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Le Poëte et la Bible, II, 1945-1955

Paul Claudel, édition établie, présentée et annotée par Michel Malicet, avec la collaboration de Dominique Millet et Xavier Tilliette. Gallimard, Paris, 2004.
P.B.

Avec le deuxième tome du Poëte et la Bible (l’orthographe poëte est voulue par Claudel et nous la respectons dans les citations), les lecteurs disposent désormais d’un pan immense et essentiel de l’œuvre de cet écrivain. Bien que moins connus, les commentaires bibliques et les textes spirituels couronnent son labeur. Sous un titre choisi pour sa ressemblance avec ceux du poète, les textes sur la Bible sont réunis dans l’ordre chronologique de leur élaboration. Des recueils aussi connus que Paul Claudel interroge le Cantique des Cantiques y retrouvent une place aux côtés d’autres, oubliés, comme Fulgens corona, dédié à la Vierge Marie. En revanche, cette édition n’inclut pas tous les textes de Claudel sur la Bible. Il faut relever un intéressant triptyque, consacré à Trois figures saintes pour le temps actuel (dont Charles de Foucauld). La lecture du Poëte et la Bible est passionnante, car Claudel y offre les clefs de l’esthétique dramatique de l’Annonce faite à Marie, du Partage de Midi, de la poésie des Cinq grandes odes, ou de ses réflexions sur le vers, tout en renouvelant leur charme. Si l’extrême richesse de ces écrits, et parfois leur obscurité, l’abondance de leurs références, devaient les réserver à un public restreint, une telle destinée serait regrettable. D’une part, telle n’est pas leur vocation, et Claudel regretta qu’ils ne fussent pas lus dans les années cinquante, d’autre part, comme nombre de beaux textes, ils exigent un effort à la mesure de la joie qu’ils offrent. Or cette fois, leur lecture est remarquablement favorisée par la présentation et les notes de Michel Malicet, Xavier Tilliette, et Dominique Millet, dont la postface éclaire beaucoup l’univers claudélien.

En 1927, à peine achevé Le Soulier de satin, Claudel se décide à honorer, non sans hésitation, une commande de l’imprimeur Pichon pour une édition d’art du livre de l’Apocalypse ; il avait commencé par refuser. Plus tard, il devait avouer : « j’avais compté sans cet habitant intérieur qui chez tout poëte tient garnison, le roi David nous dit dans ses reins [Ps 15, 7 ; 138, 13], en tout cas à l’arrière-garde de sa volonté et de son imagination. » Rattrapé par son « confident intérieur », ou par la « Muse qui est la grâce », Claudel élabore un texte plus long que prévu. Son introduction à l’Apocalypse inaugure publi-quement une série ininterrompue de commentaires, méditations, écrits spirituels autour des textes sacrés. Sa réalisation a bénéficié, avec les années de la retraite, d’une existence plus aisément consacrée au travail régulier, et lors des années de guerre, d’une plus grande solitude. Mais ce n’est pas en exégète qu’il officie, c’est modestement, en promeneur dans le jardin public des Écritures : « je ne suis qu’un poëte et un croyant », dit-il.

Sa compétence est assurée par une autre méthode, celle de la pratique liturgique quotidienne, et nourrie par ses lectures. Claudel s’entretient avec de nombreux interlocuteurs, fréquente les Pères de l’Église — depuis longtemps saint Thomas, saint Bonaventure —, correspond avec des théologiens comme le P. Tardif de Moidrey, relit Huysmans, les Paroles de Dieu d’Ernest Hello, Bloy, et répond à ses adversaires. Dans son Journal, Claudel écrit ainsi : « J’interroge la Bible et la Bible m’interroge ». C’est justement le mystère, les obscurités de l’Écriture qui l’attirent, lui font pressentir l’au-delà du dicible, approcher la beauté promise comme réfractée encore dans le miroir du texte. Loin de les soumettre au scalpel du scientifique, il souligne ces obstacles à la compréhension, en résout quelques uns par des intuitions de poète, ne réduit jamais le texte à une somme de détails. Régulièrement, il s’élève contre les procédés de lecture littéraliste, hérités du positivisme. Renan est son anti-modèle, qu’il répudie avec sa génération, dont Alfred Loisy. Mais alors, l’Église est en train de chercher une voie satisfaisante de lecture de la Bible, et plusieurs mentions du P. Lagrange apparaissent sous la plume de Claudel.

« Dans les années 30, écrit Dominique Millet, au moment où Claudel rédige ses grands commentaires, on a l’impression que l’exégèse biblique, en France, cherche sa voie ; la critique liée à des présupposés rationalistes, et d’inspiration allemande, est en perte de vitesse ; le P. Lagrange (o. p.), en fondant l’Ecole biblique de Jérusalem et la Revue biblique, avait gardé comme préoccupation de ‘mettre une intelligence historique de la Bible en accord avec la doctrine traditionnelle de l’Église sur la véracité et l’inspiration des Écritures’, et ses publications se font l’écho de découvertes topographiques, que Claudel, en dépit de préventions, sait aussi saluer ».

Si Claudel reconnaît la nécessité d’entendre le sens littéral, il rappelle que la signification de tels textes ne saurait s’y arrêter. Il les lit en fonction de la théorie des quatre sens de l’Écriture. Son apport est poétique, sa vision synthétique. Dans son Introduction au Livre de Ruth (t. I), il souligne la dimension figurée du langage divin, dimension quasi-sacramentelle. A part les ornements habituels, il ne s’agit nullement de figures de rhétorique. Souterrainement, Claudel se souvient des réflexions des symbolistes sur l’analogie, inquiets de ce que le monde voudrait dire. Or quelle est la valeur de la parole, si elle parle d’un monde finalement insensé ? C’est parce que Claudel a creusé cette inquiétude qu’il a tant contemplé le prisme de l’Écriture et l’Incarnation du Verbe. Pour lui, Dieu n’abolit pas la figure qu’est le mot ou l’image, mais l’emplit de réalité. Sa parole ne saurait être vide ou fallacieuse. A la menace d’absence que portaient les mots des symbolistes, le Poète par excellence a substitué pour toujours la présence. Le catholicisme de Claudel renoue avec le monde de la chair, où la beauté est incarnée. D’où un commentaire qui dilate les textes, tirant le lecteur vers toujours plus de sens, et inséparablement d’émerveillement. Son œuvre s’inscrit dans une tradition ancienne de lecture de la Bible « à genoux », selon l’expression d’Ernest Hello, faisant de la poésie une voie de connaissance réelle. Une relation de participation s’établit entre le Créateur et le poète (« Ainsi quand tu parles, ô poëte, proférant de chaque chose le nom, / Comme un père tu l’appelles mystérieusement dans son principe, et selon que jadis / Tu participas à sa création, tu coopères à son existence ! », écrivait-il dans la première des Cinq grandes odes).

Claudel s’en explique, notamment dans J’aime la Bible : « Je ne suis pas un érudit et un docteur. Je ne suis qu’un poëte. Mais après tout qu’est-ce que la Bible, sinon un immense poëme ? Et pourquoi l’absence totale de toute espèce de sentiment poétique, ou plutôt de cette sensibilité de l’âme que la Bible elle-même qualifie d’intelligence [Phil 4, 7], constituerait-elle un titre spécial pour s’en occuper ? […] En tout cas, poëte ou non, je suis un chrétien qui n’a aucune envie de se laisser dépouiller par des pédants, sous des prétextes techniques d’aucune parcelle de cet énorme héritage dont l’Église lui a donné la jouissance et dont la liturgie lui a laissé sur la langue le goût ineffaçable. Ce qui me rassure est que du côté de la poésie et de la liturgie, il y a aussi cette grande dame qu’on appelle la Théologie, du moins si j’en crois son plus magnifique serviteur, le grand Bossuet. »

L’activité herméneutique de Claudel est donc savoureuse, non moins que rigoureuse. Mais elle a des aspects déconcertants, car il s’agit d’une poétique qui ressaisit tout. Son écriture prend les dimensions de l’entreprise de sa vie : il y mêle commentaires, paraphrase lyri-que, éléments autobiographiques, critique dramatique, chronique spirituelle. L’auteur y est fortement présent, s’y livre même, dans la mesure où les Écritures s’adressent à tout l’homme, et l’appellent vers le centre, le Christ. Il y a dans ces textes une liberté et une variété inspirées et aspirées par la puissance d’aimantation de Dieu. Comme l’ordre du cœur pascalien, ce principe d’unité attire vers lui la substance de l’écriture. C’est pourquoi les circonstances et autres souvenirs y brûlent leur caractère anecdotique, éclairent le commentaire et s’en éclairent également. Les Écritures apparaissent comme une « machine » à interpréter le monde, avec pour guide la Sagesse, invoquée dans l’Ancien Testament (Pr 1,8-9), et accomplie dans la Vierge Marie. Avide de cohérence totale, Claudel lit la Bible comme une seule phrase, à l’instar de saint Jérôme. Il y circule en la déchiffrant par ses résonances intérieures. Mais il en écoute aussi les vibrations au contact de l’extérieur. Rien n’en reste éloigné. D’où une grande liberté de traitement et de choix des thèmes. Tous les genres et les styles s’y côtoient, dans une harmonie baroque. Claudel ne sépare pas la théologie et la prière de la littérature. La connaissance de Dieu se fait dans la relation, ainsi, la beauté « est la plénitude de l’être et la grâce est un certain rayonnement du visage à notre intention », écrit-il dans son commentaire du Cantique des Cantiques. Cette beauté émane pour lui de la Vulgate, dont il a toujours aimé le latin. Il est conscient que la forme est saturée de signification, la langue n’étant pas coupée de l’être, mais au contraire, réalisée dans la venue du Verbe de Dieu. Langage de Dieu, les créatures du monde qui doivent mener à Lui, L’ont voilé (Rm 1, 20). Le « répertoire d’images », ou livre du monde, a une grammaire que le Christ fait de nouveau entendre. Ces lignes de Fulgens Corona font bien apparaître le caractère substantiel et total de cette langue :

« L’Écriture est à la fois un vocabulaire et un récit d’événements. Le vocabulaire ne comporte pas de termes abstraits, son alphabet est composé d’éléments qui ne doivent leur présence, une présence réelle, qu’au Fiat divin, et non pas à celui de l’homme. Interroge les êtres animés, nous dit le Livre de Job [12, 7], et aussi bien ceux qui ne le sont pas. Tous contiennent une image plus ou moins lointaine des perfections et des énergies divines, une image que j’appellerais sacramentelle, que ce soit la terre, le ciel, la mer, les montagnes, les fleurs, les plantes, les animaux, le vin, le froment, l’huile, une lampe […] et jusqu’aux plus humbles réalités. La sainte réalité ! […] Et quant aux événements, toute l’Écriture n’est que la préparation, que le récit, que l’élucidation pour tous les siècles de l’Evénement par excellence, je veux dire de cet avènement du fils de l’Homme et du Fils de Dieu par qui toutes choses – oui, il y a bien écrit : toutes choses – sont réconciliées dans le ciel et sur la terre. »

Cette coïncidence des êtres avec leur principe éclaire la métaphore du théâtre du monde : le drame met en relation la trajectoire de l’être et sa vocation, ou son nom dans le dessein divin. Or ces textes-ci ont affirmé la rencontre entre les mots et la réalité. Dès lors, on ne fait plus face à une illusion, mais « Dieu en tant qu’auteur dramatique nous a donné assez de preuves de Ses talents pour que nous Lui fassions confiance dans Sa capacité à maintenir l’intérêt jusqu’à la fin » ( Une voix sur Israël).

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