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Le Diable, « cruel Seigneur »

Vianney Trochu

Même si les deux Mouchette des romans de Bernanos sont à distinguer, il est inévitable d’établir des parallèles entre ces deux jeunes filles, victimes de « la même tragique solitude [1] ». Leur suicide, l’un dans le sang, l’autre dans l’eau, est l’aboutissement presque logique d’une stratégie d’un maître cruel qui, peu à peu, a pris possession de leur être, Satan. Le sujet est en fait une citation extraite du chapitre 3 de la seconde partie de Sous le Soleil de Satan qui relate la mort de Mouchette :

C’est ainsi, mais d’une force multipliée, que Mouchette souhaite dans son âme, sans le nommer, la présence du cruel Seigneur. Il vint aussitôt, tout à coup, sans nul débat, effroyablement paisible et sûr. Si loin qu’il pousse la ressemblance de Dieu, aucune joie ne saurait procéder de lui, mais bien supérieure aux voluptés qui n’émeuvent que les entrailles, son chef d’œuvre est d’une paix muette, solitaire, glacée, comparable à la délectation du néant [2].

Comment ce faux prince de la paix, qui se délecte du sang versé – c’est l’étymologie de « cruel » – s’empare-t-il de sa victime, comme une araignée de la mouche, de la misérable mouche, de la mouchette ? Dans ce roman, Satan, malgré sa discrétion, règne bien en prince sur la nature et sur l’homme et les hommes en sont comme des incarnations. Mouchette, quant à elle, est la victime à la fois consentante et innocente du Prince du mensonge.

I. Le Prince de ce monde

Mouchette semble comme engluée dans un monde soumis au pouvoir de Satan. On parlerait aujourd’hui de « structures de péché ».

Une nature complice

La nature, comme l’homme et à cause de l’homme, gît au pouvoir de Satan. Bernanos, dans son roman, semble vouloir faire de la nature une complice de Satan, voire une figure même de l’ange déchu. Le début du roman est à cet égard assez éloquent :

Mais déjà le grand vent noir qui vient de l’ouest [...] éparpille les voix dans la nuit. Il joue avec elles un moment puis les ramasse toutes ensemble et les jette on ne sait où en ronflant de colère. Celle que Mouchette vient d’entendre reste longtemps suspendue entre ciel et terre, ainsi que les feuilles mortes qui n’en finissent pas de tomber [3].

Ce vent personnifié, animé par la colère, menaçant, n’est pas sans évoquer « le soleil de Satan ». Le cadre du roman est planté. C’est l’automne. Une grande partie du roman se déroule sous la pluie et le vent, dans une nuit opaque. Dans l’errance de Mouchette, le paysage devient presque symbolique, infernal :

Malheureusement, le sol, miné par les rongeurs, s’écroule sous elle presque à chaque pas, et si elle longe le taillis, là où les racines entrelacées font le terrain plus ferme, elle reçoit en plein visage la féroce gifle de branches trempées, souples comme des verges. L’une d’elles accroche son fichu. Elle se jette en avant pour le retrouver, bute contre une souche, s’étale de tout son long. Maudit fichu ! [4]

Ce passage n’est pas sans évoquer, dans Sous le Soleil de Satan, l’égarement maléfique de l’abbé Donissan qui finira par rencontrer le démon en personne. La nuit sera l’auxiliaire du déshonneur de Mouchette, le jour qui suivra sera le temps de l’affreuse lucidité qui la conduira au suicide.

Une humanité sans Dieu

Il est intéressant de noter combien le mot « Dieu » apparaît assez souvent dans le roman mais totalement dénué de signifiance. Si Arsène l’utilise dans un juron, Mouchette l’utilise souvent comme interjection – « Dieu ! » – d’une banalité frappante. Dieu est ravalé au niveau d’un mot de ponctuation. Cette petite société d’Artois semble avoir abandonné totalement Dieu comme le souligne le narrateur à propos du dimanche matin : « Personne ne va plus à la grand messe. N’importe. A neuf heures, le père n’en passe pas moins sa chemise au plastron raide, en jurant le nom de Dieu [5]. » Il ne reste plus du jour du Seigneur que des habitudes sociales. C’est bien plutôt l’alcool qui sert d’idole à ces miséreux. Le père met son veston neuf pour aller à l’estaminet le samedi soir et écoule son argent en consommations, comme si le but de la semaine était cette débauche. La seule personne qui semble encore avoir une vie spirituelle est la vieille sacristine mais, là encore, une idole a remplacé Dieu : « Autrefois, dans le temps, il paraît qu’on adorait les morts, les morts étaient des dieux, quoi ! Ça devrait être la vraie religion, vois-tu, fillette [6]. » Dieu semble donc bien avoir presque entièrement disparu et ne subsister que dans quelques vestiges sans importance.

Une présence discrète du démon

Si la Bible a prêté au démon les traits du serpent, c’est bien pour signifier la présence discrète et insinuante du malin. Il n’aime pas agir au grand jour mais bien plutôt dans la dissimulation de la nuit ou de la semi-obscurité. Certes le diable ne se manifeste pas aussi nettement qu’à l’abbé Donissan, mais sa « présence-absence » n’en est pas moins oppressante. Des mots, des attitudes, notamment des expressions du visage ou de la voix –par exemple, la voix d’Arsène avant le viol– suggèrent sa présence tout au long du roman, mais ce n’est qu’à la fin que le narrateur se montre plus explicite, au moment où sa victoire semble acquise, c’est-à-dire quand Mouchette, désespérée, désormais totalement en son pouvoir, se donne la mort :

La même force de mort, issue de l’enfer, la haine vigilante et caressante qui prodigue aux riches et aux puissants les mille ressources de ses diaboliques séductions, ne peut guère s’emparer que par surprise du misérable, marqué du signe sacré de la misère [7].

Pour Mouchette, l’infernal séducteur reste discret, évanescent, caressant :

Mais mille fois plus douce la voix qui parlait au cœur de Mouchette. Est-ce la voix qu’il faut dire ? Mouchette écoutait cette voix à peu près comme un animal celle de son maître, qui l’encourage et l’apaise [8].

Mouchette est donc comme baignée dans une atmosphère infernale, à l’image de la nuit qui l’entoure. Si Satan peut agir directement, il aime surtout user des hommes pour parvenir à ses fins. Notre héroïne va trouver sur sa route des êtres pervertis par le Menteur.

II. Des hommes au pouvoir de Satan

Madame

Il peut paraître étonnant de classer Madame dans les auxiliaires de Satan, mais le narrateur lui-même semble le faire. En effet, la voix qui tente Mouchette au bord de la mare « ressemblait à la voix de la vieille sacristine, mais aussi à celle d’Arsène, et parfois même elle prenait l’accent de Madame [9]. » Nous évoquerons après les deux autres personnages. Pourquoi Madame, qui représente l’autorité du savoir et de la morale, serait-elle un être mû par le Diable ? Par son conformisme froid, par sa moralité sans amour, elle pousse Mouchette à la rébellion orgueilleuse et sournoise, refuge des humiliés. La séance de chant s’apparente à une séance de torture : « Chaque fois, le regard terrible de Madame la rappelle à l’ordre, et le rugissement soudain éperdu de l’harmonium. Quelques secondes, elle s’use dans cette lutte inégale dont personne ne saura jamais la cruauté [10]. » En définitive, pour Madame, Mouchette est un cas désespéré, elle est une « barbare » que rien ne saurait sortir de sa sauvagerie de déclassée. Elle la pousse dans une solitude qui la mènera à la mort. Madame est au pouvoir du mensonge car une morale sans amour n’est qu’un faux-semblant.

Arsène

Lui aussi est un être mensonger. Si l’on voulait faire un jeu de mot, c’est l’amour sans morale, l’opposé de Madame. Mais qu’est-ce que l’amour bestial, instinctif, sinon un amour dévoyé ? Arsène, c’est, étymologiquement, « le mâle », la force virile. Comme le démon trompe Adam et Ève par un fruit de bel aspect, de même Arsène séduit Mouchette par une apparence physique qui tranche sur celle des « gens de ce village détesté, noirs et poilus comme des boucs [11] » et par ses propos glorieux, à moitié mensongers. La crise d’épilepsie rappelle les manifestations physiques de certains cas de possession et annonce la suite. C’est quand il est pris de désir pour Mouchette que se manifeste le plus l’influence diabolique. Sa voix prend alors des inflexions démoniaques :

Drôle de voix ! Elle a eu ce tremblement, cette sorte de frémissement velouté, avec on ne sait quoi, tout à coup, de grimaçant, une note fausse et fêlée. Les mots les plus simples, les plus inoffensifs, ne s’y reconnaîtraient plus, ressembleraient à ces masques de carton entrevus dans les foires [12].

On reconnaît bien là le Prince du mensonge.

La sacristine

Si Mouchette est vue par les habitants comme une sorcière capable de lâcher un mauvais sort, on pourrait bien davantage qualifier de sorcière la sacristine, cette païenne de bénitier, cette dévote dévoyée. La métaphore arachnéenne plane au-dessus de ce passage du roman.

Elle s’est pelotonnée au fond du fauteuil et ses mains remuent sans cesse, le long de la robe noire, avec un si vif mouvement des doigts qu’on les prendrait pour deux petites bêtes grises à la poursuite d’une proie invisible [13].

En fait, cette proie est bien visible : c’est Mouchette, la petite mouche, qu’elle a guettée, qu’elle a fait entrer chez elle, qu’elle pousse maintenant à la confidence et qu’elle va vêtir pour la mort d’une robe arachnéenne, tirée de son armoire aux fascinantes toiles. Dans la scène finale, Mouchette se débat dans cette robe :

Un des pans de l’étoffe légère usée par le temps reste pris sous la galoche de Mouchette et la brusque secousse la déchire de haut en bas. C’est que la trame est devenue aussi fragile qu’une toile d’araignée. Un instant, la pauvre fille essaye de dégager ses mains, mais la mousseline soyeuse, presque impalpable, s’accroche à la robe grossière, achève de s’en aller par lambeaux [14].

Au final, la mouche prise au piège est la meilleure image pour décrire le destin tragique de l’héroïne. Une fois prise aux rets de la chasseuse, la mouche est certaine de son sort.

III. Mouchette, une victime tragique

Un roman-tragédie

Bernanos a composé son roman comme une pièce tragique en actes. Les décors, souvent noyés dans l’obscurité, sont très sobres et ne distraient pas le lecteur du drame. L’action ne dure que quelques heures, centrée sur le personnage de Mouchette que l’on suit pas à pas. Tout commence un samedi soir, à la sortie des classes et le roman s’achève le dimanche matin, à l’heure de la grand-messe. Ce resserrement de l’action renforce la dimension tragique de l’œuvre : une fois la victime prête, tout se précipite. Elle fuit son bourreau pour tomber dans les mains de son violeur ; la mort de sa mère et l’attitude de son père la poussent vers la vieille sacristine ensorceleuse qui l’amène au suicide. Il ne s’agit pas, comme dans le théâtre classique, d’une héroïne noble mais bien d’une déclassée, humble parmi les humbles. Bernanos choisit ce qu’il y a de plus faible dans le monde, ce qui est le plus marginal pour crier sa colère face aux hommes compromis avec Satan. Et le choix de cette pauvre fille de quatorze ans ajoute au tragique de l’œuvre. Que peut faire cette ignorante face à cette masse de mal ?

Nous allons suivre le cheminement tragique de Mouchette, qui est en fait l’œuvre de Satan.

La mise à part de la victime

Mouchette est tout d’abord mise à l’écart, comme une bête à la chasse est isolée du groupe. C’est la condescendance de Madame qui l’exclut du groupe des fillettes et la pousse dans un isolement orgueilleux et farouche : « De rage, Mouchette a lancé aux dernières une poignée de boue [...] mais elles ne se sont même pas retournées [15]. » C’est pour la même raison qu’elle va se lancer à travers champs et trouver son destin tragique : « À ce bruit de pas, elle a levé les yeux sans hâte, et l’aperçoit tout de suite venant vers elle de sa marche prudente de bête nocturne [16]. » Elle a trouvé son chasseur. Après le viol, elle aurait pu sortir de son isolement en se confiant à sa mère mais celle-ci meurt au moment où elle allait se confier. De même, Mme Mathieu lui manifeste une certaine tendresse mais c’est elle qui la refuse. Finalement, malgré sa répulsion initiale, elle finit par se confier à la personne qui la conduira à l’isolement suprême, celui de la mort. Un dernier secours semble pouvoir l’empêcher de s’échapper du monde mais ce secours est dérisoire, « grotesque », car c’est un vieux atteint d’un catarrhe. Elle se tue, ironie du sort, dans le lieu même où les couples se retrouvent.

Le miroir aux alouettes

La stratégie du Diable est redoutablement efficace car il sait user de moyens de séduction. Le fruit de la Genèse était beau à voir. En d’autres termes, on ne prend pas les mouchettes avec du vinaigre. Mouchette est un être innocent qui aspire au véritable amour mais cet amour est bafoué : « L’outrage qui lui a été fait l’a comme surprise dans l’exaltation de son humble ferveur, et elle ne peut ressentir pour le ravisseur de sa chair une véritable haine, une haine de femme [17]. » Mouchette a éprouvé de l’amour pour cet homme et veut rester dans cette illusion d’un amour vrai, malgré la cruauté des faits. C’est pourquoi, elle continuera à le défendre et ira jusqu’à proclamer : « Monsieur Arsène est mon amant [18]. »

Le désespoir

Une fois Mouchette salie et trahie, le Diable peut la pousser au désespoir. Mouchette entre dans une détestation de son corps souillé. Elle essayera de retrouver sa pureté perdue, symboliquement, dans une eau claire. Le Diable, c’est-à-dire le Diviseur, aime à établir un conflit entre le corps et l’âme, et la mort paraît comme une délivrance. « Mais à peine a-t-elle aujourd’hui replié les bras contre sa poitrine qu’elle les éloigne vivement, les jette à droite et à gauche. C’est un geste farouche, irraisonné. Son mince petit visage, déjà touché par le sommeil, paupières closes, esquisse une grimace de dégoût [19]. » Plus loin, lorsqu’elle se rend au village : « Il lui en coûte peu d’être sale. Et ce matin, n’était la crainte de ne pouvoir aller jusqu’au bout de sa tâche, elle se roulerait volontiers exprès dans la boue, comme le bétail [20]. » Et Mouchette tombe entre les mains de la sacristine, pour qui « tout ce qui vit est sale et pue [21]. » Elle n’a pas beaucoup à faire pour lui faire miroiter le sort des morts.

Conclusion

Peut-on dire que Mouchette, par son suicide, appartient désormais totalement à Satan ? Paradoxalement, c’est au moment où Satan croit avoir pris sa proie qu’elle lui échappe. Mouchette, cet être tellement englué dans une structure de péché, est-elle finalement encore responsable de ses fautes ? A vouloir trop en faire, le Trompeur n’est-il finalement pas trompé ? Comment Dieu miséricordieux pourrait-il condamner un être si humilié ? Bernanos ne veut sans doute pas gommer la responsabilité du pécheur mais semble bien vouloir indiquer, par cette œuvre, où sont les vraies responsabilités. Ce livre est finalement un cri d’indignation du vieux prophète devant les horreurs de nos sociétés sans Dieu, de nos sociétés « déspiritualisées ». Comme il le dit, au début de La Liberté, pour quoi faire ?, « Jamais le Mal n’a eu d’occasion meilleure de feindre accomplir les œuvres du Bien. Jamais le Diable n’a mieux mérité le nom que lui donnait déjà saint Jérôme, celui de Singe de Dieu [22] ».

Vianney Trochu, 36 ans, professeur agrégé de lettres classiques au lycée Saint-Joseph du Loquidy, à Nantes. Prépare un master de patristique à l’E.P.H.E. sur le Commentaire de saint Jean, de saint Cyrille d’Alexandrie.

[1] Note initiale de Bernanos pour Nouvelle Histoire de Mouchette.

[2] G. Bernanos, Sous le soleil de Satan, Plon, 1926, p. 221.

[3] G. Bernanos, Nouvelle histoire de Mouchette, Le Livre de poche, no 561, p. 7.

[4] Ibid., p. 18.

[5] Ibid., p. 152.

[6] Ibid., p. 163.

[7] Ibid., p. 189.

[8] Ibid., p. 193.

[9] Ibid., p. 193.

[10] Ibid., p. 12.

[11] Ibid., p. 43.

[12] Ibid., p. 76.

[13] Ibid., p. 175.

[14] Ibid., p. 187.

[15] Ibid., p. 15.

[16] Ibid., p. 23.

[17] Ibid., p. 98.

[18] Ibid., p. 150.

[19] Ibid., p. 89.

[20] Ibid., p. 127.

[21] Ibid., p. 164.

[22] G. Bernanos, La liberté, pour quoi faire ?, in Essais et Écrits de Combat, t. II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1995, p.1260.

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