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Le Seigneur Jésus Christ. La dévotion envers Jésus aux premiers temps du christianisme. (Larry W. Hurtado)

Paris, Cerf, coll. Lectio Divina, 2009, 782 p.
R. Staub

D’emblée j’avoue mon enthousiasme pour cette œuvre magistrale, un peu comme l’auteur s’avoue lui-même coupable de foi chrétienne. Mais il précise que ce n’est pas sa foi qui l’a motivé pour ce travail gigantesque d’érudit qui l’a occupé plus de vingt ans. L’importance de la naissance de la foi chrétienne et ses conséquences dans l’histoire et les cultures du monde entier suffisent largement, selon Hurtado, pour s’y intéresser sérieusement.

La thèse principale et assez innovatrice de ce livre est que « les convictions et pratiques de dévotion (envers Jésus) sont apparues davantage à la manière d’une éruption volcanique (et ceci dans les années 30 à 50 !) que selon un processus de développement évolutif » et que « les premières pratiques cultuelles chrétiennes montrent l’importance particulièrement révélatrice de la place sans précédent que reconnaissent les premiers groupes chrétiens au Jésus exalté dans la gloire » (p.690).

Cette thèse est presque diamétralement opposée à celle de Wilhelm Bousset qui, en 1913 ( !), avait publié son Kyrios Christos , qui a fait école (réédité jusqu’en 1970 ) et auquel Hurtado se réfère comme à son modèle. Or, si pour Bousset « le culte rendu à Jésus se développe non pas avec les apôtres et les premiers fidèles en Palestine, mais plus tard à Antioche, Damas et Tarse, en milieu ‘ hellénistique ’ » (p.32) et si Bousset « décrit la filiation divine de Jésus comme un ingénieux dispositif de marketing dans les mains de Paul » (p.36), Hurtado démontre combien de telles idées sont loin de la réalité historique mais très proches et représentatives de cet air du temps libéral luthérien du début du XXe siècle.

Bien sûr, dans les 90 ans qui se sont écoulés entre l’œuvre de Bousset (1913) et celle de Hurtado, parues en anglais en 2003 (Lord Jesus Christ, Eerdman) , nos connaissances de l’histoire du Ier siècle se sont développées d’une manière significative : grâce aux découvertes de Qumran et de Nag Hammadi, à une compréhension approfondie du monde juif de l’époque, et grâce à d’importants travaux récents d’exégètes et d’historiens – (les « ouvrages cités » de Hurtado remplissent 45 pages !) – dont ceux du cardinal Jean Daniélou seront, pour le lecteur français, les plus connus.

Une comparaison de l’œuvre de Daniélou (l’aîné d’un demi-siècle) et de celle de Hurtado serait des plus intéressantes, avec infiniment plus de convergences que de divergences, mais je dois me limiter à mentionner deux différences capitales de méthode et d’objectif entre les deux :

Si Daniélou, « l’historien de l’Église », dialogue tout naturellement – mais bien sûr dans un esprit critico-scientifique moderne – avec son premier grand prédécesseur que fut Eusèbe de Césarée (env.265 à 339), Hurtado, « l’historien des religions », se limite strictement à l’analyse de sources contemporaines (30 à 150). Et si Daniélou brosse un vaste tableau de l’Église naissante, présupposant sa foi et analysant les nombreux groupes hétérodoxes, Hurtado s’intéresse surtout au contenu, aux expressions et aux formes de la toute première vénération envers ce Jésus qui est la cause et le centre d’un nouveau mouvement religieux au sein du judaïsme palestinien à partir des années 30. Ce mouvement connaît un rayonnement géographique étonnant et unique dans les deux premières décennies déjà (30 à 50), donc même avant la mission de Paul ! – ce qu’a montré déjà Daniélou.

Malgré cela, Hurtado commence ses analyses, dans un choix méthodique délibéré et bien expliqué, par les lettres de Paul, qui sont bien les premiers écrits chrétiens existants. « Paul est un personnage indispensable pour comprendre ce qu’est ce christianisme qui a suscité son opposition et auquel il s’est ensuite converti « (p.98).

Après ces analyses minutieuses et convaincantes de Hurtado, aucun exégète ou historien sérieux ne pourra plus maintenir l’idée fâcheusement répandue et au fond assez farfelue que Paul aurait « inventé » et « propagé » une foi chrétienne propre à lui, dont les pauvres apôtres beaucoup moins intelligents et les premiers groupes judéo-chrétiens de la Jérusalem provinciale ne pouvaient avoir que des conceptions vagues et nécessairement très différentes !

Hurtado note que « Bultmann admettait l’utilisation par Paul de formulations traditionnelles de confession de foi, mais il pensait que, chez Paul, la filiation divine avait pris un autre sens, plus marqué par les notions païennes ; je ne vois rien, pour ma part, qui justifie cela. Au contraire … (cette filiation) témoigne toujours de l’influence des traditions juives. » (p.119). Cette réplique est un bel exemple du style serein et non-polémique de l’auteur.

Hurtado souligne combien Paul insiste sur l’unité vivante et doctrinale entre « ses » Églises et l’Église-mère de Jérusalem (l’importance des collectes !).

Comme le montre déjà Daniélou , le drame et les controverses dans les lettres de Paul ne touchent en rien des questions christologiques mais sont exclusivement dus aux graves problèmes que posaient les modalités d’intégration des païens au nouveau mouvement chrétien, formé par des judéo-chrétiens qui ne se situaient eux-mêmes qu’avec beaucoup de difficultés dans un monde juif déchiré par un nationalisme (les catastrophes de 70 et de 132) et des controverses doctrinales internes exacerbées.

Ce n’est qu’après son long chapitre sur Paul (p.93-164) que l’auteur revient au « christianisme juif en Judée » (p.165-223). C’est à mon avis le chapitre-clef ou le cœur de ce livre. Il y montre comment la dévotion à Jésus se situe bien à l’intérieur du strict monothéisme juif, mais devient ce qu’il appelle « binitaire » - un terme de sa propre invention qui me semble assez heureux pour caractériser le problème central de concilier un monothéisme absolu (juif) avec la foi trinitaire (chrétienne). Il termine ce chapitre : « Pour résumer, les plus importants et les plus influents développements de la dévotion à Jésus ont lieu parmi les premiers groupes de croyants judéens et c’est à leurs convictions et au modèle fondamental qu’a adopté leur piété que sont redevables toutes les formes de christianisme dans la suite des temps » (p.224).

En face d’un tel constat historique on ne peut que voir à quel point le sola scriptura de Luther est anti- ou au moins anhistorique, pour ne pas dire : dénué de sens (Mais il faut bien sûr voir aussi que Luther n’a pas pensé comme nous, « modernes », au rapport entre tradition orale et écrite, mais voulait opposer scriptura aux systèmes scolastiques de son temps.)

Avant d’aborder l’analyse des évangiles canoniques, Hurtado, toujours en bon historien, consacre tout un chapitre à un problème de sources très spécifique : l’hypothèse scientifique largement consensuelle sur une collection de « dits de Jésus », appelé Q (selon le mot allemand Quelle = source) et qui fut utilisée par les auteurs de Matthieu et de Luc. « Q fut un produit littéraire qui connut un véritable succès… et nous pouvons y voir une des étapes littéraires clés du processus qui a conduit des auteurs à penser que la réalisation d’évangiles narratifs complets serait une expression tout indiquée et adéquate de la dévotion à Jésus ». (p.268). Quelle belle formule d’introduction à son étude de notre évangile canonique quadriforme ! (p.267-439).

Hurtado montre comment les quatre évangiles canoniques partagent « un effort programmatique .. de situer Jésus dans un cadre historique, géographique et culturel spécifique…ce Jésus, que les auteurs et les destinataires vénéraient … (et qui) est précisément Jésus de Nazareth » (p.277). Beau constat d’historien qui remplacerait avantageusement pas mal de divers et assez confus « Jésus historiques » ! Je trouve son analyse du terme-clé « Le Fils de l’Homme » (p.302-321) particulièrement belle et importante.

Comme il se doit, l’auteur consacre tout un chapitre au « christianisme johannique » (p.365-439) et y décrit deux crises majeures : la première externe, causée par l’expulsion (de ces groupes chrétiens) de la synagogue ; l’autre interne par l’auto-exclusion d’un groupe « élitiste ». D’où le ton quelquefois polémique dans Jean.

J’aimerais ne citer que deux phrases de ce chapitre qui montrent bien la « griffe » de l’auteur : « Rien ne nous permet de penser que l’auteur de Jean avait une connaissance directe de la philosophie grecque » (p.382). Qu’on cesse donc, de grâce, de nous rebattre les oreilles avec le « logos néo-platonicien » de Jean ! Et cette autre remarque finement théologique : « Ce récit du don de l’Esprit (Jn. 20,19-23) … montre également Jésus agissant comme Dieu, en donnant l’Esprit avec (et qui est ?) son souffle. » (p.412).

Si Hurtado n’a analysé jusqu’ici que des textes canoniques – presque tous : il traitera de la lettre aux Hébreux, des lettres tardives de Paul et de l’Apocalypse un peu plus tard –, il scrute dans la suite un grand nombre de textes non-canoniques ou apocryphes avec le même soin scientifique et la même rigueur. Cela ne fait que mieux ressortir l’abîme de différence en qualité et fiabilité entre les deux catégories (canonique et non).

De son dernier chapitre sur « la dévotion proto-orthodoxe » j’aimerais relever deux parties :

  • celle sur « l’évangile quadriforme » (p.601-612) qu’il présente comme un choix remarquable et qui n’allait pas de soi comme le montre la position de Marcion qui a préféré un seul (Luc, tout en le modifiant en son sens !), et le succès du Diatessaron de Tatien qui est une sorte de synopsis ;
  • et celle sur « le martyre » (p.644-650), ce test ultime « en tant qu’expression particulière de la dévotion à Jésus (et qui a eu) une influence notable ». (p.644). L’auteur voue une attention particulière aux lettres d’Ignace d’Antioche « qui, à une époque assez proche de l’Apocalypse, sont un cas unique dans le christianisme des débuts qui nous montre le martyre chrétien du point de vue de la victime » (p.647). « De plus, le martyre était une forme particulièrement publique de dévotion à Jésus...sur une arène organisée par l’Etat » (p.651).

Pour conclure cette revue modeste d’une grande œuvre d’érudit – cela ne peut être une recension critique puisque je ne suis ni spécialiste ni professionnel – je voudrais simplement dire à quel point la lecture de ce livre magnifique est un pur bonheur pour le simple croyant catholique (laïc). Suivre Hurtado dans ses analyses des textes, – canoniques surtout mais même bien d’autres –, est bien enrichissant ; se rendre compte de ses conclusions scientifiques est un réconfort dans la foi ! Car, si je ne m’y trompe pas honteusement, Hurtado montre rien de moins que ceci : que la foi et la dévotion des tout premiers chrétiens étaient bien la même que celles de tous leurs « successeurs » « orthodoxes ou catholiques » des deux millénaires suivants ! Et il est probablement correct de voir dans son livre la « somme » et l’état actuel de nos connaissances historiques sur ce vrai début du christianisme. Si c’est bien le cas, l’auteur aura bien mérité notre reconnaissance la plus profonde et sincère pour sa persévérance et ce fruit splendide de ses efforts !

Il me reste à lui adresser « un désir ardent » : qu’il prenne la peine de rédiger lui-même – car il sera bien le seul à savoir le faire et à en avoir le droit – un résumé de son propre livre ; sept fois moins gros, donc sur une bonne centaine de pages. Un tel livre aurait non seulement la chance d’être lu par un nombre de lecteurs beaucoup plus important – tout le monde n’a ni le courage ni le temps de lire un « gros pavé de 800 pages » ! – mais aussi d’être traduit dans un grand nombre de langues, pour le bien intellectuel et spirituel de millions de croyants et même d’incroyants.

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