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"Le Mystère Pascal" : un autre regard sur la Rédemption

Isabelle Ledoux-Rak

L’extraordinaire méditation sur le salut que nous livre Louis Bouyer dans Le Mystère Pascal n’est pas construite sur le modèle d’un traité de théologie systématique. L’ouvrage tire son originalité et sa force de son point de départ, qui n’est rien d’autre que la liturgie du Triduum pascal, avec ses lectures, ses prières et ses hymnes, tirés de la tradition chrétienne la plus ancienne où théologie, spiritualité et liturgie étaient médités et vécus dans un même mouvement d’offrande au Père ; où l’intellect, la sensibilité esthétique et les élans du cœur participaient du même mouvement d’adoration et de sanctification dans l’homme unifié par la grâce divine. La pensée du P. Bouyer veut nous introduire de plain-pied dans le mystère de la Rédemption, sans préalable conceptuel d’aucune sorte ; mais en déployant devant nos yeux la splendeur et la simplicité de la liturgie latine, il nous fait découvrir, comme d’une manière toute naturelle, « la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur de l’Amour du Christ qui surpasse toute connaissance » (Ep 3, 18).

La Rédemption : un combat bien réel

Le style du P. Bouyer (et « le style, c’est l’homme » !) s’oppose diamétralement au « consensus » de notre univers dit « post-moderne », qui rejette avec horreur toute forme de conflit ou même de débat sur les questions fondamentales posées à l’existence humaine [1]. Il pose d’emblée le mystère de la Rédemption comme un combat, et un combat qui n’est pas de l’ordre de l’intemporel ou du symbolique, mais qui est un événement à part entière, inséré dans notre histoire ; d’où l’importance de « l’heure » de Jésus, sommet du drame qui se joue entre le Sauveur et le prince des Ténèbres, précisément à cause de la réalité même de cette heure, et par là de son caractère décisif. Cette historicité empêche du même coup la liturgie pourtant célébrée chaque année d’être comprise comme une répétition indéfinie de l’unique sacrifice du Christ, comme la marque d’un temps cyclique « reproduisant la chaîne des hivers et des printemps » (p. 77). Elle est « un fait divin » (p. 85) qui renouvelle la Création et qui nous entraîne, non pas dans le cercle infernal de la fatalité, mais « dans une spirale qui nous précipite vers l’éternité » (id.). La Rédemption n’est donc pas une lutte dans laquelle le Christ serait engagé sous l’influence d’une destinée aveugle, elle met en jeu, au plus haut degré, nous le verrons, sa liberté personnelle, au-delà de toute « fatalité » que l’homme ne cesse de s’inventer pour éviter d’affronter l’heure décisive.

C’est pourquoi le combat rédempteur est « sérieux » et bien réel. Il ne faut donc pas être offusqué de ce que Dieu « s’est choisi un peuple guerrier, entraîné par lui-même à la guerre » (p. 47), et encore moins censurer les Psaumes - ou d’autres textes bibliques - qui se font l’écho parfois sanglant de cette lutte à mort. Avec un demi-siècle d’avance, le P. Bouyer avait déjà répondu à ceux qui n’ont vu dans Israël qu’un peuple violent et dominateur, en rappelant que la vraie charité, même et surtout celle du Nouveau Testament, n’est pas une « bénigne impuissance » (p. 35), mais le fruit d’un combat mené sans complaisance, temporel aussi bien que spirituel, contre les puissances du péché et de la mort. En cela le chrétien est appelé à son tour à combattre - n’en déplaise aux préjugés de Nietzsche - mais du vrai combat qui en vaille la peine, le combat même du Christ.

L’Adversaire

De même que la lutte, l’ennemi combattu est lui aussi bien réel. Il ne s’agit pas de ferrailler contre un concept, un principe abstrait de négation, et de mort -moins encore contre un autre Dieu antithèse de celui de Jésus-Christ, comme le pensaient les manichéens-. « L’Ennemi », c’est la mort (I Co 15, 26), œuvre de Satan et non pas délivrance de l’âme comme l’enseignaient les disciples de Platon. L’adversaire est ici clairement désigné, et c’est là que les exorcismes, si mal compris de nos jours, prennent tout leur sens. La réalité du démon ne fait aucun doute, son emprise sur le monde est totale tant que la Création n’a pas été consacrée au Très-Haut. En ce sens, il n’y a pas de réalité « neutre », pas d’entre-deux où se maintiendrait une certaine bonté « naturelle » :

C’est l’erreur du monde moderne, monde « laïque », monde qui se veut non pas contre Dieu mais indifférent à Dieu, de croire que notre propre nature nous reste, que nous pouvons au moins y trouver un état de justice, et donc de bonheur, purement humain. (p. 152)

D’où la nécessité des exorcismes, lors de la consécration des Saintes Huiles, et de la renonciation à Satan lors de la veillée pascale. Le P. Bouyer peint à merveille la grandeur du combat qui se prépare entre le Christ et Satan le soir du Jeudi Saint. Et « dans ce combat, il n’est pas de neutres : celui qui refuse de combattre est vaincu à l’avance » (p. 223). Et l’affrontement est à la mesure de la sainteté du combattant, car ainsi acculé, c’est alors que le démon se manifeste à visage découvert. Le conflit entre Satan et le Christ peut être alors appelé « surhumain ».

La violence du combat est telle que Louis Bouyer n’hésite pas à évoquer - et il sera l’un des rares à le faire [2] en cette fin de XXe siècle - la « colère de Dieu », haine du péché qui n’a d’égal que son amour pour les pécheurs. Le Sauveur est en même temps le Juge, et la révélation chrétienne n’éclipse en aucune façon la révélation de colère si présente dans l’Ancien Testament. Bouyer fait remarquer que l’évangéliste qui insiste le plus fortement sur l’amour (saint Jean, bien sûr) est celui qui évoque de la façon la plus radicale le jugement. Et ce jugement n’est rien d’autre que l’effet d’un refus définitif de l’amour divin, la souffrance des damnés n’est pas une « réprobation » au sens habituel du terme, mais bien plutôt le fait d’être aimé d’un amour que l’on est incapable de recevoir.

Les armes du Christ

Les armes du combat sont elles aussi à la mesure de l’enjeu. La première chose que Dieu « demande » à l’homme, c’est le sacrifice. Étymologiquement, la liturgie chrétienne de ce sacrifice, l’Eucharistie, signifie « action de grâces », le don total de nous-même à celui qui nous a tout donné. Mais après la chute, notre enchaînement au péché est tel que nous n’en sommes arrachés que dans la douleur, au prix de l’immolation, au prix onéreux du sang versé. Le sacrifice prend alors cet autre sens qui nous est plus familier, celui d’un don accompli dans la douleur, par lequel « sans effusion de sang il n’y a pas de rémission des péchés » (He 9, 22). C’est ce qui explique le rejet par Dieu du sacrifice de Caïn et l’agrément de celui, sanglant, d’Abel. « Nulle religion qui ne ... demande des souffrances et de la mort » écrit Bouyer sans complaisance (p. 268). Le rôle purificateur du sang des victimes dans la liturgie d’Israël prend là tout son sens. « Le pécheur ne peut rejoindre Dieu dans sa lumière qu’après avoir lutté jusqu’au sang » (p. 265). Mais ce sang n’est salutaire que parce qu’il est d’abord celui du Christ.

Pourquoi tout ce sang ?

En effet, le sacrifice, nous l’avons vu, n’est pas, dans son principe, un acte de destruction ou d’immolation. Il est le signe en ce monde de la parfaite oblation du Fils au Père, de l’action de grâces perpétuelle vécue dans l’obéissance parfaite. Inversement toute destruction n’est pas un sacrifice, car alors le suicide deviendrait « l’acte le plus religieux qui soit » (p. 121) . L’immolation n’est pas ce qui fait le sacrifice ; mais c’est en acceptant cette immolation que le Christ fait de son sacrifice l’unique moyen du salut universel.

Par ailleurs, Bouyer se garde bien de magnifier la souffrance. Dans la plus pure tradition biblique, il la considère comme « néfaste » et vaine, si elle n’est pas associée aux souffrances du Christ lui-même. D’où la pertinence de la révolte de Job, qui « a bien parlé » de Dieu, contrairement à ses prétendus amis qui cherchaient à tout prix à justifier ses malheurs. Cependant, il fait cependant remarquer que cette souffrance n’est pas le mal en soi, mais bien plutôt une de ses conséquences. Le mal suprême, c’est le péché, sa conséquence la plus radicale, c’est la mort. La souffrance témoigne au moins de ce que nous sommes encore vivants, physiquement et spirituellement, que nous ne sommes pas encore anesthésiés par la coupable indifférence où nous enferme le refus de l’amour divin. Mais elle demeure stérile tant qu’elle n’est pas le fruit de l’obéissance aimante du Fils. En lui seul cette souffrance prend un sens, en lui elle atteint le sommet de ce que l’homme peut éprouver, puisqu’elle mesure en lui « la tension de notre être entre la mort, découlant du péché, et la vie, née de Dieu » (p. 270). L’abîme qui dans le Christ sépare la mort de la vie est celui-là même de sa souffrance infinie, instrument de sa victoire sur la mort. Le Christ a écrasé Satan, non pas parce qu’il a souffert, mais c’est parce que c’est Lui qui a souffert.

Le salut, une dette à payer ?

Louis Bouyer rappelle brièvement les deux thèses traditionnelles concernant cette nécessité onéreuse d’expiation, qu’elle soit opérée par le Juste immolé pour les pécheurs, ou ces mêmes pécheurs appelés à une conversion obligatoirement coûteuse. Il s’agit, dans les deux cas, de considérer cette expiation comme une dette à payer, au diable ou à Dieu. Dans le premier cas (dette au diable), il s’agirait d’une rançon pour notre délivrance, dans le second (dette à Dieu), une « satisfaction » due à l’honneur de Dieu bafoué par le péché de l’homme. Avec beaucoup de finesse, le P. Bouyer montre dans quel sens cette image de dette, (quel qu’en soit le créancier) est défectueuse, quand elle est comprise dans le sens usuel du terme. S’il s’agit du démon, il est absurde de croire qu’il puisse avoir quelque droit que ce soit sur Dieu. Le rachat de l’humanité ne saurait se réduire à une « pacifique transaction commerciale » (p. 275) entre deux partenaires mis sur un pied d’égalité. Nous ne sommes pas rachetés au diable, mais délivrés de lui, et de haute lutte, « en le vainquant » (id.). On voit ici combien demeure féconde la notion de combat, qui seule peut rendre compte du caractère éminemment dramatique de la Rédemption. En fin de compte, le sacrifice du Christ, loin d’être la rançon payée au Prince des Ténèbres, est bien plutôt, selon la célèbre image patristique, l’hameçon, le piège qui lui est tendu et dans lequel il est irrémédiablement tombé.

Quant à la dette due à Dieu, saint Anselme en a magistralement développé les implications, en l’assimilant à une « réparation » due à Dieu, dans un acte d’amour désintéressé qui nous arrache à notre égoïsme et à notre appétit de jouissance. Le renoncement qu’implique cette « satisfaction » signifie que Dieu vient nous sauver tels que nous sommes, dans notre état de pécheurs irréductibles et non pas dans un « état de nature » innocent, et que notre retour à lui constitue une démarche éminemment coûteuse. Mais devant cette représentation encore un peu trop « comptable », et sans doute influencée par la conception médiévale de l’honneur, Bouyer fait remarquer très justement que l’humanité reste incapable de payer cette dette, que le salut ne saurait dépendre de son initiative, et que, « cette dette payée à Dieu, c’était Dieu lui-même qui, en fin de compte, la payait. C’était assez dire combien il fallait se garder d’entendre trop humainement ce mot de dette » (p. 278). En échappant pour ainsi dire « par le haut » à l’impasse où conduisait cette notion de prix à payer, Bouyer délivrait la pensée chrétienne de ce malentendu semi-pélagien qui obscurcissait trop souvent le véritable enjeu du mystère, ouvrant la voie, du même coup, à la clarification magistrale de la thèse anselmienne par les travaux du Père Corbin.

Rédemption et liberté humaine

Une fois levées les ambiguïtés de la « dette », restait tout de même à expliquer le caractère onéreux de la Rédemption, non seulement pour nous, mais pour le Juste par excellence, l’Agneau sans tache, l’Innocent. L’obstacle que Dieu n’a pu épargner à son propre Fils, c’est essentiellement la liberté qu’il a lui-même donnée à l’homme.

La « dette au démon », la « dette à Dieu » ne sont en fin de compte que deux aspects complémentaires de la résistance opposée en nous de façon permanente, par la réalité de notre liberté passée, à notre liberté future (p. 279).

Dieu ne peut faire l’impasse sur cette liberté, il ne peut nous transporter d’un coup, comme par magie, de notre état de pécheurs à l’état de fils obéissants sans que soit brisée notre résistance - avec notre propre consentement -. L’offrande de l’homme a lieu à partir de son état de pécheur, et donc dans l’état de vie mortelle dans lequel ce péché nous a mis. Et l’obéissance au Père, ce n’est pas nous qui seuls pouvons la retrouver : il faut qu’elle ait été auparavant consommée par le Fils incarné, placé dans les mêmes conditions que nous, devenu semblable à nous "en toutes choses, excepté le péché" . Le prix à payer, c’est celui de la résistance de notre liberté dévoyée, d’où la nécessité de la souffrance du juste, puisque seule sa souffrance peut sauver les pécheurs, qui sont, eux, bien incapables de restaurer par eux-mêmes leur propre liberté.

L’immolation, amour suprême

L’immolation du Christ est ainsi, non pas réparation exigée par un Dieu jaloux de son honneur, ni une rançon, (au sens propre du terme) due au diable qui n’a sur lui aucun droit ; elle n’est pas davantage le résultat d’une obscure nécessité cosmique, elle est l’aboutissement d’un « oui » totalement libre du Fils à la volonté du Père, elle est obéissance suprême, témoignage de l’insondable Amour intratrinitaire. L’Alpha et l’Oméga de la Rédemption, si l’on peut dire, c’est l’Amour. On pense ici à l’acte d’offrande à l’Amour Miséricordieux de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus :

Au soir de cette vie, je paraîtrai devant vous les mains vides, car je ne vous demande pas, Seigneur, de compter mes œuvres. Toutes nos justices ont des taches à vos yeux. Je veux donc me revêtir de votre propre Justice, et recevoir de votre Amour la possession éternelle de Vous-même. [3]

La Croix victorieuse

Il s’ensuit que la dernière partie de la méditation de Bouyer sur le Vendredi Saint - la vénération de la Croix - retentit déjà des accents de la victoire. Revient avec insistance l’image biblique et patristique de l’Arbre de Vie, et apparaît clairement la perspective de la résurrection. La Croix, c’est le signe de la victoire définitive de Dieu sur Satan, le péché et la mort. Elle est surtout le signe éminent -le seul signe- de l’amour infini de Dieu pour l’homme. A ce stade, elle n’est pas seulement le signe de notre rachat, de notre salut, mais elle est totalement identifiée à l’amour de Dieu, et pas seulement celui du Fils incarné, mais celui que se vouent éternellement les Trois Personnes de la Trinité :

Si la croix est la révélation de Dieu, c’est parce qu’elle est la révélation parfaite de son Agapè, de son amour qui donne tout ce qu’il a, qui se donne jusqu’à se perdre (p. 313).

La croix est proprement divine, elle est Dieu. Et c’est pourquoi elle est inséparable de la résurrection comme signe définitif de la victoire dans le combat décisif. Les représentations, sur la croix même, du Christ ressuscité dans l’ancienne tradition iconographique (et conservée en Orient), témoigne du caractère éminemment victorieux de la Croix au moment même où l’heure du Prince des Ténèbres semble avoir définitivement sonné. L’ampleur de la victoire est à la mesure du combat, comme en témoignent les descriptions grandioses de l’Apocalypse.

Le salut opéré par la Croix ouvre ainsi la voie à la récapitulation de l’humanité dans le Christ. Parce qu’il a porté, à notre place, les péchés du monde, il nous fait entrer de plain-pied dans la vie intratrinitaire en nous marquant définitivement de son sceau, en renouvelant notre humanité à sa ressemblance. Dieu, qui nous a aimés, « dès avant la Création du monde », nous fera participer à sa propre divinité par notre incorporation au Christ dans le baptême, cette nouvelle naissance « d’en haut ». Plongés dans les eaux de la mort pour renaître à la vie, nous sommes dès lors associés à l’amour du Christ pour son Père, dont témoigne au plus haut point cette "Croix glorieuse" sur laquelle Bouyer termine sa méditation.

Isabelle Ledoux-Rak, née en 1957, mariée. Ancienne élève de l’École Normale Supérieure. Chercheur en optique au Centre National d’Études et Télécommunications.

[1] Christophe Carraud, « La condition d’un moine », Conférence, n° 5, page 13 (1997).

[2] Signalons, dans le même registre, les pp. 143-152 de l’ouvrage de M-D. Molinié, Le Combat de Jacob, Coll. Foi Vivante, Cerf, 1973.

[3] Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Manuscrits Autobiographiques, Office Central de Lisieux, 1957, pp. 308-309.

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