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Le Peuple juif et ses saintes Écritures dans la Bible chrétienne (Commission biblique pontificale)

Sébastien Ray

Après la prise de conscience de la position particulière du peuple juif provoquée par la Seconde Guerre mondiale, de nombreux travaux d’exégètes chrétiens ont tendu à rendre à l’Ancien Testament son caractère proprement juif. C’est dans ce mouvement que s’inscrit la commission biblique pontificale, qui cherche dans ce document, publié en 2001 [1], à clarifier les rapports entre chrétiens et juifs à la lumière de la Bible chrétienne, sans d’ailleurs se limiter aux aspects strictement scripturaires du problème. Il ne s’agit nullement de déchristianiser l’Ancien Testament, mais de se rappeler qu’il est avant tout Écriture confiée au peuple d’Israël. Le document, d’un très grand intérêt scripturaire, constitue surtout une base solide à l’élaboration des relations entre le peuple juif et le christianisme, et marque une étape de la plus haute importance dans l’histoire de ces relations.

La préface du cardinal Ratzinger met bien en lumière la problématique abordée : on ne peut rejeter l’Ancien Testament comme spécifiquement juif et donc non pertinent pour le christianisme, car le Nouveau Testament laissé à lui-même est vide de sens. Le Christ est indissociable de la Parole de Dieu, car il est l’interprétation des Écritures par l’autorité de l’Auteur lui-même. La commission, donc, tout en montrant un grand respect pour les traditions religieuses et herméneutiques du judaïsme, affirme par ailleurs la légitimité de la lecture chrétienne, pour laquelle les promesses de l’Ancien Testament sont réalisées en la personne de Jésus. Il ne s’agit donc pas d’une partie dépassée de la Bible, ni d’un simple réservoir à allégories que l’on pourrait assimiler à une illustration du Nouveau Testament, mais d’une véritable Parole de Dieu, continuant de s’adresser à nous et éclairée par la lumière christologique.

Le document se compose de trois parties : « Les saintes Écritures du peuple juif, partie fondamentale de la Bible chrétienne », où la commission insiste sur le caractère indispensable de la tradition juive pour le christianisme, « Les thèmes fondamentaux des Écritures du peuple juif et leur réception dans la foi au Christ », partie la plus centrée sur l’accomplissement comme rapport du Nouveau Testament à l’Ancien, et « Les Juifs dans le Nouveau Testament », cherchant à clarifier le rapport des premières communautés chrétiennes avec le peuple élu, en particulier en étudiant les passages négatifs et les comparant très pertinemment avec les textes de reproches de l’Ancien Testament. Nous laisserons cette partie de côté dans cet article, et passerons rapidement sur la première pour nous concentrer sur la seconde partie, la plus importante du document par son volume.

La légitimité chrétienne des Écritures juives

La première partie rappelle que le christianisme, malgré les tentatives de Marcion et de quelques autres, n’a jamais rejeté le corpus juif, qui était même la seule Bible des premières communautés chrétiennes, au moment où le canon du Nouveau Testament n’avait pas encore été fixé. Les chrétiens n’ont jamais eu de doute sur le fait que les Écritures juives étaient inspirées de Dieu. Cette autorité est considérée comme évidente et s’imposant à tous par le Nouveau Testament lui-même : le style et la langue sont très voisins, le Nouveau Testament fourmille de réminiscences scripturaires implicites, et, surtout, il recourt fréquemment aux « Écritures » pour argumenter, ou simplement pour se placer explicitement dans leur continuité, montrant comment la vie du Christ se déroule « conformément aux Écritures », ou « afin que les Écritures s’accomplissent ».

La manière chrétienne d’aborder les Écritures juives diffère bien sûr fondamentalement de la manière juive, en ce qu’elle affirme une eschatologie réalisée dans la venue du Messie, et privilégie ainsi plutôt les prophètes, alors que le judaïsme se concentre principalement sur la Loi, fondement du rapport à Dieu ; mais les méthodes exégétiques ont néanmoins des parentés, que la commission souligne. Le Nouveau Testament contient nombre d’allusions scripturaires à la façon de Qumrân ou de la tradition rabbinique, tant dans la narration évangélique et les discours de Paul que dans les discours de Jésus lui-même. Ces observations n’enlèvent rien à la radicale nouveauté du discours chrétien par rapport à la tradition juive, mais permettent de mieux voir la profondeur de la continuité, non seulement par le fait que les textes de référence sont les mêmes, mais aussi par la similitude des lectures.

Racines juives et relecture à la lumière du Christ

La seconde partie commence par un chapitre général sur la lecture chrétienne de l’Ancien Testament et sa position par rapport au Nouveau, puis détaille neuf thèmes particuliers, mettant pour chacun en évidence la présence du thème dans l’Ancien Testament et la façon dont le Nouveau Testament et la tradition chrétienne l’ont repris, assimilé, continué ou transformé. La commission commence par affirmer, à la suite de la partie précédente, que l’Ancien Testament n’est nullement « dépassé » par l’avènement de Jésus-Christ et la constitution du Nouveau Testament ; il est au contraire inséparable du Nouveau Testament qui, sans lui, est incompréhensible. Mais la nouveauté de l’Évangile chrétien doit également rejaillir sur les textes juifs sur lesquels il s’appuie : aussi le rapport entre les deux Testaments est-il réciproque. « D’une part, le Nouveau Testament demande à être lu à la lumière de l’Ancien, mais il invite aussi, d’autre part, à "relire" l’Ancien à la lumière du Christ Jésus », écrit la Commission (19), citant la relecture que fit le Christ Lui-même pour les disciples d’Emmaüs, ainsi que l’affirmation de saint Paul que le Christ dévoile les livres de l’ancienne Alliance (2 Co 3,14-16).

Plusieurs types de relecture sont possibles ; la plus évidente est celle, typique de la culture grecque, de l’allégorie. Peu utilisée par les premiers prédicateurs, systématisée par les médiévaux, elle a l’inconvénient d’éclipser le sens premier du texte en y superposant plus ou moins arbitrairement des détails de la vie du Christ. La lecture de l’Ancien Testament risque alors de devenir une suite d’allusions sans cohérence interne. Saint Thomas d’Aquin faisait remarquer que cette méthode ne permettait de rien découvrir, puisqu’on ne pouvait mettre une allégorie en évidence que si l’on en connaissait déjà le sens d’une source littérale. C’est ainsi, poursuit le document, que s’amorça la réhabilitation de la lecture littérale, qui mena finalement à la méthode historico-critique, avec pour risque de nier toute possibilité d’interprétation chrétienne de l’Ancien Testament.

C’est ce que veut éviter la commission, qui affirme que l’herméneutique chrétienne « correspond à une potentialité de sens effectivement présente dans les textes » (64). Préludant à l’étude des thèmes majeurs de la Bible, elle se livre à une définition très claire de la notion d’accomplissement. Il ne s’agit pas d’une réalisation immédiate de visions claires que les prophètes auraient eues par avance de l’avènement du Christ : cela enlèverait du Nouveau Testament toute sa nouveauté et rendrait incompréhensible le refus de la foi du Christ par les juifs. Ce qui « est écrit » dans la Loi et les prophètes n’est accompli qu’en étant dépassé de façon imprévisible : la plénitude de sens apportée par la vie du Christ aux Écritures juives est inattendue, correspondant à la nouveauté de l’Alliance scellée par son sang, et au renouvellement de la Création tout entière. On ne peut exclure de l’Ancien Testament un sens littéral immédiat ; l’accomplissement signifie simplement qu’un sens plus plénier, invisible pour les contemporains du texte, s’y révèle dans une lecture chrétienne légitimement rétrospective. À trop insister sur la continuité, on perd de vue le caractère fondamentalement inédit de la Bonne Nouvelle chrétienne, qui, seule, peut éclairer de la lumière du Christ la Parole de Dieu déjà révélée ; de même, une importance excessive accordée à la rupture entre les deux Alliances priverait le christianisme de ses racines et l’histoire d’Israël de tout sens.

Une étude thématique de l’accomplissement dans les Écritures

C’est pour garder en vue ces deux aspects complémentaires de l’accomplissement que la Commission s’est attachée à énumérer les thèmes bibliques fondamentaux, distinguant pour chacun différentes phases, et les étudiant dans leur orientation christique mais aussi dans leur dissemblance mettant en évidence la progression du plan de Dieu. Celui-ci « est unitaire, mais s’est réalisé progressivement à travers le temps » (21). Une telle analyse, poursuit le document, « loin d’exclure l’exégèse historico-critique », la « requiert » (ibid.), afin de mettre en perspective historique le dévoilement progressif de la Révélation.

Les thèmes étudiés sont : la Révélation, la condition humaine, le salut, l’élection, l’alliance, la Loi, le culte, les imprécations et les Promesses. Le premier point remarquable est que ces thèmes sont communs à l’Ancien et au Nouveau Testament, preuve que le Nouveau se place bien à la suite de l’Ancien et non en remplacement. Il est également intéressant de constater que l’Ancien Testament lui-même « s’ouvre progressivement à une perspective d’accomplissement ultime et définitif » (ibid.). Ainsi le salut, d’abord présenté très concrètement dans la sortie d’Égypte, libération physique et collective, se fait-il plus eschatologique dans Isaïe, et plus individuel dans les psaumes, avant d’atteindre son accomplissement dans la Résurrection, source ultime d’une libération totale. De même, le culte sacrificiel prescrit par la Loi est rejeté par les prophètes comme inadéquat lorsqu’il provient de cœurs impurs : ils demandent alors la pénitence et la prière prêchées plus tard par le Baptiste, avant que le Sacrifice unique du Christ ne rende les cœurs véritablement purs et la présence divine véritablement manifestée.

Sur ces thèmes, donc, le document met principalement en évidence une évolution continue. Mais il est aussi intéressant d’examiner de près les domaines dans lesquels la distance entre les deux Testaments est la plus importante, et où le Nouveau semble parfois avoir aboli l’Ancien. Le problème de la Loi, explicitement posé dans le Nouveau Testament, vient naturellement à l’esprit. Gage de l’Alliance, expression de la sagesse divine à valeur exemplaire pour les nations, la Loi de l’Ancien Testament est la fierté d’Israël. Déjà, le prophète Jérémie annonçait une « nouvelle alliance » scellée dans les cœurs et non dans la pierre (Jr 31,31-34). Le Nouveau Testament, quant à lui, considère la Loi de diverses façons : dans saint Matthieu, la Loi est toujours valide mais accomplie par l’interprétation nouvelle qu’en donne l’autorité suprême qu’est le Christ, la radicalisant ou l’assouplissant suivant les cas ; on rejoint là l’épître de saint Jacques, pour qui la Loi trouve son expression parfaite dans l’amour du prochain. L’épître aux Hébreux affirme simplement que l’avènement du Christ correspond à un nouveau régime où l’ancienne Loi, valable en son temps, n’a plus lieu d’être : « Le changement de sacerdoce entraîne un changement de Loi » (He 7,12). Si l’institution de la Loi est rompue, la relation dont elle est le signe est maintenue et approfondie. Le développement le plus complet sur le problème de la Loi se trouve dans les épîtres de saint Paul, particulièrement aux Romains et aux Galates. Saint Paul, pharisien que ses préceptes ont conduit à persécuter l’Église, professe toujours une admiration pour la gloire du ministère de Moïse, privilège d’Israël, mais affirme que c’est un ministère de mort, puisqu’il ne donne pas à l’homme les moyens d’observer la Loi. Seule la foi au Christ donne la vie : en se soumettant à l’Esprit plutôt qu’à la Loi, on accomplit la Loi, et bien plus puisque le Christ donne à l’ancienne Loi une nouvelle dimension, celle de l’amour même de Dieu.

Le peuple juif, peuple élu

Autre thème problématique, l’élection d’Israël traverse sans aucune ambiguïté tout l’Ancien Testament. Le Seigneur a choisi son peuple comme sa propriété particulière, son premier-né parmi les nations à qui il doit rendre témoignage en servant Dieu. Cette élection est maintenue malgré les multiples infidélités d’Israël, à cause de la parole donnée à ses pères ; même lorsque le peuple est châtié et dispersé en exil, l’amour privilégié que Dieu lui porte est confirmé par les prophètes, et le salut des nations doit passer par lui. De nombreux aspects du Nouveau Testament continuent d’affirmer cette élection : la prédication de Jésus, à quelques rares exceptions près, est limitée à Israël, et celle des apôtres se fait d’abord dans les synagogues, y compris lorsqu’elle se répand hors de Palestine. Mais l’Évangile est aussi annoncé, en second lieu, aux nations païennes, et les croyants non-juifs font également partie de la race élue et du peuple de Dieu. La parabole des vignerons homicides pourrait faire croire qu’Israël se voit retirer son élection et que l’Église du Christ constitue un « Israël nouveau » en remplacement de l’ancien, incapable d’accueillir son Dieu. La commission biblique rejette cette vision des choses sur la base de nombreux autres textes néotestamentaires. Il est clair en effet, à la lecture de l’épître aux Romains, qu’Israël reste l’unique peuple de Dieu, auquel les païens ne font que participer, « greffés » au tronc israélite par la grâce du Christ, enfant par excellence d’Israël, mort pour tous les hommes. Le rejet par la majorité du peuple juif de la foi au Christ, ressenti très douloureusement par saint Paul, ne lui enlève pas sa conviction que le peuple est toujours aimé de Dieu, dont les dons sont sans retour et les promesses sans repentir, et qu’il sera finalement sauvé, accueillant en Jésus l’accomplissement des promesses qu’il a reçues. Le document justifie ainsi à la fois par l’élection originelle et par l’espérance du salut final le statut de « frère aîné » que l’Église reconnaît au peuple juif.

Le thème des promesses, le plus caractéristique de l’accomplissement de l’Ancien Testament par le Nouveau, est étudié en dernier. L’Incarnation du Fils réalise pleinement ce que Dieu avait promis aux patriarches, comme le chantent Zacharie et surtout Marie dans saint Luc. La descendance d’Abraham est élargie, par la foi au Christ, à tous les croyants ; la terre promise de Canaan « pointe symboliquement » vers une patrie céleste dont il nous ouvre les portes ; le règne de Dieu est annoncé tout au long du ministère de Jésus comme proche, déjà là, opérant à travers toute l’histoire comme au jugement dernier. Enfin le fils de David, roi idéal de l’Ancien Testament, est pleinement réalisé dans le Fils de Dieu que Pierre reconnaît comme le Christ, et dont l’union à Dieu même dépasse de loin ce que les Écritures juives avaient annoncé.

En conclusion de cette étude thématique, la commission distingue un « triple rapport » (64) entre Ancien et Nouveau Testament. Tout d’abord, un rapport de continuité fondamentale, par l’identité des thèmes principaux et l’autorité que le Nouveau reconnaît à l’Ancien ; ensuite une discontinuité qui présuppose la continuité sur l’essentiel : nombre d’institutions sont ainsi pratiquement abandonnées, mais le document souligne le fait que « le déplacement radical d’accents réalisé dans le Nouveau Testament était amorcé déjà dans l’Ancien Testament et en constitue ainsi une lecture potentielle légitime ». Enfin et surtout, cette discontinuité « n’est que la face négative d’une réalité dont la face positive s’appelle progression ». C’est dans l’Incarnation, la mort et la Résurrection de Jésus que l’Ancien Testament prend le sens nouveau, inattendu mais déjà présent en germe, que les chrétiens lui donnent. Le Christ, Verbe de Dieu, est par nature l’accomplissement de la Parole donnée à Israël : « Après avoir, à bien des reprises et de bien des manières, parlé autrefois aux pères dans les prophètes, Dieu, en la période finale où nous sommes, nous à parlé à nous dans un Fils. » (He 1,1-2)

L’accomplissement des Écritures ne signifie pas que nous devions abandonner toute eschatologie et toute attente. « Ce qui est déjà accompli dans le Christ doit encore s’accomplir en nous et dans le monde » (21). En cela, l’attente messianique du peuple juif, portée par les textes prophétiques, est toujours d’actualité, et doit pousser les chrétiens à approfondir leur propre espérance de l’accomplissement définitif de la victoire du Fils de Dieu en un ciel nouveau et une terre nouvelle où la mort sera détruite. La longue et fidèle attente d’Israël doit servir d’exemple à l’Église, qui en est issue. « Nous comme eux, nous vivons dans l’attente. La différence est que, pour nous, Celui qui viendra aura les traits de ce Jésus qui est déjà venu et est déjà présent et agissant parmi nous. » (ibid.)

[1] Le Peuple juif et ses saintes Écritures dans la Bible chrétienne, Paris, Cerf 2001, également disponible sur le site internet du Vatican, dans la même traduction. Dans la suite de cet article, les numéros seuls renvoient à la numérotation interne de ce document.

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