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Le corps, ce mal aimé

Pierre-Henri Beugras

Si le christianisme a mis en valeur la notion de personne, la modernité et la post-modernité semblent avoir promu le corps : « je suis mon corps », « mon corps est à moi » etc… Mais cette exaltation est paradoxale ; on n’a jamais autant parlé du corps, sans pour autant chercher à le comprendre et à lui rendre justice.

Ainsi le corps est « quelque chose » que je possède, un objet de satisfaction, de plaisir, d’attention continue. « Je » peux l’améliorer, le transformer, le maintenir jeune et performant, en faire un support de communication. Caricaturalement, on peut imaginer une société humaine constituée de corps jeunes (accomplis), beaux et sains.

Il n’est pas facile de mesurer les conséquences que peut recéler cette tendance. Pourtant elles sont déjà fortement présentes : dans le domaine de la santé, la recherche de l’esthétique corporelle est aussi importante que la lutte contre les maladies.

En ce qui concerne la conception de la vie, la pression sociale vise à ne mettre au monde que « des corps sains ». Tout se passe comme si l’homme pouvait construire lui-même son « corps glorieux ». Or le corps glorieux promis par la Résurrection du Christ est celui d’une personne délivrée du mal, de la souffrance et de la mort par la victoire de la Croix sur le péché. C’est sur cette source libératrice qu’est fondée la conception et l’éducation chrétienne du corps.

I. Le corps : de la vénération à la détestation

L’homme a la capacité de se distancier de son corps. Par le simple jeu de la conscience, il peut le regarder comme une chose qu’il est possible de juger. Le corps est exposé ou caché, normé (gros, maigre, petit, grand, …) en fonction de la mode et de la valorisation ou dévalorisation de tel ou tel de ses attributs. Les techniques permettant de le transformer et de le remodeler à notre guise sont le pendant d’une peur du corps, dont on ne perçoit pas la finalité.

Dans Dialogues avec l’ange [1], le sport de compétition a provoqué chez l’un des personnages, Gitta, les problèmes qu’elle rencontre avec son corps. L’interpellant sur le sujet, l’Ange dit à Gitta : « tu détestes ton corps parce que tu en as peur ». L’expression de cette peur prend deux aspects : la détestation et la vénération.

Nous ne savons pas quoi faire de notre corps naturellement, pris que nous sommes entre l’idée qu’il peut nous conduire au mal, nous faire souffrir, ou à l’inverse être source de joie et de plaisir. En effet, le corps exprime ce que nous sommes ; si le nouveau-né est relativement indifférencié, notre histoire se lit progressivement sur notre visage et sur notre corps. Notre interrogation sur ce que nous sommes passe par l’appréhension du corps comme expression obligée du moi dans sa relation à autrui. La nouvelle intitulée Le portrait de Dorian Gray [2] est révélatrice du problème. Dorian Gray ne change pas, il reste continuellement jeune et beau, mais pendant ce temps son portrait se dégrade doublement : en premier lieu, du fait de la fuite du temps, en second lieu du fait des dérèglements de sa vie. Ne pouvant plus « se voir », il cache son portrait jusqu’au jour où, placé face à lui, il en meurt.

Telle est la source de la peur du corps. Il nous dit quelque chose de nous que nous n’acceptons pas. Il dit notre finitude et notre mortalité. Se développe ainsi une distanciation entre le sujet et le corps pouvant conduire à une séparation ou à un véritable dualisme. « Je » est alors dans un corps comme dans des habits, ou, selon la formule de Descartes, « comme un capitaine en son navire ». Le dualisme corps-esprit se transforme toujours en manichéisme : la matière, donc le corps, est le mal ; l’esprit (le vrai moi, l’âme) le bien. Le manichéisme peut aussi bien conduire au détachement complet des jouissances du corps et de la matière qu’à un hédonisme débridé. Dans les deux cas, le corps est abandonné et déserté.

Les contre-utopies (Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, Nous autres de E. Zamiatine) décrivent l’uniformisation des corps. Dans ces mondes auxquels nous tendons, le corps est jeune, sain et standardisé. Le corps ne dit plus l’histoire de la personne, elle s’efface ainsi de celui-ci. Soit « je suis mon corps » dans ce cas toujours jeune, beau et sain, mais fondu dans un tout uniformisé, soit « je » est ailleurs, étranger à son corps.

II. « Sans défauts tu naîtras, en bonne santé tu seras », ou l’hygiène en guise de morale

Ce « commandement » exprime la conception post-moderne du corps. Tout enfant à naître doit être en bonne santé. S’il risque de ne pas l’être, les médecins conseillent désormais systématiquement l’avortement. Parfois même, ils vont jusqu’à faire signer des décharges s’ils jugent les risques trop importants, en cas de maintien en vie. C’est par ce genre d’état d’esprit que s’ouvre la possibilité de modifier l’espèce humaine. Les possibilités que vont offrir les manipulations génétiques vont compléter un dispositif conduisant à consentir à un eugénisme doux. Ainsi il sera possible à moyen terme de construire des enfants « parfaits » ou plus exactement adaptables aux normes sociales constituées en dogmes totalitaires.

Là encore, nous sommes sur le seuil du Meilleur des mondes, ou du film Bienvenue à Gattaca. L’histoire de celui-ci raconte un monde où il est possible d’être conçu de deux façons : la manière traditionnelle avec ses aléas ou de manière génétiquement modifiée. Pour la première catégorie, les individus se verront cantonnés dans des fonctions subalternes et, du fait du choix de leurs parents, ne bénéficieront ni de reconnaissance civique ni de protection sociale. Aux seconds sont réservées les places importantes, ils vivent ensemble dans de beaux quartiers mais sont contraints à une stricte hygiène de vie.

Eugénisme et hygiénisme sont les deux mamelles du nouveau monde. D’un côté, la masse des produits et des pratiques destinés à conserver ou à améliorer nos corps ne cessent d’augmenter, de l’autre les campagnes nous avertissant des dangers liés à la nourriture et à notre environnement occupent une partie de plus en plus importante des informations et des magazines de toutes sortes. Attention au sel, au sucre, à la viande, aux légumes, à l’air qu’on respire, aux perfides acariens, etc…

En matière de sexualité aussi, le principe absolu est l’hygiène : vous pouvez faire ce que voulez, mais proprement !

Une fois l’enfant idéal conçu et né, il devient nécessaire de le surprotéger contre toute agression extérieure susceptible de l’atteindre. Ainsi certains établissements scolaires américains interdisent-ils de courir ; la mousse et les matières souples envahissent les aires de jeux pendant que les réglementations s’affolent sur les risques potentiels qu’encourent ces fragiles petits êtres et leur précieux corps. Il devient donc nécessaire d’aseptiser le plus possible l’environnement et d’exiger en tout et pour tout un risque zéro.

Ce corps sain, beau et préservé doit être entretenu et reconstruit. Ainsi, la recherche en gérontologie et biomécanique permet potentiellement d’augmenter à l’horizon 2030-2040 l’espérance de vie moyenne à 120 ans (dans les pays riches, bien sûr !) et, à terme, de concevoir une existence indéfinie, par remplacement des pièces usagées en puisant dans le corps de nos clones comme une sorte de banque d’organes compatibles.

Ainsi les riches des pays riches réaliseront l’immortalité promise par les religions et maîtriseront la vie du corps, de sa conception à la phase finale de l’usure de ses « composants ».

Il ne restera plus qu’à épurer l’humanité des vieux et des abîmés de la vie. On soulagera leurs souffrances et on les fera doucement disparaître tout en étant de plus en plus vigilants sur la conception de la vie, tant d’un point de vue qualitatif que quantitatif. La mise en valeur de beaux corps, sains et souriants, sert de support de propagande pour l’acceptation progressive de ce « nouvel homme ».

III. La Foi et l’Espérance en un corps glorieux

Le péché originel a de multiples conséquences, dont celle d’avoir fait peser la malédiction sur la matière et le corps. Alors que la création était matière et esprit, et que le corps était sacré, car lieu de la rencontre entre l’homme et Dieu, le péché a séparé la chair de son Créateur, la laissant livrant à elle-même et à la corruption.

Un des effets du péché est le changement de regard que l’homme porte sur la création, ce qui l’a conduit à la volonté de possession. Après le soupçon d’Ève sur les intentions de Dieu (Satan lui dit que Dieu leur refuse le fruit par jalousie), elle regarde autrement le fruit : « elle vit qu’il était agréable à regarder et sûrement bon à manger ». C’est la convoitise qui émerge au cœur de la condition humaine et corrompt le regard mutuel qu’Adam et Ève portent sur leurs corps. « Pourquoi te caches-tu ? », « parce que nous sommes nus » répond Adam. Dieu insiste et lui demande « qui t’a dit que tu étais nu ? » La nudité est devenue un problème, car désormais on veut posséder l’autre. Cette possession concerne aussi son propre corps. « Mon corps m’appartient » signifie que je ne le reçois plus comme un don du Créateur, don qui se serait renouvelé sans cesse. Et, de ce fait, la mort s’introduit dans la création.

Du récit du péché originel et de la chute jusqu’au moment où l’aventure redémarre avec Abraham est décrite la lente et inexorable dégradation de la matière et du corps. Il était dit des anciens, comme Melchisédech, qu’ils vivaient un millier d’années. Après la Genèse, l’humanité se trouve dans son état actuel : pauvre, misérable et surtout plongée dans la peur. La peur du corps est issue du mauvais regard qui veut se l’approprier. La tentative de le préserver tel qu’il est et d’arracher l’immortalité par la technique est l’enfoncement ultime dans le refus de l’état de créature pour se dérober à Dieu.

Depuis la chute, notre corps est un problème que nous ne parvenons pas à résoudre. Nous ne pouvons plus découvrir le sens de notre corporéité, sauf si nous acceptons de recevoir la révélation de l’Incarnation dans toutes ses dimensions. L’Incarnation est l’affirmation religieuse la plus révolutionnaire qui soit. Le sacré, Dieu, les êtres célestes, l’immortalité de l’âme sont des notions partagées par beaucoup de religions. L’affirmation que Dieu a pris chair est unique et vertigineuse. Elle justifie l’inclination des fidèles, lorsque nous disons dans le credo « et incarnatus est ». L’homme dans sa chair est le sommet de la création, au-dessus des anges eux-mêmes, car Dieu a pris chair, s’est fait homme et non ange. Ainsi le statut de notre corps est unique dans la Foi, il est temple de la rencontre réelle entre l’homme et Dieu. Par les sacrements, Dieu configure progressivement notre cœur et notre corps à l’image de ceux de son Fils. Ainsi, par la foi pouvons-nous regarder le corps comme sacré, au-delà de ses limites, laideurs et maladies. La Résurrection du Christ atteste que le corps de chair est glorifié, pas un autre, mais bien le sien, pris de la Vierge Marie. Nous n’aurons pas, nous non plus, un autre corps. D’une manière ou d’une autre, il dira l’histoire de nos relations aux autres et à Dieu, comme le corps glorieux du Christ conserve les traces de sa passion.

Il ne nous est pas promis la délivrance du corps pour la béatitude de l’âme, mais la délivrance de la souffrance du mal et de la mort. La résurrection de notre corps en révèlera la beauté qui est celle de Dieu, telle est notre espérance.

La sainteté est déjà apte à transfigurer ce corps. Les saints portent leur sainteté sur leur corps. Ils expriment ainsi concrètement les prémisses du royaume par différents signes : une lumière intérieure se lisant sur leur visage ou la non-corruption de leur corps après leur mort.

Dans le Royaume des cieux, non seulement nos corps ne seront pas uniformisés, mais nos vies diront par lui la louange de l’Éternel. Il ne nous est demandé de purifier nos âmes de toute attache charnelle mais de permettre à nos corps d’exprimer ce qu’énonce un chant de communion : « Devenez ce que vous recevez ».

Pierre-Henri Beugras, né en 1961, chef d’établissement dans l’enseignement catholique, professeur de philosophie. Membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Dialogues avec l’ange est la transcription d’une expérience spirituelle vécue pendant la Seconde Guerre mondiale par quatre amis hongrois (Wikipédia). Date du copyright : 1990.

[2] Le Portrait de Dorian Gray est une nouvelle fantastique d’Oscar Wilde. Elle a donné lieu à un film d’Albert Lewin, avec Hurd Hatfield et George Sanders, sorti en 1945, repris par Oliver Parker en 2009.

Réalisation : spyrit.net