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Le Grand Secret des Béatitudes

René Coste, éditions de l’Emmanuel, 2004
Jérôme Levie

Comme l’indique la préface du cardinal Etchegaray, la réédition de ce livre, initialement paru en 1985, nous révèle le secret de l’inspiration des innombrables livres de l’auteur, théologien renommé. En effet, ce livre présente les Béatitudes, qui « nous apprennent à regarder le monde à l’envers et à y déchiffrer le vrai sens de la vie » (cardinal Etchegaray), comme la clé du monde et le secret de toute vie chrétienne, vue sous tous ses aspects : ces pages se veulent « une théologie vécue, qui inspire la pensée et l’action », nourrie de prière et de la Parole de Dieu.

L’auteur s’efforce de « dégager les diamants de la gangue », de nous transmettre le feu de ces paroles du Christ particulièrement tranchantes. « Un des sommets de la manifestation de la Parole de Dieu », sommant l’Eglise d’être elle-même, de ne pas se laisser contaminer par les idéologies et les mœurs ambiantes, les Béatitudes, tirent leur énergie spirituelle et leur vérité de la Croix, cette trame quotidienne de l’existence chrétienne, sans laquelle elles ne seraient que lénifiantes. La Croix, promesse de Résurrection, signifie que Dieu est plus grand que nos défaillances, qu’il n’y a pas d’échec sans espoir. « Le Sens définitif des Béatitudes, c’est le Fils venu partager notre existence humaine, révélant à l’homme l’Amour du Dieu trinitaire et Son Projet sur l’homme », par Sa vie culminant en Sa passion et Sa résurrection. Les Béatitudes nous délivrent à la fois le message divin, et la façon dont l’a vécu le Verbe incarné, Révélation visible de Dieu, et Homme des Béatitudes par excellence. Paroles de Dieu, elles ont valeur éternelle, et nous appellent à une transposition responsable dans l’aujourd’hui de l’histoire, inspirés par l’Esprit Saint qui ouvre notre cœur et nous donne la force de les vivre.

Pour présenter toutes les harmoniques de cette sym-phonie des Béatitudes, composant in fine un portrait du Christ que nous sommes appelés à imiter, l’auteur confronte les deux versions que nous possédons des Béatitudes, celle du Discours dans la plaine (dans l’évangile selon saint Luc) et celle du Sermon sur la montagne, se centrant ensuite sur ce dernier. Sans s’opposer, ces deux versions visent de façon privilégiée des destinataires différents : la première annonce, dans la lignée des promesses prophétiques, la libération aux captifs, la consolation aux affligés, la terre promise aux doux ; la seconde proclame les exigences s’adressant à tout vrai disciple du Christ, dans l’imitation de ce dernier. Mais toutes deux présentent le Visage de tendresse du Christ, qui rend Dieu visible dans sa miséricorde, se penchant sur toutes nos misères.

René Coste interprète très justement la priorité donnée aux pauvres, rois ici-bas depuis que l’Etre suprême s’y est abaissé, par Dieu, donc par l’Eglise : cette attention obligatoire et particulière n’est pas due aux mérites du pauvre, ou au bienfait que constituerait la pauvreté en soi, mais est expression de la Miséricorde et de la Justice de Dieu, qui se doit à lui-même de se faire son défenseur, protecteur, libérateur. Très justement il rappelle que, de même qu’il existe un privilège du pauvre, il existe un témoignage du pécheur, auquel s’adresse en priorité la bonne nouvelle du Salut, et dont nous n’avons jamais le droit de désespérer. Si le bonheur terrestre ne mène pas, comme par un retournement systématique, au malheur céleste, s’il n’y a pas condamnation de la richesse en tant que telle (les « malheurs à vous » ne sont pas des malédictions), il faut constater que le riche risque de s’enfermer dans sa richesse - la plus dangereuse des richesses étant notre propre moi -, de ne plus avoir la force de préférer les biens éternels aux biens temporels. S’ensuit l’appel à se débarrasser de toute idole, de tout empêchement d’obéir à la Parole du Dieu libérateur. L’aumône et l’ascèse, comme libération de l’esclavage en vue de l’épanouissement de nos poten-tialités d’amour et d’adoration, sont la voie royale, et si l’appel à la pauvreté absolue ne s’adresse pas à tous, la pauvreté spirituelle ne peut être vécue authentiquement sans un certain renoncement matériel. Les Béatitudes nous appellent à un style de vie évangélique simple et modeste.

L’attitude chrétienne est celle de l’attente, dans la tension entre le maintenant et l’eschatologie. L’existence chrétienne est une existence sous la croix, dans ce temps intermédiaire de l’Eglise qui a sa consistance propre. Le Christ nous promet Sa présence, et exhorte l’Eglise persécutée au courage et à la persévérance, en rappelant la fécondité du martyre. L’amour vrai est nécessairement crucifié, et tout chemin de foi est un chemin vers la croix : sans partager Sa Croix nous ne partagerons pas Sa gloire. Le futur absolu du Royaume, de la Consolation des affligés, demeure, mais cette espérance est dynamisante et mobilisatrice pour l’aujourd’hui de notre unique histoire. La souffrance est vaincue par l’amour, qui peut en faire une puissante force de renouvellement, un principe susceptible d’irradier l’amour et l’espérance. Nous devons aider nos frères souffrants à vivre cette Béatitude de la souffrance, en nous ouvrant à leur souffrance, leur révélant la vérité de notre amour, de notre compassion profonde.

Les chrétiens sont tenus, au nom de Jésus, de prendre la défense des pauvres, des nécessiteux, des dépossédés, contre les oppresseurs, et de le faire de façon efficace. Cet engagement au service de nos frères passe par une critique des structures injustes de la société, par la lutte pour un monde plus juste, un monde où soit reconnu l’honneur du travail manuel, où soient mieux réparties les richesses, un monde de relations fraternelles. La vraie charité est soif de justice. Inscrire cette lutte pour la Justice dans le sillage des Béatitudes, dans la foi en la puissance transformante de l’amour de Dieu, invite à purifier les risques d’étroitesse d’esprit et de violence. Les Béatitudes sont aussi un vibrant appel à la lutte non-violente, étant sauf le droit de légitime défense. En cela comme en notre comportement quotidien nous sommes appelés à l’obéissance aux commandements du Père, seule voie de salut, seule voie du bonheur également, car le Cœur du Christ, ineffablement beau, répond à tous les besoins de l’âme. Nous devons témoigner d’une justice qui soit supérieure à celle des pharisiens ou des païens.

Ce n’est qu’ainsi que nous surmonterons le mal par le bien, remplacerons la dynamique de guerre par une dynamique de paix, et bâtirons cette paix dont le Christ est le Prince, cette paix qu’Il est Lui-même. Cette paix passe par le développement des peuples comme par l’ouverture de tout notre être, l’accueil aux dons de Dieu, l’unification de notre cœur. La recherche de la paix commence par la suppression de la violence du mensonge. Il nous faut nous situer dans la vérité, c’est-à-dire dans l’humilité, qui seule permet de se tenir debout, face à Dieu et face au monde. Cette humilité est la mère de la douceur, de cette douceur du Christ si éloignée de toute passivité, témoignant au contraire d’une véritable force d’âme, appel au dialogue qui exige une énorme confiance en soi, en l’autre, au travail de la grâce. Elle est continuelle attention à ne pas sombrer dans une religion légaliste et tatillonne, ni surtout coercitive ou persécutrice !

Nous sommes appelés à pratiquer la miséricorde si nous voulons l’obtenir du Père, cette miséricorde qui rend à l’homme sa dignité blessée ; à déployer nos puissances d’accueil et d’action, que la foi décuple ; à pratiquer le pardon et la réconciliation, en un hommage au Père qui pardonne, et qui envoie Son Fils pour réconcilier les hommes entre eux, avec la Création et avec Lui. Tout ceci se vérifie dans la charité fraternelle, signe d’enracinement du Royaume. Ce chemin d’huma- nisation qu’offrent les Béatitudes s’adresse à tous, même s’il est clair que, étant chemin d’imitation de l’Homme absolu et définitif, il ne peut être suivi en plénitude que par ceux qui adhèrent à la foi dans le Fils. Car ce chemin est aussi un chemin de prière et de spiritualité.

Il s’agit de se laisser transformer par la sainteté de Dieu, de devenir un cœur pur, d’élargir et de purifier nos yeux, pour devenir capables de voir Dieu, et de Le refléter, d’être transfigurés. Avoir un cœur pur, c’est-à-dire rechercher l’amour de Dieu par-dessus tout, attendre tout de Lui, faire de toute sa vie un don, une offrande, une liturgie, voyant le monde comme maturation, vivant notre sexualité comme vocation à l’amour, visant sans cesse la charité. Ainsi « divinisés », nous posséderons la terre, découvrant la beauté en tout détachement - la consommation irresponsable des énergies de la création est dans ce contexte inexcusable. Naîtra alors la joie qui est fruit de l’Esprit et qui constitue, avec la paix, l’accompagnement normal d’une vie de chrétien, y compris lors des épreuves et persécutions. Naîtra le bonheur, non comme un équilibre précaire de plaisirs, mais une acceptation totale du sacrifice et une confiance en la promesse de Résurrection. Et nous serons toujours plus proches du Christ, l’Homme des Béatitudes, « créateur d’humanité, d’une incandescence d’amour ».

Ce livre est un bon exemple d’exégèse savante, qui dévoile tout le contexte vétérotestamentaire et débouche sur un enrichissement réel du message théologique et spirituel. Discerner le « message fonda-teur » de Jésus, et les intentions des évangélistes inspirés par l’Esprit et par la foi et les besoins des communautés, permet à l’auteur de nous livrer avec plus de clarté les contenus qui nous sont ainsi révélés, l’appel qui nous est adressé. Il restitue efficacement le rayonnement de la Miséricorde divine, et son appel brûlant à y répondre par la conversion, par une spiritualité des Béatitudes intégrée dans toute notre vie de chrétien et d’homme, de la prière et de la liturgie à la solidarité, du dialogue à la catéchèse, jusqu’à la charité fraternelle et l’élaboration d’un monde plus juste. La construction d’un monde plus humain et fraternel ne peut être abandonnée, ni considérée comme préférable – ou nuisible, à la prière. Une telle attention à la justice, aux affamés, aux déshérités d’aujourd’hui, est au contraire la pierre de touche de l’authenticité de notre vie chrétienne, de notre vie d’homme nouveau, ayant revêtu le Christ. Jean-Paul II n’a cessé de rappeler que la paix (comme la guerre) commence dans le cœur de chacun, sa relation avec lui-même, Dieu, ses proches.

Il faut lire ce livre, qui nous restitue les Béatitudes, ce « Manifeste de la Nouvelle Alliance », dans toutes leurs forces. Il nous renvoie à notre responsabilité de membres du Corps du Christ, chargés d’annoncer et de bâtir le Royaume dans le monde d’aujourd’hui - ce qui nécessite une écoute de ses besoins, et une audace créatrice sous la conduite de l’Esprit Saint : « une main posée sur le livre du monde et une main posée sur le livre de l’écriture » (Claudel). Il nous redit que le christianisme n’est pas une religion confortable, en harmonie avec les valeurs bourgeoises, mais un appel à renverser en profondeur les idéaux (de richesse, de réussite, de santé, de réputation...) sur lesquelles le monde s’appuie. Il secoue notre torpeur, rappelant les exigences d’une vie chrétienne totale, de la spiritualité et l’écoute de la Parole à la charité fraternelle et la justice sociale. Dans ce cadre, la théologie est fondamentalement une démarche de foi, exprimant nos convictions les plus intimes, et les traduisant en vie fraternelle et en quête de la justice dans la trame existentielle de l’humanité. On ne comprend les Béatitudes qu’en les vivant.

Jérôme Levie, ancien élève à l’École Normale Supérieure, poursuit actuellement une thèse de physique théorique et une maîtrise de philosophie.

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