains conseils des chapelains de la Basilique et à la session de rentrée ?

On s’étonnera peut-être du peu de place fait — apparemment — à la vie mystique. On peut évidemment arguer du genre littéraire des Constitutions, impropre à de grandes élévations. On pourrait également se plaire à souligner le réalisme de ce document, son attention aux détails. Pour n’en prendre que quelques exemples, on peut citer la crainte devant la banalisation de la dispense, qui « n’est justifiable que dans la mesure où elle est exceptionnelle et ne crée pas une habitude » (Normes de vie I, 3) ; ou encore l’évocation des « affrontements inévitables » entre les moniales (IV, 2), des « difficultés » (VI, 10) ; la « compétence technique » au service du témoignage apostolique (VI, 12). Certaines déviations possibles sont même croquées sur le vif : « on essayera (...) de ne pas donner l’impression d’une supériorité hautaine qui viendrait de la consécration religieuse » (VI, 11). On trouverait même des conseils de prudence « en ce qui concerne la quantité de nourriture et de sommeil (III, 6) et de l’« équilibre physique des religieuses » (III, 7). Mais on approchera sans doute davantage le paradoxe en percevant l’entrechoquement de certaines expressions. Le paragraphe sur l’examen communautaire » (IV, 8), par exemple, commence ainsi d’une façon très réaliste et bien dans l’air du temps : « Pour donner à chaque religieuse le sens de ses responsabilités dans la vie de communauté, un examen communautaire se fait chaque soir (...) ». On en décrit ensuite le déroulement : « les religieuses accusent leurs manquements extérieurs... ». Et ces deux phrases débouchent soudain sur le centre vital de toute mystique authentique : « et affirment ainsi leur désir de n’être qu’un « seul cœur » dans celui du Christ ». On trouverait la même et subtile interpénétration dans le paragraphe sur la « vie fraternelle » (IV, 2), où il est question de ne pas « s’immiscer indûment dans la vie personnelle (des autres) », de « délicate politesse (...) qui enrobe les affrontements inévitables en un langage et un ton particulièrement surveillés », d’un « climat familial », de « l’attention aux autres », tout autant que de « la présence de Jésus Christ en chacune d’elles » et surtout du « témoignage de la charité fraternelle, comme un signe de la puissance du Christ en ses consacrées » ; « fruit de l’adoration eucharistique », elle « a son origine au Calvaire et prend sa source dans la communion trinitaire que nous a value le mystère rédempteur » (IV, 1). Cette communion (comme plus haut l’unité dans le Cœur du Christ, on trouve ailleurs « union à Dieu ») est assurément le gage d’un authentique chemin mystique, s’exprimant dans un cadre rigoureusement théologique et réaliste. Cette mystique est essentiellement baptismale (« forme de vie destinée à permettre le plein épanouissement du baptême » — I, 1), discrètement mais clairement sponsale : « cet amour, que la tradition et la liturgie qualifient de sponsal, est le signe des épousailles du Christ et de son Eglise » (III, 3). C’est une mystique de lutte et de combat vigilant, faisant fond sur les efforts de la volonté, mais surtout sur la grâce, sur le sacrifice uni au sacrifice du Christ.

Quant à la vie monastique proprement dite, elle fait évidemment l’objet de la plupart des chapitres de ces Constitutions. On sent bien, à la lecture, que l’ajustement entre l’urgence apostolique et le cadre monastique ne devait pas être facile. Les Constitutions tentent d’y faire droit (institution d’une journée monastique hebdomadaire, limitation à six heures d’emploi apostolique ou de service liturgique par jour). Il est certain que la vie monastique est mise ici directement au service du rayonnement apostolique, par l’ambiance de recueillement et de prière offerte à tous les fidèles du sanctuaire desservi. Toute la communauté chrétienne n’était-elle pas appelée à retrouver sa cohérence autour des consacrées, réunies au service de l’apostolat sacerdotal ? N’appartient-il pas à « l’essence de la vie religieuse d’y travailler » (VI, 1) ?

Telles étaient les pistes tracées par ces Constitutions. Elles devaient permettre un grand essor « contemplactif », ancré dans la tradition, attentif aux besoins et aux difficultés de notre temps, désireux de se recevoir de Dieu et de l’Eglise.

« Prêtre seulement »

Mgr Charles ne manquait jamais, dans les « conciles », les sessions, les conseils, de faire remonter les problèmes qui se posaient à ses collaborateurs, aux missionnaires, aux pèlerins, etc. Il faudrait donc se garder d’oublier ici que la mise en œuvre de toutes ces intuitions s’est bel et bien heurtée à plusieurs échecs. La vie communautaire sacerdotale au Centre Richelieu semble ne pas avoir été admise par tous [8]. La communauté Résurrection n’a pas survécu au départ du P. Charles vers Montmartre [9]. Les Bénédictines elles-mêmes ont voulu continuer leur route sur d’autres inspirations. Les ébauches de communautés sacerdotales ont été tantôt souhaitées et expérimentées (sous forme de rencontres [10]), tantôt abandonnées et déconseillées ; seule a subsisté la communauté des chapelains à la basilique et l’intuition de l’importance d’une vie apostolique sacerdotale et communautaire.

A ces échecs, on pourra trouver bien des raisons d’ordre personnel, relationnel, ecclésial, etc. Mgr Coloni, pour sa part, donne un élément qui touche de près à notre sujet en insistant sur l’« attachement aux formes les plus radicales de vie chrétienne, que la perception des exigences de Dieu rejette loin des voies communes » [11]. S’il est vrai qu’il était terriblement exigeant (à cause même de l’exigence du Christ [12]), pouvait-il se sentir marginal et rejeté loin des voies communes (de l’Eglise sainte et catholique), celui qui savait à ce point rassembler autour du seul Seigneur Jésus des foules priantes, adorantes, suscitant tant de conversions, de vocations ? N’aidait-il pas, au contraire, à retrouver le centre vital de toute vie chrétienne sans se particulariser ?

Cette oscillation entre l’exemplaire et le particulier est le lot de toute intuition « religieuse ». Tous les fondateurs ont rêvé de rendre à l’Eglise entière sa vocation première, où les fidèles (tous les fidèles sans distinction) « n’étaient qu’un cœur et qu’une âme », vivant du partage des biens, assidus « à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières » (Ac 2, 42) ; mais tous ont dû accepter de le réaliser à travers un groupe particulier, à l’écart en quelque sorte du troupeau commun. C’est ce que n’a pas voulu faire le P. Charles, attaché à ce troupeau que l’Eglise lui avait confié et quand il a fallu trancher entre les quelques-uns (es) qu’ils avaient assemblés(es), en leur laissant entrevoir le prix d’un don total et la mission commune dont il se sentait chargé, c’est la seconde qui l’a emporté.

Il s’ajoutait à cela une vision du sacerdoce puisée à Denys le Mystique et qu’il synthétisait plaisamment sous le terme de « dégoulinante » : loin d’imaginer une spiritualité propre des prêtres et des religieux à côté d’une spiritualité laïque, il aurait volontiers dit qu’il n’y en avait finalement qu’une seule, celle de la consécration intime de soi pour le salut du monde, réalisée en plénitude dans le sacerdoce des prêtres et participée à différents degrés par les fidèles liés ou non par des vœux ; de là la vocation de tous à la sainteté et à l’apostolat. Dans ce but, on recherche non pas des formes marginales de vie chrétienne, mais au contraire toute la richesse des différentes formes (adorante et communautaire, silencieuse et prêchante, pénitentielle et joyeuse, pérégrinante et monastique, intelligente et tournée vers le plus grand nombre...).

Ce qui importe, c’est la structure profonde résumée ici. Les formes qu’elle a pu revêtir, les spécifications restent aux yeux de Mgr Charles superficielles et en tout cas non garanties de la pérennité assurée à 1’Eglise.

Reste, pour assurer cette vitalité ecclésiale, l’importance primordiale dévolue au sacerdoce. Ici on retrouve les découvertes bérulliennes du jeune Maxime Charles. Il faudrait citer des paragraphes entiers du fondateur de l’Oratoire, aux prises avec le même type de réflexion [13]. La grande idée en est qu’à l’origine les prêtres rassemblent les qualités d’autorité, sainteté et doctrine, et que la corruption du temps aurait séparé ces qualités, attribuant aux prélats l’autorité, aux religieux la sainteté, aux « académies » la doctrine, que la sainteté serait donc « passée en main étrangère ». Dans l’article cité en note, Mgr Charles commente : « le mot est dur pour les religieux, il est même injuste » (p. 49). Aucune trace donc ici de nostalgie romantique pour une seule ambiance monastique. Fruit d’une synthèse théologique et des leçons de l’histoire, la vocation de Mgr Charles était d’abord sacerdotale, sous une forme canoniale et apostolique. Sur ce sujet, il a beaucoup travaillé et fait travailler [14].

Reste cette lumière : l’appel du Christ à la sainteté, à tout quitter pour lui, à la perfection, à l’imiter, n’est pas réservée aux seuls religieux. Il s’adresse à tous, sous quelque forme que ce soit. Puisse le Seigneur Jésus mener à accomplissement plénier ce grand désir de son serviteur Maxime et de tous ceux qui, à sa suite, veulent œuvrer pour le renouveau de l’Eglise et du cœur de l’homme. Tout autre goût et dégoût fondent finalement devant cet unique nécessaire.

Marie-Ange O’Connell, née en 1957. Membre de la Communauté apostolique Aïn Karem. Agrégée d’allemand, prépare une thèse sur les sources patristiques de la Bible de Berlebourg.

[1] En toute conscience de ce qui manque encore ici à une recherche proprement historique.

[2] Note (1) de Mgr Coloni, « Institution et charismes », in La politique de la mystique, p. 106.

[3] Le choix de Dieu, éd. de Fallois, Paris, 1987, p. 224 (cf. supra, article de Gérard Pelletier, note (3).

[4] Op. cit.

[5] Alors qu’il avait été occulté par la tradition orale.

[6] Très rapides indications chez Mgr Coloni, op. cit., p. 105.

[7] Pour la communication de ces documents et pour leur aide précieuse et efficace, nous remercions de grand cœur mademoiselle Jeanine Boissart et le père Jacques Benoist. Nous regrettons de n’avoir pu recueillir le témoignage personnel de mère Marie-Agnès, qui a tenu à garder beaucoup de discrétion. Les lignes qui suivent ne portent aucun jugement sur l’évolution de la congrégation. Elles cherchent à faire œuvre d’histoire religieuse.

[8] Mgr Coloni, (op. cit, p. 106) évoque le « douloureux refus » opposé au chanoine Charles « le jour où il leur proposa de donner à leur collaboration à une même mission le prolongement d’une commune vie religieuse »

[9] Une lettre de 1959, citée dans le travail de S. Pruvot (p. 189), montre l’inquiétude du P. Charles devant le désinvestissement des laïcs et la nécessité de créer « un centre doctrinal et spirituel ».

[10] Article du P. Armogathe dans Montmartre Orientations, Toussaint 1993.

[11] Op. cit., p. 106.

[12] Mgr Lustiger devait le redire dans son homélie lors des obsèques de Mgr Charles (cf. supra).

[13] On trouvera ces textes dans l’article présenté ici par Gérard Pelletier et dans Résurrection, n° 61, Le sacerdoce apostolique, pp. 47-66, « Prêtre seulement ».

[14] Cf. l ‘article P. Martin, « Sauver le sacerdoce pour sauver l’Eglise », dans Résurrection, n° 61.

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