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Le Chant initiatique, Esthétique et spiritualité de la bucolique (Dominique Millet-Gérard)

Ed. Ad Solem, Genève, 2000.
P.B.

Le nouvel essai de Dominique Millet-Gérard pose la question essentielle de l’unité (parfois brisée) entre poésie et piété. Unité fondatrice du chant poétique, puisqu’elle met en œuvre la plénitude véridique du langage dans son accès renouvelé à l’ordre secret du monde. Il faut interroger la teneur de cette “ piété ” poétique, païenne, orphique certainement chez Virgile, puis chrétienne, de la bucolique. Quel est la mesure de cette initiation de l’homme aux mystères sacrés ?

Lieu originel du passage vers “ l’arrière- monde ” pour reprendre une belle expression de l’auteur, le paysage bucolique est la patrie de Virgile, Prudence, Sannazar, André Chénier, Maurice de Guérin, Francis Jammes, Valéry. Il a ainsi été transmis par une culture humaniste et christianisée, depuis Virgile dont les Champs Élysées de l’Énéide sont devenus le Paradis des poètes chrétiens du Moyen Age. Toute cette belle postérité virgilienne tend vers le même horizon mystique par une contemplation humble de la splendeur des choses. Le charme de la tradition bucolique est, en effet, sa simplicité raffinée pour célébrer la présence sublime d’un Dieu qui se dit dans l’éclat d’une nature toute douce et familière. Son style humble est en réalité le plus nourri de culture qui soit, porteur d’une vision spirituelle de la nature propre à en dévoiler la réalité profonde. Célébration de la beauté de la Création, la bucolique chantera naturellement le Créateur caché dès l’époque de saint Jérôme et de saint Ambroise, tout imprégnée de poésies et de prophéties. Entre amour et controverse du modèle virgilien, l’hymnique chrétienne d’un Prudence participe à la translatio des valeurs antiques et met les richesse latines au service de la liturgie. Au Moyen Age, le monachisme lettré se forme à l’école d’auteurs tant profanes que sacrés : Virgile continue d’y régner en maître, référence esthétique absolue, il est su par cœur et “ converti ” sans être trahi. Ses écrits sont lus dans une perspective de foi (en témoignent les lectures allégoriques, et les interprétations prophétiques de la Quatrième Églogue). A l’époque où l’on commente abondamment le Cantique des Cantiques, com-ment ne pas évoquer la douceur pastorale de Virgile ? Les deux sont conjoints sous la plume du clerc anglais Alcuin. Dante révère en Virgile son maître et son guide au cœur de la Divine Comédie, somme des humanités antiques et chrétiennes. La Renaissance traduit le Virgile chrétien en langue vernaculaire, cultive les allégories, et instaure le dialogue entre la tradition sacrée et une pastorale plus sentimentale. Le motif mystique de la “ nuit obscure ” de saint Jean de La Croix vient de la poésie de Garcilaso de la Vega. Le roman pastoral, dans un pays bucolique souvent pittoresque, oriente une réflexion esthétique sur simplicité, naturel et urbanité. Avec André Chénier, la tradition est revivifiée, son influence sur Pouchkine, Leopardi, Hölderlin puis Nerval et Maurice de Guérin perpétue l’univers bucolique où s’inscrivent les expériences romantiques de la vie intérieure. L’inspiration chrétienne se retrouve chez Francis Jammes, attiré par l’humble style d’un chant non dépourvu de subtilité, par la manifestation de la divinité dans la nature. En ce sens, on s’émerveille de ce que l’héritage antique d’un Virgile et d’un Prudence puisse conduire à un “ réalisme chrétien ” chez les poètes spirituels du premier vingtième siècle. Moins sensible à la présence de la nature, Paul Valéry préfère voir dans l’univers pastoral un lieu intellectualisé, dont la genèse est la métaphore de la création poétique. La tradition qui prend sa source chez Théocrite et Virgile et rejoint le chant biblique, est toujours un sanctuaire de poésie.

En même temps, cette célébration de la Création ouvre le regard du poète à la grâce de son chant qui s’élève. Le poète imite le Créateur dans son travail, rendant au monde un peu plus d’épaisseur sacrée, à la parole sa consistance. Il expérimente ainsi la conjonction intime entre le sentiment de l’ordre dans la Création et la possibilité de la parole. Se dessine ainsi la perspective du “ chant initiatique ”. Chargeant chaque chose de son être, l’âme se voit naître elle-même au chant :

Ce n’était plus ce cauchemar fou et grotesque
Où les choses ont l’air surprises d’exister :
Maintenant chaque chose était telle qu’elle est.
Dans le jardin, Dieu seul avait mis la lavande
Et les bruyères et les genêts dans les landes. (Francis Jammes, L’Église habillée de feuilles)

Issus d’un cours de licence professé en Sorbonne de 1996 à 1999, les chapitres de cet essai réunissent textes choisis de Virgile à Valéry, et commentaires philologiques centrés sur notre problématique. Ils se rattachent souvent à la tradition de Curtius et d’Erich Auerbach, font appel à la pensée de critiques comme H. Urs von Balthazar, Salomon Reinach par exemple, évoquent la Provence latine de Jean Giono. La lecture philologique organise une chambre d’échos entre les extraits, les replaçant chacun dans son époque en même temps qu’elle y discerne la trace vivante des mots, des expériences et des lieux bucoliques à travers l’histoire. Le dialogue s’instaure entre les poètes, entre des langues originales mais parentes : c’est en découvrant la singularité de chacun au sein de la tradition que l’on cerne l’enjeu unificateur, la nature essentiellement spirituelle de cette poésie. Ainsi apparaît, construit de ces divers traits repris et métamorphosés par les auteurs, l’esprit du chant de l’Age d’Or.

D’une lecture passionnante, Le Chant initiatique accorde leur place à des auteurs peut-être moins lus aujourd’hui, comme Maurice de Guérin, apporte un éclairage marquant sur la poésie de Francis Jammes. Enfin, il invite à lire et à voir d’autres chefs-d’œuvre en les inscrivant également dans cette perspective révélatrice de l’initiation. Belle transmission au lecteur d’un héritage à quoi tient la tradition poétique judéo-chrétienne.

Réalisation : spyrit.net