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Le Purgatoire de Dante

Sergio Birga
è cantero di quel secondo regno
dove l’umano spirito si purga
e di salire al cielo diventa degno.
(Je vais chanter ce deuxième royaume
Où l’âme des humains se va purifier
Pour mériter de monter jusqu’au ciel)

Voilà les premiers vers du Purgatorio qui en donnent comme une définition. Le grand poète florentin, Dante Alighieri (1265-1320), était aussi un homme politique ; il appartint au parti des Guelfes blancs, tenants de l’autonomie temporelle de l’Empereur à l’égard du Pape ; il fut même Prieur (dirigeant) de la République florentine, mais en fit exilé par Charles de Valois, frère de Philippe le Bel, envoyé par le Pape Boniface VIII. Il vécut alors à la cour de différents seigneurs italiens, tout en écrivant La Divina Commedia, jusqu’à sa mort, à Ravenne. Selon Boccace, il avait fait un séjour à Paris en 1310, consacré à des études théologiques et philosophiques. Il écrivit le Purgatorio alors qu’il espérait le rétablissement de l’Empire par Henri VII (le Veltro de la Divine Comédie, sauveur politique), qu’il rencontra à Milan en 1311. Mais celui-ci mourut en 1313 et, désillusionné, Dante continua l’écriture du Paradis, tout de contemplation mystique. En 1319, il termina la Divine Comédie qui fut transcrite par ses fils, tout de suite après sa mort.

Sources de Dante

L’adjectif « purgatoire » fut employé seulement en tant que nom après 1170 par le cistercien N. de Clairvaux et par Pierre le Mangeur, maître séculier à l’école Notre-Dame de Paris.

Dante n’est pas sans connaître les différentes définitions ecclésiales du Purgatoire, la première du Pape Innocent IV en 1254, et celles, dogmatiques, du 2ème concile de Lyon en 1274 (face aux Grecs). Postérieurement à Dante viendront le concile de Florence en 1439 (où l’on parvint à une réunification momentanée avec les Grecs) et celui de Trente en 1563 (face aux protestants).

Les sources du Purgatorio sont nombreuses et d’origines variées, et furent collectées par Dante dans les riches bibliothèques des cours et des couvents.

Sources bibliques et théologiques

Elles sont classiques : dans l’Ancien Testament, 2 M 12 (suffrage des morts), dans le Nouveau Testament, Mt 12, 31-32 ; Lc 16, 19.26, et surtout saint Paul (1 Co 3, 11-15), qui désigne le feu comme purificateur de l’âme. Après Clément d’Alexandrie, Origène, qui ne croit pas à l’éternité des peines de l’enfer, transforme celui-ci en purgatoire. Saint Jérôme et saint Ambroise continuent la réflexion sur le problème du salut. Saint Augustin, vénéré par Dante, parle des poenae temporariae purgatoriae [1], d’ ignis purgatorius [2] et affirme l’efficacité des suffrages pour les morts [3]. Plus tard, Grégoire le Grand évoque l’épée fulgurante qui barre la porte du Paradis [4] et que Dante transposera devant celle du Purgatoire. Hugues de Saint-Victor (1141) et saint Bernard continuent à définir le lieu du Purgatoire de façon vague (habitacles sur et sous terre).

La Scolastique

En partant de Pierre Lombard et de Gratien de Bologne, celle-ci commence à ordonner les concepts avec Guillaume d’Auvergne qui définit, comme le fera Dante, le Purgatoire comme plus proche du ciel que de l’Enfer [5].

Le franciscain Alexandre de Halès cite trois feux aristotéliciens, dont celui du Purgatoire qui purge des péchés véniels (à la différence de Dante qui y inclut les péchés mortels [6]). Saint Bonaventure, autre franciscain, évoque le Purgatoire comme espoir, mais hésite sur sa géographie [7].

Chez les dominicains, Albert le Grand définit heresis pessima la négation du Purgatoire, mais situe celui-ci près de l’Enfer [8]. Saint Thomas, après ses attaques contre les hérétiques, compose la Somme Théologique (continuée jusqu’à sa mort en 1274, alors qu’il partait pour le concile de Lyon) et y définit en sept articles les lieux du Purgatoire ; il ferme les Limbes, à part ceux des enfants (comme Dante), rappelle l’importance des suffrages, surtout la Sainte Messe pour les âmes qui, de leur côté, peuvent intercéder pour nous (les âmes du Purgatoire, y compris l’ancêtre des Alighieri, sollicitent Dante pour demander des prières de la part de leur descendants). Quant aux indulgences, il dit qu’il est légitime de les appliquer aux morts, tout en évitant l’arithmétique vulgaire de l’équivalence avec le temps des peines [9].

Autres sources : païennes, populaires, piétistes

Dans le Livre des morts égyptien, l’âme devait escalader une montagne de châtiments. La source hébraïque du Livre d’Enoch a la même thématique (170 ans av. J.C.). Dans la mythologie germanique, le volcan Hekla en Islande renferme un royaume des peines.

Plus profonde est, chez Dante, l’influence de Virgile. Il fait du poète son guide jusqu’au Paradis Terrestre (les exégètes ont vu en lui la Raison, la Poésie, l’Empire...) ; là, il cède la place à Béatrice, la femme aimée (la Foi, l’Eglise ?). Dans l’Enéide, les âmes purgées dans l’air ou le feu regardent vers la voûte céleste avec espoir.

Wetti, moine allemand du haut Moyen-Age (824), parle de montagne avec des âmes purgeant leurs peines, tout comme le moine anglais Bède le Vénérable [10]. Une visite au Purgatoire avec un guide est évoquée dans la Légende de Charles le Gros (888).

Source déterminante, le Purgatoire de saint Patrick de Henry de Saltrey (1210) où le chancelier Owein pénètre dans le célèbre puits de saint Patrick, situé à Station Island en Irlande (il existe aussi à Orvieto un puits de ce type) et explore un monde de peines réparties par catégories pour en sortir sauvé. Dante dut le lire dans la version que Jacques de Voragine en donne dans la Legende Dorée.

Originalité de Dante

Donc, l’idée de montagne-purgatoire existait en germe, mais la puissante imagination du poète en fait le plus haut mont de la terre, situé sur une île étroite dans le désertique océan austral, aux antipodes de Jérusalem. Formé par la terre soulevée lors de la chute de Lucifer, c’est un tronc de cône divisé en sept corniches sur lesquels sont punis les sept péchés capitaux (voir illustration) dont on s’est repenti sur terre, même un éclair de temps. A sa base, Dante invente un Anti-purgatoire, où attendent leur passage au Purgatoire les âmes des repentis in extremis et celles des suicidés, comme le vertueux Caton d’Utique, gardien du lieu.

La porte du Purgatoire est étroite et gardée par un ange qui trace de son épée sur le front du pécheur sept P qui s’effaceront un à un à chaque étage de la montée. Celle-ci sera de plus en plus aisée. En effet, dans la hiérarchie des péchés, Dante considère comme plus graves les péchés commis contre le prochain (orgueil, envie, colère) que ceux commis surtout contre soi-même (avarice, gourmandise, luxure). A mi-chemin, se trouve l’amour tiède, l’acedia, cause de tous les autres péchés. Après le passage par le feu du cercle des luxurieux qui coiffe le volcan (dans les sources populaires, on l’avait situé dans l’Etna ou le Stromboli), Dante et Virgile accèdent au vert jardin du Paradis Terrestre, où apparaissent les vertus théologales et cardinales, sous forme de femmes angéliques, et Béatrice qui, après le repentir et la confession du poète, le fait immerger par Matelda dans le fleuve du Léthé (l’oubli des péchés), déjà rencontré dans l’Enéide, puis dans celui de l’Eunoé (la mémoire du bien), poétique invention de Dante. De là, les âmes montent au ciel et, à chaque délivrance, la montagne se met à vibrer. L’évocation des positions des astres, la valeur symbolique des couleurs, la présence des anges, les chants et cantiques des âmes, les rencontres personnelles du poète et les allusions à l’histoire de son temps, le lyrisme continu du style, tout cela confère au Purgatoire sa forte originalité.

Problèmes théologiques

Après la publication de la Divine Comédie, au XIVe siècle, commencent les critiques ecclésiastiques, comme celles du franciscain Guglielmo da Sarzana et du dominicain Vernani qui y décéleront les influences de l’averroïsme, du millénarisme et du néo-platonisme. Le traité De Monarchia sera mis à l’index jusqu’au XIXème siècle. Bien que la base théologique du Purgatorio soit dans la droite ligne de saint Thomas, une certaine suspicion pèsera sur lui. L’amour est principe de toute vertu et de tout vice (voir le chant XVII), car l’amour de soi éloigne de celui de Dieu, porte à l’amour du mal du prochain (orgueil, envie, colère) ou à une perversion de l’ordre (avarice, gourmandise, luxure), tout cela par amour lent (acedia). En fait, comme le dit E. Gilson, « Dante intègre le thomisme à la Divine Comédie, et non la Divine Comédie au thomisme » [11].

Car le penseur est très attaché à la notion aristotélicienne, dérivée de l’Éthique à Nicomaque, selon laquelle la prudence (sagesse pratique) et la politique (qui vise à la félicité de la Cité) sont une fin ultime pour l’homme, distincte de la contemplation. Dans son Convivium, et encore plus dans son De Monarchia, il développe la théorie des deux fins ultimes : sur terre, la vertu humaine sous la guide de l’Empereur et du Philosophe (Aristote), et au ciel, la vie éternelle par la Grâce sous la guide terrestre du Pape. Le Pape, avec sa bénédiction, illumine certes l’Empereur, comme le soleil la lune, mais ils sont autonomes chacun dans son ordre, tandis que saint Thomas subordonne la félicité terrestre à la vie éternelle [12]. Dans le Purgatorio, cette théorie aristotélicienne est très présente : les deux messagers célestes (les deux pouvoirs) chassent le serpent ; les bas-reliefs, exempla de la première corniche, représentent Trajan rendant la justice, mis sur le même plan que l’Annonciation et que l’Arche sainte ; enfin, sous forme très dure, la Curie romaine de Boniface VIII et celle, avignonnaise, de Clément V sont symbolisées par une prostituée sous la cruelle domination d’un Géant, Philippe le Bel. Tous deux seront vaincus par un mystérieux signe DXV (qu’on a assimilé à un Dux). Ce passage, bien qu’écrit en langue vulgaire et sous la forme allégorique, fut mis à l’index jusqu’au XVIIIe siècle. Cela ne justifie pas les accusations d’hérésie [13], encore actuelles, parce que le Dux en question n’est pas le Messie qui reviendrait, mais l’Empereur, et que les deux pouvoirs, temporel et spirituel, sont coopérants au salut de l’homme et dirigés directement par Dieu [14]. L’Enciclopedia Cattolica [15] lave le Poète de l’accusation d’avoir dirigé une secte ésotérique hérétique.

Fortune de Dante et du Purgatorio

Elle fut immense parce qu’il était le plus apprécié des poètes italiens - et il le reste - créateur du Dolce stil nuovo qui abandonna le latin pour la langue vulgaire et, avec sa Divine Comédie, unificateur de la langue nationale. Quant au Purgatorio, on ne peut que reprendre la conclusion de J. Le Goff : « A travers une oeuvre exceptionnelle, Dante a rassemblé en une symphonie la plupart des thèmes préexistants... Le Purgatorio est une conclusion sublime à la lente genèse du Purgatoire » [16].

La diffusion du poème a été mondiale. En France, la Divine Comédie a été imprimée au début du XVIe siècle. Elle a intéressé, non seulement du point de vue théologico-poétique, mais aussi historique : par exemple, on trouve, dans la corniche des avares du Purgatoire (Chant XX), Hugues Capet qui parle de ses descendants jusqu’à Philippe le Bel et Charles de Valois (le bannisseur de Dante) et les maltraite particulièrement. On rencontre aussi, au Chant XXVI, le troubadour Arnaut Daniel qui exprime son repentir en langue d’oc : « Jeu sui Arnaut, que plor e vau cantan... ».

Mais le grand triomphe de Dante eut lieu à la Renaissance dans sa ville natale, bien repentante de l’avoir banni. La Divine Comédie fut imprimée en 1472, et en 1481 ornée de gravures sur cuivre, en 1487,1491 de xylographies et commentée par l’humaniste Cristoforo Landino de l’Académie Platonicienne de Florence. Celle-ci annexa Dante avec la bénédiction de ses fondateurs Laurent de Médicis et le grand philosophe Marsilio Ficino qui, dans son introduction à la traduction en langue vulgaire du De Monarchia, exalte le « sommo poeta », héritier après Virgile de l’ordonnance platonicienne des trois règnes, des bienheureux, des malheureux et des voyageurs. Les Académiciens étaient sensibles à l’enthousiasme (contemplatif) proclamé par Dante à l’égard des néo-platoniciens Boèce avec sa De Consolatione Philosophiae, Albert le Grand avec De Intellectu, et Denys l’Aréopagite qui inspire sa conception du Paradiso. Au surplus, l’esprit prophétique du poète influença des générations de prêcheurs, y compris Savonarole qui ne manqua pas cependant de le fustiger, avec Pétrarque, pour son inspiration païenne.

Le Purgatorio et les Beaux-Arts

De son vivant, Dante inspira les enlumineurs, puis les peintres, tout de suite après la publication de la Divine Comédie. On retrouve surtout l’Enfer et, en moindre mesure, le Paradis dans les fresques des églises, de Piero di Puccio, Giotto, Orcagna, Nardo di Cione. Quant au Purgatoire, il est figuré triomphalement dans le grand tableau de Domenico de Michelino qui le représente comme une haute montagne qui se profile derrière la figure de Dante, la Divine Comédie à la main. Il fut accroché sur le mur gauche de la cathédrale de Florence en 1465, à l’occasion du deuxième centenaire de la naissance du poète.

A la même époque, Boticelli représenta le Purgatorio dans ses dessins admirables pour Pierre-François de Médicis, et Signorelli sur les murs de la chapelle Saint-Brice du Dôme d’Orvieto, en vingt-deux médaillons autour des figures de Dante et de Virgile. L’œuvre de Raphaël dans les Stanze Vaticane et celle de Michel-Ange dans le Jugement Dernier de la Chapelle Sixtine sont imprégnées de la Divine Comédie en raison du néo-platonisme de ces artistes. Les humanistes, de leur côté, voyaient en la Divine Comédie « une somme théologique et scientifique » [17]. L’architecte Brunelleschi s’inspira de la cosmographie de Dante et de « cette grande cathédrale gothique avec ses bas-reliefs » qu’est le Purgatorio, selon la définition de G. Duby [18]. Quant à Léonard, il était un exégète de Dante.

Après une baisse de la ferveur pour la Divine Comédie, sa fortune reprit de plus belle à l’époque romantique. Elle inspira les Nazaréens allemands, les Pré-raphaëlites anglais (dirigés par Dante-Gabriel Rossetti, fils d’un exégète de Dante), Delacroix et Gustave Doré en France. Les peintres historicistes italiens ont vu, dans les vertus théologales aux robes rouge, verte, blanche, une préfiguration du drapeau italien, et Maurice Denis, en trichant avec un vert très bleu, celle du drapeau français [19], ainsi que dans le même sujet, le peintre du rétable d’une chapelle absidiale droite de l’église Saint-Germain l’Auxerrois.

Jusqu’à nos jours, la puissante montagne, couronnée de feu sous le ciel étoilé, a inspiré la plupart des poètes, écrivains, hommes d’Église, philosophes (voir Jean Guitton).

Je conclus par ces vers qui scellent le Purgatorio :

...ritornai...puro e disposto a salire alle stelle.
(Je m’en revins...pur et tout prêt à monter aux étoiles)

Le Purgatoire de Dante

Sergio Birga, artiste-peintre, né à Florence en 1940. Diplômé des Beaux-Arts à la Scuola d’Arte de Florence. Etudes aux Beaux-Arts de Paris.

[1] De Civitate Dei, XXI.

[2] Enchiridion XIII-XVI.

[3] Dans les Confessions pour sa mère Monique, et dans les deux œuvres citées.

[4] Moralia Job, XII-13.

[5] De Universo, 1236.

[6] Glose sur le IVe Livre des Sentences de Pierre Lombard, 1229.

[7] Livre IV du Commentaire des Sentences de Pierre Lombard, 1265.

[8] De Resurrectione, 1246.

[9] Summa Theologiae, Supplementum.

[10] Homélies, 753.

[11] E. Gilson, Dante et la philosophie, Vrin.

[12] De Regimine Principum.

[13] C. Comollo, Il dissenso religioso in Dante, 1990, Olski.

[14] E. Gilson, op.cit., p.302.

[15] Edizioni Vaticane, Vol. IV, p.1173.

[16] J. Le Goff, La naissance du Purgatoire, Gallimard-Folio, p.449.

[17] André Chastel, Art et humanisme à Florence, P.U.F., p.120.

[18] Georges Duby, Le temps des cathédrales, Skira.

[19] Peinture murale dans la Chapelle du Prieuré, Saint-Germain-en-Laye.

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