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Le Christ, sagesse de Dieu personnifiée chez saint Paul ?

Jérôme Moreau

À l’occasion de l’année saint Paul, Benoît XVI consacre ses audiences générales hebdomadaires, depuis le 27 août, à l’évocation de l’Apôtre et de sa théologie. Parmi ces audiences, l’une d’elle a été plus particulièrement consacrée, le 22 octobre, au « christocentrisme de saint Paul ». Dans l’aperçu synthétique de la christologie paulinienne qu’il a donné, le saint Père n’a pas manqué d’évoquer un thème déjà maintes fois abordé par les exégètes et les théologiens, et particulièrement central : la présentation du Christ comme Sagesse de Dieu.

Or cette identification, rappelée par Benoît XVI sous la forme d’une évidence, a été fortement contestée, très récemment, par un livre de Gordon D. Fee, Pauline Christology [1]. L’auteur cherche à démontrer que cette identification est doublement impossible : les textes pauliniens ne permettraient pas de conclure que Paul a effectivement présenté le Christ comme Sagesse de Dieu, tandis que les textes de l’Ancien Testament parlant de la sagesse le feraient sur un mode essentiellement rhétorique qui ne permet absolument pas d’en faire une entité à laquelle on pourrait identifier le Christ.

Venant à la suite d’études nombreuses et fouillées sur le Christ comme Sagesse de Dieu personnifiée chez saint Paul, au premier rang desquelles celle du P. André Feuillet fait autorité [2], et semblant de plus en forte contradiction avec ce que Benoît XVI présente à l’adresse des fidèles comme un enseignement sûr, les affirmations radicales de Gordon D. Fee ne peuvent manquer de surprendre ou de susciter un certain scepticisme. Pourtant, nous allons voir qu’elles doivent être prises au sérieux, dans la mesure où elles pointent de réelles faiblesses d’argumentation de la part des exégètes, notamment le P. Feuillet, sans pour autant que ces objections soient définitives et viennent clore la discussion en un sens négatif.

Nous voudrions donc montrer dans les pages qui suivent dans quelle mesure la confrontation des conclusions de Gordon D. Fee aux apports des recherches du P. Feuillet doit nous conduire à poser à frais nouveaux la question du type de démarche exégétique et théologique qui permet de rendre compte de façon satisfaisante de l’identification du Christ à la Sagesse de Dieu à partir des écrits pauliniens. Cette identification est en effet à la fois pleinement justifiée et néanmoins insuffisamment fondée. Gordon D. Fee, quant à lui, soulève des objections à la fois valables mais insuffisantes au regard d’un authentique discours théologique catholique.

Notre étude nous conduira donc à examiner successivement ces trois différents types de discours et d’argumentation autour de la question du Christ, Sagesse de Dieu, et à mettre en lumière les présupposés sur lesquels ils se fondent, ou devraient se fonder, pour être pleinement légitimes. À travers l’examen de cette question ponctuelle, c’est plus largement la question de la définition du discours théologique catholique qui se posera à nous.

L’enseignement pontifical

Commençons par rappeler les termes généraux dans lesquelles cette identification est faite, en nous appuyant sur l’enseignement du Saint Père du 22 octobre 2008 à propos de la christologie de saint Paul.

Il part du constat que pour Paul « la résurrection n’est pas un événement isolé, séparé de la mort : le Ressuscité est toujours celui qui, auparavant, a été crucifié. » Poursuivant, il note que « l’apôtre contemple avec fascination le secret caché du Crucifié-ressuscité et, à travers les souffrances vécues par le Christ dans son humanité (dimension terrestre), il remonte à cette existence éternelle dans laquelle Il ne fait qu’un avec le Père (dimension pré-temporelle). Ces deux dimensions, la préexistence éternelle auprès du Père et la descente du Seigneur dans l’incarnation, s’annoncent déjà dans l’Ancien Testament, dans la figure de la Sagesse. »

Les fondements vétérotestamentaires de cette annonce se situent dans un certain nombre de passages bien repérés : la Sagesse de Salomon, naturellement, mais aussi d’autres livres appartenant à la littérature dite sapientielle, à savoir le Siracide (ou Ecclésiastique), les Proverbes, ou encore certains passages de Job, Baruch, ou des Psaumes. Benoît XVI cite les plus importants de ceux qui renvoient au rôle de la Sagesse préexistante à la création et à ce titre collaboratrice de Dieu dans son œuvre de création : le psaume 90 (« Avant que naissent les montagnes, que tu enfantes la terre et le monde, de toujours à toujours, toi, tu es Dieu [3] » ; v. 2), un passage des Proverbes (« Le Seigneur m’a créée, prémices de son œuvre, avant ses œuvres les plus anciennes. Dès l’éternité je fus établie, dès le principe, avant l’origine de la terre » ; Pr 8, 22-23), et enfin la Sagesse de Salomon (« Elle s’étend avec force d’un bout du monde à l’autre et elle gouverne l’univers pour son bien » ; Sg 8, 1).

Benoît XVI ne fait qu’évoquer, sans les citer, les textes sapientiaux qui « parlent également de la descente, de l’abaissement de cette Sagesse qui s’est créé une tente parmi les hommes ». Celle-ci, « du point de vue du Nouveau Testament […] n’était qu’une préfiguration d’une tente bien plus réelle et significative : la tente de la chair du Christ. » À l’appui de cette exégèse, on peut citer le Siracide :

Alors le créateur de l’univers m’a donné un ordre, celui qui m’a créée m’a fait dresser ma tente, Il m’a dit : Installe-toi en Jacob, entre dans l’héritage d’Israël… Dans la Tente sainte, en sa présence, j’ai officié ; c’est ainsi qu’en Sion je me suis établie. (Si 24, 8.10)

Ajoutons qu’un tel passage rattache la Sagesse à la Présence de Dieu, la Shekinah.

Revenant à saint Paul, le Pape souligne qu’il « fait précisément référence à cette perspective sapientielle : il reconnaît en Jésus la sagesse éternelle existant depuis toujours, la sagesse qui descend et se crée une tente parmi nous et ainsi il peut décrire le Christ, comme “puissance et sagesse de Dieu”, il peut dire que le Christ est devenu pour nous “par lui [Dieu] notre sagesse, pour être notre justice, notre sanctification, notre rédemption” » (1 Co 1, 24.30).

Benoît XVI s’attarde ensuite sur l’hymne aux Philippiens (Ph 2, 6-11), un texte sans doute antérieur à saint Paul, qui le reprend et l’intègre à sa lettre, ce qui illustre bien, peut-on noter au passage, que « le premier judéo-christianisme croyait en la divinité de Jésus ». Cet hymne montre particulièrement nettement les trois éléments essentiels du « cycle sapientiel, qui voit la Sagesse s’abaisser pour ensuite être exaltée malgré le refus qu’on peut lui opposer ».

D’autres textes peuvent encore être cités : « une réaffirmation de l’assimilation entre Sagesse et Christ, avec toutes les conséquences cosmiques et anthropologiques qui en découlent, se retrouve dans la Première lettre à Timothée  : “C’est le Christ manifesté dans la chair, justifié par l’Esprit, apparu aux anges, proclamé chez les païens, accueilli dans le monde par la foi, enlevé au ciel dans la gloire” (3, 16) ». Le Christ y apparaît comme « Médiateur unique », il est « le vrai pont qui nous conduit au ciel, à la communion avec Dieu ».

Le Pape signale enfin la qualification du Christ comme « Premier né par rapport à toutes les créatures » (Col 1, 15-20), qui rappelle les passages cités plus haut (Ps 90, 2 ; Pr 8, 22), et le fait que « dans le Christ Dieu voulait récapituler toutes choses (cf. Ep 1, 23). » Il est alors possible de conclure que le Christ « nous implique dans un mouvement de descente et de montée, en nous invitant à participer à son humilité, c’est-à-dire à son amour envers le prochain, pour participer ainsi également sa glorification en devenant comme lui fils dans le Fils. »

Pour conclure sur cet exposé, il faut noter le souci de Benoît XVI de présenter le Christ comme Sagesse personnifiée selon ce qu’il qualifie de « cycle » complet, ou encore en manifestant « toutes les conséquences cosmiques et anthropologiques qui en découlent ». Le Pape s’efforce de saisir le mystère du Christ à travers les textes de saint Paul en dégageant l’ensemble de ses implications pour notre vie de chrétiens. Le centre de gravité, en quelque sorte, de cet enseignement, est donc la manière dont le Christ nous permet de devenir fils adoptifs du Père par sa descente et son élévation. La question de son identification à la Sagesse de Dieu est une des étapes de ce raisonnement, un de ses éclairages importants. Elle permet l’enracinement de la christologie de Paul dans l’Ancien Testament, mais elle n’est pas immédiatement au centre. Du reste, l’exposé se veut synthétique et n’entre pas dans le détail des analyses exégétiques qui permettent, en profondeur, d’identifier Christ et Sagesse chez saint Paul.

Rappelons pour finir les termes que nous avons déjà relevés dans l’enseignement du Pape : il parle tout d’abord de la Sagesse comme d’une « figure », en laquelle s’annoncent « la préexistence éternelle auprès du Père et la descente du Seigneur dans l’incarnation » ; il la présente encore, « du point de vue du Nouveau Testament », en termes de « préfiguration » ; il explique enfin que saint Paul « fait précisément référence à cette perspective sapientielle » et qu’il « reconnaît en Jésus la sagesse éternelle ». Ces formulations sont importantes. Benoît XVI se place dans le cadre de la Révélation du Christ, de l’accomplissement de l’Ancien Testament par le Nouveau, dans la personne de Jésus. Il ne parle pas du statut précis qu’il faut donner à la Sagesse prise comme telle dans l’Ancien Testament, et ne s’engage pas directement sur la manière dont Paul pouvait concevoir cette figure de la Sagesse, et notamment s’il y voyait un être autonome, une véritable hypostase. De façon significative, le terme de sagesse est employé sans majuscule [4] lorsqu’il est dit que Paul « reconnaît en Jésus la sagesse éternelle existant depuis toujours, la sagesse qui descend et crée une tente parmi nous. »

Il est important de garder à l’esprit ces différents éléments, avant d’entrer dans le débat qui va maintenant nous occuper, celui des objections fortes posées par Gordon D. Fee et de leur portée exacte, en particulier face à un ouvrage tel que celui du P. Feuillet.

La remise en cause de Gordon D. Fee

Dans son ouvrage sur la christologie de Paul, sous-titré An Exegetical-Theology Study, Gordon D. Fee reprend de façon systématique et précise les textes de Paul pour remettre en cause un certain nombre d’hypothèses formulées jusque là à leur sujet. En particulier, il s’élève contre la compréhension du Christ comme Sagesse personnifiée et il consacre un appendice complet à la réfutation de cette identification (pp. 599-630). Comme nous l’avons annoncé en introduction, son argumentation est double : tout d’abord, selon lui, le Christ n’est pas présenté par Paul comme Sagesse de Dieu personnifiée ; ensuite, les textes de l’Ancien Testament habituellement cités à l’appui de cette identification (Pr 8, 22-31 ; Si 14,3-22 ; Sg 7,21-10,21) ne permettent pas par eux-mêmes de dessiner la figure d’une Sagesse personnifiée, autrement dit hypostasiée, à laquelle il serait possible, même en dehors de la christologie paulinienne, d’identifier le Christ. C’est cette entreprise de démolition en règle que nous allons exposer, pour en montrer successivement la portée incontestable et les non moins sérieuses limites.

Notant le retour de la thèse de l’identification du Christ à la Sagesse personnifiée de l’Ancien Testament depuis un peu plus d’un siècle, après un relatif silence de quinze siècles succédant à la crise arienne, Gordon D. Fee affirme que « le fondement exégétique réel de cette identification est si faible qu’il n’a aucune existence substantielle », et donc que « l’on se demande pourquoi et comment cette vision est devenue à ce point un lieu commun des études pauliniennes [5] ». Cette identification, selon lui, répond au double besoin d’identifier l’origine biblique de l’idée de préexistence du Christ dans la pensée de Paul, ainsi que celle du Christ comme agent de la création (cf. 1 Co 8,6 ; Col 1, 15-17). Assigner cette fonction à la Sagesse personnifiée, tout en évitant de donner une véritable exégèse des textes vétérotestamentaires concernés, c’est « mettre la charrue (la conclusion dont on a besoin) avant les bœufs (le fondement exégétique). » Ce sont donc ces deux points précis : la préexistence de la sagesse et sa fonction d’agent de la création, qui vont constituer le pivot de l’argumentation de Gordon D. Fee.

Gordon D. Fee commence par s’attacher au commentaire des grands passages pauliniens concernés. Il balaye rapidement 1 Co 8,6 (« Il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, de qui viennent toutes choses et vers qui nous allons, et un seul Seigneur, Jésus Christ, par qui viennent toutes choses et par qui nous allons [6] »), en expliquant que les exégètes étayent leur référence indue à « Dame Sagesse » par un rapprochement avec 1 Co 1,24 : « c’est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu ». Gordon D. Fee souligne l’absence de personnification effective dans ce passage, auquel il donne de plus le contenu d’une forte charge ironique contre ceux qui cherchent la sagesse ailleurs qu’en Dieu, puisque cette « sagesse », c’est justement le Messie crucifié, qui est « folie pour les païens » (1 Co 1, 23). Il n’y a pas plus de personnification, note-t-il, au verset 30, lorsqu’il est dit que « le Christ Jésus est devenu pour nous sagesse venant de Dieu, justice, sanctification et rédemption » : le terme « sagesse » est ici repris par trois autres qui renvoient à la conversion qui résulte de la Croix. En plus de rappeler que la source vétérotestamentaire la plus probable de ce passage, Jr 9, 22-23, est un texte prophétique et non un écrit de sagesse (ce qu’il considère comme rédhibitoire), Gordon D. Fee avance un dernier argument, celui du public auquel Paul s’adresse : en effet, non seulement Paul ne fait pas référence à la sagesse personnifiée, mais les Corinthiens, ses lecteurs, sont attachés à la recherche de la sagesse grecque et seraient encore moins disposés à voir dans ses propos une référence à la Sagesse personnifiée de l’Ancien Testament.

Concernant l’hymne de l’Épître aux Colossiens (« Il est l’Image du Dieu invisible, Premier-Né de toute créature »  ; Col 1, 15), l’argumentation est simple et radicale : Gordon D. Fee conteste qu’aucun des deux termes habituellement soulignés (« image » et « premier-né ») appartienne effectivement à la tradition sapientielle, et note qu’ils sont d’ailleurs déjà présents dans l’Épître aux Romains qui précède immédiatement cette lettre sur un plan chronologique (« ceux que d’avance il a discernés, il les a aussi prédestinés à reproduire l’image de son Fils, afin qu’il soit l’aîné d’une multitude de frères » ; Rm 8, 29). C’est donc vers ce dernier texte et vers son contexte propre qu’il faudrait regarder, et non vers la littérature de sagesse. De fait, la seule référence à la Sagesse comme « image » vient de Sg 7, 26, où il est question de miroir (« elle est un reflet de la lumière éternelle, un miroir sans tache de l’activité de Dieu, une image de sa bonté »), et non de « l’image et la ressemblance de Dieu » de Gn 1-2, qui seraient la référence première de Paul ici. Il ne suffit donc pas de relever une coïncidence de termes, mais leur contexte précis doit également être pris en compte. Le terme de « premier-né », prôtotokos, fait l’objet chez le P. Feuillet de nombreux développements, à partir de l’hébreu rêshith, qui se traduirait aussi bien en grec par prôtotokos que par archê, ce qui permettrait ainsi de faire référence ici à Pr 8, 22 : « Le Seigneur m’a créée comme prémices [archê] de ses voies ») [7]. Gordon D. Fee conteste vigoureusement cette association au motif que le terme grec employé par Paul ne figure dans la littérature de sagesse qu’à une seule reprise, et du reste pour désigner Israël (Si 36, 17).

Le dernier texte évoqué est 2 Co 4, 4-6 (« afin qu’ils ne voient pas briller l’Évangile de la gloire du Christ, qui est l’image de Dieu… pour faire briller la connaissance de la gloire de Dieu, qui est sur la face du Christ »), mais « seulement parce que les deux mots “gloire” et “image” y figurent ensemble ». La référence à la Sagesse personnifiée est cependant rapidement rejetée, comme dans le passage précédent, malgré la présence du mot gloire associé à la Sagesse en Pr 8, 18 (« Chez moi sont la richesse et la gloire ») et Sg 7, 25 (« Elle est en effet un effluve de la puissance de Dieu, une émanation toute pure de la gloire du Tout-Puissant »). Le texte de Paul en tant que tel ne permet pas en effet d’établir de liens suffisants avec ces deux passages.

Récapitulant cette première partie de son analyse (p. 602), Gordon D. Fee souligne que pour Paul le Christ est bel et bien l’agent de la création, et que c’est de là qu’il tire l’idée de sa préexistence, sans lien aucun avec l’idée que la Sagesse est la « première des créations de Dieu » (cf. Pr 8, 22). Allant plus loin, il soutient que Paul n’a jamais recours, sur ce point, au langage de la tradition sapientielle. Le recours des exégètes à la littérature de sagesse relèverait uniquement, répète-t-il, du souci excessif de trouver un fondement biblique à ces deux affirmations.

Dans le deuxième temps de son argumentation, Gordon D. Fee se tourne vers les relations entre « Paul et la tradition sapientielle » (pp. 602-606). Son propos, que nous ne détaillerons pas ici, est de montrer qu’il n’y a que quatre citations effectives des écrits sapientiaux chez Paul (1 Co 3, 19 et Jb 5, 12-13 ; 2 Co 9, 7 et Pr 22, 8a dans le texte de la Septante ; Rm 3, 10 et Qo 7, 20 ; Rm 12, 20 et Pr 25, 21), auxquelles s’ajouteraient deux références plus lointaines (Rm 11, 35 et Jb 41,11, mais dans le texte hébreu ; et, à propos d’un seul mot commun, Rm 11, 33 et Jb 5, 9 ; 9,10 ; 34, 24). Or, Gordon D. Fee insiste sur le fait que ces citations de la tradition sapientielle, beaucoup plus rares que celles d’autres livres des Écritures juives, sont toujours précises et adaptées à leur contexte scripturaire d’origine. Paul connaît donc cette tradition et lui est fidèle quand il la cite, ce qui rendrait improbable que des affirmations christologiques centrales, mais sans lien explicite avec ces textes, puissent néanmoins leur être rattachées.

Le dernier point important de cette analyse est l’affirmation selon laquelle il n’y a aucun lien entre les écrits pauliniens et la Sagesse de Salomon. Reprenant toutes les références marginales suggérées par l’édition critique du Nouveau Testament faisant autorité, celle de Nestle et Aland, Gordon D. Fee montre qu’aucune ne témoigne d’un véritable lien direct. Les rapprochements ne sont, au mieux, que conceptuels, et ne reposent jamais sur des reprises directes. Du reste, les passages relevés dans la Sagesse de Salomon se trouvent en dehors de l’éloge de la Sagesse personnifiée (Sg 7, 22-9, 18), et laissent donc d’autant moins de prise à l’idée que c’est la référence à la Sagesse personnifiée de l’Ancien Testament qui permet à Paul de fonder ses affirmations christologiques.

Le troisième et dernier temps de l’argumentation de Gordon D. Fee est consacré à la littérature de sagesse elle-même : après avoir montré que les références alléguées chez Paul n’étaient pas recevables, et que la relation avérée de Paul à la littérature de sagesse ne justifiait pas les développements sur la relation entre le Christ et la Sagesse, il s’efforce de montrer que la littérature sapientielle elle-même ne permet pas de dégager le concept d’une Sagesse personnifiée. « Paul n’utilise nulle part le langage de cette tradition quand il parle du Christ comme l’agent divin de la création. La question qui se pose, alors, est de savoir s’il y a une relation conceptuelle entre le rôle du Christ dans la création selon Paul, et le rôle de la Sagesse dans la Sagesse de Salomon. »

La première question est celle de la nature réelle de la personnification employée par les textes sapientiaux : s’agit-il d’une hypostase divine (« c’est-à-dire un véritable être divin, ou presque divin, existant à côté de Dieu, ou en relation avec lui, d’une façon unique »), ou bien seulement du procédé littéraire de la personnification ? Citant des travaux antérieurs, Gordon D. Fee expose que dans les Proverbes et l’Ecclésiastique, il s’agit d’une personnification littéraire « pure et simple ». La Sagesse de Salomon, concède-t-il, semble pointer beaucoup plus vers une hypostase, mais seulement en Sg 7, 22-8, 18. Ensuite, dans les chapitres 9 et 10, la personnification semble beaucoup moins nette, avant que la Sagesse elle-même ne semble disparaître complètement à partir du chapitre 11. En somme, nous aurions affaire à une « position intermédiaire » entre procédé littéraire et hypostase, tranchée indûment dans le sens de l’hypostase par des exégètes peu scrupuleux.

Retrouvant un des termes-clés de la controverse avec l’arianisme, Gordon D. Fee insiste sur la qualification de la Sagesse comme « création » (Pr 8, 22-26 ; Si 1, 4 ; 24, 3.9) : elle donnerait aux auteurs des livres sapientiaux la possibilité de personnifier la sagesse sans pour autant porter atteinte à leur monothéisme. Paul, de son côté, affirmerait le contraire : « le Christ est l’agent de la création parce que, en tant que Fils de Dieu, il était présent auprès du Père avant que quoi que ce soit d’autre ne vienne à exister » (p. 609) [8].

Gordon D. Fee s’attache ensuite à un examen systématique des textes sapientiaux qui mettent en relation sagesse et création, ce point étant considéré comme central dans toutes les études qui prétendent trouver un arrière-plan scripturaire aux affirmations de Paul. Or, dans aucun de ces textes « il n’est explicitement affirmé que la Sagesse personnifiée était l’agent médiateur de la création » (p. 609). On ne retrouve pas les affirmations pauliniennes selon lesquelles toutes choses ont été créées « par » le Christ (dia), et qu’elles subsistent « en lui ». La sagesse est bien plutôt « l’attribut de Dieu qui se manifeste à travers l’admirable dessein exposé dans la création » (p. 610). Elle n’est, au mieux, que le compagnon de Dieu.

Cela semble particulièrement clair dans le Psaume 104, 24 (« Que tes œuvres sont nombreuses, Yahvé ! toutes avec sagesse tu les fis, la terre est remplie de ta richesse »), dont la théologie aurait ensuite été fidèlement reprise dans les textes sapientiaux, y compris dans la Sagesse de Salomon. Gordon D. Fee conclut dans le même sens à propos de Pr 3, 19-20 (« Yahvé, par la sagesse, a fondé la terre, il a établi les cieux par l’intelligence, par sa science furent creusés les abîmes ») [9].

Concernant Pr 8, 22-31, Gordon D. Fee se montre tout aussi affirmatif : il déclare que si la Sagesse était présente lors de la Création (« Quand il affermit les cieux, j’étais là » ; Pr 8, 27), elle n’était en aucun cas médiatrice. Aucun terme (notamment aucune préposition) ne permettrait de l’étayer, y compris le terme hébreu âmôn, ambigu, qui pourrait signifier « artisan », que la Septante a traduit de façon également ambiguë par harmozousa (« qui est en harmonie avec »), mais que la Bible de Jérusalem, par exemple, a choisi d’interpréter et de traduire franchement par « maître d’œuvre ». Ce choix moderne n’est certes pas un critère, mais il pourrait être mis en regard du Livre de la Sagesse où le terme de technitis (« ouvrière ») est employé à trois reprises, en particulier en Sg 7, 22 dans un usage très proche. Gordon D. Fee rejette cependant que ce dernier emploi puisse éclairer a posteriori le livre des Proverbes, et conteste de toute façon qu’il puisse rendre compte du rôle actif d’une sagesse préexistante dans la création.

Il va néanmoins jusqu’à affirmer en note sa surprise de voir chez Nestle et Aland l’hymne aux Colossiens être mis en relation avec ce passage, sans qu’il y ait à ses yeux aucun écho, ni conceptuel, ni lexical. Pourtant, entre « Yahvé m’a créée, prémices de son œuvre » (Pr 8, 22) et « Premier-Né de toute créature » (Col 1, 15), ou encore entre « dès [littéralement, dans la version des Septante : avant] l’éternité je fus établie, dès le principe, avant l’origine de la terre » (Pr 8, 23-24), et « il est avant toutes choses » (Col 1, 17), il ne semble pas impossible de trouver quelques concordances, conceptuelles et lexicales, notamment la répétition de la préposition pro, « avant » (et ce, alors même que Gordon D. Fee se montre de façon générale très attentif au jeu des prépositions). Il est vrai que le lien ne porte pas sur la question de la médiation de la sagesse divine dans la création, mais il ne semble pas insignifiant pour autant, et ne peut pas être balayé d’un revers de la main.

Gordon D. Fee rejette également, d’une façon rapide mais guère contestable la lecture du chapitre 24 de l’Ecclésiastique dans le sens d’une Sagesse préexistante et médiatrice de la création. Pour reprendre ses propres termes, « il est difficile d’imaginer qu’aucun lecteur ordinaire de ces textes des Proverbes ou de l’Ecclésiastique ait jamais pu supposer que leurs auteurs avaient réellement compris la Sagesse personnifiée comme l’agent divin de la création. Présente à la création, oui : mais pour d’autres raisons, pas pour le véritable acte de création lui-même » (p. 613). Néanmoins, le statut prêté par Gordon D. Fee à cette entité, à la fois présente et en même temps dénuée de tout rôle actif, n’est pas aisé à concevoir.

Son développement sur la Sagesse de Salomon est beaucoup plus étendu, même s’il rappelle que la datation vraisemblable de ce livre (le règne de Caligula, soit entre 37 et 41) rend très improbable que Paul l’ait lu, et plus encore qu’il s’en soit inspiré. Sans entrer dans les détails de son raisonnement, Gordon D. Fee rappelle le plan d’ensemble du livre, pour montrer la place restreinte accordée à la Sagesse, dans l’éloge central, notamment au regard du rôle exclusif de Dieu à partir du chapitre 11. Ainsi, l’enjeu « n’est pas en soi théologique, mais plutôt pratique et éthique. C’est seulement en ayant la sagesse que les gouvernants gouverneront bien, et seulement en ayant la sagesse que le peuple vivra bien » (p. 615).

Encore une fois, la Sagesse est seulement présente lors de la création du monde, et pas plus que dans les autres livres de sagesse on ne trouve la préposition dia pour exprimer le rôle de la Sagesse dans la création, contrairement à l’usage qu’en fait Paul (1 Co 8, 6 ; Col 1, 16, etc.). Ainsi, en Sg 7, 22, où apparaît le mot technitis, comme en Sg 8, 4-6, où le même mot revient accompagné du verbe ergazomai (« travailler », et non pas « créer »), la Sagesse est présentée comme partie prenante des œuvres présentes de Dieu dans le monde. De même, en Sg 9, 1-2 (« Toi qui, par ta parole, as fait l’univers, toi qui, par ta Sagesse, as formé l’homme pour dominer sur les créatures que tu as faites »), il est excessif de voir dans la Sagesse l’agent de la création, et même d’y voir une hypostase, l’usage d’un adjectif possessif devant conduire à y voir une fois encore un simple attribut de Dieu (sans majuscule, contrairement au choix de la Bible de Jérusalem) plutôt qu’un être autonome. D’ailleurs, souligne Gordon D. Fee, lorsque l’auteur du Livre de la Sagesse revient dans la troisième partie de l’ouvrage sur la création du monde (Sg 11, 17.24), il n’est plus question du tout de la sagesse.

En conclusion, Gordon D. Fee peut donc affirmer avec confiance que « Paul n’a jamais connu ni exprimé quoi que ce soit qui ressemble à une christologie sapientielle » (p. 619). En effet, à aucun moment, il ne dit ni ne suggère que la Sagesse est impliquée dans la création du monde par Dieu. Rien dans son usage de la tradition sapientielle ne peut inciter à y chercher une clé de sa compréhension du Christ.

Du côté de ceux qui font ce rapprochement, Gordon D. Fee dénonce une méthode inverse de celle qui devrait permettre de construire une authentique théologie paulinienne, qui est « ordinairement construite sur la base de ce que Paul dit réellement sur une question donnée, et reconnaît la valeur des preuves vétérotestamentaires qui l’appuient » (p. 619). Or, les preuves ici ne seraient que des allusions indirectes, alors que Paul ne fait jamais explicitement d’association entre le Christ et la Sagesse personnifiée. Il n’y a donc aucune place pour une christologie sapientielle dans la reconstruction de la christologie paulinienne.

Que penser de cette démonstration ? Force est de constater qu’elle est dans l’ensemble rigoureuse et étayée sur des exemples précis. Si par moments l’argumentation semble un peu rapide, elle répond de façon satisfaisante à son but : montrer que les écrits de sagesse de l’Ancien Testament ne permettent pas de rendre compte de ces deux affirmations pauliniennes majeures sur le Christ, qu’il préexiste à la création, parce qu’il en est l’agent.

Est-elle pour autant entièrement satisfaisante ? Tout dépend de ce que l’on entend par là. Si l’on cherche effectivement à établir une stricte « christologie paulinienne », il est difficile d’affirmer que Paul a puisé sa christologie dans la littérature de sagesse, du moins si l’on s’en tient à la définition qu’en donne Gordon D. Fee. Mais cet angle d’attaque a quelque chose de biaisé, ou tout du moins de réducteur : la christologie est définie d’emblée en un sens très strict, autour de l’articulation de deux affirmations qui n’épuisent pas nécessairement tout le champ qu’elle embrasse : doit-on dire que Benoît XVI, en évoquant le « cycle de la sagesse », outrepasse ce que les écrits pauliniens permettent d’affirmer, en invoquant non seulement le rôle créateur du Christ, mais également sa descente parmi les hommes, et sa remontée vers Dieu pour attirer tous les hommes à Lui, et ce, à partir de textes pauliniens et vétérotestamentaires incontestables ?

La définition de Gordon D. Fee règle le problème en même temps qu’elle le pose : si la christologie est définie de façon stricte par la médiation dans la création et la préexistence, sur un plan strictement ontologique, la littérature de sagesse n’a aucun rôle dans la pensée paulinienne, car cette christologie n’est de fait pas déjà présente dans l’Ancien Testament. On y chercherait en vain une métaphysique de la création déjà achevée et rendant compte de l’œuvre du Fils, alors que le Verbe ne s’est pas encore incarné. Certes, les exégètes que critique Gordon D. Fee ont opéré une assimilation excessive entre le Christ et la sagesse personnifiée de l’Ancien Testament, en y cherchant un discours conceptuel déjà pleinement formé, et cette démarche doit être critiquée. Mais Gordon D. Fee ne pose finalement pas la question différemment, en réduisant sa christologie et sa « sapientiologie » à la seule question de la création. De part et d’autre, le débat semble enfermé dans la recherche ou le rejet d’un discours conceptuel centré sur l’idée de création, qui réduit le rapport entre Dieu et la Sagesse, ou entre le Père et le Fils, à une opération créatrice, certes fondamentale mais loin d’être suffisante dans une perspective croyante, et non spéculative.

L’apport des développements de Gordon D. Fee est donc à la fois irréfutable, et insuffisant. On ne peut se contenter de procéder par les moyens d’une stricte critique textuelle, qui n’accepte que des citations claires et explicites pour étayer et édifier une théologie qui relève finalement plus d’une spéculation métaphysique autour de la création du monde. Il ne suffit pas, en somme, d’être un excellent philologue pour rendre compte de la pensée christologique d’un auteur tel que Paul, sauf à en rester à une histoire générale des idées et des concepts. Du point de vue de la théologie, et plus particulièrement en théologie catholique, cette vision est trop réductrice.

L’évocation des travaux du P. Feuillet va nous donner un contrepoint suggestif de cette approche, dans la mesure où ils sont à la fois nettement plus riches, et néanmoins coupables de certains excès pointés par Gordon D. Fee. Ceux-ci nous permettront de mettre en lumière de façon plus claire les enjeux de la démarche théologique.

Forces et faiblesses de l’argumentation du P. Feuillet

Nous n’entreprendrons pas de rendre compte en détail du très riche et très dense ouvrage du P. Feuillet, Le Christ sagesse de Dieu, mais nous en signalerons rapidement les principaux traits.

Le premier point significatif de ce livre est qu’il s’ouvre sur la révélation et l’appel reçu par Paul sur le chemin de Damas. Le P. Feuillet insiste ainsi sur le fait que la christologie de Paul n’est pas d’abord une élaboration conceptuelle abstraite, mais le produit d’une rencontre décisive avec Jésus : « celle-ci fut au sens le plus fort du terme une révélation, qui concernait tout à la fois la personne de Jésus et son lien mystérieux avec la communauté dont il était le fondateur » (p. 18). Ainsi, « Il semble bien que Paul a été en possession dès le chemin de Damas de cette vérité fondamentale que le Christ est le Fils de Dieu au sens strict » (p. 19). Le P. Feuillet ajoute cependant que « même sur le plan de la christologie, il ne convient pas d’exagérer les lumières reçues par saint Paul à Damas. […] Un travail d’explicitation s’est peu à peu accompli par la suite », et la pensée de Paul s’est développée grâce à la tradition chrétienne primitive (cf. Ph 2, 6-11, évoqué comme tel par le Pape), mais aussi l’Ancien Testament, le judaïsme tardif sous toutes ses formes, et l’hellénisme, notamment la philosophie (pp. 20-21). Cette démarche rend compte de façon a priori beaucoup plus fine de la manière d’appréhender la recherche sur les écrits de Paul que ne le faisait Gordon D. Fee : elle n’entend pas partir de concepts, mais d’une révélation qui progressivement cherche la manière de s’expliciter et de s’approfondir.

L’apport central du P. Feuillet est de montrer, contre nombre d’études antérieures, qu’un grand nombre de problèmes de compréhension des écrits de Paul, voire de problèmes textuels, trouvent des solutions particulièrement satisfaisantes dans « les spéculations bibliques et juives sur la Sagesse divine » (p. 21), plutôt qu’avec la philosophie ou encore avec les écrits de Philon d’Alexandrie qui, tout juif qu’il était, fondait une part essentielle de sa pensée sur cette même philosophie grecque. Pour ce faire, le P. Feuillet choisit de partir des écrits pauliniens eux-mêmes et rejette l’idée de « [se] contenter d’accumuler les références, les rapprochements de mots ou d’expression (la ressemblance terminologique est de peu de valeur si elle ne se double pas d’une véritable ressemblance doctrinale) », pour pouvoir « démontrer, par une exégèse attentive de quelques passages déterminés, la réalité et la portée doctrinale des références de l’Apôtre aux écrits de sagesse » (pp. 22-23).

Sur ce plan, force est de constater la réussite de sa démarche, étant entendu que l’on ne doit pas y chercher la mise en lumière systématique d’une christologie, mais l’éclairage de passages précis qui manifestent un ancrage réel dans la littérature de sagesse. On s’étonne donc de lire sous la plume de Gordon D. Fee que « la position de Feuillet est si extrême que l’on se demande s’il est vraiment en train de lire Paul » (n. 7 p. 596). S’il a peut-être raison de lui reprocher une généralisation un peu hâtive sur l’activité de la Sagesse dans les chapitres 10 à 12 de la Sagesse de Salomon, son jugement ne rend absolument pas justice à la démarche rigoureuse et honnête, quoique ponctuellement contestable, du P. Feuillet.

Nombre d’analyses du P. Feuillet semblent solides et éclairantes, notamment sur les versets difficiles de 2 Co 3, 17-18 :

Car le Seigneur, c’est l’Esprit, et où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. Et nous tous qui, le visage découvert, contemplons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, allant de gloire en gloire, comme de par le Seigneur, qui est esprit.

Le recours à l’Ancien Testament et notamment à la notion d’image et de miroir dans la littérature de sagesse permet d’éclaircir ce texte en montrant comment il fait référence à la personne du Fils grâce à un vocabulaire qui désigne la Sagesse dans l’Ancien Testament. Sa longue analyse de l’hymne aux Colossiens (Col 1, 15-20) est également particulièrement suggestive, tout comme l’identification des sources vétérotestamentaires sapientielles d’Ep 3, 18, sur les quatre dimensions de l’univers. On pourrait relever de façon générale toutes les pistes significatives ouvertes par le P. Feuillet pour étudier le vocabulaire ou les idées de Paul concernant le Christ. Les convergences sont trop nombreuses pour pouvoir être balayées d’un revers de main comme le fait Gordon D. Fee.

Le P. Feuillet montre bien, également de façon fine, la part que l’on peut faire entre l’influence de la philosophie, notamment stoïcienne, et celle de l’Ancien Testament, en illustrant selon les passages la part jouée par l’une ou l’autre dans l’élaboration de la pensée de Paul. Il permet ainsi de donner aux textes de Paul une étoffe beaucoup plus riche en montrant comment ils sont tissés de références scripturaires nombreuses.

Il nous paraît cependant pousser ses analyses une étape trop loin, et surdéterminer la référence à la littérature de sagesse dans de nombreuses formules qui tombent sous la critique de Gordon D. Fee, en semblant présupposer l’existence d’un discours sur la Sagesse identique à celui de Paul sur le Christ. Ainsi, p. 111, il écrit : « après avoir affirmé au début de son Épître que le Christ était la Sagesse de Dieu, Paul a été amené très logiquement à faire pour lui ce que le Pseudo-Salomon avait fait pour la Sagesse, c’est-à-dire nous le monter présent à l’histoire d’Israël pour la conduire jusqu’à un terme humainement parlant imprévisible, mais fixé par Dieu depuis toujours. » On lit encore, p. 208 : « Tout ce que nous venons de dire de la Sagesse, il nous faut le répéter maintenant au sujet du Christ », ou, pp. 270-271 : « les nouveautés doctrinales ont surtout été suggérées par l’approfondissement d’une donnée fondamentale : le Christ est la Sagesse de Dieu ; en conséquence Dieu en créant le monde l’a regardé comme il a regardé sa Sagesse ; comme la Sagesse, le Christ est “tête” ou “principe” […]. L’activité créatrice du Christ ne fait qu’un avec celle de Dieu, tout comme dans l’Ancien Testament l’activité de la Sagesse se confond avec celle de Yahvé. » En conclusion (p. 365), à propos du Christ, le P. Feuillet écrit : « comme la Sagesse divine, il est le miroir en lequel Dieu a contemplé le plan du cosmos. »

Toutes ces affirmations posent un même problème : elles semblent identifier dans l’Ancien Testament une conception de la Sagesse qui serait identique à la christologie de Paul, dans la mesure du moins où il en reprend les thèmes, ce qui ferait de la théologie de l’Ancien Testament le modèle déjà constitué de la christologie de Paul, alors même que le principe de cette exégèse vise à montrer que, dans l’évocation vétérotestamentaire de la sagesse, le Christ était déjà bel et bien préfiguré. Ces formulations maladroites de la part du P. Feuillet témoignent d’une focalisation sans doute excessive sur l’idée que le Christ est préfiguré par la Sagesse, ce qui le conduit à attribuer de façon rétrospective à l’Ancien Testament une partie de la christologie du Nouveau. C’est ce dont témoignerait une dernière phrase de la conclusion : « en identifiant le Christ avec la Sagesse, l’Apôtre […] montrait que la religion du Christ n’était que l’achèvement de celle d’Israël, déjà gouvernée par la Sagesse divine ; en passant du judaïsme au christianisme, il avait certes changé complètement d’attitude à l’égard de Jésus de Nazareth, mais il n’avait pas au fond changé de religion » (p. 372).

Que conclure de la confrontation entre les travaux de Gordon D. Fee et ceux du P. Feuillet ? Il semble relativement clair, et il faut en faire crédit à Gordon D. Fee, que l’identification entre le Christ et la Sagesse de Dieu personnifiée ne peut pas être prêtée à saint Paul comme l’expression de sa pensée propre. Cependant, le caractère très suggestif des recherches du P. Feuillet empêche de considérer que la question soit vide de sens, même si ce dernier ne la pose pas dans des termes satisfaisants, d’autant plus que Gordon D. Fee, de son côté, restreint très sérieusement le champ de sa définition, et ne livre aucune réflexion sur la Sagesse en tant que telle : il se contente de refuser tout rapprochement sur la base de l’étude des textes. Des deux côtés il y a d’importants apports, mais des lacunes tout aussi nettes. Que serait donc une approche plus satisfaisante et équilibrée ? Et comment comprendre l’enseignement du Pape ?

Le Christ Sagesse de Dieu dans la théologie catholique

Gordon D. Fee, de confession évangélique, se situe comme exégète dans une perspective très tranchée : il se livre à un pur examen philologique des textes, des citations, des références, et ne cherche à établir aucun autre type de lien avec l’Ancien Testament, d’autres textes du Nouveau Testament ou encore des textes postérieurs à saint Paul. Pour lui, le texte en tant que tel se suffit à lui-même et il ne faut s’intéresser qu’à ce qu’il dit de façon claire et explicite. Si ce souci est louable et évite de plaquer des préjugés sur le texte, sa démarche est réductrice. Il ne tient aucun compte de la nature des textes qu’il discute, de leur contexte large, de leurs perspectives propres, et de l’apport éventuel fourni par une théologie de l’accomplissement qui montrerait à la fois la continuité et la rupture entre textes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Il en reste à la confrontation sèche d’énoncés.

Le P. Feuillet, de son côté, cherche à tenir un peu plus compte du contenu des textes, au moins du côté de Paul, mais en plaquant un peu vite des considérations extérieures, surtout sur la littérature sapientielle. Il apporte cependant quelque chose de plus que Gordon D. Fee, même si c’est de là sans doute que vient son erreur de perspective. En effet, il écrit dans une perspective théologique christocentrique, qui voit dans le Nouveau Testament l’accomplissement de l’Ancien Testament, et donc dans l’Ancien la préfiguration du Nouveau, ce qui enrichit considérablement les ressources de l’examen des textes de Paul, au-delà du relevé des citations. Il écrit également par moments en prenant appui sur la Tradition qui lui fournit certains de ses arguments, par exemple pour montrer le consensus unanime des Pères à associer Col 1, 15 et Pr 8, 22, que Gordon D. Fee, selon sa méthode propre, a nettement séparés. Il ne craint pas enfin, et c’est là sans doute qu’il est le plus excessif, de dégager une pensée conceptuelle, un discours rationnel, sur les données de la Révélation, qu’elles soient vétérotestamentaires ou néotestamentaires, pour leur donner un caractère systématique.

Ce sont là, dans l’absolu, trois traits d’une perspective proprement catholique, mais que le P. Feuillet gauchit, en allant un peu vite aux conclusions et en ne donnant pas suffisamment de profondeur à ses analyses (quand bien même il ne s’agit que d’une suite d’études autonomes, et non d’une somme organisée et systématique). Il convient de revenir ici sur les grandes étapes d’une démarche de théologie catholique telle qu’elle pourrait s’appliquer à la question de l’identification du Christ et de la Sagesse personnifiée. Comme l’a bien senti le P. Feuillet, en ouvrant son livre par le chemin de Damas, le point central est le Christ et la manière dont il se révèle aux hommes, ici à saint Paul. L’argumentation théologique prend sa source dans la rencontre du Christ au cœur d’une existence humaine et dans son explicitation par des écrits inspirés, ici ceux de saint Paul. Philologiquement, il est important de remonter autant qu’on le peut à ce qu’était la pensée de Paul prise en elle-même, et à ses sources textuelles. Cependant, s’il apparaît que l’on ne peut pas affirmer que Paul fait de lui-même du Christ la Sagesse de Dieu personnifiée, il n’en reste pas moins possible de s’interroger sur les fondements que donnent ses lettres pour affirmer la pertinence théologique de cette identification.

Celle-ci doit être étayée et approfondie par une confrontation avec les textes de l’Ancien Testament, non pas sur le mode de la recherche de sources, mais dans la foi que l’Ancien Testament est éclairé par le Christ et que l’on peut donc comprendre des données sur la sagesse comme des préfigurations du Christ, ce qui permet de développer une compréhension christologique de la sagesse ; en retour, l’Ancien Testament fournit un éclairage sapientiel sur le Christ. Il importe de bien faire valoir à la fois la continuité et la rupture qui existent entre l’Ancien et le Nouveau Testament, entre l’Ancienne et la Nouvelle Alliance, comme le P. de Lubac l’a particulièrement remis à l’honneur dans ses œuvres [10]. La recherche exégétique ne doit pas pour autant être négligée, et les écrits de l’Ancien Testament, pour être véritablement éclairants, doivent être étudiés avec le même soin, en faisant valoir toutes les approches susceptibles d’entrer dans une meilleure intelligence de leur sens, point sur lequel le P. Feuillet est passé trop vite, tandis que Gordon D. Fee les a par avance découpés en citations autonomes en ne prêtant qu’une attention distante aux textes eux-mêmes.

Ce regard ne peut cependant se faire en dehors de la vie de l’Église, c’est-à-dire de la manière dont progressivement la Révélation se développe et croît dans l’Église, et s’explicite pas après pas, d’une part par une vie de foi qui vérifie les Écritures et qui est vérifiée par elles, tout comme le Christ accomplit les Écritures et est confirmé par elles, et d’autre part par un travail d’élaboration conceptuelle à partir des ressources de la philosophie qui permet d’entrer dans l’intelligence de la foi. Le P. Feuillet sur ce dernier point encore est allé trop vite vers la recherche d’une pensée conceptuelle déjà solidement constituée, alors que ce n’était vraisemblablement pas le cas de saint Paul, et encore moins de la littérature sapientielle. De fait, l’identification explicite du Christ à la Sagesse de Dieu est nettement formulée assez tôt dans l’histoire de l’Église, par Origène notamment, qui expose que de tous les titres que le Christ possède en vérité, celui de Sagesse de Dieu est le plus élevé.

Conclusion

Si Benoît XVI peut présenter pour l’édification des fidèles le Christ comme Sagesse de Dieu, c’est dans cette perspective théologique intégrale. Contrairement à Gordon D. Fee ou au P. Feuillet, il ne s’exprime pas en exégète ou en philologue, selon les critères d’une scientificité restreinte, mais comme porteur d’une intelligence de la foi qui peut affirmer avec confiance que le Christ est bien la Sagesse de Dieu personnifiée, et que les arguments scripturaires principaux sont bien les écrits de Paul. Nous avons souligné les expressions essentielles du Saint Père : il souligne bien qu’il se place du point de vue du Nouveau Testament considéré comme accomplissement de l’Ancien, et parle de « préfiguration », non d’anticipation. C’est ce regard théologique global qui lui permet sans doute également de rendre compte de la profondeur de l’identification du Christ et de la Sagesse non pas seulement dans la question de la médiation dans l’œuvre de Création, mais aussi dans la descente parmi les hommes puis la remontée vers Dieu pour attirer à lui tous les hommes. Cette dimension est désespérément absente de l’ouvrage de Gordon D. Fee, par principe, et manque aux travaux du P. Feuillet, même si ceux-ci n’ont pas vocation à l’objectivité, mais se destinent à éclairer un certain nombre de points difficiles des épîtres de Paul.

Une étude plus profonde de la question de l’identification du Christ avec la Sagesse personnifiée reste donc à faire, notamment en prenant compte de façon plus précise et avec moins de préjugés la littérature de Sagesse. C’est ce que peuvent permettre des thèses récentes comme celle d’Étienne-Noël Bassoumboul, Des sagesses à la sagesse : étude de l’unité sapientielle en Pr 1-9 (Gabalda, 2008), qui conclut au caractère littéraire de la personnification de la Sagesse dans ces chapitres des Proverbes, ou encore celle du P. Alexis Leproux, Un discours de sagesse, Étude exégétique de Sg 7-8 (Analecta Biblica, 2007), qui montre par une étude rhétorique précise du texte que l’éloge de la sagesse est lui-même inclus dans l’éloge du sage. Il apparaît ainsi que dans la Sagesse de Salomon, la Sagesse ne peut se penser indépendamment du sage. Face à toutes les approches qui n’abordent la Sagesse que dans sa dimension divine et notamment cosmique, d’une façon souvent abstraite et éthérée, cet exemple permet de proposer un axe de recherche peut-être plus équilibré où le Christ est non seulement la Sagesse auprès de Dieu, mais encore le Sage parmi les hommes, dans l’unité de ses deux natures, humaine et divine.

Jérôme Moreau, Né en 1980. Ancien élève de l’E.N.S., agrégé de lettres classiques, des études de théologie et une thèse sur Philon d’Alexandrie. Enseignant à l’Université Lyon II.

[1] Gordon D. Fee, Pauline Christology. An Exegetical-Theological Study, Peabody (Massachusetts), 2007.

[2] André Feuillet, Le Christ Sagesse de Dieu d’après les Épîtres pauliniennes, Paris, 1966.

[3] En dehors des passages scripturaires directement cités par le Saint Père, nous nous référons au texte de la Bible de Jérusalem (3ème éd., 1998).

[4] Cette remarque typographique vaut pour les versions italienne, anglaise et française de l’audience et nous paraît donc constituer un indice fiable.

[5] Toutes les citations de Gordon D. Fee sont traduites par nous.

[6] Nous citons également ici les Écritures dans le texte de la Bible de Jérusalem.

[7] Rappelons s’il en est besoin que saint Paul, qui écrit en grec, fait également référence aux Écritures dans leur version grecque, la Septante.

[8] Il convient de rappeler à propos de ce terme que la traduction du terme hébreu correspondant était déjà discutée du temps d’Eusèbe de Césarée, qui le traduisait par « acquérir ». Dieu aurait donc « acquis », et non « créé » la Sagesse.

[9] Son argumentation semble un peu trop rapide, ici : notant le parallélisme entre sagesse, intelligence et science, qui interdirait de personnifier la Sagesse comme un être à part, il omet de noter que le texte grec, qu’il cite pourtant, emploie uniquement le datif pour parler de la sagesse, et la préposition en (« dans »), pour l’intelligence et la science. On pourrait encore noter que la sagesse vient en premier, qu’elle semble avoir un rang supérieur. Ces deux remarques ne permettent pas de faire de la sagesse une hypostase, mais elles conduisent à donner à la sagesse un statut un peu différent.

[10] Sans aller jusqu’à reprendre les quatre tomes d’Exégèse médiévale, un petit ouvrage tel que L’Écriture dans la Tradition rend bien compte de la nécessité de tenir ces deux dimensions.

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