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Le corps glorieux chez saint Grégoire de Nysse et saint Cyrille d’Alexandrie

Jérôme Moreau

Si l’on peut, avec Joseph Ratzinger, reconnaître que Platon « n’a pas développé […] une construction philosophique cohérente de ce qu’est l’âme en elle-même et par rapport au corps » [1] et qu’il n’a pas laissé derrière lui un dualisme en quelque sorte « prêt à l’emploi », il n’en reste pas moins qu’un certain idéalisme et le dualisme afférent ont fortement influencé non seulement les philosophes de l’époque hellénistique, mais encore les chrétiens eux-mêmes, à la suite de la lecture platonisante de l’Écriture d’un Philon d’Alexandrie. L’idée d’une séparation de l’âme et du corps s’est imposée, au prix d’un dualisme qui rabaisse le plus souvent le corps à une réalité matérielle vouée à une destruction complète : la réflexion sur la résurrection de la chair n’en est rendue que plus difficile, conduisant par exemple aux développements d’Origène et de ses disciples, condamnés par la suite.

Toutefois, certains Pères de l’Église se sont tout de même efforcés de réfléchir sur la Résurrection en mettant en valeur l’idée d’un corps glorieux qui intègre la résurrection de notre corps terrestre, de notre chair. Parmi eux, se détachent particulièrement Grégoire de Nysse et Cyrille d’Alexandrie.

Sans prétendre proposer un panorama complet de la théologie de chacun d’entre eux, nous nous appuierons sur des textes significatifs pour donner un aperçu de ce que chacun a pu apporter à la théologie du corps glorieux.

Grégoire de Nysse : le corps pour la résurrection

Grégoire de Nysse (331/341-394) s’est exprimé à plusieurs reprises sur la question de la foi en la résurrection, mais l’un de ses textes les plus clairs à ce sujet est son Discours sur les morts [2], où il s’efforce d’éclairer de façon « philosophique », c’est-à-dire pour lui tout unîment par la raison et la foi, la valeur véritable du corps. Il se refuse ainsi à y voir une réalité inférieure, qui serait la source de toutes nos inclinations mauvaises. S’il relativise sa place, il ne le dévalorise pas pour autant. Il emploie ainsi l’image de la croissance de l’épi, pour appuyer l’idée que « le but et le terme de la marche à travers ces étapes, c’est la restauration en notre ancienne condition, qui n’est autre que la ressemblance au Divin. » (51). Le « terme attendu », c’est la béatitude, et « aujourd’hui tout ce qui regarde le corps : la mort, la vieillesse, la jeunesse, l’enfance et la formation de l’embryon, tous ces états, comme autant d’herbes, de barbes et de tiges, forment un chemin, une succession et une potentialité permettant la maturité espérée. » (51-52). Autrement dit, ce qui relève du corps n’est pas une fin en soi, mais un passage nécessaire vers la béatitude finale.

S’appuyant alors sur l’Écriture, Grégoire note que l’homme est revêtu d’une « tunique de peau » (Gn 3,21), en laquelle il voit le corps, après la chute, comme conséquence et voie de salut. En effet, cette nature irrationnelle qui devient vêtement de la nature rationnelle offre à l’homme l’exercice d’une liberté, celle de choisir le bien : « cette “tunique de peau” porte en elle toutes les propriétés dont elle revêtait la nature animale : plaisir, colère, gourmandise, insatiabilité, etc. ; elle fraie ainsi la voie à la décision humaine pour pencher d’un côté ou de l’autre, devenant matière soit au vice soit à la vertu » (55). Ainsi, l’homme « purifiera sa vie présente de l’immixtion du mal en dominant la déraison par la raison » (55-56). Grégoire peut ainsi conclure que, grâce au corps, « notre liberté est sauve en même temps que notre retour au bien n’est pas entravé. C’est au contraire en faisant ce logique tour par le corps que vient spontanément en nous l’inclination au bien » (56). S’il faut le confirmer par un exemple, il n’est que de songer à chacun des saints, qui « vivait dans la chair, sans vivre pour autant dans le vice : c’est là une preuve évidente que ce n’est pas le corps qui est la cause des passions, mais le choix qui produit les passions » (58).

Reste à comprendre ce que le corps, au-delà de sa vertu en quelque sorte ascétique pour nous ramener au bien, devient après la mort. Grégoire n’hésite pas à affirmer que « c’est par lui, lorsqu’après cette vie, il aura été recomposé par la régénération en un état plus divin, que l’âme sera embellie, la mort expurgeant ce qui est superflu et inutile à la jouissance de la vie future. Car ce qui nous sera utile dans la vie à venir n’est pas ce qui aujourd’hui nous convient, mais les dispositions de notre corps seront adaptées et conformes à la jouissance de cette vie-là, et harmonieusement préparées à la participation aux biens » (60). Notre corps ne sera pas supprimé, réduit à néant : c’est bien lui qui participera, mais d’une façon radicalement nouvelle et insaisissable, à la résurrection. Le corps spirituel n’est pas un autre corps, nouvellement créé, mais une transformation du nôtre.

Pour essayer de le faire comprendre, Grégoire passe par l’image d’une masse de fer servant d’enclume : tant qu’elle est utilisée comme telle, sa pureté n’est pas un souci, les scories peuvent contribuer à en renforcer la masse ; en revanche, pour peu que l’on veuille forger un « objet plus raffiné », il faut alors la purifier de toute scorie. « Par conséquent, ce qui dans le feu reste du fer, une fois que la fonte a rejeté tout ce qui est inutile, c’est ce qui, à travers la mort, est redressé pour le corps après que la dissolution du cadavre a rejeté tout rebut » (60-61).

La transformation du corps vers plus de pureté se fait, selon Grégoire, et cette affirmation est unique dans son œuvre comme chez les Pères, à partir de la perfection intérieure de l’homme : il « prend la forme que lui donnent ses traits moraux, sans que son essence soit différente de son apparence, mais il est connu tel qu’il est : tempérant, juste, doux, pur, aimant, pieux » (65), avec un nombre ou une proportion variable de chacune de ces vertus, en fonction des personnes. Les éléments du corps n’ont ainsi plus aucun lien avec la forme du corps, mais celle-ci est « entièrement conformée à l’essence spirituelle » (G. Bady).

La distinction entre les personnes selon « diverses formes » qui en résulte ne suffit pas à décrire la transformation subie par le corps : « une fois “le dernier Ennemi détruit”, comme dit l’Apôtre (1 Co 15, 26), et le mal entièrement chassé de tous les êtres, brille[ra] sur tous comme l’éclair l’unique beauté divine, à laquelle nous avons été conformés au commencement, c’est-à-dire la lumière, la pureté, l’incorruptibilité, la vie, la vérité et semblables perfections » (65-66). Ce n’est pas seulement la perfection de chaque personne qui informera le corps ressuscité et lui donnera sa beauté : « l’on ne trouvera aucun changement de lumière, de pureté et d’incorruptibilité, ni aucune différence entre êtres de genre identique, mais une grâce unique rayonnera en tous, lorsque, devenus “fils de la lumière” (1 Th 5, 5 ; Jn 12, 36), ils “resplendiront comme le soleil”, selon la Parole véridique du Seigneur (Mt 13,43) » (66). Grégoire peut ainsi conclure : « une seule et unique grâce se manifestera en tous (cf. Tt 2, 11), de sorte que chacun rende grâce à son voisin de la même joie, et qu’ainsi chacun se réjouisse en voyant la beauté de l’autre et réjouisse à son tour celui-ci, sans qu’aucun vice n’en altère la forme en lui donnant la moindre empreinte de laideur. »

Cyrille d’Alexandrie : le Christ a pris un vrai corps pour nous sanctifier

Quelques décennies plus tard, Cyrille d’Alexandrie (376-444) est un autre jalon notable de l’affirmation de la résurrection de la chair [3]. Sa théologie se situe en opposition, le plus souvent implicite, aux théories origéniennes ou à des doctrines voisines affirmant la préexistence des âmes. Origène n’est évoqué directement que dans un seul texte, la lettre aux moines de Phua, où Cyrille rappelle qu’Origène s’est rallié aux « stupidités des Grecs » en affirmant la préexistence des âmes, qui seraient tombées à cause de leurs fautes dans des corps-prisons. Au contraire, affirme Cyrille, aucune faute antérieure ne pèse sur les âmes : Paul, en effet, a écrit que nous serons « mis à découvert devant le tribunal du Christ, pour que chacun retrouve ce qu’il aura fait au moyen de son corps, soit en bien soit en mal » (2 Co 5, 10), et non pour une faute commise avant le corps. Enfin, la Loi menace de mort les pécheurs, ce qui est contradictoire avec l’idée que le corps soit une prison dont il faudrait se libérer : si tel était le cas, la mort devrait au contraire être promise aux justes. L’Écriture prouve donc clairement, pour Cyrille, que la doctrine de la préexistence des âmes est irrecevable.

Dans son Commentaire sur Jean, Cyrille reprend l’exégèse du verset « Il était la lumière véritable qui ilumine tout homme venant dans le monde » (Jn 1, 9) : celui-ci paraît en effet ouvrir la voie à l’idée d’une descente des âmes dans le monde matériel. Cyrille complète en cette occasion son argumentation contre cette doctrine et la dévalorisation du corps qu’elle postule en rappelant que l’Église professe sa foi en la résurrection de la chair et qu’il serait absurde de se réjouir de la résurrection et de notre délivrance de la mort, si au contraire nous devions espérer la séparation de notre âme et de notre corps, et l’abandon de ce dernier. La résurrection apparaît donc comme la preuve que le corps n’a rien d’un châtiment : la foi de l’Église vient faire obstacle aux idées reprises aux Grecs [4].

Un autre lieu de débat est l’interprétation des déclarations de Paul sur le vieil homme et le corps de péché qui doit mourir avec le Christ (Rm 6, 6). Pour Cyrille, comme il l’explique dans son Commentaire sur la lettre aux Romains, il ne s’agit pas d’y voir « la chair issue de la terre, qui a été donnée à l’âme de l’homme à titre de châtiment », ce qui n’est qu’une « doctrine qui vient des Grecs ». L’Apôtre, au contraire, parle de « la nature de la chair sollicitée par des mouvements innés », du corps « soumis à la corruption » depuis Adam et qui a « contracté la maladie de l’amour du plaisir ». Ce corps est crucifié avec le Christ car « la nature de la chair n’est pas autre dans le Christ qu’en nous. » Ce n’est donc que « la sauvagerie des mouvements innés » présents dans la chair qui est détruite. Cyrille prend ainsi part à un débat durable dans l’Église concernant la compréhension de la notion de « chair » chez Paul, refusant de l’assimiler au corps de façon globale, mais voyant derrière ce terme la description d’une tendance, de la chair qui lutte contre l’esprit (Ga 5, 17). Pour autant, cette chair est la même dans le Christ qu’en chaque homme : la Passion et la Résurrection du Christ concernent donc aussi notre corps.

Une autre expression paulinienne permet à Cyrille de préciser sa vision de la résurrection des corps : « on sème un corps psychique, il ressuscite un corps spirituel » (1 Co 15, 44). Contre ceux qui voient dans le corps spirituel un corps frêle et aérien, quelque chose comme une ombre, Cyrille expose que la dimension spirituelle renvoie à « la qualité de la mentalité » et à un « choix de vie différent », le corps psychique étant quant à lui encore soumis à la pensée terrestre et charnelle. Il s’agit toujours du même corps, mais vivant d’une vie d’ordre spirituel, gouvernée par l’Esprit et non plus par les passions. Une fois encore, la distinction n’est donc pas de substance, mais exprime un degré de spiritualisation de la personne tout entière. Ce serait sottise, complète Cyrille par ailleurs, que « de rejeter la chair et de dire qu’elle disparaîtra totalement une fois tombée dans la terre, et qu’à la place se lèvera pour ainsi dire quelque chose d’autre, spirituel, c’est-à-dire frêle et aérien » (Commentaire sur la lettre aux Romains 8, 23). La même idée revient à propos de l’apparition de Jésus à Thomas : le corps ressuscité du Christ non plus n’est pas « un simulacre ou une ombre », ni « un corps spirituel » en ce sens éthéré, « autre que la chair » qu’il dénonce (Commentaire sur Jean XII, 1).

Pour Cyrille, la résurrection des corps renvoie donc bien à la résurrection de la chair, alors que pour Origène et ses disciples, il fallait les distinguer : « peut-être y aura-t-il, enveloppant le saint, quelque chose de maintenu par ce qui caractérisait la chair, mais ce ne sera plus de la chair ; cependant, l’individu qui était caractérisé dans la chair le sera dans le corps spirituel » (Origène, Commentaire sur le Psaume 1, 5). Grégoire insiste encore pour distinguer le corps glorieux de celui des anges : la transformation opérée par le Christ, qui « transfigurera notre corps de misère pour le conformer à son corps de gloire » (Ph 3, 21) « ne nous emmènera pas dans une autre nature, car nous serons ce que nous sommes, c’est-à-dire des hommes, mais incomparablement meilleurs, car incorruptibles, indestructibles et en outre glorifiés » (Commentaire sur 1 Co). L’Esprit est donné de façon définitive et vient rétablir l’incorruptibilité originelle de l’homme, perdue avec le péché.

Cyrille n’est pas très précis sur les modalités de la résurrection et la façon dont l’âme va retrouver son corps « consolidé (Commentaire sur Jean VII), mais il s’oppose aux thèses d’Origène en faisant de la résurrection du Christ le modèle qui permet de comprendre la nôtre. Sans chercher à justifier le paradoxe d’un corps concret qui franchit les portes fermées (c’est une manifestation de la toute-puissance divine, selon lui), il insiste sur les stigmates qui révèlent que c’est bien le même corps qui a connu la mort et qui est ressuscité [5]. La nourriture prise avec les disciples doit montrer, de façon analogue, que c’est bien le même Jésus, avec son corps, qui est ressuscité. La résurrection de la chair apparaît ainsi pour Cyrille comme un mystère central de la foi chrétienne : « toute la raison de notre espérance et la force de la foi irréprochable, après la confession de la sainte et consubstantielle Trinité, est tournée vers le mystère de la chair » (Commentaire sur Jean XII, 1).

À travers le cas de ces deux Pères de l’Église, se révèle donc un pan essentiel des débats des premiers siècles chrétiens, où de façon parfois très polémique la doctrine de l’Église se précise et se clarifie progressivement. Comme on le voit en particulier chez Cyrille d’Alexandrie, la question du corps glorieux ne peut se limiter à une investigation théorique et abstraite : la résurrection de la chair est un mystère fondamental, directement lié à la personne de Jésus et la sotériologie, manifestant la façon dont la dignité et l’incorruptibilité originelles de l’homme sont rétablies et même élevées plus haut encore, le don de l’Esprit étant désormais définitif dans le corps spirituel relevé de la mort. Ce sont ces débats qui conduisent à affirmer solennellement dans les conciles œcuméniques que le Christ est bien le Verbe incarné, une personne en deux natures et que Marie est bien « mère de Dieu », théotokos, comme Cyrille le fit reconnaître à Éphèse en 431. La divinisation de chaque homme dans le mystère de l’Incarnation, de la Passion et de la Résurrection du Christ est ainsi réaffirmée pour nourrir l’espérance des fidèles.

Jérôme Moreau, Né en 1980. Ancien élève de l’E.N.S., agrégé de lettres classiques, des études de théologie et une thèse sur Philon d’Alexandrie. Enseignant à l’Université Lyon II.

[1] Joseph Ratzinger, La mort et l’au-delà, Fayard, 2005, p. 147-150.

[2] Nous appuyons notre lecture sur la traduction et les notes de Guillaume Bady dans son mémoire de maîtrise, disponible en ligne sur le site www.gregoiredenysse.com.

[3] Nous reprenons les développements qui suivent aux analyses de Marie-Odile Boulnois dans « La résurrection des corps selon Cyrille d’Alexandrie : une critique de la doctrine origénienne ? », Adamantius, 2002.

[4] La présentation de Cyrille force en réalité probablement le trait sur le platonisme d’Origène ou de ses disciples, en parlant à dessein du corps comme d’une prison ou d’une grotte, termes typiquement platoniciens. Cyrille et d’autres n’hésitent pas à accuser leurs adversaires chrétiens de reprendre des doctrines païennes.

[5] Contre l’objection que la permanence des stigmates empêcherait de croire à l’incorruptibilité du corps ressuscité, Cyrille les présente comme un témoignage, pour Thomas comme pour les anges lors de son Ascension, qu’il est bien mort pour le salut des hommes. Il s’appuie sur une exégèse d’Is 63, 1-2, compris comme l’expression de l’étonnement des anges devant celui qui se présente rougi de son propre sang. Qu’il s’agisse de témoignages permet de penser que les infirmités des hommes, de leur côté, disparaîtront.

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